TUFTS COLLEGE LiBRAKY.
^ é/S'J'.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXIII« ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME XIII. — 1" JANVIER 1903.
LÏBRARY.
REVUE
DES
DEUX MONDES
-c**«30C^«3c-.
LXXI1> ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TREIZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1903
TUPTS OOLLEejr
LIBEART.
DANS L'INDE AFFAMÉE
I
HYDERABAD. — GOLGONDE. — ODEYPOURE.
■VERS HYDERABAD
Il n'y a plus de verdure, plus de grandes palmes; la terre
n'est plus rouge; il fait presque froid... Et ce sont les étonnemens
du premier réveil, au Nizam, quand on a voyagé toute la nuit,
après avoir quitté hier la région encore si verte de Pondichéry
et de Madras. On arrive ce matin sur le plateau central de Tlnde,
au milieu des steppes de pierre, et tout est changé, — sauf le
croassement des éternels corbeaux.
Des landes brûlées, des plaines grisâtres, alternent avec des
champs de mil, qui sont vastes comme des petites mers. Au lieu
des cocotiers superbes, quelques rares aloès, quelques dattiers
maigres, épuisés par la sécheresse, apparaissent autour des vil-
lages, qui ont eux-mêmes changé d'aspect, pour prendre un faux
air arabe. L'Islam a posé son empreinte ici sur les choses, — -
l'Islam qui d'ailleurs se complaît toujours aux régions mornes,
à l'étincellement des déserts.
Changement aussi dans les costumes. Les hommes ne vont
plus le torse nu, mais drapés dans des robes blanches ; ils ne
portent plus de longues chevelures, mais s'enveloppent la tête
dans des turbans.
La sécheresse augmente d'heure en heure, à mesure que Ton
s'enfonce dans la monotonie des plaines. Les rizières, dont on
voit encore les sillons tracés, sont détruites comme par le feu!
6 RFVUE DES DEUX MONDES.
Les champs de mil, bien que plus résistans, sont pour la plu-
part jaunis, condamnés sans espoir; dans ceux qui vivent encore,
il y a partout des veilleurs perchés sur des tréteaux de bran-
chages, pour chasser les rats et les oiseaux, qui mangeraient
tout : pauvre humanité, guettée par la famine, s'obstinant à
défendre quelques graines contre la faim exaspérée des bêtes.
Après le froid de la nuit, le soleil impitoyablement déverse
sur la terre une chaleur de fournaise ; le ciel s étend limpide et
bleu comme un grand saphir.
Le paysage, vers la fin de la journée, devient tout à fait
étrange. Sur l'infini des mils brûlés, des jungles brûlées, il y a
des amas de monstrueuses pierres brunes, sortes de blocs erra-
tiques aux flancs polis, aux fantasques silhouettes, qui ont l'air
d'avoir été entassés avec une continuelle recherche du bizarre et
de l'instable, ceux-ci tout debout, ceux-là tout penchés et en
porte-à-faux, de manière que leurs groupemens, aussi hauts par-
fois que des montagnes, soient toujours de la plus complète
invraisemblance.
Au coucher du soleil, Hyderabad enfin apparaît, très blanche
dans un poudroiement de poussière blanche, et très musulmane
avec ses toits en terrasses, ses minarets légers. Les arbres d'alen-
tour s'effeuillent, altérés et mourans; ils apportent une impres-
sion anormale d'arrière-saison, une tristesse d'automne dans le
soir torride. La rivière qui passe au pied de la ville, dans un
lit aussi large que celui d'un fleuve, n"est pas loin de tarir; ses
eaux se traînent si bas qu'on les voit à peine ; et des éléphans en
troupe, grisâtres comme la vase des bords, descendent lentement
tout au fond, pour essayer de se baigner et de boire.
Le jour finit par un embrasement rouge de tout l'Occident,
derrière la ville dont les blancheurs s'éteignent dans du bleu
cendré, et alors les chauves-souris géantes s'épandent en silence
sur le ciel trop beau.
II. — HYDERABAD ATTEND LE NIZAM
Cependant les gens de ce royaume n'ont pas encore la faim
torturante aux entrailles, comme leurs voisins du Radjpoute, et
la féerie de leur capitale bat son plein, en ces jours où l'on
attend le retour du roi, — du Nizani, comme on l'appelle ici.
« Longue vie au Nizam, notre prince ! » disent de grandes
DANS L INDE AFFAMEE. 7
lettres dorées sur toutes les banderoles qui flottent, et au fronton
de tous les arcs de triomphe, garnis de soie et de mousseline,
qui traversent les chemins et les rues.
Hyderabad la blanche, dominant sa rivière presque tarie, où
ses troupeaux d'éléphans sont descendus dans la vase encore
fraîche, Hyderabad, pavoisée et en fête, attend depuis une se-
maine, de jour en jour, son roi qui ne revient plus.
« La bienvenue au Nizam, notre seigneur! » En tête du
vaste pont de pierre qui mène à la ville, cela se lit à la frise d'un
portique tendu de crépon rouge et tout couvert de paillettes
dor.
Et sur ce pont, c'est un continuel défilé de passans de toutes
couleurs, d'attelages, de montures, de cortèges. On ne s'atten-
dait point, en arrivant à travers tant de tristes solitudes, on ne
s'attendait point à trouver si vivante et si follement colorée cette
ville perdue au milieu des terres, au milieu des steppes pierreux
et gris.
Les rues s'en vont, blanches, larges et droites, encombrées
d'une foule qui a des nuances de fleurs. Ce qui éblouit les yeux
tout d'abord, c'est le luxe et linfmie diversité des turbans ; ils
sont roses, d'un rose de saumon, ou de cerise, ou de fleur de
pêcher; ils sont lilas, amarante, jonquille ou bouton" d'or; ils
se portent très larges, démesurément larges ; ils s'enroulent au-
tour de petits bonnets pointus, et, par derrière, l'extrémité
retombe, pour flotter sur la robe.
Les rues s'en vont, blanches, larges et droites, traversées de
distance en distance par des arcs de triomphe qui s'élèvent beau-
coup plus haut que les maisons et que surmontent des minarets
au croissant d'or. A ces arcs de pierre s'ajoutent en ce moment
quantité d'autres portiques très légers, en soie et en bambou,
plantés pour faire honneur à ce prince qui ne revient pas. Et au
milieu de la ville, au grand carrefour du centre, il en est un
tout à fait gigantesque, un arc monumental à quatre faces, dont
les quatre minarets dominent tous ceux d'alentour, dominent
toutes les flèches fuselées des mosquées, et s'élancent au-dessus
de la blanche poussière d'Hyderabad, dans la pureté de l'im-
muable ciel.
L'ogive arabe, en venant ici, s'est beaucoup compliquée de
festons et de dentelures, les Indiens ayant renchéri encore sur
la fantaisie des modèles. Au rez-de-chaussée de toutes les mai-
REVUE DES DEUX MONDES.
sons, les arceaux se succèdent en une variété infinie, très pointus
ou bien très écrasés, ayant forme de rosace ou bien de trèfle à
plusieurs feuilles. Et, tout le long des rues, à Tabri de ces
porches aux courbures si cherchées, les marchands sont in-
stallés sur des coussins et des tapis; le fond de leurs échoppes,
découpé comme l'arceau extérieur, et peinturluré de vert, de
bleu et d'or, imite toujours la queue éployée de quelque grand
oiseau, paon ou phénix, qui ferait la roue. Il y a le quartier des
bijoux, des colliers, des bracelets, où les verroteries miroitent
dans toutes les boutiques, à côté des pierres précieuses, et le
clinquant, à côté de lor pur. Il y a le quartier des parfums, où
toutes les essences de fleurs sont contenues dans de vieux vases
de Chine, apportés jadis par caravane. Il y a la rue étincelante
des babouches, lesquelles sont toutes pailletées et dorées, et
dont la pointe se recourbe en proue de gondole. Au hasard, un
peu partout, les marchands de parures en fleurs vraies étalent
des amas de roses roses, sans tige, empilées en petites monta-
gnes, et des amas de fleurs de jasmin, que des enfans travaillent
à enfiler comme des perles. On vend aussi des armes, des
lances, de grandes épées d'autrefois qui se maniaient à deux
mains; et des couteaux à tigre, d'une forme spéciale, pour les
leur plonger dans le gosier quand on les rencontre et qu'ils fon-
cent sur vous la bouche ouverte. On vend des robes de mariage,
pour hommes, entièrement dorées, et des turbans de noces,
ruisselans de paillettes. Voici un quartier où, devant les mai-
sons jusqu'au milieu de la chaussée, chacun s'occupe à imprimer
des étoffes légères, souvent transparentes comme des brumes;
sur fond rose, vert ou jaune, on sème des petits dessins d'argent
et d'or; ce n'est guère solide, tout cela; une goutte de pluie, et
ce serait perdu; mais le coloris en est toujours adorable, et le
moindre chitTon sans valeur, sortant des mains de ces artistes
de plein vent, a l'air du voile enchanté d'une péri. De l'or, de
l'or; ici, il faut toujours de l'or partout, ou, à défaut, du clin-
quant, du papier doré, quelque chose qui brille au splendide
soleil, et qui amuse les yeux.
Blanche, la poussière; blanches, les maisons, et blanches,
les robes de tous les gens du peuple; c'est le blanc neigeux qui
domine dans les rues, dans les foules en marche, et c'est sur le
blanc des costumes qu'éclate, en fraîches couleurs, toute la
gamme des grands turbans de mousseline.
DAiNS L INDE AFFAMEE.
Les femmes, invisibles puisque nous sommes en pays de
Mahomet, passent ensevelies du haut en bas sous une housse
blanche, — et cette housse, le plus souvent, est percée d'une
fenêtre ronde, comme une chatière, par où Ton voit sortir la
petite tête impayable et charmante de quelque bébé tenu sur les
bras.
« Gloire au Nizam ! » C'est inouï tout ce qu'il y a de soies,
de mousselines ou de velours tendus au vent, pour glorifier ce
prince, en long voyage. Hyderabad exulte dans l'attente de son
roi, et depuis huit jours, tout est prêt, même les fleurs que le
soleil flétrit. Or, il est à Calcutta, le Nizam, où il se promène
dans les rues en gala asiatique, suivi d'une douzaine de carrosses
tout dorés. Il ne revient pas, ne donne plus de ses nouvelles,
n'en fait qu'à sa fantaisie; mais cela ne surprend point les
Indiens, qui feraient de même, et qui continuent d'attendre.
D'ailleurs, aucun danger, hélas ! que la pluie vienne détremper
les étofi"es légères, les dorures des arcs de triomphe, puisque le
ciel n'a plus jamais de nuages.
Chaque jour, à mesure que l'heure avance, le mouvement
de la ville, les bruits, les musiques augmentent jusqu'au soir,
dans plus de poussière, pour s'apaiser ensuite dès que la nuit
tombe.
Continuel va-et-vient de voitures attelées de chevaux, ou de
charrettes traînées au trot par des zébus; pour les mystérieuses
dames, ce sont des carrosses en sparterie, ayant forme de nacelle
et très enveloppés de rideaux, avec des trous çà et là dans
l'étoffe, par où les belles dardent sur la foule leurs grands yeux
fardés. Il y a de beaux cavaliers, au bonnet pointu, au turban
d'Aladin, qui galopent, la lance en arrêt. Dromadaires de cara-
vanes, processionnant en longue file. Eléphans de peine, tout
poussiéreux ou crottés, revenant du travail. Eléphans de luxe,
défilant au son des musettes, pour des cortèges de noces, et
promenant sur leurs dos les époux, qui sont cachés dans des
petites tours aux draperies closes.
On entend la psalmodie monotone des porteurs de palan-
quin, qui courent d'une allure souple, charriant sur des piles de
coussins brodés quelque important vieillard à lunettes, ou quelque
grave prêtre en prière. Des mendians se traînent, en haillons cou-
verts de coquillages, des fous inquiétans, qui sont sacrés et qui
ont déjà les yeux ailleurs, dans l'autre monde. Des vieux der-
10 REVUE DES DEUX MONDES,
vielles à longs cheveux, tout barbouillés de cendre, s'en vont vite,
en agitant des sonnettes, marchent sans rien voir, et, devant
eux, chacun, par respect, doit s'écarter. On rencontre des bandes
d'Arabes de FYemen, dont le Nizam favorise Tinfiltration dans
son royaume. Et voici un chef de province lointaine, qui fait
son entrée au galop de fantasia, l'air sauvage et magnifique, suivi
de cavaliers brandissant des lances.
Parfum des encens qui brûlent; parfum des roses roses, em-
pilées en montagne chez les marchands de parures; parfum des
jasmins blancs, qui débordent des corbeilles trop pleines,
tombent comme de la neige sur la poussière de la rue... Qui
donc dirait que la famine arrive du côté de l'Ouest, que déjà elle
a passé la frontière en montrant ses dents longues? Et avec
quelle eau, dans quels jardins privilégiés, a-t-on fait s'épanouir
toutes ces fleurs?
Vers le coucher du soleil enfin, des personnages des Mille et
une Nuits commencent à sortir, des élégans aux yeux cerclés de
peinture bleue, à la barbe teinte de vermillon, qui portent des
robes de brocart ou de velours chamarré d'or, des colliers de
pierreries ou de perles, et qui tiennent sur le poing gauche un
oiseau apprivoisé.
« La bienvenue à Son Altesse le Nizam! » Cela se lit cette
fois au couronnement d'un portique tendu de crépon jaune
orange, avec des fanfreluches tailladées en crépon jaune citron et
jaune soufre, le tout pailleté d'or vert. Et le portique se découpe
en avant d'une grande mosquée neigeusement blanche, à pointes
et à croissans d'or, où s'engouffrent, à l'heure de la prière du soir,
des fidèles en vêtemens blancs, des têtes enroulées de mousse-
line, qui de loin semblent une très multicolore jonchée de fleurs
trop grandes...
Cependant le bruit court qu'il tardera davantage, le Nizam;
il laissera sûrement passer la lune du Ramadan... A la lune pro-
chaine, peut-être reviendra-t-il , ou bien plus tard, Allah seul
pourrait dire...
m. — GOLCONDE
Au tournant d'un faubourg d'Hyderabad, on lit cette inscrip-
tion sur un vieux mur : chemin de Golconde. Et autant il eût
valu écrire : chemin des ruines et du silence.
DANS l'iNDE affamée. il
Le long de ce « chemin » désolé, où le trot des chevaux sou-
lève tant de poussière, on rencontre d'abord quantité de petites
mosquées à Tabandon, quantité de petits minarets un peu crou-
lans, mais qui ont des élégances rares, des finesses de fuseau.
Ensuite, plus rien; on s'enfonce dans les steppes brûlés, couleur
de cendre, et les amoncellemens de blocs granitiques y forment
çà et là des collines, des pyramides, des tumuli qui, à force
d'étrange té, n'ont même plus l'air d'appartenir à notre monde
terrestre.
Après une heure de course, on arrive au bord d'un lac sans
eau, desséché jusqu'à la vase de son lit, derrière lequel tout
l'horizon est comme muré par un grand fantôme de ville, du
même gris sinistre que le sol de la plaine. Et c'est là Golconde,
qui fut pendant trois siècles une des merveilles de l'Asie.
On sait que les villes, les palais, tous les monumens des
hommes semblent toujours agrandis lorsqu'ils sont en ruines.
Mais vraiment cette apparition-là est un peu écrasante. Un pre-
mier rempart crénelé, d'au moins trente pieds de haut, avec des
bastions, des mâchicoulis, des guérites de pierre, prolonge ses
méandres jusque dans les lointains de la campagne déserte. Et, au-
dessus de cette enceinte, déjà formidable, se dresse une citadelle
cyclopéenne ; elle est une montagne que Ton a utilisée, une de ces
montagnes singulières, une de ces agglomérations de blocs gra-
nitiques, auxquelles le pays doit l'imprévu de ses aspects : ce
besoin du gigantesque, du surhumain, qu'avaient les rois et les
peuples de jadis, a trouvé là tout à souhait. Parmi les mons-
trueux cailloux, on a accumulé des murailles, qui s'enferment
les unes les autres, se superposent, enchevêtrent leurs lignes
crénelées. Tout au bord des blocs les plus hardis, il y a des bas-
tions avancés, surplombant des abîmes ; il y a des mosquées sus-
pendues, à différens étages; il y a des arceaux compliqués, de
prodigieux contreforts. Et le caillou d'en haut, par superstition
ou par fantaisie, on l'a laissé tel quel, accroupi au sommet de tout
comme une grosse bête ronde.
A l'entrée de la ville morte, à côté de boulets empilés, de
boulets de fonte et de boulets de pierre, de tout un attirail d'an-
ciens sièges et d'anciennes batailles, voici de très modernes fusils
à répétition formés en faisceaux : des soldats du Nizam, des
sentinelles veillent, et il faut montrer au passage une autorisa-
tion spéciale. N'entre pas qui veut dans ces ruines, qui consti-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
tuent encore une forteresse imprenable, et où l'on raconte que
le souverain cache ses trésors.
Ce sont de terribles portes, celles de Golconde, qui ne
tournent pour s'ouvrir que sous l'effort combiné de plusieurs
hommes. Leurs doubles battans, plaqués aujourd'hui contre les
parois, dans l'épaisseur du rempart, sont bardés de pointes de fer
encore acérées, longues comme des dagues, — et cette armature
formidable était pour écarter les éléphans, qui jadis endomma-
geaient à coups de leurs ivoires les énormes boiseries, pour
s'amuser, lorsqu'ils s'engouffraient en troupe dans la ville. Quel
air de mesquinerie occidentale prend tout à coup, en pénétrant
là, mon petit attelage, malgré ses deux cochers à turban doré,
et son coureur, agitant aux flancs des chevaux un long chasse-
mouches!..,
La première rue qui se présente, au sortir des épaisses mu-
railles, est la seule un peu habitée, par quelques pauvres hères,
qui nichent dans des débris de palais et tiennent d'humbles bou-
tiques à l'usage des soldats gardiens.
Ailleurs, tout est silencieux et vide, dans l'enceinte immense.
Golconde n'est plus qu'une plaine de cendres, semée de pierres
en déroute, d'éboulemens de toutes sortes, et d'où surgissent,
comme des dos d'énormes bêtes endormies, les cailloux primitifs,
plus résistans que les constructions des hommes, toujours ces
mêmes blocs aux flancs ronds et polis, qui jonchent le pays
entier et qui, par endroits, s'élèvent en montagne (1).
Les portes de la citadelle, aussi farouches et bardées de fer
que celles du rempart d'en bas, donnent accès dans un chaos de
granit, où on s'élève tantôt par des chemins à air libre, tantôt par
des escaliers obscurs, à travers des forteresses ou des roches vives.
Tout cela est stupéfiant d'énormité, même dans l'Inde où tant de
choses démesurées n'étonnent plus. Les murailles crénelées, alter-
nant avec les blocs naturels, forment jusqu'en haut des séries
de positions inexpugnables. Il y a des citernes, pour conserver
l'eauen temps de siège, qui sont des gouffres profonds, creusés en
plein roc. Il y a des trous noirs, menant à des souterrains qui
descendaient au cœur môme de cette montagne travaillée, et dé-
bouchaient au loin dans la campagne, pour les sorties de désespoir
(1) La légende indienne sur ces blocs du Nizam est que Dieu, ayant fini de
créer le monde, se trouva en présence d'un surcroît de matière non utilisée, et
qu'alors il la roula dans ses doigts pour la jeter ici, au hasard, sur la terre.
DANS l'iNDE affamée. 13
et les suprêmes fuites. A difTérentes hauteurs, il y a des mos-
que'es, afin de pouvoir prier dans le danger jusqu'au dernier jour.
Tout a été prévu et puissamment réalisé comme pour la rési-
stance contre des hordes de géans, et la résistance indéfinie. On
ne s'explique plus comment, il y a trois siècles, avant l'invention
de nos canons modernes, les puissans sultans de Golconde ont été
chassés de leur repaire surhumain.
A mesure que l'on s'élève, les désolations d'alentour élar-
gissent leur cercle morne, sous le soleil de feu. Les ouvrages
supérieurs, de plus en plus hardis et efïrayans, sont aussi plus
déjetés; ils surplombent à donner le vertige et ils pencheat; des
masses s'inclinent pour des chutes prochaines; on voit des ar-
ceaux brisés, de gigantesques lézardes. Il y a aussi des restes de
moniimens incompréhensibles, dont on ne sait plus la destina-
tion ni l'âge, et, dans des cavernes, des dieux antérieurs à l'Islam,
des Hanouman à tête de singe, habitent parmi les chauves-
souris, enfumés par des petits lumignons, que sans doute de
mystérieux adorateurs viennent encore, de temps à autre, leur
apporter.
Au sommet de tout, sur la dernière terrasse, une mosquée,
et un kiosque, d'oii les sultans de jadis surveillaient le pavs, re-
gardaient venir du fond de l'horizon les armées. La vue qu'on
avait d'ici, sur les campagnes, les jardins, les ombrages, fut cé-
lèbre aux siècles passés. Mais aujourd'hui ces plaines ont cessé
de vivre.
Les climats sont changés, il ne pleut plus; l'Inde, à ce
qu'il semble, se dessèche en même temps qu'elle décline cl
s'épuise. Au delà de ce chaos de rochers et de remparts, qui est
la citadelle, et qui dévale, dans le grand silence, jusqu'en bas,
la muraille extérieure de la ville, la muraille crénelée, que le
Nizam fait entretenir, serpente au loin pour dessiner encore les
contours de ce qui fut Golconde, la Golconde aux diamans mer-
veilleux; mais on se demande à quoi bon, pourquoi une telle
muraille pour enfermer ainsi une zone particulière de désolation
qui est devenue en tout semblable à la désolation immense
d'alentour : même désert gris, et mêmes obsédans cailloux lisses,
que l'on prendrait pour des monstres assis en troupeaux sur des
cendres. A l'extrême lointain, Hyderabad apparaît à peine, en
traînée toute blanche. Et, çà et là, aux confins de la plaine, ces
éternels cailloux qui s'entassent en montagnes disloquées, en
14 REVUE DES DEUX MONDES.
fantastiques forteresses, prolongent à l'infini l'illusion et la tris-
tesse des cités détruites.
Non loin des murs de la ville morte, il y a cependant de grands
dômes soigneusement blanchis, qui n'ont pas l'air de ruines;
et ils s'élèvent au milieu de bocages enclos, dont la verdure
encore vivante, presque fraîche, étonne sur cette terre calcinée.
Ce sont les tombeaux des anciens rois de Golconde; grâce au
respect des Indiens pour la mort, ils ont été épargnés, et, en ces
dernières années, on a replanté alentour les grands jardins
funéraires.
Plusieurs sultans et sultanes,;.de ce féerique royaume sont là
endormis sous les larges coupoles superbes. Un seul d'entre eux
manque à la muette compagnie, le dernier, qui pourtant avait
fait construire lui-même sa demeure d'éternité, mais qui fut
chassé de sa sépulture comme de ses Etats par Aurangzeb le
conquérant, et mourut en exil.
Leur lieu de repos est exquis; on y retrouve, un peu étiolés
par la chaleur de l'Inde, nos cyprès, arbres des morts dans les
cimetières d'Orient comme dans les nôtres; les allées de sable
fin y sont droites comme dans nos vieux jardins de France, avec
des alignemens de vases contenant des rosiers tout roses de
fleurs. Des équipes de femmes et de jeunes filles, chargées d'en-
tretenir la vie factice de cette oasis, déversent matin et soir sur
les plates-bandes une eau rare qu'elles apportent dans des vases
de terre et que des hommes tirent à grand'peine du fond des
puits, creux comme des abîmes.
De loin, la chaux donnait à ces dômes un faux air vivant.
Mais l'intérieur des vastes mausolées n'a plus une peinture, plus
un objet d'ornementation; tout le luxe d'autrefois s'y est éteint
dans la vétusté grise.
Cependant, sur chaque petit tombeau de marbre, isolé sous
sa coupole vide, il y a des guirlandes de fleurs, — hommage
d'ane piété adorable, à ces souverains dont la dynastie s'est
éteinte depuis trois fois cent ans.
Le charme étrange et nostalgique de ces jardins, entretenus
à force d'arrosage au milieu d'une solitude brûlée, est que les
cyprès longs et frêles y voisinent avec les palmiers, et que, sur
les vases de roses, des colibris confians voltigent, comme feraient
chez nous des papillons.
DAiss l'inde affamée. 15
IV. — LES EPOUVANTABLES GROTTES
Elles sont consacrées à toutes les divinités des Pouranas;
mais les plus immenses sont à Çiva, Dieu de la mort.
Des hommes, dont le rêve fut terrible et colossal, s'achar-
nèrent jadis, durant des siècles, à les tailler dans des montagnes
de granit. Il en est de bouddhiques, de brahmaniques, d'autres
qui remontent au temps des rois Jaïnas; les civilisations, les
religions ont passé sans interrompre le prodigieux travail du
creusement et des ciselures.
Vers l'an mille de notre ère, au dire du plus ancien auteur
qui en ait parlé, TArabe Maçoudi, elles étaient toujours en
pleine gloire, et, de tous les points de l'Inde, d'innombrables
pèlerins ne cessaient d'y accourir.
Maintenant elles sont délaissées, et de longues périodes de
sécheresse ont désolé l'àpre région d'alentour. Leur durée indé-
finie se continue dans l'abandon et le silence, au fond d'un pays
d'où la vie s'en va.
On y arrive de nos jours en traversant un petit désert cou-
leur de bête fauve, uni comme une grève marine, où des mon-
tagnes isolées, bizarrement régulières, surgissent çà et là de
l'uniformité plate, avec des aspects de donjons, de citadelles trop
grandes.
En charrette indienne, aujourd'hui, sous un lourd soleil,
j'ai franchi cette solitude, en suivant une route jalonnée d'arbres
morts.
Vers le soir, nous avons passé par un fantôme de ville, la
jadis célèbre Dalantabad, où mourut exilé, il y a trois cents ans,
le dernier des sultans de Golconde, et qui de loin ressemble à la
tour de Babel, ainsi que la représentent les vieilles images. Une
ville-montagne, un temple-forteresse, un rocher que les hommes
d'autrefois avaient retaillé, maçonné, à peu près régularisé, du
sommet à la base, et qui étonne, plus encore que les pyramides
d'Egypte au milieu de leurs sables. Des centaines de tombeaux,
effondrés aux abords; on ne sait combien d'enceintes crénelées,
hérissées de pointes, s'enserrant les unes les autres, autour du
rocher géant. Nous sommes entrés par de doubles portes formi-
dables, qui avaient, comme à Golconde, gardé leurs pointes de
fer. Mais, là dedans, personne, du silence, des ruines, des arbres
46 REVUE DES DEUX MONDES,
desséchés; des squelettes de banians, avec leurs gerbes de ra-
cines retombant du haut des branches comme de longues che-
velures. Et nous sommes ressortis par d'autres portes doubles,
aussi inutiles, et d'un appareil aussi féroce.
Dans l'Est, des plateaux rocheux s'étendaient à Thorizon, et
il a fallu y monter par des lacets, mettre pied à terre et marcher
derrière la charrette paresseuse. C'était l'heure du soleil cou-
chant, l'heure de l'inaltérable splendeur rouge, en ce pays qui
va mourir faute de nuages ; Dalantabad, la farouche ville-mon-
tagne, avec ses tours, avec ses amas de remparts et de temples,
semblait s'élever en même temps que nous et se profilait en
plein ciel, dans un rayonnement d'apothéose, tandis que se dé-
ployait toujours davantage la muette immensité des plaines
rousses, comme incendiées, où rien n'indiquait plus la vie.
Sur les plateaux, un autre groupement de ruines nous atten-
dait encore, Rozas, ville très musulmane, ville de mosquées à
l'abandon et de frêles minarets fuselés. Quantité de coupoles
funéraires encombraient les abords de ses grands remparts, qui
nous sont apparus au crépuscule. Le long de ses rues mortes,
où il faisait déjà presque nuit, quelques personnages à turban
étaient assis sur des pierres : derniers habitans obstinés, vieil-
lards retenus entre ses murs par la sainteté des mosquées.
Ensuite, pendant une heure environ, plus rien que la mono-
tonie des roches, et l'étendue brune, dans le grand silence du
soir...
Et tout à coup, une chose si surprenante et si impossible,
que c'en était presque à avoir peur, dans la première minute,
avant d'avoir compris. La mer! La mer devant soi, alors que
l'on savait être au Nizam, dans la partie centrale de l'Inde! Une
coupée à pic dans le sol des plateaux, et l'inlini mouvant était
là, déployé de toutes parts: nous le dominions du haut d'une
immense falaise, au bord de laquelle notre chemin passait, et en
même temps, une brise puissante nous arrivait d'en bas, une
brise moins chaude, telle une brise du large...
Mais ce n'étaient que les plaines au delà, les plaines brûlées,
émiettées, sur lesquelles le vent promenait des ondes de pous-
sière ou de sable, et formait comme des embruns et des lames.
D'ailleurs, nous touchions au but : les grottes (1), que cepen-
(1) Les grottes d'EUora.
DANS l'inde affamé!-:. 17
dant rien ne révélait encore, étaient au-dessous de nous, le long
du triste rivage, creusées dans ce semblant d'énormes falaises,
et c'est en face de cette mer sans eau qu'elles ouvraient leurs
gouffres d'épouvantes.
Il faisait nuit, les étoiles brillaient, et ma charrette s'est
arrêtée devant une petite « maison du voyageur » où les hôtes,
deux vieux Indiens aux cheveux blancs, se sont empressés à
me recevoir, appelant par de grands cris leurs serviteurs, qui
flânaient aux environs dans la campagne.
Personne, cette nuit, ne consentait à me conduire dans les
grottes de Ci va : il valait mieux, disait-on, attendre le jour. Un
berger, enfin, qui ramenait ses chèvres, s'est décidé, pour de
l'argent, et nous sommes partis, emportant une lanterne, qu'on
allumera en bas, aux sombres entrées.
La nuit est sans lune, mais limpide, et les yeux s'habituent,
on y voit.
D'abord la descente dans cette plaine qui joue la mer. C'est
par une rampe de cinq ou six cents mètres ; c'est dans le silence
et sous le scintillement magnifique des étoiles, parmi des roches
tourmentées et parmi des cactus, — desséchés sans doute comme
sont ici toutes choses, mais qui tiennent encore debout et dont
les branches rigides simulent de grands cierges dans des candé-
labres.
En bas, l'obscurité est plus épaisse, quand nous commençons
de suivre les contours du faux rivage, au pied des falaises qui
nous font de l'ombre. Le vent, qui soufflait si fort à la tombée
de la nuit, s'est apaisé ; on n'entend plus un bruissement nulle
part, et le lieu est étrangement solennel.
Dans les flancs de la montagne, voici les entrées béantes,
plus intensément noires que tout ce qui est noir alentour, trop
grandes, semble-t-il, pour être l'œuvre des hommes, mais trop
régulières pour être naturelles ; d'ailleurs, je les attendais ainsi,
je sais que cest cela...
Nous passions sans nous arrrêter; mais le berger hésite, et,
par une brusque volte-face, revient sur ses pas. Une crainte reli-
gieuse peut-être, ou bien la simple peur, le retient d'aller où il
avait projeté de me conduire ; — sans doute, était-ce en
quelque lieu plus épouvantable encore. Alors, avec un air de
dire : « Non, après tout, contente-toi de ceci ! » il s'enfonce avec
TOME XllI. — 1903. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, à travers des éboulemens de pierres, des cailloux, des
cactus, dans la première venue de ces ténébreuses portes.
Et c'est déjà effroyablement beau, bien que j'aie parfaitement
compris que cela ne doit rien être auprès de ce que Ton n'ose
pas me faire voir.
Des cours à ciel ouvert, grandes comme des carrousels, et
taillées à même le granit énorme, à même la montagne primi-
tive. Leurs parois verticales, dont la hauteur nous écrase, ont
trois ou quatre étages superposés de galeries à colonnes trapues,
le long desquelles des dieux de taille surhumaine sont en rang,
comme un public figé dans quelque théâtre de la mort. Tout
cela est noir dans la nuit ; mais le plafond de ces salles de Titans
est le ciel tout poudré d'étoiles, et une vague lueur diffuse nous
permet de distinguer la foule des gigantesques spectateurs
sombres qui nous regardent venir.
Et il y en a des séries, on ne sait combien, de ces excava-
tions sculptées, qui représentent chacune le travail de tout un
peuple.
Le chevrier que j'ai pour guide, d'abord craintif, s'enhardit
de plus en plus au cours de notre promenade dantesque. Main-
tenant il allume son fanal pour que nous entrions dans une
caverne tout à fait ténébreuse, qui doit remonter à des époques
antérieures, lourdement barbares, et où nous n'aurons même
plus la sauvegarde des étoiles, puisque le ciel sera remplacé sur
nos têtes par les granits épais de la montagne. C'est une avenue
haute et profonde comme une nef de cathédrale gothique, où,
sur les parois lisses, des espèces d'arceaux en relief imitent des
vertèbres; on est là comme dans l'intérieur d'une bête, d'un
léviathan vidé. Dabord, tant notre petite lanterne éclaire mal
au milieu de telles obscurités, il semblait qu'il n'y eût rien, ni
personne, dans cette salle si longue. Mais une forme apparaît,
quelqu'un se précise tout au fond ; un dieu solitaire de vingt ou
trente pieds de haut, assis sur un trône ; son ombre, derrière
lui, monte jusqu'à la voûte, et danse au gré de la petite flamme
que nous avons apportée ; il est du même granit et du même ton
noirâtre que le lieu tout entier, mais sa figure de colosse a été
peinte en rouge, avec des prunelles noires sur de gros yeux
blancs, des prunelles abaissées vers nous, comme dans la stupeur
d'être ainsi troublé au milieu de sa paix nocturne. Le silence
ci est tellement sonore que les vibrations de nos voix se pro-
DANS l'iNDE affamée. 19
longent longtemps après que nous avons fini de parler, et nous
sommes gênés par la fixité de l'horrible regard.
Cependant, mon chevrier n'a plus peur, ayant constaté que
tous ces personnages de pierre étaient aussi immobiles pendant
la nuit qu'en plein jour. En sortant de cette grotte, sa lan-
terne éteinte, délibérément il rebrousse chemin ; je comprends
qu'il va me mener vers quelque chose qu il n'osait pas affronter
d'abord, et, sur ce sable qui rappelle celui des grèves, nous mar-
chons plus vite, suivant en sens inverse la ligne des falaises,
passant cette fois sans nous arrêter devant toutes ces entrées
dont nous avons déjà pénétré le mystère
La nuit s'avance lorsque nous touchons au but. L'homme
rallume sa lanterne et se recueille. Il paraît que, où nous
allons, il va faire très noir.
Ce qui ajoute une horreur imprévue à cette entrée, plus
grande encore que toutes les autres, c'est que les divinités, les
formes gardiennes du seuil, au lieu d'être calmes ainsi que là-
bas d'où nous venons, s'étreignent, se tordent dans des convul-
sions de rage, de souffrance ou d'agonie ; on y voit si mal que
l'on ne sépare plus exactement, dans ces amas de noirceurs, ce
qui est personnages taillés de ce qui n'est que reliefs de la
montagne, mais les roches elles-mêmes, les énormes masses
surplombantes ont des attitudes prostrées, des contournemens
douloureux : nous sommes ici devant les demeures de Ci va,
implacable Dieu de la mort, celui qui tue pour la joie de voir
mourir.
Et le silence du seuil prend je ne sais quoi de spécial et de
terrible ; rochers ou grandes formes humaines, angoisses pétri-
fiées, agonies en suspens depuis plus de dix siècles, tout est
baigné dans ce silence-là, qui est sonore à faire frémir ; on s'in-
quiète de ses propres pas, on s'écoute respirer...
Aussi, nous nous attendions à tout, excepté à du bruit. Mais
à peine entrions-nous sous la première voûte, qu'un bruit sou-
dain, effarant, éclate en l'air, comme si nous avions touché la
détente de quelque mécanisme d'alarme ; un bruit qui, en une
seconde, se propage jusqu'au plus profond des temples : fouet-
tement de grandes plumes noires, tournoiement affolé de grands
oiseaux de proie, aigles, hiboux ou vautours, qui dormaient là-
haut parmi les pierres. Toute cette symphonie d'ailes est am-
plifiée sans mesure par des résonances caverneuses, répétée par
20 REVUE DES DEUX BIONDES.
des échos, et puis elle s apaise peu à peu ; elle s'éloigne, et c'est
fini, le silence retombe...
Au sortir de cette partie voûtée, qui n'était qu'un péristyle,
nous retrouvons tout de suite les étoiles au-dessus de nos têtes,
mais les étoiles aperçues par échappées et comme du fond d'un
abîme. Ces nouvelles cours à ciel ouvert, obtenues en suppri-
mant la moitié d'une montagne, en enlevant du granit de quoi
bâtir une ville, ont ceci de particulier que leurs murs, de deux
cents pieds de haut, avec tous leurs étages de galeries super-
posées et de dieux rangés en bataille, ne sont pas d'aplomb, mais
penchent sur vous effroyablement. On a compté sur la solidité
de ces granits, — qui, depuis le sommet jusqu'à la base, se
tiennent en un seul et même bloc, sans une lézarde, ni une
fissure, — pour produire cet effet de gouffre qui se referme,
de gouffre qui va vous engloutir.
Et puis, les cours de là-bas étaient vides. Celles-ci au con-
traire sont encombrées de choses colossales, obélisques, statues,
éléphans sur des socles, pylônes et temples. Le plan d'ensemble
ne se démôle pas, dans cette obscurité de bientôt minuit, où
notre petite lanterne est si perdue ; on perçoit surtout la pro-
fusion et l'horreur; au passage, quelque grande figure de cadavre,
esquissée dans la pierre, quelque rire de squelette ou de monstre,
s'éclaire un instant et rentre aussitôt dans la mêlée confuse.
D'abord nous n'avions vu que des éléphans isolés ; en voici
maintenant toute une compagnie alignée, debout, trompe pen-
dante, les seuls qui aient l'air calme, au milieu de tant d'êtres
convulsés qui grimacent la mort. Et ce sont eux qui supportent
sur leur dos la série des trois grands temples monolithes du
milieu.
Nous passons entre ces temples et les parois penchées, les
parois menaçantes du pourtour, dans une sorte de chemin de
ronde où l'on continue de voir par instans les étoiles, qui jamais
ne m'avaient semblé si lointaines. Et partout, des enlacemens
de formes furieuses, des combats de monstres, des accouple-
mens horribles, des tronçons humains coupés, qui perdent leurs
viscères, mais qui s'embrassent encore. Çiva, toujours Çiva;
Çiva qui a pour parure des colliers de crânes, Çiva qui féconde
et Çiva qui tue ; Çiva qui a des bras multiples pour pouvoir tuer
de dix côtés à la fois; Çiva qui, la bouche tordue d'ironie, s'ac-
couple cruellement pour pouvoir, après, tuer ce qu'il enfante;
DANS l'iNDE affamée. 21
Çiva qui danse et hurle de triomphe sur des débris pantelans,
des bras arrachés, des entrailles déchirées; Çiva qui se pâme de
joie et de rire en piétinant des petites filles mortes, et fait jaillir,
à coups de talon, les cervelles. C'est pai- en dessous toujours
que la lueur de notre lanterne joue sur ces épouvantes, et elles
émergent une à une de l'ombre, pour aussitôt s'y replonger et
disparaître. Les groupes, par endroits, sont devenus frustes,
indistincts sous l'usure des siècles ; à peine dessinés, ils s'es-
tompent et fuient dans l'immense noir ambiant, confondus avec
les roches qui en prolongent obscurément la tourmente ; on ne
voit pas, on ne sait pas où cela s'arrête, et alors on s'imagine la
montagne entière, jusqu'en son cœur même, toute remplie de
vagues formes affreuses, tout imprégnée de luxure et de râle.
Ces éléphans cariatides, alignés pour soutenir les édifices du
centre, détonnaient dans ce lieu par leur tranquillité ; mais sur
l'autre face des temples, dont nous faisons le tour, nous trouvons
leurs pareils, leurs symétriques, entrés eux aussi dans le mou-
vement général de lutte et de torture ; des tigres, des bêtes de
rêve les étreignent, ou les mordent au ventre ; ils se débattent à
mort, déjà écrasés à demi par les murailles qui pèsent sur leur
croupe. Et, de ce côté, la grande paroi enveloppante, la masse
géologique des granits d'alentour, penche encore davantage ; la
profusion des figures ne commence à s'y ébaucher qu'à dix ou
vingt pieds de haut; toute la base, — qui fait ventre, ainsi que
l'on dit en parlant d'une ruine prête à crouler, d'une ruine qui
surplombe comme une voûte, — est lisse, avec des boursouflures
aux aspects mous ; on croirait les flancs d'une volute d'eau noire,
on croirait une monstrueuse lame de mascaret, soulevant des
édifices dont la retombée va être immédiate et ensevelissante...
Ces temples monolithes, que des compagnies d'éléphans
surélèvent et que des pans de montagne taillée dominent de
toutes parts, nous en avons maintenant achevé le tour. Il nous
reste à y pénétrer, et là mon guide hésite encore, propose
d'attendre à demain, d'attendre le soleil levé.
Les escaliers qui y conduisent sont en désarroi ; toutes les
marches en sont brisées, dangereusement glissantes à force d'avoir
été polies, dans les temps, par le continuel passage des pieds nus.
D'instinct, sans savoir pourquoi, nous montons avec des pré-
cautions de silence ; mais la moindre pierre qui vacille, le
moindre caillou qui roule, fait un bruit que l'écho répète et qui
22 REVUE DES DEUX MONDES.
nous gêne. Et toujours, autour de nous, l'horreur cent fois ré-
pétée des Çiva gesticulant, des Çiva crispés, des Çiva qui cam-
brent leur taille fine et gonflent leur poitrine charnue, dans
l'ivresse des procréations ou des tueries.
Au milieu de si épaisses ténèbres, en entrant là, je ne me
soucie guère de n'avoir songé à prendre ni une arme, ni seule-
ment un bâton, tant la possibilité d'une surprise de la part des
hommes ou des bêtes est loin de ma pensée; et cependant la
peur du chevrier me gagne, la peur sombre, la peur de ce qui
n'a pas de nom et ne s'exprime pas.
J'attendais, dans ce sanctuaire, le summum de la terreur
épandue alentour, le dernier excès des symboles atroces. Mais
non, tout est apaisant et simple ; c'est comme, après les affres
de la mort, le grand calme soudain qui doit vous accueillir au
delà ; aucune représentation humaine ou animale nulle part ; il
n'y a plus une figure, plus une étreinte, plus un geste, plus rien;
des temples vides, d'une solennité reposante et grave. Seules,
les résonances funèbres s'exagèrent plus encore qu'à l'extérieur,
si l'on parle ou si Ton marche; à part cela, vraiment il n'y a
quoi que ce soit pour elFrayer, pas même, en l'air, un remue-
ment d'ailes noires. Et les colonnes carrées, qui sont d'un même
morceau avec les dessous et avec la voûte, ont une décoration
sobre et sévère, formée surtout de lignes s'entre-croisant.
Visiblement, du reste, malgré les ruines et la vétusté millé-
naire, le lieu demeure toujours sacré ; dès l'entrée, il s'impose
comme tel, et la crainte qu'il inspire est surtout religieuse. Pour
que les murs soient ainsi enfumés, par la flamme des torches
ou des lampes, il faut que l'on y vienne encore en foule, et pour
que le granit du sol soit ainsi luisant et comme imprégné d'huile.
Le dieu de la mort n'a pas délaissé la montagne que les peuples
d'un autre âge avaient creusée pour lui; le vieux sanctuaire a
encore une âme.
Il y a trois salles, trois temples, qui se succèdent et se com-
mandent, taillés dans cette seule et même pierre. Et le dernier
des trois est le Saint des Saints, la partie habituellement très
défendue, que, dans aucun autre temple brahmanique, je n'avais
jamais pu pénétrer.
Là encore, j'attendais je ne sais quoi de terrible à voir. Et,
là encore, il n'y a presque rien.
Mais la seule chose qu'il y ait, par sa simplicité quintes-
DANS l'inde affaimée. 23
senciee, par sa brutale audace, étoune, inquiète et assombrit
plus que foutes les épouvantes amoncelées au dehors : sur la
pierre fruste de l'autel, un petit caillou noir, d'un luisant de
marbre poli, ayant forme dVeuf allongé et se tenant debout,
avec, de chaque côté, p-ravés sur le socle, ces mômes signes
mystérieux que les sectateurs de Civa ne manquent jamais de
retracer sur leur front, le matin, avec de la cendre. Tout est
noirci de fumée alentour ; les niches, dans le mur, pour rece-
voir de pieuses flammes, sont enduites d'une suie épaisse, et
graissées d'huile, pleines des débris de mèche que l'on n'ose plus
enlever. Tout est sordide, témoignant d'un culte obstiné, mais
d'un culte peureux et sauvage.
Or, ce caillou noir, centre de tout, raison d'être, cause pre-
mière d'un si prodigieux travail de déblaiement et de sculpture,
est le plus condensé et le plus douloureusement significatif des
symboles qu'imaginèrent jadis les Indiens pour figurer le dieu
qui féconde sans cesse, pour sans cesse détruire; il est le Lingam ;
il représente la procréation, c/ui ne sert qiià alimenter la mort.
L'étendue qui joue la mer commence de s'éclairer faiblement
quand je sors ce matin de la « maison du voyageur, » où j'ai
dormi à mon retour des grottes épouvantables. Sous un voile de
poussière, en suspens comme une brume, l'étendue est bleuâtre,
avant jour, bleuâtre et imprécise comme de l'eau dans du brouil-
lard. Mais le soleil, qui surgit brusquement, la révèle une plaine
rousse, altérée sous une atmosphère sèche, avec, çà et là, des
arbres morts.
Je vais revoir, à la lumière violente, les temples de Çiva,
vérifier si c'est bien réel, tout ce dont je me souviens, et cette
fois je descends seul, connaissant la route, entre les roches
brunes et les hauts cactus desséchés, rigides comme des cierges
de vieille cire jaune.
A peine levé, déjà ce soleil sanglant cause une impression de
brûlure aux tempes ; c'est un soleil méchant et destructeur, qui
chaque jour répand un peu plus de mort sur la terre de l'Inde...
Trois hommes à bâtons, espèces de pâtres sans troupeau, remon-
tent de la plaine, passent près de moi avec de profonds saints;
ils sont d'une maigreur jamais vue, les yeux fébriles et trop
grands ; sans doute viennent-ils du pays de la faim, au seuil du-
quel me voici arrivé. Les mille petites plantes, qui jadis par
91
REVUE DES DEUX MONDFiS.
places tapissaient la montagne, ne forment plus qu'un triste
feutrage sans vie. Mais les bêtes qui restent sont, comme tou-
jours, en pleine guerre ; sur le sol, des débris de petits oiseaux
s'e'talent, déchiquetés fraîchement par les aigles ; partout, de
grosses araignées voraces ont tendu des toiles, pour manger les
derniers papillons, les dernières sauterelles. Et la magnificence
de ce soleil, de minute en minute plus brûlant, comme un bra-
sier qui se rapproche, est sinistre autant que la gloire de Çiva...
Le Dieu qui féconde et le Dieu qui tue, comme je pense à Lui,
ce matin, en descendant à son horrible sanctuaire ! Et comme je
le conçois bien, cette fois, à la façon brahmanique !... Le Dieu
qui multiplie les germes des hommes ou des bêtes avec une iro-
nique et folle profusion, mais qui a pris soin, pour chaque es-
pèce créée, d'inventer un ennemi, infernalement armé tout ex-
près ! Avec quel art inépuisable et minutieux il s'est complu à
préparer les dents, les griffes, les cornes, la faim, les virus, les
venins des serpens et des mouches ! Au-dessus des étangs où les
poissons glissent, il a aiguisé tous les becs des oiseaux pêcheurs.
Pour les hommes, qui devaient à la longue se rire des grands
fauves, il a sournoisement réservé les maladies, les épuisemens
et les vieillesses. Dans la chair de tous, il a enfoncé l'écharde
cuisante et stupide de lamour. Pour tous, il a combiné l'innom-
brable et ténébreux essaim des infiniment petits; jusque dans
l'eau des ruisseaux clairs, cachant des myriades de destructeurs
invisibles, ou bien des germes de vers aux armatures féroces,
prêts à dévorer les entrailles de qui viendrait boire... « La souf-
france est pour élever les âmes ; » je le veux bien ; mais nos
enfans, nos petits, qui meurent sans comprendre, étouffés par
un mal inventé pour eux?... D'ailleurs, je lai vue aussi, la souf-
france, et la suprême angoisse, et l'inutile prière, dans les pau-
vres yeux effarés des moindres bêtes... Et les oiselets blessés à
mort par quelque chasseur imbécile, est-ce aussi pour élever
leur âme ? Et les bestioles de l'air, sous la sucée atroce des arai-
gnées?... Toute cette infinie cruauté, épandue sur le tourbillon
des êtres ; tout cela qui est vrai à hurler, qui a été connu de
tout temps et ressassé par tout le monde, jamais ne m'était aussi
impitoyablement apparu qu'à cette heure, en redescendant aux
grottes de Çiva. Et cependant je suis l'un des heureux, moi, et
des bien vivans, que la famine proche n'atteindra pas, ni sans
doute aucune autre cause d'immédiate destruction. Au plus.
DANS l'inde affamée. 25
ai-je à redouter la brûlure de ce soleil qui monte, et la morsure
des cobras aux anneaux noirs, enroulés sous l'herbe morte...
Quand j'arrive en bas, dans la plaine de sable et de poussière,
tournant à main droite, je n"ai plus que quelques minutes de
marche pour me retrouver devant les portes énormes et béantes.
Aucun bruit d'alarme, ce matin, n'accueille mon entrée dans
l'effroyable sanctuaire : aigles, vautours ou faucons, qui nichent
aux voûtes, sont déjà partis et en chasse, la serre, le bec prêts
à déchirer et à manger. Silence partout, moins terrible cepen-
dent que le silence d'hier minuit.
Les temples monolithes, que les obélisques précèdent et que
les rangées d'éléphans soutiennent, sont bien là, debout dans
l'excavation profonde, qui penche sur eux ses flancs peuplés de
figures. Mais tout me semble moins colossal, moins surhumain,
vu au soleil levant; moins surhumain et plus assez horrible pour
célébrer comme il convient le Dieu créateur. OEuvre d'une race
encore enfantine, qui n'avait pas compris suffisamment encore
l'immense férocité de la vie, ou qui ne savait pas mieux sym-
boliser. Et rien aujourd'hui ne me rend rimpression d'hier,
l'impression d'arriver ici dans la nuit noire, avec une lanterne
éclairant mal et par en dessous.
Le délabrement s'indique extrême, à la lumière du matin.
Non seulement les siècles ont passé, fauchant çà et là des co-
lonnes, des chapiteaux, des têtes ou des corps; mais de plus, à
l'époque de la conquête musulmane, ces temples ont été as-
saillis, comme tous ceux de Çiva, par des hommes fanatisés, qui
tenaient à nommer Dieu d'un autre nom.
Ce que l'on ne soupçonnait pas, hier en pleine nuit, c'est que
tous ces épouvantails avaient jadis été peints. Les personnages,
dent on distingue à présent la multitude entière, dont on aper-
çoit de tous côtés les gestes multiples, dans la pénombre des
roches surplombantes, sont encore légèrement verdàtres, couleur
de cadavre, tandis que le fond de leurs loges est resté un peu
rouge, comme du sang qui aurait séché.
Les temples monolithes du milieu étaient polychromes, eux
aussi, en leur temps; des nuances comme on en voit à Thèbes
ou à Memphis, des blancs, des rouges, des ocres jaunes y per-
sistent encore, aux places abritées.
Ce matin, j'y monterai donc seul, ainsi que je le souhaitais;
26
REVUE DES DEUX MONDES.
le chevrier de la veille, si sauvage qu'il fût, n'en demeurait pas
moins un homme pensant, et mon tête-à-tète avec Çiva était
troublé par sa présence.
Au dedans, c'est bien le silence que j'avais prévu, mais j'atten-
dais plus de lumière sous les voûtes; il fait très sombre, malgré
ce soleil levant dont la grande plaine rousse est déjà tout in-
cendiée; un peu de fraîcheur nocturne reste, comme empri-
sonnée sous les granits lourds; et, dans le fond du plus secret
sanctuaire, aux parois ternies depuis des siècles par les torches
fumeuses, une éternelle obscurité entoure la dernière, la plus
sarcastique expression du dieu de l'engendrement et de la mort,
qui est le caillou noir, cyniquement taillé en Lingam...
V. — LA CHANSON DE LA FAMINE
Ce sont des petits enfans surtout, ce sont de pauvres petits
squelettes, aux grands yeux étonnés de tant souffrir, qui la
chantent ou qui la hurlent, cette chanson, à l'entrée des vil-
lages, aux carrefours des routes, en tenant à deux mains leur
ventre affreusement creusé, dont la peau s'est plissée comme
celle d'une outre vide.
Pour l'entendre dans toute sa violence, cette chanson-là, il
faut faire encore, depuis les grottes du dieu destructeur, environ
cent lieues vers le Nord-Ouest, vers le pays Radjpoute, où les
hommes eu ce moment tombent par milliers, faute d'un peu de
riz qu'on ne leur envoie pas.
Dans cette région, les forêts sont mortes, la jungle est morte,
tout est mort.
Les pluies de printemps, que la mer d'Arabie envoyait jadis,
font défaut depuis quelques années, ou bien changent de route,
vont se répandre, inutiles, sur le Beloutchistan désert. Et les
torrens n'ont plus d'eau; les rivières tarissent, les arbres ne
peuvent plus reverdir.
C'est par la route peu suivie de Rutlam et d'Indore, que je
me rends au pays de la faim, et c'est en chemin de fer, car on
sait que Tlnde en est maintenant sillonnée. Le train s'en \a,
pres(|ue vide, et les rares voyageurs sont tous Indiens.
Sous mes yeux, pendant des heures, les forets passent; elles
n'ont plus de palmiers, mais des arbres qui ressemblent aux
DANS l'inde affamée. 27
nôtres; on les prendrait pour les forêts de chez nous, si elles
n'étaient si grandes, avec des horizons si sauvages. Des ramures
délicates, des ramures grises. Et la teinte générale est celle de
nos feuillées de chêne en décembre; l'ancienne Gaule, à l'arrière
automne, devait avoir de tels aspects; or, nous sommes dans
rinde, en avril; et cette chaleur de printemps tropical déroute
l'esprit, cette chaleur de fournaise sur ces paysages d'hiver; rien
cependant, au cours de cette première journée de voyage, ne
révèle encore la pressante détresse humaine; mais on a le sen-
timent de quelque chose d'anormal, d'une désolation sans recours,
d'une espèce d'agonie de la planète usée.
L'Inde, aïeule de notre Europe, est, il va sans dire, un pays
de ruines. Un peu partout apparaissent les immenses fantômes
des villes qui moururent dans les temps, il y a des siècles et
des millénaires ; des villes dont le nom est oublié, mais qui
furent des villes géantes, superbement perchées sur des mon-
tagnes et dominant des abîmes. Remparts de deux lieues de long,
palais et temples, aujourd'hui abandonnés aux singes et aux
serpens cobras... Auprès de tels débris, combien sembleraient
mesquins nos donjons, nos manoirs, tous les restes de notre
moyen âge féodal!
Ruines et forêts, couleur d'ocre ou de sienne brûlée, se
succèdent le long de ma route, baignant jusqu'au soir dans la
même incandescence de l'air. Et, sur la végétation détruite, sur
les ossemens des vieilles cités de légende, lardent soleil se
couche, terni de poussière, tristement rose, d'une hivernale
pâleur.
Le lendemain on s'éveille dans la jungle infinie.
Et au premier village où l'on s'arrête, sitôt que s'apaise le
bruit des roues, leur fracas de ferraille, une clameur monte,
une clameur très spéciale, qui tout de suite vous glace, même
avant qu'on ait bien compris : c'est Ihorrible chanson qui com-
mence, et qui ne vous quittera plus. On est entré dans le pays
de la faim. Il n'y a guère que des voix enfantines, et cela res-
semblerait presque au tumulte d'une école en récréation, mais
avec on ne sait quoi d'éraillé, d'épuisé, de glapissant, qui fait mal
à entendre...
Oh! les pauvres petits êtres, se pressant là contre la barrière,
et tendant vers nous leurs mains desséchées, au bout des os qui
28 REVUE DES DEUX MONDES.
sont leurs bras! Sous leur peau brune, aux plis retombans,
tout leur frêle squelette se dessine, à faire peur ; on dirait
qu'ils n'ont pas d'entrailles, tant leur ventre est plat, et des
mouches se sont collées à leurs paupières, à leurs lèvres, pour
y boire ce qui reste d'humidité. Ils n'ont plus de souffle,
presque plus de vie, et cependant ils tiennent debout, et ils
crient encore. Manger, ils voudraient manger, et il leur semble
que ces inconnus qui passent, dans de si grandes voitures, doi-
vent être riches, qu'ils auront pitié et leur jetteront quelque chose.
— « Maharajh! Maharajh! » (Monseigneur! Monseigneur!)
appellent ensemble toutes les petites voix, sur des notes chantées
et tremblotantes. Il en est qui ont à peine cinq ans, et qui crient
aussi: « Maharajh! Maharajh! » et qui allongent à travers la
barrière des menottes lamentables.
Dans ce train, ceux qui voyagent avec moi sont d'humbles
Indiens, de 3^ et de 4® classe; ils lancent ce qu'ils ont, des restes
de gâteaux de riz, des monnaies de cuivre, et sur tout cela les
affamés se ruent comme des bêtes, en se piétinant les uns les
autres. Des pièces de monnaie peuvent donc leur servir? Alors,
c'est donc qu'il y a des provisions encore dans les boutiques en
terre du village, mais pour ceux-là seuls qui ont de quoi en
acheter!... De même, quatre wagons de riz sont attelés derrière
nous, et il en passe ainsi chaque jour; mais on ne leur en donnera
point; non, pas une poignée, pas quelques grains qui prolon-
geraient un peu leur vie; c'est destiné aux habitans des villes, à
ceux qui ont encore de l'argent et qui paieront.
Qu'est-ce qui nous empêche de repartir? Pourquoi si long-
temps s'arrêter devant ce lugubre village, où, de minute en
minute, le troupeau des affamés s'assemble plus nombreux et
la chanson de détresse va s'exaspérant ?
Aux environs, tant la terre est sèche et poudreuse, ce qui
fut rizières ou champs cultivés simule un désert de cendre. Et
voici des femmes, — des squelettes de femmes plutôt, avec des
seins pendans comme des lambeaux de basane, — qui arrivent en
hâte, épuisées par l'effort, dans l'espoir de vendre de lourds et
infects paquets, apportés sur leur tête : des peaux de leurs
vaches, qui sont mortes de faim et qu'elles ont écorchées. Mais
le prix d'une vache à peu près vivante est tombé ici à un quart
de roupie (environ dix sous), puisqu'on ne pourrait pas la
nourrir et que pour rien au monde, dans ce pays brahmanique,
DAAS l'inde affamée. 29
on ne se déciderait à manger de sa chair. Alors, qui donc
achèterait une peau qui sent la pourriture et qui attire un essaim
de mouches?
J'ai jeté maintenant tout ce que j'avais de pièces sur moi...
Mon Dieu, on ne repartira donc pas!... Oh! le désespoir d'un
tout petit, de trois ou quatre ans, auquel un autre, un peu plus
grand que lui, vient d'arracher l'aumône qu'il serrait dans sa
main crispée !...
Le train enfin s'ébranle, et la clameur s'éloigne. Nous voici
lancés à nouveau dans la jungle silencieuse.
La jungle est morte, la jungle qui, au printemps, devrait four-
miller de vie ; les graminées, les broussailles n'y reverdissent
plus ; l'avril n'a plus le pouvoir d'y réveiller les essences lan-
guissantes; elle affecte, comme la forêt, un aspect d'hiver sous
le soleil torride. On y voit errer des gazelles, maigres, effarées,
qui ne trouvent plus d'herbe, qui ne savent où aller boire. Et de
loin en loin, sur le tronc de quelque arbre sec, un jeune rameau,
une branchette isolée a pris tout ce qui restait de sève, pour
donner encore deux ou trois feuilles tendres, ou bien une grande
fleur rouge mélaacoliqaement épanouie au milieu de la déso-
lation.
A chaque village où l'on s'arrête, les affamés sont là, vous
guettant à la barrière. Leur chanson que Ton redoute d'entendre,
et qui est toujours pareille, en fausset déchirant, sur les mêmes
notes, s'élève dès qu'on approche ; et puis elle s'enfle, et vous
poursuit en s'exaltant de désespoir, quand on s'éloigne à nouveau
dans les solitudes brûlées.
VI. — BRAHMINES DU TEMPLE d'oDEYPOURE
A cent cinquante lieues à peu près au delà des épouvan-
tables grottes, — dans la direction du Nord-Ouest, qui est celle
de la sécheresse croissante, — la ville blanche d'Odeypoure, au
pays de Meswar, est encore une étape délicieuse, sur cette route
de la grande famine, que j'ai commencé de suivre.
Quand on arrive, on aperçoit de très loin les blancheurs de
cet amas de palais et de temples, se détachant sur le fond des
hautes montagnes dentelées, couvertes de forêts, qui l'entourent
et l'enferment de toutes parts. Malgré la teinte feuille morte,
qui a remplacé ici le vert des ramures, depuis qu'il ne pleut
30 REVUE DES DEUX MONDES.
plus, malgré toujours cette anormale tristesse d'une terre qui se
dépouille et jaunit, au printemps, la ville, quand on y regarde à
distance, conserve un air heureux et privilégié, dans ces arbres,
au pied de ces pentes boisées, qui lui font comme un nid de
tranquillité et de mystère.
Mais, de près, combien la détresse déjà s'indique ! Dans
l'avenue bordée d'arbres morts qui conduit aux portes, de
lugubres mendians se promènent, de ces êtres comme on n'en
avait vu nulle part et dont la vie persistante n'est plus vraisem-
blable : des momies, des ossemens desséchés qui marchent, et à
qui des yeux restent au fond des orbites, et une voix, au fond
de la gorge, pour demander l'aumône. Ils sont les débris de la
population des champs; ils se traînent vers la ville, ayant ouï
dire que l'on y mangeait encore. Mais souvent aussi, en chemin,
ils s'afl'aissent ; on en voit çà et là de gisans, sur l'épaisse pous-
sière qui tout de suite enveloppe leur agonie et donne à leur
nudité la couleur des squelettes.
Le long de cette avenue, des enclos mélancoliques et sans
fin appartiennent au Maharajah d'Odeypoure : par-dessus les
murs d'enceinte, on voit monter des mausolées, des ruines de
temples, des kiosques en pierre et en marbre, des édifices à
coupoles ayant servi à la crémation de princes défunts, et de
grands arbres effeuillés, mourans, sur les branches desquels
sont assis des singes.
Aux portes enfin, aux portes des remparts, qui sont hautes et
blanches, et que gardent des Indiens le sabre nu, la sinistre
marée envahissante des meurt-de-faim est arrêtée comme un
flot par une* écluse ; ils restent là entassés et la main tendue, —
non point qu'on leur interdise de passer, mais, dans tous les
pays du monde, les entrées de ville sont un lieu d'élection pour
ceux qui mendient.
Odeypoure, fondée il y a trois siècles (après la desJ;ruction
do Chitore (1), l'ancienne capitale de Meswar, dont les ruines
gisent à quelques lieues dans l'Est), a déjà pris un air de vétusté
extrême, sous son épais linceul de chaux. Elle renferme quan-
tité de temples brahmaniques, à colonnes blanches, à pyramides
blanches, dont le plus grand et le plus vénéré appartient au
dieu Chri-Jannath-Raijie. Très blancs aussi, sur un rocher, les
(1) Chitore, bâtie en 728; mise à sac en 1303 par Allaudin, en 1533 par Bahadur,
shah de Guzerat, et complètemeut détruite en 1568 par Akbar,
DANS l'lNDE affamée. 31
grands palais du Maharajah, qui, d'un côté, dominent toute la
ville el, de l'autre, mirent leurs blancheurs dans un lac frais et
profond, entouré de montagnes et de forets.
Une circonstance particulière m'a fait ici, dès le premier
instant, l'ami de deux jeunes brahmines, qui sont frères et tous
deux prêtres au grand temple. Chaque jour, aux heures silen-
cieuses et brûlantes oii je ne sors pas, je reçois leur visite dis-
crète, dans la petite « maison du voyageur » qui est en dehors
des murs, au milieu d'une solitude de poussière. Ils sont vêtus
d'une robe blanche et coiiîés d'un mince turban. Ils ont le même
visage, d'une finesse exquise, les deux frères, et les mêmes
grands yeux mystiques. Leur noblesse de race, sans croisemens
ni mésalliances, remonte à deux ou trois mille ans : fils et
arrière-petits-fils de rêveurs qui, depuis les origines, se sont
tenus en dehors et au-dessus de notre humanité vile ; qui jamais
ne se sont adonnés à l'intempérance, au commerce ni à la
guerre ; qui n'ont jamais tué, même une humble bête ; qui n'ont
jamais mangé d'aucune chose of/anl vécu. Ils sont pétris d'un
limon différent du nôtre et plus pur; ils sont presque un peu
dématérialisés avant la mort, et possèdent des sens moins
lourds, capables de percevoir des choses au delà de cette vie
transitoire.
Cependant mon espérance était chimérique, d'obtenir par
eux quelque lumière ; leur bralimisme s'est obscurci, de géné-
ration en généralion, par l'abus des rites et des observances ; ils
ne connaissent plus le sens caché des symboles.
— « Le roi Chri-Jugat-Singhie, fils do Chri-Karan-Singhie,
grand adorateur du dieu que nous servons, commença la con-
struction de notre temple en 1684, lors de son avènement au
trône. Ce prince l)àtit deux autres temples sur le lac, et ces
troib bâtisses durèrent ensemble vingt-quatre ans. Pour l'inau-
guration, quand l'image de notre dieu fut placée dans le sanc-
tuaire, en 1708, plusieurs princes des environs arrivèrent en
cortège, avec beaucoup de magnificence, amenant une grande
quantité d'éléphans... »
C'est l'un des deux frères qui raconte, dans le silence de midi
et dans la pénombre de la « maison du voyageur, » fermée
contre le soleil, contre les mouches, et contre le vent dessé-
chant, le vent de famine. Ils sont très érudits sur les temples
32 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Odeypoure et sur tous les dieux du panthéon Pouranique.
Mais, sur les causes de leurs espoirs éternels, sur leur vision de
rau-delà, si je les interroge, ils ne savent répondre rien qui me
soit intelligible ; tout de suite nous perdons contact, nous ne
nous sentons plus des âmes de même espèce ; entre nous tombe
comme un rideau de nuit isolante. Ils sont des voyans sans
doute, comme la plupart des prêtres, leurs pareils, mais ils
sont aussi des simples qui n'expliquent pas.
Chaque jour ils m'apportent des présens naïfs, les deux
prêtres, des fleurs, de modestes gâteaux préparés à leur usage.
Ils sont courtois et doux. Cependant des abîmes nous séparent.
Et au respect qu'ils me t<hiioignent, se mêle un irréductible
dédain de caste ; ainsi, non seulement ils aimeraient mieux
mourir que partager les mets horribles, souilh'S de chair et de
sang, auxquels m'ont habitué mes ancêtres; non seulement ils
n'accepteraient même pas de ma main un verre d'eau; mais de
plus, le fait de boire ou de manger quoi que ce soit en ma pré-
sence, leur semblerait un déshonneur que rien ne laverait plus.
Ce matin, avant l'heure habituelle de leur visite, ils ont
entr'ouvert ma porte, — laissant pénétrer avec eux un rayon de
lumière ardente, une envolée de poussière, un souffle de four-
naise. C'était pour m'informer qu'aujourd'hui est la fête de leur
dieu ; qu'ils ne seraient donc pas libres de revenir, mais que je
pourrais les retrouver, au baisser du soleil, dans la première
enceinte de leur temple.
Et ils m'ont laissé des guirlandes de fleurs de jasmin, comme
on en porte ici autour du cou pendant les fêtes, — mais de notre
vrai jasmin de France, qui était inconnu, là-bas, dans l'Inde
méridionale... Or, ces petites fleurs blanches, enhlées en guir-
lande enfantine, je n'avais plus revu cela depuis les premiers
étés de ma vie, depuis l'âge où, dans la cour de ma maison
familiale, à l'ombre des vieux murs garnis de ce même jasmin,
je m'amusais à faire des colliers pareils à ceux que mes amis
indiens viennent de m'apporter... Et j'ai retrouvé tout à coup
dans ma mémoire ces étés lointains, la retombée des feuillnges
le long de ce mur, les herbes et les fleurs de cette cour qui jadis,
à mes yeux, représentait le monde. Alors, dans un recul infini,
se sont effacés pour un instant les pays de Brahma, la ville
d'Odeypoure, ses dieux, son soleil et sa famine...
DANS l'inde affamée. 33
Au déclin du jour cependant, je me suis rendu à la fêle du
dieu Chri-Jannath-Raijie.
Son temple est blanc comme de la neige fraîchement tombée.
On y monte par un escalier monumental de trente ou quarante
marches, que gardent des éléphans de pierre.
La pyramide brahmanique, ici, au nord de Flnde, n'est pas,
comme dans le sud, une folle mêlée de divinités et de bêtes;
elle est plus sobre, plus mystérieusement calme ; de loin elle
ressemble à un grand if de cimetière. — Et le temple de Chri-
Jannath-Raijie possède plusieurs de ces pyramides, qui sont
blanches aussi, blanches comme de la neige fraîchement tombée.
Sachant que nul ne pénètre dans le sanctuairç, s'il n'est Hin-
dou et de caste noble, je suis resté dans la cour, et j'ai l'ait de-
mander mes amis.
Ils sont venus à mon appel, mais vraiment ce n'étaient plus
les mêmes que dans la « maison du voyageur; » l'abîme d'in-
compréhension s'était creusé entre nous davantage. Et, d'abord,
ils se sont excusés de ne pouvoir prendre ma main comme d'ha-
bitude, étant aujourd'hui officians et appelés à toucher des choses
saintes.
Pour la première fois, je les voyais presque nus, ainsi que
les prêtres ont coutume d'être en présence de leur dieu, la petite
cordelette des « fils de la bouche de Brahma » traversant en
bandoulière leur poitrine de belle statue bronzée. Et leurs yeux
dilatés avaient une expression d'absence que je ne leur avais
jamais connue.
Toujours courtois pourtant, ils m'ont fait asseoir à une place
d'honneur, aux pieds d'un Vichnou de cuivre, en face même de
la porte du sanctuaire.
La cour du temple était encombrée de marchands de parures,
ayant des paniers tout remplis de colliers en jasmin blanc, en
jasmin jaune, en roses du Bengale. Et parmi les étalages de
fleurs, rôdaient, de plus en plus nombreux, les spectres de la
faim, les pauvres squelettes d'une couleur terreuse, avec des
yeux de fièvre.
Devant moi défilait le peuple de Brahma, montant ou des-
cendant les marches du temple, entre les grands éléphans de
pierre qui, en haut des escaliers, dressaient leurs trompes vers
le ciel. Tous les hommes étaient vêtus de robes blanches, un
sabre à la ceinture et plusieurs rangs de fleurs étages sur la
TOME XIII. — 1903. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
poitrine. 11 venait des vieillards que leur barbe de neige, re-
broussée à la mode radjpoute, faisait ressembler à de vieux chais
blancs. Il venait beaucoup d'eul'ans tout petits, les jambes à
peine assez longues pour monter, mais lair pénétré et grave, et
loujours solennellement coilï'és d'une espèce de tiare en velours
brodé d'or. Et les femmes étaient merveilleuses, drapées à lan-
tique dans des mousselines de toutes couleurs avec des dessins
dorés, ou bien dans des mousselines noires avec des étoiles d'ar-
gent. Une musique caverneuse m'arrivait du fond de l'obscur et
impénétrable temple, et parfois les coups de quelque mons-
trueux tamtam grondaient sous les voûtes comme le tonnerre.
Chacun, avant de monter, s'inclinait pour baiser la marche
d'en bas. Et de même, là-haut avant de sortir de l'ombre sainte,
chacun se retournait sur la porte, pour saluer et pour baiser le
seuil. Mais les spectres de la famine, qui arrivaient toujours,
horriblement nus et macabres, gênaient cette foule en habits de
fête, essayaient d'arrêter les passans avec leurs pauvres mains
desséchées, crochaient dans les voiles de mousseline, avaient des
brusqueries et des crispations de singe pour attraper les au-
mônes...
Et puis le vent s'est déchaîné, comme chaque soir à la môme
heure, sans pour cela rafraîchir la ville brûlante, et, dans une
brume de poussière, le soleil s'est couché, jaune, triste, et terni
autant qu'un soleil du Nord.
Dans les rues, malgré tout, la fête a continué jusqu'à nuit
close. On se jetait les uns aux autres, à pleines mains, des pou-
dres parfumées et colorées, qui adhéraient aux visages, aux vè-
temens. Des gens sortaient de la bagarre avec une moilié de
figure poudrée de bleu, ou de violet, ou de rouge. Et toutes les
robes blanches portaient la trace de mains trempées dans des
teintures éclatantes, cinq doigts marqués en rose, en jaune ou
en vert.
vn. — LE BOIS CHARMANT d'oDRYPOURE
Dans le bois charmant habilenl trois Inkirs, tout au bord de
la route, sous un toit de chaume, au pied d'une colline et de-
vant le miroir d'un lac tranquille. Ce sont trois jeunes hommes
ré'gulièrement beaux, nus avec de longues chevelures, et poudrés
de la tête aux pieds en gris pâle couleur de pierre.
DANS l'indr affamée. 35
Tout le jour et tous les jours, à n'importe quelle heure on
passe, ils sont là, ces trois fakirs, sous riiumble abri que rien
ne ferme, assis à terre, les jambes croisées dans la pose boud-
dhique et immobiles devant les eaux réfléchissantes, où se ren-
verse l'image des montagnes, des forêts sombres et des palais
blancs du roi d'Odeypoure.
Derrière la ville blanche, aussitôt dépassées les grandes portes
ogivales, sans transition, commence le bois silencieux qui s'en
va, par-dessus les hautes cimes d'alentour, rejoindre au loin la
forêt, la jungle et les tigres.
Les arbres de moyenne futaie, les buissons aux branchages
légers, ressemblent aux nôtres, et ils sont très efîeuillés, comme
il arrive chez nous à la lin des automnes. Cependant cest le
printemps ici, le printemps tropical, et l'air brûle; mais il fait
trop immuablement beau dans le bois comme dans le reste de
l'Inde, et tout se meurt de ce beau temps-là, qui dure depuis déjà
trois années.
Pour être si près des portes, ce lieu d'ombre est étonnant de
rester toujours solitaire et calme; tout le mouvement s'est porté
de I autre côté de la ville, et presque personne ne passe sur cette
route, devant les trois fakirs en contemplation.
Il y a dans le bois des sangliers, des singes et quantité d'oi-
seaux, des vols de tourterelles, des tribus de perruches. Les
paons superbes s'y promènent en troupe ; entre les arbres morts,
sous les broussailles grises et sur le sol teinté de cendre, on les
voit courir tout allongés, à la file, merveilleux d'éclat et sem-
blables à des fusées de métal vert. Toutes ces bêtes sont libres,
mais on ne saurait dire sauvages, car, en ce pays où rhomnie ne
tue pas, elles n'ont pas comme chez nous l'idée de le fuir. Quant
aux tigres qui habitent l'autre versant des montagnes, de nu'-
moire d'homme on ne les a jamais vus rôder dans le bois
charmant.
En arrivant par le tour du lac, on éprouve d'abord le vague
effroi du surnaturel, au premier aspect de ces trois hommes cou-
leur de pierre, étrangement immobiles tout au bord de la route.
Ils diffèrent des statues en ce que leurs chevelures longues, leurs
moustaches, leurs sourcils sont restés noirs ; mais la fixité de
leurs yeux surtout est inquiétante, et on ne sait plus.
Ce sont des hommes d'une vingtaine d'années, des débutans
en fakirisme ; les macérations et les jeûnes n'ont pas altéré en-
36 REVUE DES DEUX MONDES.
core leur belle forme; leurs jambes qui, avec le temps, vont se
momifier dans la pose éternellement replie'e, sont grasses et un
peu féminines. Ces dessins rouges, qui sont peints pour signifier
Çiva, sur leurs fronts couverts de poudre, devraient rappeler
le visage des pitres ; mais on n'y songe même pas, tant le regard
est grave.
Derrière eux, sous labri de chaume, on voit luire, bien nets
et bien en ordre, les ustensiles de cuivre qui servent à leurs
ablutions de chaque matin et à leur diner frugal. Et au-dessus
de leur tête, les branches mortes qui s'étendent, sont un rendez-
vous d'oiseaux ; perruches, tourterelles, paons magnifiques, ou
tout petits chanteurs emplumés, que tant de sécheresse déroute,
viennent picorer les graines de riz laissées pour eux, après le
repas des trois sages.
Le passant qui s'arrête devant les trois fakirs et leur adresse
la parole est parfois invité, d'un geste et d'un sourire distrait, à
s'asseoir à Fombre de leur toit; mais la terre est balayée là si
soigneusement, qu'ils prient qu'on ait soin de retirer ses chaus-
sures avant de s'approcher. Ensuite leurs yeux se perdent à
nouveau' dans le rêve; vous vous en allez quand vous voulez, ils
ne vous parlent plus et cessent même de vous voir.
Ce lac, au milieu du bois, appartient au roi d'Odeypoure; ses
palais seuls y sont reflétés, et aussi quelques vieux temples aux
blancheurs éternelles; dans les deux îlots du milieu, des palais
encore, et des jardins murés ; partout ailleurs sur la rive, c'est
le fouillis des broussailles, l'enlacement des arbres. Et les très
hautes et abruptes montagnes, tapissées de forêts mourantes,
eid'erment le lieu de toutes parts, avec çà et là, au sommet de
quelque cime pointue, l'éclat blanc d'une petite citadelle d'au-
trefois, d'un petit sanctuaire brahmanique plus haut perché que
^es aigles. Juste au bord des eaux qui baissent chaque jour, une
^einte verte persiste aux branches; autrement, n'importe où Ion
regarde, c'est, dirait-on, la rouille de l'arrière-automne, ou les
grisailles de l'hiver.
Pour la première fois, aujourd'hui, j'ai vu vraiment remuer
l'un des trois fakirs.
J'étais entré dans le bois charmant à l'heure du coucher du
soleil, — l'heure où, sur l'autre ri^(' du lac, au-dessus d'une
maison abandonnée (jui appartient au jMaharajah, s'élève tou-
DANS l'inde affa.mée. 37
jours la même colonno d'épaisse fumée. (Un simple tourbillon
de poussière, soulevé par le piétinement des sang^liers d'alen-
tour; il en vient des centaines chaque soir, se ruer là pour
mauii'er le maïs qu'on leur jette du haut des fenêtres, de la part
du roi, depuis que la jungle se meurt.)
Donc, l'un des trois fakirs s'est levé, pour aller chercher der-
rière lui un miroir, de la poudre, du carmin; ensuite, ayant
repris sa pose hiératique, les jambes croisées, il a reblanchi son
visage et repeint soigneusement le signe de Çiva sur son front.
Il n'y avait personne, que les paons et les tourterelles, ralliant
de tous côtés pour le repas du soir. Alors, à la tombée du cré-
puscule, pour faire honneur à qui, cette toilette?...
Cependant on entendait là-bas, sous le couvert des branches,
le galop, très vite rapproché, d'une troupe de chevaux. Or, c'était
le roi qui passait avec une trentaine de personnages de sa cour.
De jolis chevaux harnachés de mille couleurs. Tous les cavaliers,
vêtus de blanc, leur taille svelte, prise dans de longues robes.
Des barbes, des moustaches très retroussées en l'air, à la mode
d'Odeypoure, donnant quelque chose du chat à toutes ces figures
de camée, d'un bronze pâle, à la fois très fines et très viriles.
Et le roi galopait à la tête de son escorte, la barbe en chat,
lui aussi, le visage, l'allure, d'une beauté et d'une distinction
parfaites.
En les regardant s'éloigner dans l'allée sans feuilles, on son-
geait à quelque chevauchée de notre moyen âge occid(nital,
quelque prince ou quelque duc, suivi de ses chevaliers et de ses
barons, revenant de la chasse, eu automne, un beau soir des
siècles passés...
Pierre Loti.
LA
SECONDE ABDICATION
I
LE RETOUR DE L'EMPEREUR A PARIS
I
En France, on attendait avec anxiété des nouvelles de larmée.
L'opinion générale était que l'Empereur gagnerait les premières
batailles. On croyait, on pariait qu'il serait à Bruxelles avant le
30 juin. Malgré ses succès en Espagne, on ne craignait guère
Wellington. On disait qu'à Taiavera, aux Arapiles, à Vittoria,
il n'avait combattu que les maréchaux et qu'il verrait la diffé-
rence quand il se mesurerait avec Napoléon. Néanmoins l'in-
quiétude était grande. Après ces premières victoires n'en fau-
drait-il pas remporter d'autres et d'autres encore? La France
pouvait-elle résister à l'Europe entière ! Les optimistes pensaient,
il est vrai, que la défaite de l'armée anglaise, dont personne
ne doutait, déconcerterait les coalisés au point de les engager à
faire des ouvertures de paix. Au début de cette guerre, la paix
était le vœu unanime. En 1815, on aimait la paix avec passion,
mais on n'accusait pas Napoléon d'avoir à reprendre les armes.
Le bon sens public comprenait que, si l'Empereur était la cause
ou le prétexte de la guerre, il n'en était point le promoteur.
(^ettc guerre redoutée et exécrée, c'était l'Europe qui l'avait vou-
LA SECONDE ABDICATION. 39
lue, qui l'avait rendue inévitable. Tout l'odieux en retombait
sur les étrangers et sur les Bourbons, leurs protégés. On disait
que charbonnier est maître chez lui ; la fierté française se révol-
tait à la pensée que les puissances prétendaient imposer un gou-
vernement au peuple de la Révolution. Plus on aimait la paix,
plus on était animé contre ceux qui la troublaient pour d'inso-
lentes raisons. La menace d'une nouvelle invasion ralliait les
esprits à Napoléon, car on voyait toujours en lui l'épée de la
France.
S'ils dominaient dans la masse de la population, ces senti-
mens n'y régnaient pas sans partage. Les royalistes continuaient
d'espérer et d'agir. Ils ne se bornaient pas à souhaiter la défaite
de l'Empereur; ils le combattaient par tous les moyens en leur
pouvoir : fausses nouvelles, propos alarmans, chansons, pam-
phlets, menaces aux fonctionnaires, appels à la désertion, tenta-
tives corruptrices, embauchages, séditions, prises d'armes. Mar-
seille, Bordeaux, Toulouse, Gaen, le Havre, étaient agités. Dans
l'Aveyron, la Lozère, le Gard, le Vaucluse, l'Orne, la Sarthe,
des bandes d'insurgés et de réfractaires escarmouchaient contre
les gendarmes et les colonnes mobiles. L'armée vendéenne, qui
s'était dispersée à la mort de Louis de La Rochejaquelein, se re-
formait sous le commandement de Sapinaud. Les principaux
chefs, d'Autichamp, Suzannet, Auguste de La Rochejaquelein,
Saint-Hubert, rassemblaient de nouveau leurs paysans pour les
mener à la rencontre des troupes de Travot et de Lamarque. Sur
la rive droite de la Loire, les chouans de Sol de Grisolles se
concentraient à Auray au nombre de quatre à cinq mille.
A côté des royalistes, il y avait les constitutionnels de pro-
fession et les libéraux de carrière; à côté des petites armées de
Vendéens et de chouans, il y avait la Chambre. Sans doute, les
libéraux n'étaient pas disposés à prendre le fusil comme les Ven-
déens, et ils ne faisaient point de vœux, comme les royalistes,
pour le succès des alliés. Mais ils n'envisageaient pas sans ap-
préhension de nouvelles victoires napoléoniennes. Par delà la
lutte entre lEurope et la France, ils voyaient la lutte entre;
l'Empereur et la liberté. Ils redoutaient que le triomphe de la
France par l'épée de Napoléon n'eût pour conséquence le retour
au despotisme. Tel était chez quelques-uns l'attachement aux
idées libérales qu'ils en arrivaient à se demander s'il ne fallait
pas préférer encore la victoire de l'étranger à la perte des libertés
40 REVUE DES DEUX MONDES.
publiques. La plupart d'entre eux, cédant à l'instinct du patrio-
tisme, souhaitaient tout de même des succès aux frontières, mais
c'était l'esprit contraint et avec plus de résignation que d'ar-
deur. « On éprouve une vive douleur, écrivait La Fayette, dans
une lettre intime, en pensant qu'on ne peut, dans les circon-
stances présentes, s'abstenir de porter secours à l'Empereur. »
Ces sentimens dominaient dans la Chambre. La grande majorité
des représentans ne voyaient en Napoléon que le moindre de deux
maux. Elle le subissait comme une condition de l'état de guerre;
elle n'était bonapartiste que dans le sens de la défense du pays.
En cette assemblée de six cents députés, on n'en aurait pas trouvé
cent sincèrement dévoués à la personne de l'Empereur et j^arti-
sans convaincus du régime impérial. « J'ai bien moins d'inquié-
tudes, écrivait, le 17 juin, Sismondi à sa mère, sur les opéra-
tions militaires que sur la conduite de la Chambre. Elle est tout
à fait déraisonnable. Jusqu'à présent, elle ne me donne que de
la crainte. »
La Chambre des pairs jugeait de bon goût et de politique ha-
bile de se modeler sur l'esprit de la Chambre des représentans.
Les pairs tenaient leur nomination de la seule volonté de l'Empe-
reur et, pour la plupart, ils se trouvaient fort heureux de siéger
au Luxembourg, mais ils se gardaient bien de témoigner leur
reconnaissance et de manifester leur dévouement. (Il est juste
de dire que le plus grand nombre des officiers généraux membres
de la Chambre haute avaient rejoint les armées.) Les pairs
étaient déterminés à rivaliser de libéralisme avec les représen-
tans. Ces hommes qui presque tous avaient fait partie du ser-
vile Sénat impérial voulaient désormais étonner le monde par
leur indépendance. Si Napoléon, ayant reçu de la victoire une
nouvelle investiture, avait seulement levé « le vieux bras do
l'Empereur » selon son expression, sans doute leur volonté eûi
fléchi. Les députés, eux aussi, se fussent vraisemblablement
montrés moins revêches. Mais qu'advinssent des revers, Napo-
léon aurait tout à craindre de la Chambre des représentans et
rien à espérer de la Chambre des pairs.
Le 18 juin, Paris fut réveillé par le canon des Invalides. On
courut aux Tuileries, au Palais-Royal, à la place Vendôme pour
avoir des nouvelles de la victoire. Enfin le Moniteur parut. Il y
avait une dépêche de six lignes, datée du 16 juin, au soir, an-
nonçant que l'Empereur venait de remporter en avant de Ligny
LA SECONDE ABDICATION. 41
une victoire complète sur les armées de Wellington et de
Bliiclier. « Ce furent des transports de joie, disent des témoins
véridiques. L'orgueil brillait dans tous les regards. » Ce jour-là
étant un dimanche, la foule se pressait dans les rues et sur les
promenades. Des groupes se formaient pour entendre la lecture
de VExtrait du Moniteur, imprimé sur une feuille volante C[ue
l'on distribuait gratuitement. Cliacun suppléait à la concision du
bulletin par de merveilleux commentaires : Wellington était
prisonnier, Blûcher blessé à mort; on avait fait 25000 prison-
niers. Bientôt connue dans les départemens, la victoire de Ligny
y eut pour effet d'exalter les patriotes, d'entraîner les indécis
et de consterner les opposans de tout parti.
Le 19 juin, et jusqu'au matin du 20, les bonnes nouvelles
continuèrent. La rue était joyeuse, la stupeur régnait dans les
salons. A la Bourse, les jours précédens, les agioteurs avaient fait
monter les cours dans l'espoir d'une défaite de 1 Empereur qui,
selon leurs prévisions, amènerait vite la paix. Ils prirent peur et
vendirent. La rente tomba de 56 francs à 53 francs. Mais la
Chambre céda à Tentraînement des bons Français. « Aujour-
d'hui pour la première fois, écrivait, le 19 juin, le conseiller
d'Etat Berlier, la Chambre a, presque à l'unanimité, développé
le désir de faire tout ce qu'exigeront les besoins de l'Etat. » La
veille, sous l'impression de la dépêche datée de Ligny, le prési-
dent Lanjuinais avait adressé à l'Empereur une lettre de félicita-
tions, l'assurant « qu'il n'avait dans le Corps législatif que des
admirateurs passionnés et des amis intrépides dont môme les
plus grands revers n'ébranleraient pas le dévouement. »
Dans le monde politique, cependant, et jusque chez les plus
chauds partisans de l'Empereur, il y avait des doutes sur l'im-
portance de la victoire. On attendait avec une anxieuse impa-
tience le bulletin détaillé de la bataille de Ligny, et l'on s'alar-
mait que l'état-major impérial tardât tant à l'envoyer. On disait
que ce n'avait été qu'une action très disputée et très meurtrière,
et non un succès décisif comme Austerlitz ou léna. En proie à
de mauvais pressentimens, Lucien Bonaparte conseilla même à
son frère Joseph de ne point faire tirer le canon pour célébrer
cette victoire, qui risquait d'être sans lendemain.
42 REVUE DES DEUX MONDES.
II
Dans l'après-midi du 20 juin, Joseph reçut l'effrayante lettre
cfue l'Empereur vaincu lui avait écrite la veille, pendant la halte
à Philippe ville. Napoléon relatait le désastre de Waterloo sans
en rien atténuer et annonçait son retour immédiat à Paris. A
cette lettre pour Joseph seul, en était jointe une autre destinée
à être lue au conseil des ministres et qui ne révélait qu'avec
certaines réticences l'issue de la bataille. Joseph réunit le
conseil aux Tuileries. On se borna à entendre la lecture de la
lettre, car l'Empereur devant être à Paris dans la nuit ou le len-
demain matin, il n'y avait point de décision à prendre. On
exprima seulement lavis que l'Empereur ferait mieux de rester
à l'armée ; une dépêche lui fut même envoyée par un courrier
extraordinaire pour l'engager à différer son retour. Ce courrier
put-il rejoindre ri^]mpereur? C'est douteux. En tout cas, l'opinion
de ses ministres, dont un au moins lui était plus que suspect,
n'aurait pas modifié la résolution que lui dictaient impérieusement
le soin de renforcer sur l'heure l'armée vaincue à Waterloo et la
crainte de trahisons dans le ministère et de complots dans la
Chambre. Autant pour la défense désespérée du pays que pour
sauver sa couronne. Napoléon jugeait que, pendant quelques
jours, sa place était à Paris.
La princesse Hortense, Rovigo, Lavalette, avaient été instruits
de la fatale nouvelle presque en même temps que les ministres.
Chose en vérité surprenante, chacun garda le secret, sauf sans
doute Fouché, qui mit dans la confidence deux ou trois familiers.
Ce soir-là, la catastrophe demeura à peu près ignorée à Paris.
Dans les salons, dans les spectacles, dans les cafés des boulevards
et du Palais-Royal, l'inquiétude régnait, on parlait de mauvaises
nouvelles arrivées aux Tuileries ; mais on ne savait rien de
précis. Chez Carnot lui-même, qui recevait quelques amis intimes,
on en resta aux conjectures jusqu'assez tard dans la soirée.
Assailli de questions, le ministre, pour s'y dérober, s'assit à
une table de whist. Comme il battait machinalement et longue-
ment les cartes, absorbé dans sa pensée, son partenaire, le baron
de Gérando, leva le regard vers lui. Le visage de Carnot était
contracté par la douleur, de grosses larmes roulaient dans ses
yeux. Son émotion l'avait Irahi. Il se leva en jetant les cartes
LA SEGOiNDE ABDICATION. 43
et dit d'une voix étouffée : <( — Oui, la bataille est perdue! »
Le lendemain, de très bonne heure, le désastre était connu
dans tout le monde gouvernemental et parlementaire. Pendant
la nuit, Sauvo, directeur du Moniteur, avait reçu le courrier
extraordinaire qui apportait le Bulletin de la bataille; le duc de
Bassano précédant Napoléon était arrivé à Paris; le personnel
de la Maison de l'Empereur avait été commandé de service. De
grand matin, Joseph adressa aux ministres une convocation pour
un conseil à l'Elysée, et les affidés de Fouché, parmi lesquels Jay
et Manuel, ses commensaux et ses porte-paroles, colportèrent les
nouvelles chez les coryphées du parti libéral. Les membres du
Parlement étaient en émoi. Déjà grondaient les colères et s'an-
nonçaient les défections. On se rappelait ce qui s'était passé, l'an-
née précédente, à Fontainebleau. Les mêmes désastres semblant
devoir aboutir à un même dénouement, l'idée de l'abdication
ét£|it dans tous les esprits, le mot sur toutes les lèvres. On courait
les uns chez les autres. C'étaient des visites multiples, des entre-
vues rapides, des intrigues ébauchées. On allait aux nouvelles
chez le prince Joseph, on allait aux conseils chez Fouché, qui
seul dans ce ^and trouble conservait tout son calme.
Fouché n'avait été nullement surpris de la victoire aes alliés.
Dès le mois de mai, il avait dit à Pasquier: « L'Empereur
gagnera une ou deux batailles, il perdra la troisième; et alors
notre rôle commencera. » Ce rôle, c'était de profiter de la défaite
subie par Napoléon pour le renverser au plus vite. En faveur
de qui ? Les circonstances et aussi les intérêts du duc d'Otrante
en décideraient. Toutefois le retour soudain de l'Empereur ne
laissa pas de déconcerter un peu Fouché. Il se serait senti plus
tranquille et plus libre si Napoléon fût resté avec les débris de
l'armée bien loin de l'Elysée. L'Empereur revenait à Paris, avait
dit Joseph, pour demander de grands pouvoirs à la Chambre.
Ces pouvoirs dictatoriaux, Fouché doutait fort qu'on les donnât
au souverain vaincu, mais il pensait que Napoléon serait bien
capable de les prendre, nonobstant les députés. Il aurait pour lui
la garnison, les fédérés, les ouvriers. Les bourgeois libéraux et
la garde nationale ne s'aviseraient pas de bouger pour défendre la
Chambre. La dictature de l'Empereur ne durât-elle que quelques
jours, elle pourrait cependant être redoutable à ses ennemis
politiques. Et Fouché, surtout depuis la découverte de sa corres-
pondance avec Metternich, se savait très suspect. Au lieu d'agir
44 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même, il jugea donc plus prudent pour le présent et tout
aussi profitable pour l'avenir de faire agir les autres jusqu'à ce
que les choses fussent tout à fait décidées.
Avec une habileté diabolique, jouant tour à tour l'animation
et l'abattement selon l'opinion de ses interlocuteurs, découra-
geant ceux-ci, enflammant ceux-là, paraissant de l'avis de chacun
et amenant chacun à son propre avis, Fouché sut associer pour
un même dessein et pousser vers un même but les hommes les
plus opposés d'opinions. Aux libéraux comme La Fayette, il
dit : « Napoléon revient furieux ; il veut dissoudre la Chambre
et prendre la dictature. Souff'rirez-vous ce retour au despotisme ?
Le danger est pressant. Dans quelques heures, la Chambre n'exis-
tera plus. Il ne faut pas se contenter de faire des phrases. » Aux
partisans de l'Empereur, comme Regnaud de Saint-Jean-d'Angély,
il représenta que la fermentation était extrême dans l'Assem-
blée, que la majorité semblait déjà acquise au projet de pro-
clamer la déchéance comme l'année précédente. Il insinuait
qu'une abdication spontanée était peut-être le seul moyen pour
l'Empereur d'éviter la déposition, de préserver le pays de l'in-
vasion et du démembrement, et de sauver la dynastie. Les sou-
verains qui n'avaient entrepris la guerre que pour en finir avec
lui, arrêteraient leurs armées et ne s'opposeraient pas sans doute
à la reconnaissance de Napoléon II. Le duc d'Otrante laissait
entendre qu'il avait, quant à cela, par des rapports secrets de
Vienne, des quasi-certitudes. A d'autres bonapartistes moins fa-
ciles à endoctriner , il disait que la Chambre était avant tout
patriote et que dans l'intérêt public elle ne refuserait pas son
concours à Napoléon ; mais qu'il devait se confier franchement
à elle, car en présence d'un si grand péril il fallait l'union com-
plète entre l'Empereur et la nation. Par ces manœuvres, Fouché
rendait l'abdication ^ volontaire ou forcée, presque inévitable,
et, en même temps, il prenait ses sûretés contre tout événe-
ment. Si même Napoléon gardait le pouvoir, le duc d'Otrante
trouverait des défenseurs convaincus parmi les familiers du
souverain qu'il aurait tout fait pour détrôner.
III
Pendant ces menées et ces conciliabules, le 21 juin, à huit
heures du matin, Napoléon arriva à l'Elysée. Avec lui étaient
LA SECONDE ABDICATIO>'. 45
Bertrand et Drouot, ses aides de camp Corbineau, Gourgaiid,
Labédoyère, son éciiyer Canisy et son secrétaire-adjoint Fleiiry
de Chaboulon. Le duc de Bassano qui lavait quitté à Laon, la
veille dans la soirée, était déjà rentré à Paris.
Caulaincourt, devançant l'heure fixée par Joseph pour le
conseil des ministres, se trouvait à l'Elysée. Il accourut vers
l'Empereur quand celui-ci descendit de voiture. Napoléon sem-
blait terrassé par les journées fatales. Il respirait péniblement.
Son visage avait la pâleur de la cire, ses traits étaient tirés, ses
beaux yeux, naguère si brillans, fascinateurs, où passaient des
éclairs, étaient sans vie. Après un soupir pénible qui trahissait
l'oppression et la souffrance , il dit d'une voix haletante :
« — L'armée avait fait des prodiges, la panique l'a prise. Tout
a été perdu... Ney s'est conduit comme un fou; il ma fait massa-
crer toute ma cavalerie... Je n'en puis plus... Il me faut deux
heures de repos pour être à mes affaires. y> Il porta la main à sa
poitrine, disant : « J étoulte là! » Il commanda de lui préparer
un bain, et reprit : <( Mon intention est de réunir les deux
Chambres en séance impériale. Je leur peindrai les malheurs de
larmée ; je leur demanderai les moyens de sauver la patrie.
Après cela, je repartirai. » Depuis trois mois, le duc de Vicence
ne cessait pas de désespérer. A force de pressentir la cata-
strophe, il était préparé à la subir sans résistance, comme on
accepte l'inévitable. Sans chercher un mot de réconfort dont
Napoléon avait si grand besoin, il s'empressa de lui apprendre
les dispositions hostiles des représentans. Il dit ses craintes que
l'Empereur ne trouvât pas d'appui dans les Chambres, et ses re-
grets qu'il ne fût point resté au milieu de son armée « qui était
sa force et sa sûreté. » Napoléon l'interrompit : « — Je n'ai plus
d'armée! je n'ai plus que des fuyards. » Puis, se reprenant à l'es-
pérance, déjà tout ranimé, il dit : « — Mais je trouverai des
hommes et des fusils. Tout peut se réparer. Les députés me se-
conderont. Vous les jugez mal, je crois. La majorité est bonne
et française. Je n'ai contre moi que La Fayette et quelques
autres. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux... Mais je
ne les laisserai pas faire. Ma présence ici les contiendra. »
Les princes Joseph et Lucien arrivèrent à l'Elysée à quelques
minutes d'intervalle. Joseph, qui venait davoir avec Lanjuinais
une entrevue peu encourageante, était aussi abattu que Lucien
était ardent. Tous deux s'accordèrent, bien que guidés par des
46 REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens très difFérens, à confirmer l'opinion de Caiilaincourt
sur l'hostilité de la Chambre. L'Empereur les quitta pour so mettre
au bain. Il s'y trouvait depuis quelques instans quand on lui
apprit la venue de Davout. Il donna l'ordre de l'introduire dans
sa sallo de bains. Lorsqu'il le vit entrer, il leva les deux bras en
l'air et les laissa retomber de tout leur poids dans l'eau qui re-
jaillit jusque sur l'uniforme du maréchal. « Eh bien! Davout!
Eh bien ! » s'écria-t-il. Puis il retraça le désastre, décrivit l'état
de dissolution où se trouvait l'armée, s'épancha en plaintes,
comme avec Caulaincourt, contre le prince de la Moskowa,
Davout prit la défense de Ney : « Il s'est mis la corde au cou
pour vous servir, » dit-il. L'Empereur l'interrompit par ces mots :
« Qu'est-ce que tout ça va devenir? » « Rien n'est perdu, répondit
Davout, si Votre Majesté prend promptement des mesures éner-
giques. La plus urgente est de proroger les Chambres, car, avec
son hostilité passionnée, la Chambre des représentans paralysera
tous les dévouemens. »
Le temps passait, les ministres étaient réunis. Davout pressa
rp]mpereur de sortir du bain pour venir au conseil. Napoléon
n'y mit nulle hâte. Il se fit vêtir lentement ; quand il fut habillé,
il prit un léger repas. Dix heures avaient déjà sonné. Les mi-
nistres étaient surpris que l'Empereur tardât tant; ceux d'entre
eux qui lui gardaient encore leur foi s'alarmaient de cette indo-
lence. Il parut enfin.
Le conseil était au complet. II y avait les princes Joseph et
Lucien, Bassano, ministre secrétaire d'Etat, les huit ministres à
portefeuille, Cambacérès, Caulaincourt, Carnot, Gaudin, Mol-
lien, Davout, Decrès et Fouché, les quatre ministres d'Etat,
membres de la Chambre des représentans, Defermon, Regnaud,
Boulay, Merlin de Douai, et le secrétaire du conseil des minis-
tres, Berlier.
L'Empereur ouvrit la délibération par un court exposé des
événemens militaires et de l'état actuel de l'armée du Nord.
Puis il dit : « Nos malheurs sont grands. Je suis venu pour im-
primer à la nation un grand et noble dévouement. Que la France
se lève, l'ennemi sera écrase... J'ai besoin pour sauver la patrie
d'être revêtu d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire.
Dans l'intérêt public, je pourrais me saisir de ce pouvoir; mais il
serait plus utile et plus national quil me fût donné par les Cham-
bres. » Les ministres gardant un morne silence, expression trop
LA SECONDE ABDICATION. 47
visible du découragement qui les paralysait, Napoléon interpella
chacun d'eux.
Carnot, qui comme tous les grands cœurs connaissait mal les
hommes, les croyant à sa ressemblance, se faisait illusion sur le
patriotisme des représentans. Il approuva le dessein de l'Empe-
reur et conclut qu'il fallait déclarer la Patrie en danger, mobi-
liser les fédérés et toutes les gardes nationales, rappeler les
armées de Vendée et du Midi, livrer bataille appuyé aux retran-
chemens de Paris, et, si Ion était vaincu, se replier derrière la
Loire pour y continuer la guerre.
Caulaincourt objecta à Carnot qu'il était prouvé par les évé-
nemens de 1814 que l'occupation de Paris décidait de l'issue
de toute campagne. Il ajouta qu'il ne fallait pas néanmoins
désespérer, s'il y avait union sincère entre l'Empereur et les
Chambres. Bassano et Cambacérès exprimèrent aussi l'avis que
l'Empereur devait agir de concert avec le Parlement. Mais on
sentait à leur accent, que, comme Caulaincourt, ils parlaient
sans conviction et sans espoir.
Davout prit la parole : « En de pareils momens, dit-il d'une
voix assurée, il ne faut pas deux pouvoirs. 11 n'en faut qu'un
seul, assez fort pour mettre en œuvre tous les moyens de rési-
stance et pour maîtriser les factions criminelles et les partis
aveuglés dont les intrigues et les menées feraient obstacle à tout.
Il faut sur l'heure proroger les Chambres, conformément au droit
constitutionnel. C'est parfaitement légal. Mais, pour atténuer
l'efîet de cette mesure sur l'esprit des gens méticuleux, on peut
annoncer la convocation des Chambres dans une ville de l'in-
térieur, qui sera ultérieurement désignée, pour une époque
fixée à deux ou trois semaines d'ici, sauf à renouveler la proro-
gation si les circonstances l'exigent encore. »
Le conseil donné par Davout traversait les plans de Fouclié.
Le duc d'Otrante avait imaginé de répandre le bruit que l'Empe-
reur voulait proroger ou dissoudre la Chambre. Mais que cette
hypothèse gratuite devînt une réalité, que ce projet fût mis à
exécution, voilà qui l'eût fort déconcerté, Il composa son visage,
prit une expression ouverte et cordiale et demanda hypocrite-
ment pourquoi l'on prendrait une mesure aussi grave, puisque,
en raison du danger public, les Chambres ne marchanderaient
pas à l'Empereur leur concours dévoué. « Je vous assure,
conclut-il, que tout est très tranquille. » L'Empereur haussa
48 REVUE DES DEUX MONDES.
les épaules et dit : « Ah ! selon vous, on est tranquille ! »
Aatc sa rudesse coutumière, le duc Decrès déclara qu'il ne
pensait pas du tout comme le ministre de la Police, que l'on ne
devait point songer un instant à gagner les représentans dont la
majorité était nettement hostile et paraissait résolue à voter les
motions les plus violentes.
Regnaud avait été d'abord très déconcerté par les paroles de
Fouché. Pourquoi le duc d'Otrante assurait-il à l'Empereur, en
conseil des ministres, l'appui des Chambres, quand, deux heures
auparavant, dans son cabinet, il avait déclaré cet appui inespé-
rable? Regnaud pénétra les raisons de Fouché, mais il ne les pé-
nétra qu'à demi. Il crut comprendre que le duc d'Otrante voulait
empêcher une tentative de dissolution, qui échouerait et qui
aurait pour résultat, non plus seulement l'abdication de Napo-
léon, à laquelle il fallait dès maintenant se résigner, mais une
déclaration de déchéance entraînant la chute de la dynastie im-
périale. Il pensa que la suspicion dont Fouché était l'objet le
contraignait à ruser. Mais lui, Regnaud, que l'Empereur regar-
dait comme un de ses amis les plus dévoués bien qu'il fût de-
venu l'instrument inconscient de Fouché, qui l'avait persuadé
de la possibilité de la Régence, ne devait pas avoir de telles
craintes. Il pouA^ait, croyait-il, parler avec franchise. Il dit : « Je
doute malheureusement que les représentans consentent à se-
conder les vues de l'Empereur; ils paraissent croire que ce n'est
plus lui qui peut sauver la patrie. Je crains qu'un grand sacri-
fice ne soit nécessaire. » L'Empereur l'interrompit : « Parlez
nettement. C'est mon abdication qu'ils veulent. » « Je le crains,
Sire, quelque pénible que cela soit pour moi, il est de mon de-
voir d'éclairer Votre Majesté... J'ajouterai même qu'il serait pos-
sible, si l'Empereur ne se déterminait point à offrir son abdi-
cation dft son propre mouvement que la Chambre osât la
demander. »
Lucien répliqua vivement : « Si la Chambre ne A-eut pas
seconder l'Empereur, il se passera d'elle. Le salut de la patrie
est la première loi. Puisque la Chambre refuse de s'unira l'Em-
pereur pour iauver la France, il faut qu'il la sauve seul. Il faut
qu'il se déclare dictateur, qu'il mette tout le territoire en état de
siège et qu'il appelle à sa défense tous les bons Français. »
Sans approuver positivement Lucien et sans répondre direc-
tement à Regnaud, l'Empereur dit alors : « La présence de l'en-
LA SECOÎVDE ABDICATION'. 49
nemi sur le sol de la patrie rendra, j'espère, aux députés le sen-
timent de leurs devoirs. La nation les a nommés, non pour mo
renverser, mais pour me soutenir... Je ne les crains point; quoi
qu ils fassent, je serai toujours Tidolc du peuple et de l'armée.
Si je disais un mot, ils seraient tous assommés... Mais, en ne
craignant rien pour moi, je crains tout pour la France. Si nous
nous querellons au lieu de nous unir, nous aurons le sort du
Bas-Empire. Tout sera perdu, au lieu que le patriotisme de la
nation, sa haine pour l'étranger, son attachement à ma per-
sonne nous ofïrent encore d'immenses ressources. » Et recou-
vrant dans un suprême rayon d'espoir toute la force, toute la
lucidité, toute l'assurance de son génie, il exposa avec une pré-
cision lumineuse les moyens de résister et de vaincre, qui res-
taient encore au pays : Depuis un mois, toutes les mesures mili-
taires étaient prises dans l'hypothèse de premières batailles
perdues. Les places fortes du Nord et de l'Est, bien armées, bien
approvisionnées, pourvues de solides garnisons, gouvernées par
des chefs énergiques, pouvaient défier trois mois et davantage
les efforts de l'ennemi. Le corps de Brune s'appuyait sur Toulon,
les corps de Suclietet de Lecourbe allaient se replier pour couvrir
Lyon qui se trouvait en bon état de défense. Plus de 200 000 sol-
dats, militaires retraités, conscrits de 1815 et gardes nationaux
mobilisés étaient réunis dans les dépôts ou en marche pour les
rejoindre. Dans quatre jours (le 25 juin), il irait à Laon reprendre
le commandement de son armée ralliée dont l'effectif, en y com-
prenant les détachemens des dépôts déjà mis en route et le corps
de Grouchy qui devait avoir peu souffert, atteindrait d'ici la fin
du mois plus de 80 000 hommes. Elle serait renforcée par les
25 000 soldats d'élite que Bapp avait l'ordre de replier sur
la Seine. Ainsi, dans les premiers jours de juillet, une armée de
110 000 hommes, presque égale en nombre à celle qui avait
ouvert la campagne, couvrirait Paris. Les Anglo-Prussiens, ré-
duits à 100 000 hommes par le feu, les marches et les déta-
chemens laissés sur les derrières pour protéger les lignes de
communications et masquer les places, ne chercheraient pas une
bataille. Ils attendraient derrière la Somme l'entrée en ligne
des Busses et des Autrichiens qui ne pourraient arriver sur la
Marne que du 15 au 20 juillet. A Paris, on aurait donc vingt-
cinq jours pour achever les retranchemens, mettre en batterie
600 bouches à feu, organiser militairement 36000 gardes na-
TOME XIII. — 1903. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
tiotiaux, armer et exercer 30 000 tirailleurs fédérés, et faire venir
des troupes de tous les dépôts. Les dépôts vidés seraient bientôt
remplis avec les 160 000 hommes formant le complément de la
conscription de 1815 et de la levée des gardes nationaux mobi-
lisés, et l'on pourrait encore faire de nouveaux appels (1). La
France contenait plus d'élémens militaires qu'aucun autre peuple
au monde... « Et la Chambre veut que j'abdique! poursuivit
LEmpereur. A-t-on calculé les suites de mon abdication ? C'est
autour de moi, autour do mon nom, que se groupe l'armée :
m'enlever à elle, c'est la dissoudre. Si jabdique, vous n'aurez
plus d'armée. Les soldats n'entendent rien à vos subtilités. Croit-
on que des déclarations de droits, des discours de tribune, arrê-
teront une débandade?... On ne veut pas voir que je ne suis que
le prétexte de la guerre, que c'est la France qui en est l'objet.
Ils disent qu'ils me livrent pour sauver la France; demain, en me
livrant, ils prouveront qu'ils n'ont voulu sauver qu'eux-mêmes...
Me repousser quand je débarquais à Cannes, je l'aurais compris.
Mais maintenant je fais partie de ce que l'ennemi attaque, je fais
donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant,
elle se livre elle-même, elle se reconnaît vaincue, elle encourage
l'audace du vainqueur... Ce n'est pas la liberté qui me dépose,
c'est la peur. »
Ces paroles d'une éloquence pénétrante comme l'acier et brû-
lante comme la flamme, galvanisèrent les ministres. Leur dé-
vouement se ranimait avec l'espérance. Ils semblaient prêts à
faire tout ce que voudrait l'Empereur. Fouché devint très in-
(1) Le tableau que traçait Napoléon était à peu près exact quant au nombre de
soldats et de mobilisés qui se trouvaient aux armées, dans les garnisons et dans
les dépôts ou qui étaient en marche pour les rejoindre, et quant à celui des
hommes à mettre en activité. Dès le 15 juin, 28 000 hommes de l'armée foudroyée
à Waterloo allaient se trouver réunis autour de Laon. Grouchy ramenait 25 000 sol-
dats et toute son artillerie. Les dépôts de Paris et des départemens environnans
pouvaient fournir immédiatement 25 000 hommes au moins. Dans les dépôts
des départemens plus éloignés, il y avait 46 000 conscrits de 1815 et 120 000 gardes
nationaux mobilisés. Un mois plus tard on aurait eu encore 74 000 hommes foi'-
mant le complément de la conscription de 1815 et 84 000 hommes formant le com-
plément de la levée de la garde nationale mobile. En comprenant les petites armées
du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, de la Vendée, les garnisons des places : soldats,
fusiliers marins, mobilisés, militaires retraités, enfin les tirailleurs fédérés, les
douaniers, organisés militairement, les corps francs, etc., la France pouvait
encore opposer à l'ennemi plus de 550 000 (;ombattans. Mais l'Empereur se faisait
des illusions sur la possibilité d'armer ces niasses. On aurait eu assez de canons;
mais les fusils et les chevaux auraient manqué. Il y aurait eu aussi la question
d'areent.
LA SECONDE ABDICATION . 51
quiet. « Ce diable d'homme ! dil-il quelques heures plus tard à
un royaliste de ses amis, il m'a l'ait peur ce matin. En l'écoutant,
je croyais qu'il allait recommencer. Heureusement, on ne recom-
mence pas. »
IV
Pendant que l'on discourait ù lElysée, la Chambre agissait.
Les séances commençaient généralement à deux heures, mais
dès le matin, ce jour-là, les députés étaient venus en foule au
Palais du Corps législatif. Ils remplissaient les salles et les cou-
loirs, formant des groupes effarés et bourdonnans où se mêlaient
des membres de la Chambre des pairs, des journalistes, des
gardes nationaux, des gens de toute espèce qui entraient, sor-
taient et rentraient tour à tour. « C'était l'aspect d'une ruche
d'abeilles en anarchie, » dit le général Thiébault. On se commu-
niquait des détails sur le désastre de Mont-Saint-Jean, on en
exagérait encore l'étendue. L'armée entière était détruite; pas
un homme n'avait échappé; déjà la cavalerie anglaise était â
Saint-Quentin. On fulminait contre l'Empereur. Le matin, Sieyès
avait dit à Lanjuinais, qui se trouvait avec lui chez le prince
Joseph : « Napoléon a perdu une bataille, il a besoin de nous.
]\Iarchons avec lui. C'est le seul moyen de nous sauver. Le
danger passé, s'il veut être despote, nous nous réunirons pour
le pendre. Mais aujourd'liui sauvons-le pour qu'il nous sauve. »
Dans les Chambres, nul ne raisonnait comme Sieyès. On pensait
non pas à sauver la France par l'Empereur, mais à perdre l'Em-
pereur, quitte à perdre la France. Chaque parole était une accu-
sation. L'Empereur était la seule cause de la guerre. On ne s'était
rallié à lui, malgré les menaces de son despotisme latent, que
par un reste de confiance dans ses talens militaires. Et vieilli,
usé, devenu à demi fou, il n'était plus même capable de com-
mander. Il ne savait plus que faire massacrer ses soldats et s'en-
fuir. Il venait d'abandonner son armée comme il l'avait fait
deux fois, en Egypte et en Russie. Il arrivait à Paris pour exiger
du pays de nouveaux sacrifices qui lui permissent de mener
encore follement cent mille Français à la boucherie et à la dé-
faite. Que n'était-il resté à l'île d'Elbe ! Que n'avait-il été tué à
Mont-Saint-Jean ! Et maintenant l'abdication n'était-elle pas
l'unique parti qu'il eût à prendre? Les députés criaient d'autant
52 REVUE DES DEUX MONDES.
plus fort qu'ils avaient peur. On avait colporté parmi eux les
fausses confidences de Fouclié, que Napoléon voulait se pro-
clamer dictateur; et d'instant en instant, des émissaires, dépêchés
secrètement de l'Elysée par le même Fouché, rapportaient dans
les couloirs du Palais législatif, d'une façon plus alarmante
qu'exacte, tout ce qui se disait au conseil. A les en croire, Lucien
et Davout poussaient l'Empereur à dissoudre la Chambre. Sa
décision était prise, déjà stationnaient dans la cour de l'Elysée
les voitures de parade où Napoléon allait monter pour venir en
personne déclarer la Chambre des représentans dissoute et la
Chambre des pairs prorogée. Ces rapports évoquaient à l'esprit
troublé des députés la vision des grenadiers de Brumaire.
Tandis que la foule consternée et avide de nouvelles s'amas-
sait au dehors, les privilégiés commencèrent de prendre place
dans les tribunes, et nombre de députés s'assirent à leur banc.
Tous les yeux convergeaient vers un groupe que formaient au
bas de l'hémicycle Flaugergues, le général Sébastiani, Roy,
Manuel et La Fayette qui les dominait de sa haute taille restée
encore svelte.
Parmi tous les députés qui clamaient contre l'Empereur avec
tant de colère, La Fayette, sous sa froideur apparente, était le
plus animé. Bien qu'il eût à Napoléon l'obligation assez sérieuse
d'avoir imposé sa mise en liberté comme condition parti-
culière du traité de Campo-Formio (1) (en 1797 La Fayette,
croupissait depuis cinq ans dans les casemates des forteresses
(1) S'il est vroi que Bonaparte agit en cela d'après les instructions du Directoire,
il est vrai aussi qu'il prit à cœur la libération de La Fayette, à laquelle s'opposait
très vivement le cabinet autrichien, et qu'il l'obtint par son ardente persévérance.
Voici d'ailleurs en quels termes La P'ayctte, dans une lettre du ti octobre 1797,
exprimait sa reconnaissance à Bonaparte ; « Les prisonniers d'Olmùtz aiment à
rendre hommage à leur libérateur... le héros qui a mis notre résurrection au
nombre de ses miracles... Nous allons tâcher de rétablir les santés que vous avez
sauvées. Nous joindrons aux vœux de notre patriotisme pour la République l'in-
térêt le plus vif à l'illustre général auquel nous sommes encore plus attachés
pour les services c^'il a rendus à la cause de la liberté et à notre patrie que pour
les obligations particulières que nous nous glorifions de lui avoir et que la plus
vive reconnaissance a gravées à jamais dans notre cœur. »
Le 6 mars 1798, il écrivait encore à Bonaparte : "... Je vous dois plus que ma
liberté et ma vie, puisque ma femme, mes filles, mes camarades de captivité vous
l'econnaissent aussi pour leur libérateur... J'espère n'avoir pas besoin de vous
assurer que ma gratitude durera, comme mon attachement, autant que ma vie. »
La Fayette rentra en France grâce au 18 Brumaire, qu'il fut bien loin de
blâmer. Le 20 mai 1802, il écrivit au Premier Consul : « Le 18 Brumaire sauva la
France. »
LA SECONDE ABDICATION. 53
allemandes), il ne lui avait jamais pardonné de s'être fait pro-
clamer Consul à vie, puis Empereur. Le retour de l'île d'Elbe,
malgré le rétablissement de la cocarde « qu'il avait instituée, »
ne lui avait inspiré, selon son expression encore, que « des vœux
contre le destructeur de toutes les idées libérales. » Elu député
sur son refus d'accepter la pairie que lui faisait offrir Napoléon,
il s'était mis à la tête de l'opposition parlementaire ; et il y a des
indices que, peu de jours avant le Champ de Mai, il avait été du
groupe de députés qui firent des ouvertures à Fouclié et à Garnot
en vue de profiter de cette « ridicule cérémonie » pour déposer
l'Empereur. Après Waterloo, l'entreprise était plus facile. La
Fayette s'y dévoua. Bien entendu, il croyait, avec une naïveté
imbécile, que les alliés « qui ne faisaient la guerre qu'à Napo-
léon, » rentreraient chez eux à la première nouvelle de la dé-
chéance et laisseraient la France libre d'installer le meilleur des
gouvernemens constitutionnels sous le sceptre du souverain qui
agréerait le plus à lui, La Fayette. Pour le cas où l'Europe s'avi-
serait de continuer la guerre, La Fayette avait d'autres illusions
à son service. Il s'imaginait que la chute de l'Empire « rendrait
son élasticité à la nation qui repousserait alors la coalition des
rois avec cette énergie populaire que Bonaparte n'avait plus le
droit ni le pouvoir d'exciter. »
Déjà mis en garde par Fouché et ses émissaires contre le
prétendu projet de l'Empereur de dissoudre la Chambre pour
prendre la dictature, La Fayette eut la confirmation de ces des-
seins par Regnaud lui-même qui venait de quitter le Conseil de
l'Elysée (1). Il fallait gagner Napoléon de vitesse. La Fayette se
concerta avec Lanjuinais qui, bien qu'il ne fût encore que midi
un quart, se pressa d'ouvrir la séance.
Pendant la lecture du procès-verbal, les députés assis à leurs
bancs ou debout sur les degrés de l'hémicycle continuaient de
parler avec la même véhémence que dans les couloirs. Un bruit
(1) La Fayette à M"= d'Hénin, Paris, 29 juin 1815.
Il est difficile de révoquer en doute cette assertion précise d'une lettre écrite
par La Fayette huit jours après les événemens et où il n'avait aucun intérêt à
compromettre ou à faire valoir Regnaud. On peut dire que Regnaud, persuadé
que l'Empereur était condamné de toute façon et s'imaginant que l'abdication assu-
rerait la couronne au Prince impérial tandis qu'une tentative contre la Gliambre
perdrait Napoléon IT avec Napoléon 1", crut devoir employer tous les moyens
pour paralyser son souverain. L'Empereur a dit, à Sainte-Hélène : « Regnaud m'a
trahi un des premiers. "
54 REVUE DES DF<:UX MONDES.
confus et assourdissant emplissait la vaste salle. Soudain il se
fit un grand silence. La Fayette montait à la tribune.
D'une voix grave et calme, que l'on écouta avec une atten-
tion qui tenait du recueillement, il dit : <( Lorsque, pour la pre-
mière fois depuis bien des années, s'élève une voix que les vieux
amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous
parler des dangers de la patrie que vous seuls à présent avez le
pouvoir de sauver... Permettez, messieurs, à un vétéran de la
cause sacrée de la liberté de vous soumettre quelques résolutions
préalables dont vous apprécierez, j'espère, la nécessité : — Article
premier. La Chambre des représentans déclare que l'indépen-
dance de la nation est menacée. — Article IL La Chambre se dé-
clare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un
crime de haute trahison ; quiconque se rendrait coupable de cette
tentative sera traître à la patrie et jugé comme tel. — Ar-
ticle III. L'armée et la garde nationale ont bien mérité de la
patrie. — Article IV. Le ministre de l'Intérieur est invité à porter
au plus grand complet la garde nationale parisienne, cette garde
citoyenne dont le patriotisme et le zèle éprouvés depuis vingt-
six ans offrent une sûre garantie à la liberté, aux propriétés,
à la tranquillité de la capitale et à l'inviolabilité des repré-
sentans de la nation. — Article V. Les ministres de la Guerre,
des Relations extérieures, de l'Intérieur et de la Police sont in-
vités à se rendre sur-le-champ dans le sein de l'Assemblée. »
On applaudit. La motion répondait aux sentimens de la
Chambre, à ses colères comme à ses craintes. Mais pour proposer
publiquement cet attentat à la Constitution, il fallait un homme
qui eût le passé et l'autorité de La Fayette. Nul autre n'aurait pu
raisonnablement l'oser. C'est pourquoi Napoléon ne s'est pas
trompé en écrivant dans son testament que sa seconde abdication
est due à La Fayette.
Les trois premiers articles furent votés sans discussion. Des
bonapartistes, s'il en était encore, les uns gardaient un silence
timide, les autres cédaient à l'entraînement général; ils hurlaient
avec les loups. Aucun d'eux n'osa ou ne voulut protester contre
ce coup d'Etat parlementaire. Pour les libéraux qui pendant la
Restauration s'étaient posés en apôtres de la Loi, en champions
de la légalité, ils passèrent sans nul scrupule sur l'illégalité de
la mesure. Que Napoléon, dans la plénitude de ses droits consti-
tutionnels, décrétât la prorogation ou la dissolution de la Chambre,
LA SECONDE ABDICATION. 5-^
ils estimaient, comme l'avait dit La Fayette, que ce serait <( un
crime de haute trahison. » Mais que la Chambre se mit en
insurrection contre l'Empereur et usurpât le pouvoir exécutif,
c'était, à leurs yeux, l'acte le plus naturel et le plus légitime.
Un léger débat s'étant élevé sur la rédaction de l'article IV,
Merlin de Douai en fit ajourner le vote jusqu'après la compa-
rution des ministres. On adopta ensuite l'article V, puis l'en-
semble de la motion. A la demande de l'ancien préfet de police
Dubois, que l'Empereur, deux mois auparavant, n'avait pas voulu
réintégrer au Conseil d'Etat, la Chambre vota l'affichage de la
résolution dans Paris et les départemens. On décida, enfin, que
cette résolution serait à l'instant transmise sous forme de mes-
sage <( aux deux autres branches de l'autorité représentative, »
ce qui signifiait, en jargon parlementaire, la Chambre des pairs
et l'Empereur.
V
L'Empereur aurait pu sans doute détourner ce coup, si au
lieu de laisser parler longuement ses ministres et d'entreprendre
de les convaincre en se grisant de ses paroles, il leur eût imposé
sa volonté et se fût rendu avant midi à la Chambre dans son
uniforme terni par la poudre. Mais il cherchait précisément dans
son conseil l'énergie qu'il n'avait plus. Brisé de fatigue, ses forces
physiques épuisées, il retardait le moment d'agir. Loin de brus-
quer la décision des ministres, il différait d'en prendre une lui-
même. On ne s'était donc arrêté à aucun parti et l'Empereur
continuait d'exposer ses plans pour sa nouvelle campagne de
France, quand on fut informé, probablement par Regnaud, de la
motion de La Fayette et du vote de la Chambre. En une seule
pensée, rapide comme l'éclair, Napoléon mesura toutes les con-
séquences de cet acte. « J'aurais dû congédier ces gens-là avant
mon départ, dit-il. C'est fini. Ils vont perdre la France. » L'im-
pression est la même chez les ministres. Un instant gagnés par
son éloquence fascinatrice aux grands desseins de l'Empereur,
ils les jugent maintenant impraticables. Davout lui-même, qui
a parlé avec ardeur pour les mesures énergiques, violentes au
besoin, s'intimide. Il lui vient des scrupules de légalité. Il réflé-
chit que, s'il faut dissoudre la Chambre par la force, c'est lui, mi-
nistre de la Guerre, qui sera chargé de cette exécution. Il re-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
Cille devant la responsabilité. « Le moment d'agir est passé, dit-il.
La résolution des représentans est inconstitutionnelle, mais c'est
un fait consommé. Il ne faut pas se flatter, dans les circonstances
présentes, de refaire un 18 brumaire. Pour moi, je me refuse-
rais d'en être l'instrument. » Le droit passait du côté de ceux
qui avaient violé la loi. Napoléon, une heure auparavant en
possession de tous les pouvoirs légaux, était constitutionnelle-
ment désarmé.
Après un instant de rêverie, l'Empereur dit : « Je vois que
Regnaud ne m'avait pas trompé. J'abdiquerai s'il le faut. » Mais
s'apercevant, au visage de ses ministres qui se détendait, bien
qu'ils s'efforçassent de garder leur mine contrite, qu'il s'était en
quelque sorte condamné par cet aveu d'impuissance, il ajouta
vivement : « Cependant, avant de prendre un parti, il faudra
voir ce que tout ça deviendra. » Puis il enjoignit à Regnaud de
retourner à la Chambre pour calmer les représentans et se rendre
compte de leur esprit. « Vous leur annoncerez, dit-il en substance,
que l'armée, après de grands succès, a été prise de panique;
quelle se rallie; que je suis venu à Paris pour me concerter
avec mes ministres et avec les Chambres sur les moyens de
rétablir le matériel de l'armée, sur les mesures législatives
qu'exigent les circonstances; que le Conseil est réuni pour
s'occuper des propositions à présenter aux Chambres. » Cette
déclaration rédig<''e à la hâte et transcrite en double, l'Empereur
chargea Carnot d'en donner lecture à la Chambre des pairs en
même temps que Regnaud la communiquerait à la Chambre
élective. Ce n'était là encore qu'un prétexte à temporiser.
L'esprit de la Chambre, l'Empereur ne le connaissait que trop
par tout ce qu'on lui en disait depuis le matin, et par la résolu-
tion qu'elle venait de prendre. Et, raisonnablement, il ne pou-
vait espérer qu'un message si embarrassé eût la moindre action
sur les représentans.
La Chambre écouta le porte-paroles de l'Empereur avec conve-
nance mais avec un silence de glace qui était une manifestation.
Avant de quitter la tribune, Regnaud, assez maladroitement,
car le document n'était certes pas de nature à réchauffer les cœurs,
proposa de lire le bulletin de la bataille; il avait une épreuve du
Supplément au Moniteur où allait paraître cette relation. « Quand
on attend, s'écria un député, les renseignemens officiels que
doivent donner les ministres, il paraît peu convenable que la
LA SECONDE ABDICATION. 57
Chambre prenne connaissance des faits d'une manière aussi indi-
recte. » A une très grande majorité, les représentans refusèrent
d'entendre la lecture. Puis, comme s'ils tenaient pour nulle la
communication qu'avait faite Regnaud au nom de l'Empereur,
ils passèrent à la discussion sur la façon dont on interrogerait
les ministres.
Presque au même moment, entre une heure et demie et deux
heures, Carnot faisait la même communication à la Chambre des
pairs qui venait d'entrer en séance. La déclaration impériale,
lue par ce ministre, d'une voix mal assurée, troubla profondé-
ment l'assemblée. On ne savait quel accueil y faire. Nul ne
demandait la parole et chacun parlait à son voisin. Il y eut
comme une tacite suspension de séance. C'est au milieu de
cet effarement que le message de la Chambre des représentans
fut remis au président Cambacérès. Il invita Thibaudeau, l'un
des secrétaires, à en donner lecture. Après un instant d'hésita-
tion qui se traduisit par un silence assez long, la Chambre des
pairs se sentit soudain ranimée. Elle s'était faite le satellite de
la Chambre élective; celle-ci la tirait d'embarras en lui marquant
le parti à prendre. « La Chambre des représentans, s'écria Thi-
baudeau, donne un bel exemple. Nous devons nous empresser de
partager ses sentimens et de les manifester. » « La résolution de
la Chambre, dit (Juinette, doit être appuyée et consolidée par
une résolution semblable de la Chambre des pairs. » Pontécou-
lant et Boissy d'Anglas parlèrent dans le même sens. Lavalette,
Rovigo, Sieyès, Drouot, d'autres encore étaient atterrés, mais ils
n'étaient pas hommes de tribune. Seul le général de Valence eut
le courage de prendre la parole. Pour parer à un vote par en-
traînement, il demanda le renvoi à une commission. Bien qu'ap-
puyée à deux reprises par Carnot, cette proposition fut repoussée
après une véhémente réplique de Boissy d'Anglas. Cambacérès,
sentant que la situation devenait grave, s'était retiré sous pré-
texte de se rendre à l'Elysée. Le vice-président Lacépède, qui
avait pris le fauteuil, mit les articles aux voix. Sur l'article II,
déclarant traître à la patrie, quiconque tenterait de dissoudre
les Chambres, Pontécoulant crut devoir motiver son vote ou plutôt
en accentuer la signification. « Cette disposition, dit-il, est une
dérogation formelle à l'Acte constitutionnel, mais je la vote
sciemment et veux en encourir toute la responsabilité. » Pour la
troisième fois, Valence demanda le renvoi à une commission,
58 REVUE DES DEUX MONDES.
invoquant le règlement qui interdisait à la Chambre toute déli-
bération d'urgence. « C'est vous-même, interrompit Pontécou-
lant, qui violez le règlement en revenant sans cesse sur une
décision prise par l'Assemblée. La nomination d'une commission
a été rejetée. » Valence reprit la parole au milieu des murmures.
« Je ne comprends pas, dit-il, je ne comprendrai jamais com-
ment vous déclareriez traître à la patrie quiconque tenterait de
dissoudre la représentation nationale! Qui nous menace? Qui?
Est-ce le gouvernement?... » « C'est la canaille excitée par nos
ennemis ! s'exclama tout en feu Pontécoulant. Et d'ailleurs, si un
ministre présentait un arrêté de dissolution, je me déclare dès
à présent son accusateur. » « Il est indécent, dit Boissy d'Anglas,
de revenir quatre fois sur la même proposition. Je demande que
l'on passe aux voix et que celui qui entrave encore la décision
de l'Assemblée soit rappelé à Tordre. » On vota aussitôt une
résolution conforme à celle de la Chambre des repvésentans,
avec cette même clause que le texte en serait transmis à l'Em-
pereur. L'article IV qui enjoignait aux ministres de se rendre
à l'Assemblée fut cependant repoussé. Pontécoulant avait exprimé
à cet égard des scrupules de légalité, lui qui assumait si allègre-
ment la responsabilité de l'article II, attentat bien plus grave
à la Constitution. Après avoir voté cette déclaration de guerre
à l'Empereur, la Chambre des pairs suspendit la séance.
La Chambre des représentans était restée en permanence.. On
commençait à y manifester une vive irritation que les ministres
ne se présentassent point selon l'invitation impérative qui leur en
avait été faite. Sur la proposition de Jay, appuyée par Manuel et
par Durbach, on vota l'envoi à chaque ministre nominativement
d'un second message lui enjoignant de se rendre incontinent
devant la Chambre. Entre temps, on engagea une discussion sur
les mesures à prendre pour la sécurité de l'assemblée. « M. de
La Fayette, dit Manuel, vous a proposé de faire appeler les chefs
de la garde nationale. Mourir pour la patrie est un sort si beau
qu'il n'est personne parmi nous qui ne s'en fit un titre de gloire
et de bonheur. Mais nous devons nous conserver, non pour nous,
mais pour la patrie. » Un député demanda que la Chambre nom-
mât à l'instant un commandant de la garde nationale, le général
Durosnel pouvant se refuser d'obéir au Parlement, sous pré-
texte qu'il n'était que commandant en second sous les ordres
immédiats de l'Empereur. Le général Sébastian! insista pour
LA vSECONDE AI5DICAT10N. 59
que l'on appelât les douze chefs de légion et qu'il leur fût enjoint
de mettre chacun un bataillon sous les armes afin de protéger
la représentation nationale. Le général Sorbier répliqua que l'on
devait procéder régulièrement et s'adresser à Durosnel. L'ordon-
nateur Lefebvre, membre de la commission administrative de la
Chambre, ferma la discussion en assurant que lui et ses collègues
venaient d'inviter officiellement le général Durosnel à envoyer
500 grenadiers. Un autre membre de la commission, Gamon,
ajouta que déjà était arrivé un bataillon de garde nationale qui
faisait le service autour du palais.
Durosnel n'était pas responsable de cette prise d'armes inso-
lite. Le chef d'état-major de la garde nationale, Tourton, grand
ami de Fouché, se trouvait au Corps législatif quand La Fayette
avait fait sa motion. Sans tarder, il avait insinué à Benjamin
Delessert , qui cumulait le mandat de représentant avec le
grade de chef de la 3^ légion, qu'il serait « peut-être bon de
prendre les mesures que commandait l'intérêt public. » Delessert
quitta la Chambre incontinent, alla revêtir son uniforme, et
après s'être concerté avec Billing, son chef d'état-major, il fit de
sa propre autorité battre le rappel dans le quartier des Petits-
Pères. Environ quatre cents gardes nationaux s'assemblèrent; il
leur dit que la représentation nationale étant menacée, ils avaient
mission de la protéger. Les gardes, croyant marcher en vertu d'un
ordre régulier, s'acheminèrent sans objection vers le Palais-Bour-
bon; Delessert les rangea en bataille devant les grilles, face au
pont de la Concorde et leur fit même distribuer des cartouches.
C'était un excès de précaution, car pour être redoutable la
foule qui grossissait aux abords du Corps législatif était d'opinion
trop divisée. D'ailleurs il lui manquait un chef ou un mot
d'ordre. Tel groupe de curieux où les bourgeois et les bouti-
quiers se trouvaient en majorité approuvait la conduite des
représentans. Ils pensaient que la Chambre, en se déclarant si
résolument contre l'Empereur, l'allait contraindre à une nouvelle
abdication, qui aurait pour conséquences la paix et la reprise des
affaires. Av^ec le roi, que quelques-uns désiraient en secret et
que d'autres se résignaient déjà à accepter^ on aurait du moins
la tranquillité ! Ils jugeaient comme à la Bourse, où l'on saluait
par une hausse de deux francs le plus cruel désastre qu'eussent
éprouvé les armes françaises. Ces sentimens avaient dominé
autour du Palais-Bourbon pendant une partie de l'après-midi,
60 REVUE DES DEUX MONDES.
car l'élément populaire y était encore peu nombreux. Dans les
quartiers éloignés, les nouvelles avaient tardé à se répandre.
Par une confusion explicable, le bruit avait même couru d'abord
que c'était Timpératrice qui était arrivée à Paris. Vers quatre
heures seulement, les ouvriers et les fédérés commencèrent à se
porter en nombre vers FElysée et vers la Chambre. A mesure
qu'ils apprenaient les incidens de la séance, ils manifestaient
leur mécontentement par des sarcasmes et des menaces contre
les représentans et des cris de « Vive l'Empereur ! » Malgré
l'effroyable bulletin de la bataille qui venait de paraître en un
supplément du Moniteur et en diverses feuilles volantes que l'on
se passait de main en main et dont on faisait des lectures à
haute voix, ceux-là n'étaient point découragés. La défaite exaltait
leur patriotisme, avivait leur haine contre l'étranger, leurs colères
contre ses partisans, et laissait entière leur confiance en l'Em-
pereur. Ils voulaient la continuation de la guerre, mais tout
leur espoir était Napoléon.
L'Empereur était informé d'instant en instant de tout ce qui
se passait au Corps légistatif et au Luxembourg. La défection de
la Chambre des pairs l'affligea dans ses sentimens plus qu'elle ne
déconcerta ses plans. Il ne comptait pas trouver un appui bien
efficace dans la Chambre haute qu'il savait aussi déconsidérée
déjà que naguère son Sénat. La nouvelle injonction des repré-
sentans aux minisires lui donna quelque colère. « Je vous dé-
fends de bouger, » dit-il. Tout de même, à moins de recourir à
des mesures extrêmes, qu'il était bien loin de vouloir employer, il
fallait céder. Après avoir assez longtemps hésité, il autorisa
les ministres à se rendre au Corps législatif. Mais afin qu'ils ne
parussent point obéir aux ordres factieux de la Chambre, il les
y dépêcha comme porteurs d'un second message. D'après l'Acte
additionnel, l'Empereur avait le pouvoir de se faire représenter
au Parlement par des commissaires de son choix. Il adjoignit
aux ministres le prince Lucien en qualité de commissaire
extraordinaire. Ses ministres, dont il voyait l'abattement et dont
il jugeait la tiédeur, lui semblaient désormais impuissans à dé-
fendre ses droits. Pour faire un dernier appel au patriotisme des
Chambre , il avait plus de confiance dans l'ardeur et la fermeté
de Lucien. « Allez, dit-il, et parlez de l'intérêt de la France,
qui doit être cher à tous ses représentans. A votre retour, je pren-
drai le parti que me dictera mon devoir. )>
LA SECONDE ARDfCATlON. 61
L'Empereur quitta le salon pour aller respirer un peu sous
les grands arbres du jardin. Lucien le suivit. Il avait accepté
sa mission à contre-cœur ; il jugeait qu'obtempérer à l'audacieuse
sommation des députés en leur envoyant les ministres était déjà
une sorte d'abdication. Seul à seul avec l'Empereur, il lui con-
seilla de nouveau de dissoudre la Chambre. A celle époque, le
jardin de TElysée avait pour toute clôture un saut de loup et
un petit mur très bas, en partie écroulé. La foule qui s'amassait
dans l'avenue Marigny en criant : « Vive l'Empereur !» et : « Des
armes ! des armes ! » aperçut Napoléon au débouché de la grande
allée. Les acclamations redoublèrent. « Eh bien! dit Lucien,
vous entendez ce peuple?... Un mot, et les ennemis de l'Em-
pereur auront succombé. Il en est ainsi par toute la France.
L"abandonnerez-vous aux factions? » L'Empereur s'arrêta, salua
de la main la foule hurlante, et répondit à son frère, ému jus-
qu'aux larmes de la grandeur de ses paroles : « Suis-je plus
qu'un homme pour ramener une Chambre égarée à l'union qui
seule peut nous sauver? ou suis-je un misérable chef de parti
pour allumer la guerre civile ? Non ! jamais ! En brumaire, nous
avons pu tirer l'épée pour le bien de la France. Pour le bien
de la France, nous devons aujourd'hui jeter cette épée loin de
nous. Essayez de ramener les Chambres; je puis tout avec
elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je
ne pourrais pas sauver la patrie. Allez, et je vous défends en sor-
tant de haranguer ce peuple qui me demande des armes. Je ten-
terai tout pour la France; je ne veux rien tenter pour moi. »
Quelques instans après, TEmpereur exprima les mêmes sen-
timens à Benjamin Constant, qu'il avait mandé, et qu'il reçut
dans le jardin. Les : « Vive l'Empereur! » et les cris : « Aux
armes ! » continuaient autour de TElysée. Benjamin Constant
qui, le matin, avait considéré l'abdication comme funeste et qui,
depuis la révolte de la Chambre, ne voyait plus d'autre issue,
écoutait avec anxiété <( ces manifestations d'un enthousiasme en
quelque sorte sauvage. » Il songeait à l'unique, mais terrible
ressource qui restait à Napoléon, s'il déchaînait la démagogie en
l'excitant par les spoliations et le sang. « Cet homme, pensait-il,
pourrait être le Marins de la France, et la France deviendrait
le tombeau des nobles et peut-être le tombeau des étrangers. »
L'Empereur avait longtemps gardé le silence, les yeux fixés sur
la foule qui l'acclamait; il dit soudain : « Vous les voyez! ce
62 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas eux que j'ai comblés d'honneurs et gorgés d'argent.
Que me doivent-ils? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres.
Mais l'instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle
en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre rebelle
n'existera plus... Mais la vie d'un homme ne vaut pas ce prix. Je
ne veux pas être le roi de la Jacquerie. Je ne suis pas revenu
de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang. »
VI
Il était six heures quand Lucien, accompagné des ministres
de l'Intérieur, des Affaires étrangères, de la Guerre et de la
Police, entra dans la salle des séances. La nouvelle qu'une foule
énorme acclamait l'Empereur autour de TÉlysée avait jeté
l'alarme parmi les députés. Le bruit courait que des ordres
étaient donnés d'assembler les dépôts de la vieille garde et deux
bataillons de tirailleurs fédérés pour les faire marcher contre la
Chambre. A l'arrivée du Président des Cinq-Cents au 18 bru-
maire, chacun sentit un léger frisson; on regardait instincti-
vement si derrière les commissaires de l'Empereur ne luisaient
pas des baïonnettes. L'assemblée reprit son assurance en voyant
l'attitude embarrassée de Lucien et la sérénité de Fouché. Sur
la demande du prince, la Chambre se forma en comité secret.
Lucien lut le message oii l'Empereur disait en substance que les
négociations allaient être rouvertes pour mettre un terme à la
guerre, si cela était compatible avec l'indépendance et l'honneur
de la nation, et que le prince Lucien et les ministres étaient
chargés de donner à la Chambre tous les renseignemens qu'elle
pourrait désirer. « La plus grande union est nécessaire, ter-
minait l'Empereur, et je compte sur la coopération et le pa-
triotisme des Chambres et sur leur attachement à ma personne. »
Lucien acheva cette lecture par un appel à l'union entre les corps
politiques, puis Davout, Caulaincourt et Carnot, montant tour
à tour à la tribune, donnèrent quelques renseignemens d'un
optimisme timide sur les ressources militaires et les espérances
diplomatiques.
Jay, l'homme de Fouché, prit la parole. « Je ne me dissi-
mule pas, dit-il avec emphase, le danger auquel je m'expose, si
la proposition que je vais faire n'est pas soutenue par la Chambre
tout entière. Mais dussé-je essuyer le môme sort que les anciens
LA SECONDE ABDICATION. 63
députés de la Gironde, je ne reculerai pas devant mon devoir.
Avant d'émettre ma proposition, je prie le Président d'inter-
peller les ministres de déclarer avec franchise sils pensent que
la France peut résister aux armées combinées de l'Europe, et
si la présence de Napoléon n'est pas un obstacle invincible à la
paix? »
Fouclié avait posé la question par la bouche de son compère
Jay. Il se chargea lui-môme de la réponse. Tandis que les mi-
nistres, hésitans, se consultaient du regard, le traître, sans leur
laisser le temps de prendre un parti, vint à la tribune et dit
négligemment que « les ministres n'avaient rien à ajouter à
leurs rapports antérieurs. » Prenant acte de cette déclaration
évasive, Jay montra l'armée décimée, épuisée, incapable d'op-
poser une résistance efficace à l'étranger, dont les forces croî-
traient chaque jour, et rappela les manifestes des puissances, « qui
s'étaient coalisées non contre l'indépendance de la nation fran-
çaise, mais contre la seule personne de Napoléon. » Encouragé
par l'approbation de la Chambre, il interpella Lucien : « Vous,
prince, s'écria-t-il,qui avez montré un noble caractère dans l'une
et l'autre fortune, sou venez- vous que vous êtes Français, que
lout doit céder à l'amour de la patrie. Retournez vers votre frère,
dites-lui que l'Assemblée des représentans du peuple attend de
lui une résolution qui lui fera plus d'honneur dans l'avenir que
ses nombreuses victoires ; dites-lui qu'en abdiquant le pouvoir, il
peut sauver la France, qui a fait pour lui de si grands et de si
pénibles sacrifices. »>
Le coup était porté. Lucien tenta d'y parer. Il opposa aux
paroles de Jay sur la désorganisation de l'armée le tableau des
ressources qui restaient en hommes et en matériel. « Quant à
l'étranger, conclut-il, quelle confiance pouvez-vous avoir dans
SOS déclarations. Ils ne combattent, disent-ils, que contre l'Empe-
reur. Quelle dérision ! C'est pour envahir la France, c'est pour se
partager ses provinces que les puissances se sont armées. Je le
répète, ce n'est pas Napoléon que l'Europe veut attaquer, c'est la
nation française. Et on propose à la France d'abandonner son
Empereur ! On l'exposerait devant le tribunal des peuples à un
jugement sévère sur son inconstance et sa légèreté. » A ces mots,
La Fayette se lève et s'écrie avec véhémence : (( C'est une assertion
calomnieuse! Comment a-t-on osé accuser la nation d'avoir été
légère et peu persévérante à l'égard de Napoléon? Elle l'a suivi
64 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les sables d'Egypte et dans les déserts de Russie. Et c'est
pour l'avoir suivi qu'elle a à regretter le sang de trois millions
de Français ! »
Le discours de Lucien, très habile et très éloquent, avait
presque ramené l'Assemblée; sa dernière phrase, qui provoqua
la dure réponse de La Fayette, ruina tout l'efTet obtenu. Le prince,
interdit, ne trouva rien à répliquer. Manuel, Dupm, Lacoste,
Girod de l'Ain parlèrent dans le même sens que Jay, appuyant
plus ou moins sa motion qu'une députation fût envoyée à l'Em-
pereur pour lui demander d'abdiquer et lui signifier que, s'il s'y
refusait, on prononcerait la déchéance. Bien que gagnés à cette
proposition, les députés reculèrent au moment de l'adopter; d'un
accord tacite, elle fut temporairement écartée sans être mise
aux voix. Gomme mesure provisoire, on décida la nomination
d'une commission de cinq membres de chaque Chambre pour
être associée aux délibérations du conseil des ministres.
La séance redevenue publique à huit heures du soir, la
Ghambre arrêta que ses délégués seraient son président, Lan-
juinais, et ses quatre vice-présidens La Fayette, Flaugergues,
Dupont de lEure et le général Grenier. Entre temps, Davout
crut devoir faire cette déclaration à la tribune : <( J'apprends que
des malveillans font courir le bruit que j'ai fait avancer des
troupes pour cerner l'Assemblée. Ce bruit est injurieux à l'Em-
pereur et à son ministre, qui est bon Français. » De son côté, le
général Durosnel, commandant en second la garde nationale, ré-
digea, sans en référer à l'Empereur ni au ministre de l'Intérieur,
un ordre du jour commençant par ces mots : « Au moment où
les Chambres vont délibérer sur les moyens de sauver la patrie,
il faut que leurs délibérations puissent être calmes; en consé-
quence, les postes de la garde nationale y seront doublés, et
MM. les chefs de légion tiendront dans chaque mairie une réserve
commandée par un capitaine, pour se porter partout où le besoin
pourrait l'exiger. » Ces déclarations, ces mesures protectrices,
ces adhésions détournées, tout cela n'était point fait, il s'en fal-
lait, pour fléchir l'opposition factieuse des députés.
Du Corps législatif, Lucien et les ministres se rendirent à
huit heures et demie à la Chambre des pairs, qui se forma en
comité secret. La séance fut très courte. Les commissaires de
l'Empereur se bornèrent à lire le message et à inviter la Chambre
haute à désigner ses cinq délégués au conseil des ministres. On
LA SECONDE ABDICATION. 65
élut Boissy d'Anglas, Thibaiidcaii et les généraux Drouot, De-
jean et Andréossy.
Lucien retourna à l'Elysée. L'Empereur avait dîné seul, en
présence de la princesse Hortense. L'animation qu'il avait montrée
tout le jour cédait à la fatigue physique. Il était triste et abattu,
causait peu; sa pensée flottante semblait incapable de se fixer
pour une décision quelconque. Tantôt il déclarait vouloir user
de ses droits constitutionnels contre la Chambre insurgée,
tantôt il parlait d'en finir tout de suite par une seconde abdica-
tion. Hortense lui ayant conseillé de prendre des sûretés en écri-
vant à l'Empereur d'Autriche, ou au Czar, il dit avec force :
« Jamais je n'écrirai à mon beau-père. Je lui en veux trop de
m'avoir privé de ma femme et de mon fils. C'est trop cruel!
Alexandre n'est qu'un homme; si j'en suis réduit là, j'aime
mieux m'adresser à un peuple, à l'Angleterre. » Lucien lui
rendit compte de sa mission sans rien dissimuler des sentimens
ouvertement hostiles, presque haineux, de l'Assemblée. « La
Chambre, conclut-il, s'est prononcée trop fortement pour qu'il
y ait espoir de la ramener. Dans vingt-quatre heures, lautorité
de l'Empereur ou celle de la Chambre doit avoir cessé. Il n'y a
que la dissolution ou l'abdication. » C'était aussi l'avis de Bas-
sano et de Caulaincourt, présens à l'entretien. Mais, tandis que
Lucien insistait énergiquement pour un coup de force, les deux
ministres conseillaient le parti contraire avec une égale fermeté.
Ils insinuèrent même que si l'Empereur tardait trop à se sou-
mettre, on prononcerait sa déchéance. « Ils n'oseraient! » dit
Napoléon avec un accent qui décelait plus de doute que de
conviction.
Cette journée, déjà si remplie, n'était pas terminée. A onze
heures, les princes Joseph et Lucien, tous les ministres et les
dix délégués des Chambres se réunirent sous la présidence de
Cambacérès dans la grande salle du Conseil d'Etat aux Tuileries.
Les ministres n'avaient eu ni le temps ni la liberté d'esprit de
méditer « les moyens de salut public, » qui devaient faire l'objet
de la délibération. Leur embarras était extrême. Pour dire quel-
que chose, ils déclarèrent que les ministres d'Etat proposeraient
à la Chambre les mesures propres à fournir des hommes et de
l'argent et à contenir les ennemis de l'intérieur. On approuva à
l'unanimité cette vague déclaration, bien qu'elle fût loin de répon-
dre à l'attente de La Fayette et de ses collègues de la Chambre.
TOME XIK. — 1903. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour eux, le seul « moyen de salut public » était l'abdication. On
arriva à en parler, dabord implicitement. Thibaudeau demanda
qu'il fût posé en principe que l'on sacrifierait tout pour la patrie,
sauf la liberté constitutionnelle et l'intégrité du territoire. Cette
motion, qui impliquait que l'on était prêt à sacrifier l'Empereur,
fut votée à une voix de majorité. L'un des députés proposa ensuite
d'envoyer au quartier général ennemi des négociateurs au nom
des Chambres, puisque les puissances ne voulaient pas traiter
avec Napoléon. Seul de ses collègues du Cabinet, Fouché appuya
cette motion. Les autres ministres, retenus par un reste de pu-
deur, objectèrent que ce serait prononcer de fait la déchéance.
La proposition fut repoussée, puis reprise et votée par seize voix
contre cinq, grâce à ce correctif illusoire que les plénipoten-
tiaires des Chambres seraient nommés avec le consentement de
l'Empereur.
La discussion avait échauffé les esprits. La Fayette jugea le
moment opportun pour aborder ouvertement le sujet de l'abdi-
cation. Lucien l'interrompit: « Si les amis de l'Empereur, dit-il,
avaient cru son abdication nécessaire au salut de la France, ils
auraient été les premiers à la lui demander. » « C'est parler en
vrai Français, reprit La Fayette. J'adopte cette idée. Je demande
que nous allions tous chez l'Empereur lui dire que son abdication
est devenue nécessaire aux intérêts de la patrie. » Malgré l'in-
sistance de Flaugergues et de Lanjuinais, Cambacérès se défendit
de mettre aux voix « une motion de cette espèce. » On se sépara
à trois heures du matin, avec la certitude que le jour qui se
levait verrait la chute de Napoléon.
Henry Houssaye.
DANTE ET LA MUSIQUE
Le sujet a deux aspects, ou deux faces. Il faut premièrement
le prendre par le dehors : chercher quand et comment la mu-
sique s'est en quelque sorte appliquée soit aux personnages,
soit aux paroles dantesques. Nous tâcherons ensuite, — et c'est le
dedans ou le cœur d'une telle étude, — de saisir ce qu'il y a de
musical ou de musique dans l'œuvre de Dante, dans son génie
et dans son âme même.
I
L'un des premiers compositeurs connus, peut-être le premier,
qui s'inspira de la Divine Comédie, se nommait Vincenzo Galilei.
Père de l'illustre astronome, auteur d'un « Discours sur la mu-
sique ancienne et moderne, » qui fit grand bruit, il compte, avec
les Péri, les Gaccini et autres, parmi les membres du cénacle ou
de la « camerata » florentine où naquit l'opéra. Galilei avait
choisi l'épisode d'Ugolin. 11 le chanta lui-même, accompagné par
un petit orchestre de violes. On dit que sa voix était belle et
que son visage ressemblait à sa voix. Son œuvre est perdue, et
Verdi, peu d'années avant de mourir, la fit rechercher en vain.
C'est dommage : elle avait, paraît-il, quelque rudesse et sentait
un peu trop l'antiquité. Mais elle serait pour nous un exemple,
et non des moindres sans doute, de la monodio récitative et du
style alors nouveau (1).
(1) Voir, pour plus de détails sur l'œuvre de Galilée, l'ouvrage remarquable et
que nous avons cité souvent, de M. Romain Rolland : les Origines du drame
lyrique moderne. Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et Scarlatti.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
Deux cents années s'écoulèrent ensuite sans qu'à la poésie
dantesque la musique fit écho. La cantate et l'oratorio tiraient
leurs sujets des Ecritures; l'antiquité fournissait à l'opéra les
siens. Mais notre siècle musical, — j'entends celui qui s'achève à
peine et peut encore s'appeler nôtre, — s'est quelquefois souvenu
de Dante. Un des plus heaux poèmes symphoniques de Liszt est
inspiré par la Divine Comédie. Le théâtre fut moins heureux.
Sans parler d'un opéra de Benjamin Godard, qui n'a de Dante
que le nom, il faut avouer que le compositeur d'Ham/et se recon-
naît à peine, et seulement au début, dans Françoise de Ri^nini.
Pourtant (nous citons ici notre. collaborateur M. de Wyzewa) :
(( Seule la musique, au théâtre, serait capable de nous faire
pénétrer dans les deux cœurs de Paolo et de Francesca. Je dirai
plus : chez Dante même, l'immortelle vie qui anime pour nous
ce « couple désolé, » ne tient pas à la vigueur tragique du récit,
ni à la justesse de l'accent, ni à la beauté des images : elle tient
toute à la puissante et sensuelle musique dont le poète a su
animer ses vers. » Rien n'est plus exact, et toutes les fois qu'une
traduction lyrique de l'immortel épisode vous en semblera la
trahison, c'est donc le musicien que vous devrez accuser plutôt
que la musique elle-même.
Mais deux fois au moins la musique, et la musique italienne,
a bien servi la parole, cette parole de Dante, admirable entre
toutes celles qui tombèrent jamais des lèvres de l'Italie. La pre-
mière fois, c'est dans une œuvre d'un homme qui fut grand
par le génie le plus contraire à celui de Dante et qui règne en
quelque sorte sur l'autre hémisphère de l'idéal italien. Cet
homme est Piossini; son œuvre, c'est Otello. La page la plus
belle à'Olello (qui ne compte guère que deux très belles pages),
n'est peut-être pas la romance du Saule, mais, peu d'instans au-
paravant, le chant du gondolier qui passe sous la fenêtre de
Desdemona.
Nessun maggior dolore
Che ricordarsi ciel tempo felice,
Nella miseria.
L'effet dramatique de ce passage et de ce chant est sans
pareil. Dans l'absurde libretlo qui semble une parodie de Sliaks-
peare, les trois vers de Dante viennent tout à coup jeter un
éclair unique de vérité et de vie. Et sa lueur porte loin. Elle
DANTE ET LA MUSIQUE. 69
nous découvre, un instant rapprochées, deux héroïnes inégale-
ment pures, mais douces, et tristes, et touchantes également :
Françoise et Desdemone, sœurs par leur infortune et par notre
pitié.
L'effet musical n'est pas moindre, et sublime est ici la mé-
lodie, ou plutôt la mélopée.
C'est bien une mélopée qu'il fallait : je veux dire le contraire
d'un couplet ou d'une romance; quelque chose de vague et sur-
tout de populaire, afin que le peuple s'unît à l'angoisse de la
jeune patricienne et que la cité semblât partager la détresse de
son enfant. Ainsi la beauté dramatique, humaine, s'accroît de
cette beauté des choses et des lieux que j'allais, mais que je n'ose
plus dire immortelle, puisque à Venise justement elle se meurt.
Elle est bien, la triste cantilène, de celles qui flottent dans les
nuits de Venise et sur ses eaux. Libre et comme improvisée,
elle a des éclats, des écarts aussi qui déchirent. Qu'elle traîne
les sons, ou les précipite, ou les brise; soit qu'elle s'élance vers
les notes hautes, soit que sur celles du bas elle retombe et
s'écrase, tantôt elle fond le cœur et tantôt elle le fend. L'admi-
rable chant a des résonances lointaines. Il fait un sombre pen-
dant à la chanson matinale et claire qu'au début de Guillaume
Tell^ une barque aussi porte sur d'autres flots. Il est le signe
enfin d'une rencontre encore plus glorieuse et peut-être unique
entre deux génies, entre les deux génies de la race. Voilà la seule
page rossinienne où la rieuse Italie se soit souvenue de l'Italie
dolente et ne lait pas seulement comprise, mais égalée. Est-ce la
poésie qui porta si haut la musique? Peut-être; mais la musique
alors ne fut pas ingrate. Les sons ont agrandi, creusé la parole
déjà si vaste et si profonde. Ils ont ajouté à son âme, et c'est
unie à la musique de Rossini, que, depuis un siècle bientôt, la
maxime de Dante étend son voile de mélancolie, non seulement
sur le front de « Desdemona pensive, » mais sur celui de tout
infortuné qui se souvient du bonheur.
L'autre page de musique, et de musique italienne, inspirée
par la poésie de Dante et digne d'elle, est une des dernières
œuvres de Verdi : les Laudes à la Vierge, récitées par saint
Bernard au début du dernier chant du Paradis. La prière est
écrite pour quatre voix de femmes sans accompagnement « Voci
bianche^ » dit la partition. Elle dit mal, car la beauté de ce qua-
tuor vocal consiste au contraire dans la délicatesse et la variété
70 REVUE DES DEUX MONDES.
du coloris, u Vergine tnadre^ ficjlia del tuo figlio. » Ainsi com-
mence la première terzine, et dans la transparence de l'accord
parfait, à travers la tonalité claire, on voit rayonner la pureté
de la « Vierge mère, fille de son fils. » Loraison continue: les
humbles vocables alternent avec les appellations de magnifi-
cence, et la musique donne aux unes plus de retentissement, aux
autres plus de timidité. « Donna, sei tanto grande e tanto vali!
Dame ! vous êtes si grande et si précieuse ! » Entonnée par les
quatre voix tour à tour, l'affirmation monte comme une fanfare ;
mais, si la direction du mouvement, la fermeté de l'attaque fait
l'apostrophe éclatante, le mode mineur l'attendrit, et la gloire de
l'élue apparaît comme tempérée par la modestie de la femme. En
cette longue supplique, la musique embellit encore tous les titres
que la poésie prodigue à la madone et les vertus dont elle la
pare. Bien que mélodique et chantante, cette musique ne consiste
guère qu'en des accords. Le style a capella convenait, si même
il ne s'imposait, à ce sujet, à ces paroles, et par la recherche
même de l'archaïsme, la polyphonie de Verdi est délicieuse ici
de spiritualité mystique, comme la mélopée rossinienne est ail-
leurs, nous venons de le voir, sublime de douloureuse et tra-
gique humanité.
II
« Le poème de Dante est un chant. C'est Tieck qui lappelle
un mystique et insondable chant, et tel est littéralement son
caractère... Je donne à Dante ma plus haute louange quand je
dis de sa Divine Comédie qu'elle est, en tout sens, essentiellement
un chant. Dans le son même qu'elle rend, il y a un canto fcrmo;
elle procède comme par un chant. Le langage, sa simple terza
rima, sans doute l'aidait en ceci. On lit tout du long naturelle-
ment avec une sorte de psalmodie. Mais j'ajoute qu'il n'en pou-
vait être autrement; car l'essence et la matière de l'œuvre sont
elles-mêmes rythmiques. Sa profondeur, et sa passion ravie, et
sa sincérité la font musicale. Allez assez profond, il y a de la
musique partout... Dante est le porte-parole du moyen âge; la
pensée dont on vivait alors s'élève là, en musique éternelle...
Dante, l'homme italien, a été envoyé dans notre monde pour
incarner musicaleraent la religion du moyen âge, la religion de
notre moderne Europe et sa vie intérieure. »
DAME ET LA MUSIQUE. 71
Ainsi parle Carlyle, dans son livre des Héros (1). Et comme
un jour nous méditions cette page, voici que nous reçûmes
d'Italie, et d'un Italien, musicien et poète, une lettre, digne aussi
d'être citée : « Dante et la musique ! nous écrivait M. Arrigo Boito,
que de fois j'y ai songé! Gomment ne s'est-il pas trouvé jus-
qu'ici, à travers six siècles de lecture, un lecteur de la Divine
Comédie assez musicien pour sentir la beauté de ce thème et la
nécessité de le proclamer !... Prenez-y garde : Dante a créé la poly-
phonie de ridée ; ou, pour mieux dire, le sentiment, la pensée et la
parole s'incarnent chez lui si miraculeusement, que cette trinité
ne fait plus qu'une unité, un accord de trois sons, parfait, où le sen-
timent, lequel est l'élément musical, prédomine. La divination
par laquelle il choisit la parole ; la place que cette parole occupe,
ses liens mystérieux avec les vocables, les rythmes, les assonances,
les rimes qui précèdent et qui suivent, tout cela, et quelque chose
de plus secret encore, donne au tercet de Dante la valeur d'une vé-
ritable musique de musicien. Il opère avec les mots le même pro-
dige que votre divin Mozart et mon tlivin Sébastien Bach opéraient
avec les notes, et de la même manière. Mais, des trois, il est le plus
divin. Mozart et Bach n'ont pas dépassé la région de leur art ; Dante
est monté plus haut que celle du sien... Il a touché, franchi les
limites de la connaissance... Dans le cénacle des musiciens in
partibys, ce convive-là n'a pas de place. Il est trop grand. Un seul
serait digne de s'asseoir au pied de son lit tricliniaire : c'est
Léonard, ce magicien qui savait tout, lui aussi, et qui dépassa, lui
aussi, les connaissances de son siècle et prcs({ue du nôtre. »
Voilà, nest-ce pas, des paroles assez éloquentes, et plutôt que
d'y ajouter rien et de les affaiblir, il n'y avait qu'à les répéter.
Gela, c'est la part de la musique dans la poésie de Dante;
c'est ce qu'on pourrait appeler la musicalité de son génie. Gher-
chons maintenant ce qui dans le poème dantesque a trait aux
musiciens, aux genres musicaux, à l'idée enfin ou à l'idéal que
le poète avait de la musique en soi.
III
Il n'y a pas de musique dans l'Enfer de Dante. Serait-ce
parce que dans l'Enfer tout est souffrance ? Non pas, et jamais la
(1) Traduction Izoulet.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
musique ne fut incompatible avec la douleur. La raison véri-
table, et métaphysique plutôt que morale, c'est que dans l'Enfer,
— Job l'a dit, croyons-nous, le premier, — tout est désordre.
Mais le Purgatoire, et le Paradis plus encore, baignent dans la
musique autant que dans la clarté
Una melodia dolce correva
Per Vaer liiminoso.
Voilà le Purgatoire et surtout le Paradis ; voilà les deux
sortes d'impressions et les doubles délices éprouvées par le mys-
tique voyageur. Les âmes se révèlent à lui comme des voix et
comme des rayons ou des flammes, et malgré les splendeurs qui
souvent l'éblouissent, il semble que Dante soit encore moins
touché, moins ravi par la lumière que par les sons. Tout, jusqu'à
la brise elle-même, est pour lui mélodie. A peine a-t-il commencé
de gravir les degrés qui mènent au quatrième cercle du Purga-
toire, qu'il sent près de lui comme un battement d'ailes, et, dans
le vent qui lui souffle au visage, il entend : « Heureux les paci-
fiques, ceux qui n'ont pas de colère (1). » Entre les phénomènes
lumineux et les phénomènes sonores, la relation, la proportion
même est constante. Au troisième cercle du Paradis, dans l'obs-
cure clarté de la lune, un Ave Maria, soupiré par Piccarda
Donati, s'évanouit comme la lueur de l'astre pâle. La correspon-
dance peut même aller jusqu'à l'identité, il arrive que Dante
mêle indifféremment les images de l'un et de l'autre ordre :
E corne in fiamma favilla si vede,
E corne in voce voce si discerne (2).
OU que dans un seul vers :
Si del cantarc e si dcl ftammcggiarsi (3),
il unisse l'une et l'autre beauté et célèbre la double merveille,
rayonnante et chantante à la fois. Il l'écoute et la contemple avec
transport au vingt-septième chant du Pw^galoire :
(i) E tosto ch' io al primo grado fui,
Senti'mi presso quasi un nniover d'ala
E ventarmi nel volto e dir : Beali
Pacifici, che son senza ira mala.
{Purgat. xvii.)
(2) Parad., viii.
(3) Parad., xii.
DANTE ET LA MUSIQUE. 73
L'ange du Seigneur nous apparut joyeux. Hors de la flamme, il se tenait
sur la rive et chantait: « Heureux ceux qui ont le cœur pur, » mais d'une
voix plus puissante que la nôtre... Et mon doux Père, pour m'encourager,
allait parlant toujours de Béatrice, et disant: « Il me semble déjà voir ses
yeux. » Une voix nous guidait, qui chantait sur l'autre rive, et nous, n'écou-
tant qu'elle, nous sortîmes du feu à l'endroit oîi l'on montait.
Venite, benedicti Patris met. Ces paroles se firent entendre au milieu
d'une lumière qui était là si vive, que nos yeux furent vaincus et ne purent
la regarder (1).
Quelle musique, sur ces paroles, Dante peut-il avoir en-
tendue ? Sans doute une mélodie grégorienne qui se trouve dans
les plus anciens manuscrits et se chante à Laudes, au Benedictiis
de la Feria 2*, le premier dimanche de Carême. C'est la même
qu'en lisant le poète on croit entendre encore. Mais une autre,
qu'on ne saurait non plus séparer de ce texte, chante aussi dans
la mémoire : je veux parler de la célèbre phrase de Judex dans
Mors et Vita. Et parce qu'ici la musique de Gounod met une
sorte d'auréole autour de l'antienne liturgique, parce que l'ac-
compagnement environne la mélodie comme d'une gloire, la
phrase en question rappelle et n'est pas loin de reproduire jus-
tement cette combinaison des sons et de la lumière que Dante a
si tendrement aimée.
J'ai vu, dit-il ailleurs, j'ai vu des éclairs vivans et vainqueurs se faire de
nous un centre et d'eux-mêmes une couronne. Plus douce était leur voix
que leur aspect n'était éclatant... Dans le royaume du ciel, d'où je reviens,
il y a des joies si précieuses et si belles, qu'on ne peut les emporter en
quittant ce séjour; et le chant de ces flammes est du nombre (2).
Ainsi la musique le ravit encore plus que ne fait la lumière
et leur union surtout lui paraît un tel miracle, qu'il ne peut
l'imaginer hors du Paradis.
Autour du pèlerin qui prête l'oreille, tout chante et tout est
(1) Toutes les citations du Purgatoire sont empruntées à la belle traduction
d'Ozanam.
(2) lo vidi più fulgor', vivi e vincenti
Far di noi centro e di se far corona,
Più doici in voce che in vista lueenti
Nella corte del ciel, dond'io rivegno,
Si trovan moite gioie care e belle
Tanto, che non si posson trar del regno,
E il canto di quel lumi era di quelle. (ParacL, x.)
74 REVUE DES DEUX MONDES.
chanté. Quelquefois il entend sans voir (1). Les oraisons, les
hymnes, les psaumes, les béatitudes sont mélodie. Un récit
même de la Genèse : l'histoire du Paradis terrestre, devient une
canzone sur les lèvres de Matelda, la gentille dame qui va
seulette, « corne donna innamorata, » et marche le long d'un
ruisseau, cueillant des fleurs et chantant : « Beau quorum tecta
sunt peccata. » Dante a fait chanter les princes, les rois et les
empereurs : ceux du moyen âge et ceux, y compris Justinien,
des premiers siècles ou de l'antiquité. Il a fait chanter les pro-
phètes, les apôtres et les anges; les vertus cardinales et théolo-
gales : une au moins de celles-ci, la charité, sans doute parce
que plus encore que les deux autres elle est sentiment et que le
sentiment forme l'essence de la musique. Un concert s'élève
après que Dante, interrogé sur l'espérance par saint Jacques et
sur l'amour par saint Jean l'Evangéliste, a répondu, et saint
Pierre, l'ayant interrogé sur la foi, l'illumine à trois reprises de
sa propre clarté et le bénit en chantant.
Que d'ombres, ou plutôt que de lumières chantantes, le poète
rencontre et salue ! Au dire de ses biographes, il avait connu les
meilleurs musiciens de son siècle (2). Dans le Purgatoire et
dans le Paradis — car il n'en mit pas un seul en Enfer — il est
heureux de les retrouver et de les écouter encore. Voici Belacqua,
le fameux luthier, dont l'habileté neut d'égale que la paresse. Au
seuil du Paradis, il attend son salut éternel, dont il a trop différé
le soin quand il était sur la terre et qu'il remettait jusqu'au der-
nier moment les utiles soupirs [Perche indugiai al fin H Inion
sospiri). Plus heureux et déjà sauvé, voici Folchetto, l'amoureux
trouvère de Provence, dont la voix réjouit le ciel, mêlée aux
cantiques des Séraphins, « ces flammes pieuses qui se font un
manteau de leurs ailes. » Le Purgatoire garde encore un autre
troubadour, Arnaldo Daniello, qui se nomme à Dante en ce vers
provençal, adc^able de musique et de mélancolie : Jeu sui Ai^naut,
que plore et vai chantan.
Est-il enfin, dans la Divine Comédie, une plus douce et plus
(1) E verso noi volar furon sentiti,
Non perô visti, spiriti, parlando
Alla mensa d'amor cortesi inviti. (Purgat., xin.)
(2) << Dante sommamente si diletto in suoni ed in canti nella sua giovinezza, e
ciascuno che a quel tempi era ottimo cantore e suonatore fu suo ainico ed ebbe
sua usanza. »
(Boccace, Vita di Dante.)
DANTE ET LA MUSIQUE. 75
mélodieuse figure que celle de Gasella? Du moins il n'en est pas
une autre que Dante ait plus de plaisir et d'émotion à revoir,
tant il aima le musicien et tant il en fut aimé.
« Casella mio, » si quelque loi nouvelle ne t'enlève pas la mémoire et
l'usage des chants d'amour, de ces chants qui naguère apaisaient en moi
toute peine, oh! qu'il te plaise, en chantant, de consoler mon âme, qui
d'être venue ici, portant le poids du corps, éprouve une telle lassitude!
Aussitôt Casella se met à chanter, et le chant de cette âme
courtoise n'est autre que l'admirable canzone de Dante lui-même :
Amor che 7ni ragiona nella mente. Casella, sans doute, l'avait
mise en musique sur la terre, et même après la mort il n'avait
pu l'oublier. L'exquise rencontre a lieu dans le second chant du
Purgatoire. Et c'est l'honneur de la musique, que Dante, à peine
sorti de l'Enfer, ne sache déjà plus se passer d'elle, et c'est l'hon-
neur des musiciens que l'un d'eux soit parmi les êtres que Dante
a le plus aimés.
IV
Aucune des formes de l'art n'est étrangère au poète de la
Divine Comédie, et ces formes, de son temps même, eurent plus
de richesse et de variété qu'on ne pourrait croire. « Les ten-
dances musicales du xni*' siècle, a dit avec raison M. Gevaert,
étaient éminemment favorables à l'art du chant. Les compositions
de cette époque n'étaient pas exclusivement harmoniques. Nous
possédons dans la notation originale une foule de chansons
françaises composées entre 1200 et 1350. Ce sont, avec les can-
tigas du roi de Gastille Alphonse le Sage, les plus anciens spé-
cimens authentiques de mélodie profane qui soient parvenus
jusqu'à nous. » 11 est donc vrai que l'art du xni® siècle n'était pas
exclusivement harmonique; mais il pouvait l'être, et nous trou-
vons dans la Divine Comédie des exemples tantôt d'harmonie
vocale et tantôt de monodie.
C'est un solo sans accompagnement que la canzone de Casella.
Matelda chante à voix seule aussi, parmi les fleurs « dont sa
route est peinte, » et le poète, sensible à la diction non moins
qu'à la musique, la prie de s'approcher afin qu'il saisisse mieux
les paroles et que « le doux son » arrive à son oreille « coi sitoi
intendimenti. » Mais Dante goûte également le charme que les
76 REVUE DES DEUX MONDES.
instriimens ajoutent à la voix : voce mista al dolce suono. Tantôt
il définit les rapports de l'accompagnement et du chant :
E corne a buon cantor buon citarista
Fa seguitar lo guizzo délia corda,
In che più di placer lo canto acqiiista (1).
Tantôt [Purg. IX, in fine) il note avec justesse l'impression
que nous cause l'accompagnement instrumental, « quand le chant
se marie à l'orgue, et que tantôt on entend les paroles, tantôt on
ne les entend plus. »
Dans une vallée fleurie, à la tombée du jour, Pierre III
d'Aragon et Charles P*", comte de Provence, entonnent ensemble
le Salve Regina.
Quel... che s'accorda
Cantando con celui,
porte le texte. « S'accorda » signifie peut être l'unisson, peut-être
cette forme primitive de la polyphonie à deux voix qu'on appe-
lait le déchant. Quant à l'unisson véritable, et nombreux, on le
rencontre souvent dans la Divine Comédie. Nous en citerons deux
exemples entre tous admirables. Au second chant du Purgatoire,
sur une mer frissonnante et que l'aube colore, Dante voit s'appro
cher une barque légère. Un ange de lumière et qui semble un
« oiseau divin, » n'ayant pour rames et pour voiles que ses ailes,
la conduit. Plus de cent âmes y sont assises et toutes chantent
ensemble, ad una voce, le psaume : In exitu Israël de Egypto.
Ailleurs — c'est au seizième chant du Purgatoire — le poète
entend des voix :
Chacune semblait demander paix et miséricorde à l'Agneau de Dieu qui
lave les péchés du inonde.
Agnus Dei, ainsi commençaient toutes leurs invocations; une seule pa-
role était sur toutes les lèvres, avec un seul rythme, de sorte qu'entre ces
âmes la concorde semblait parfaite.
Una parola in lutte era ed un modo,
Si che pareva tra esse ogni concordia.
En peu de mots voilà toute la définition et toute la psychologie,
ou tout Véthos, d'une des principales formes de la musique, d'une
(1) Parad., xx.
DAM'E ET LA MUSIQUE. 77
des catégories de l'idéal sonore. L'àme du moyen âge s'exprima
par elle et Dante fut témoin de sa gloire : c'est le chant grégo-
rien, ou plain-chant, plus « concordant », plus unanime encore
que ne le sera la polyphonie du xvi^ siècle, car dans Tune les
voix chantent ensemble, mais dans l'autre elles chantent pareil-
lement.
Voici maintenant de véritables cantates, pour soll et chœurs.
Pierre d'Aragon et Charles de Provence ont achevé le Salve
Regina. Dans le silence, le poète écoute en vain, ou, plus litté-
ralement, il ressent l'inutilité même d'écouter :
Quand' io incominciai a render vano
L'udire...
Parole de musicien encore plus que de poète, comme si lorcille
de l'homme n'était faite que pour la musique, et que celle-ci mé-
ritât seule d'être entendue. Bientôt elle recommence. Une âme
s'est levée, les mains jointes vers l'Orient; l'hymne Te lucis anlc
s'échappe dévotement de ses lèvres, et d'autres âmes, semblables
à des coryphées, âmes de princes et de rois, lui répondent avec
la môme dévotion et la même douceur.
Il arrive aussi, comme dans la lyrique chorale des Grecs, que
le chant se môle à la danse :
Tre donne in giro...
Venian danzando.
Ces trois femmes qui viennent en dansant : l'une vêtue de rouge
feu, l'autre d'émeraude et la troisième d'un blanc de neige, sont
les vertus théologales. Elles dansent toutes les trois, mais la cha-
rité seule chante. Ailleurs encore les sons provoquent des mou-
vemens ; la musique fixe des figures féminines en des attitudes
charmantes : muettes, aux écoutes, elles suspendent leurs pas un
instant pour les reprendre aussitôt, les réglant sur la mélodie
qu'elles avaient perdue et qu'elles retrouvent (1).
« Volgi, Béatrice, volgl gli occh.i santi, n
Era la lor canzone, (c al tuo fcdele,
Che,per vederti hamossipassi tanti. » {Purg. xxxi.)
(1) Donne mi parver non da ballo sciolte,
Ma che s'arrestin tacite ascoltando
Fin che le nuove note hanno ricolte
{Parad., x.)
78 REVUE DES DEUX BIONDES.
« Tourne, Béatrice, tourne tes yeux sacrés vers le fidèle ami qui
pour te voir a fait un si long chemin. Telle était leur chanson »
et cette chanson-là, par le rythme, par l'inflexion et par l'accent,
en évoque une autre qui plus tard l'égalera, que peut-être même
la musique fera plus belle encore : un chœur d'âmes aussi, con-
duisant vers l'ombre chérie, sur les gazons divins, Orphée, autre
pèlerin d'amour.
Dante, qui ressemble ici à Gluck, annonce ailleurs les maîtres
d'un art plus complexe; il devine des formes ou des genres que
son époque ne pouvait connaître. Au vingtième chant du Piir-
gatoire, certain Gloria in excehis nest pas chanté, mais crié :
Poi comincià da tutte parti un griclo.
La montagne en est ébranlée tout entière. De même, quelques
siècles plus tard, le Gloria de la messe en si mineur de Bach et
celui de la messe en ré de Beethoven, commenceront — avec
quel éclat! — beaucoup moins par des chants que par des cris.
La musique dantesque n'a rien de monotone. Elle abonde en
effets imprévus et variés sans cesse.
Un peu devant nous et par le travers de la côte, venait une troupe qui
chantait le Miserere verset par verset.
Quand ils s'aperçurent que mon corps ne donnait point passage aux
rayons, leur chant se changea en une exclamation longue et rauque :
Mutâr lor canto in un 0 lungo e roco (1).
Où trouverons-nous une telle interruption, un pareil point
d'orgue? Ce ne sera que dans les sonates, ou les quatuors, ou les
symphonies du plus tragique des musiciens. Dante aurait pu
dire de cette exclamation « longue et rauque » ce que Wagner
fait dire à Beethoven des points d'orgue qui coupent les premières
mesures de la symphonie en iit mineur : « Tenez mon point
d'orgue longuement et terriblement. Je n'ai pas écrit des points
d'orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le
temps de réfléchir à ce qui suit... Alors la vie du son doit être
aspirée jusqu'à extinction. Alors j'arrête les vagues de mon
océan et je laisse voir jusqu'au fond de ses abîmes, ou je sus-
pends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais
(1) Purgal., v.
DANTE ET LA MUSIQUE. 79
apparaître aux regards le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer
jusque dans Tœil rayonnant du soleil. Voilà pourquoi je mots
des points d'orgue (1). » C'est pour des raisons du même genre
que Dante en met quelquefois aussi.
La plainte des luxurieux tourmentés par les flammes est en-
core un chant mêlé de cris (2). Il semble que l'ordonnance en ait
été réglée par un musicien supérieur, et le génie de Dante a de-
viné ici des oppositions de tons et de voix, de tessitures et de tim-
bres, en un mot des formes ou des coupes musicales, que les plus
grands siècles de la musique devaient peu à peu découvrir.
L'ensemble ou le tutti le plus magnifique éclate au trentième
chant du Purgatoire, autour de Béatrice apparue. Sur un char
symbolique elle se tient debout. Des vieillards, qui sont les pro-
phètes et les apôtres, l'environnent.
Et l'un d'entre eux, comme envoyé du ciel, chanta trois fois d'une voix
forte : Veni sponsa de Libano; et tous les autres le répétèrent.
Comme au jour des dernières assises les bienheureux se lèveront agiles,
chacun de sa fosse, exhalant un Alléluia de leur voix ressuscitée,
Ainsi, à la voix du grand vieillard, se levèrent sur le char divin plus de
cent ministres et messagers de la vie éternelle.
- Tous disaient : Benedictus qui venis, et jetant des fleurs au-dessus du
char et tout alentour, ils ajoutaient : Manibus o date lilia plenis !
Poésie hébraïque, virgilienne, dantesque, toute poésie est ras-
semblée en cette scène. Tout y est musique également. Un vers
en particulier, et dans ce vers, le dernier mot, est d'une musi-
calité qui le rend impossible à traduire :
La rivestita voce alleluiando.
Rien qu'en ces quatre syllabes la joie, la jubilation de tous les
Alléluias grégoriens semble éclater et fleurir. Et dans la mémoire
des musiciens, il est impossible que d'autres souvenirs encore ne
s'éveillent pas. Il est impossible, ayant lu cette magnifique pé-
riode, de ne la point associer à maint chef-d'œuvre sonore : au
Benedictus de la messe en ré, dont le rythme, qui retombe sans
cesse, est justement celui d'une éternelle eft'usion de fleurs ; aux
chœurs célestes écrits par Schumann pour certaines parties du
(1) Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa brochure : l'Art de diriger
l'orchestre. Paris, chez Fischbacher,
(2) Piirgat., xxv, à partir du vers 120.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
second Faust, que la Divine Comédie à coup sûr inspira. Ainsi,
dans l'ordre entier de la musique et dans toute son histoire, la
poésie dantesque a des racines profondes et, la symphonie in-
strumentale exceptée, il n'est rien de notre art que Dante autre-
fois n'ait deviné, rien qu'il ne nous rappelle aujourd'hui.
V
Il n'en est rien non plus qu'il n'ait compris et qu'il n'ait aimé.
Si la parole chantée le ravit, il sent aussi la beauté de la mu-
sique pure ; non seulement d'un accoid ou d'une mélodie :
Vna melode,
Che mi rapiva senza intender Vinno (1),
mais d'une note on d'un son isolé. Il écoute, charmé, l'horloge
appelant à matines les épouses du Seigneur, avec un tintement
si doux, que l'àme pieuse se gonfle d'amour (2). A chaque heure
du jour Dante prête une voix. Le matin, il entend « l'hiron-
delle commencer ses tristes chansons, peut-être en souvenir de
ses premières douleurs. » Et parmi les « soirs » sans nombre
que la musique a célébrés, je n'en sais pas de plus musical que
les deux fameuses terzines par où s'ouvre le huitième chant du
Purgatoire :
Déjà c'était l'heure qui tourne vers la terre les regrets des naviyaleui's
et qui attendrit leurs cœurs à la pensée du moment oii ils dirent adreu à
leurs doux amis ;
L'heure qui hlesse d'amour le nouveau pèlerin, s'il entend de loin la
cloche qui semble pleurer le jour près de mourir (3).
Le poète pouvait bien associer la musique à l'heure douce
(1) Parad., xiv.
(2) Indi, corne orologio, che ne chiami
Neir ora che la sposa di Dio surge
A mattinar lo sposo perché l'ami,
Che l'una parte l'altra tira ed urge,
Tin tin sonando con si dolce nota,
Che'I ben disposto spirto d'anior turge. {Parad., x.)
(3) Era già Fora che volge '1 disio
Ai naviganti e intenerisce il cuore,
Lo di ch'han dette a' dokù aniici addio;
E che lo nuovo peregrin d'amor
Punge, se ode squilla di lontano,
Che paia il giorno pianger che si muore. [Purg., viii.)
DANTE Eï LA MUSIQUE. 81
entre toutes, car la musique pour lui ne fut que douceur. Il n'y
a pas un passage du Purgatoire ou du Paradis qui n'en rende
au besoin témoignage.
L'hymne Te lucis ante s'échappa de sa bouche avec tant de dévotion et
avec des modulations si douces, qu'elle me fit oublier à moi-même.
Puis les autres, dévotement et doucement, l'accompagnèrent jusqu'au
bout de l'hymne.
« Je suis, chante ailleurs une ombre féminine, je suis la
douce sirène. lo son, cantava, io son dolce sirena. »
Elle chantait, ajoute le poète,
per modo
Tal, che diletto e doglia parturie,
et pour Dante, la musique ressembla toujours à cette femme :
toujours elle lui fit plaisir et peine à la fois.
Le plaisir pourtant l'emporte et la mélancolie, qui le tempère
ou le voile, ne le corrompt jamais. Tantôt la suavité des chants
divins enivre le poète, tantôt elle lussoupit et le plonge dans
une extase qui ressemble au sommeil. Au seul souvenir des cé-
lestes cantiques son âme se fond, et pour les répéter son imagi-
nation, dit-il, aurait trop de vivacité, sa parole trop peu de dou-
ceur. Dolce, dolcemente, voilà les termes qui reviennent sans
cesse; voilà, selon Dante, le caractère ou Véthos général de la
musique. Il l'associe de préférence à l'ordre des sentimens bien-
veillans et tendres. Pas une seule fois il ne fait d'elle, comme il
fait si souvent de la poésie, l'interprète de la colère, de la haine
ou du désespoir. C'est pour cela quil ne la rencontre que dans
le Purgatoire et dans le Paradis : dans la région où le bonheur
se prépare et dans celle où il se consomme. Elément de paix et
non de passion, la musique agit sur Dante et ne l'agite point.
Des deux principes opposés que les anciens distinguaient en
elle, venant l'un d'Apollon et l'autre de Bacchus, il ne reconnaît
et ne subit que le principe apoUinien. Sensible au bienfait, il
échappe au maléfice. Qu'ils soient d'amour divin ou profane, tous
les chants, pour lui, sont d'amour.
(^et art qu'il aimait tant l'a fait lui-même plus aimable. Lors-
qu il parle de la musique, et rien qu'à sa manière d'en parler, on
découvre un Dante non pas ignoré, mais trop peu connu, et que
souvent un autre cache. <( Quiconque, a dit très bien Montégut, ne
TOME xni. — 19U3. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
lira que YEnfer, risquera fort de prendre de Dante une idée in-
juste. Et cependant c'est sur V Enfer que la nature morale du
grand poète a été jugée. Si le Purgatoire avait plus de lecteurs,
ce faux type de Dante qui s'est imposé à l'imagination de la
postérité ne résisterait plus depuis longtemps. Pour nous, con-
tinue le pénétrant critique, si nous avons une prédilection par-
ticulière pour cette partie de la Divine Comédie, c'est qu'elle est
la plus complète apologie du poète et qu'elle détruit ce type
d'homme formé sur le modèle des passions infernales : orgueil-
leux, atrabilaire, colérique et vindicatif, fait tout entier de jus-
tice et de haine (1). « Ce n'est là que la moitié de son âme.
Pour que l'autre nous soit révélée, il faut suivre le poète gra-
vissant la montée de Pénitence, « semant autour de lui les pa-
roles affectueuses et les saints courtois, payant en larmes de
pitié les récits qu'il écoute, donnant et recevant Tamour (2). »
Montégut aurait pu ajouter que de cet amour réciproque la mu-
sique est souvent la cause, la messagère et l'interprète. Pour la
musique et pour ceux qui l'ont chérie, le poète garde la fleur de sa
tendresse. De quel doux sourire il salue Belacqua, le faiseur de
luths ! Et le trouvère Arnauld, de quelle amicale promesse :
E dissi cKal suo nome il mio désire
Apparecchiava grazioso loco.
« Je lui dis qu'à son nom mon désir préparait une gracieuse
demeure. »
Surtout n'oublions pas la délicieuse rencontre de Casella.
« Casella inio. » Est-il une autre âme que Dante ait, comme
celle-là, nommée sienne? Rappelons-nous enfin la suavité des
cantiques innombrables dont résonnent le Purgatoire et le Pa-
radis. Alors nous serons touchés par l'exquise sensibilité du poète
ailleurs terrible. Alors nous verrons cet « être gracieux et bien-
veillant, animal grazioso e benigno, » ainsi que Francesca le
salue, se révéler tout entier à l'occasion et je dirais presque
aux sons mêmes de sa musique bien-aimée.
La musique, selon Dante, apaise l'âme et la console. Mais
elle fait mieux encore : par une vertu plus haute, elle la purifie
et la délivre. On trouve au trentième chant du Purgatoire, après
la réprimande sévère de Béatrice, un admirable exemple de cet
(1) E. Montégut, Poètes et Artistes de V Italie [Le Purgatoire de Dante).
(2) É. Montégut, ibid.
DAME KT LA MUSIQUE. 83
effet, de cette opération de la musique sur l'esprit et sur lànie,
que les Grecs désignaient par le mot de xaOapcriç.
Regarde-moi ; je suis bien, je suis bien Béatrice. Comment donc t'es-tu
cru digne d'approcher de la montagne? Ne savais-tu pas qu'ici l'homme est
heureux?
Mes regards se baissèrent vers la claire fontaine ; mais, y voyant mon
image, je les tournai vers l'herbe, tant la honte avait appesanti mon front.
Telle la mère paraît menaçante à son fils, telle me parut Béatrice, parce
que la pitié qui châtie laisse une saveur amère.
Elle se lut, et les anges chantèrent aussitôt : In te, Domine, aperavi. Mais
ils n'allèrent pas au delà de : pecles meos.
Comme la neige parmi les arbres, sur le dos de l'Italie, se resserre et se
congèle au souffle des vents esclavons,
Puis, se liquéfiant, tombe goutte à goutte, pour peu que la terre qui n'a
point d'ombre envoie son haleine, pareille au feu qui fond le cierge;
Ainsi je restai sans larmes et sans soupirs jusqu'au chant de ces esprits
qui mesurent leurs accords sur les accords des sphères éternelles.
Mais après que dans leurs doux concerts j'eus compris leur compassion
pour moi, mieux que s'ils avaient dit: a Madame, pourquoi le confondre
ainsi? »
La glace qui s'était endurcie autour de moncœur devint soupirs et pleurs
et s'échappa douloureusement de ma poitrine par les lèvres et par les yeux.
C'est la môme émotion et la même détente que saint Augustin
naguère avait éprouvée en écoutant les chants de l'église ambro-
sienne : « Mes larmes coulaient et j'étais bien avec mes larmes;
et hene mihi erat cum eis. »
Il s'agit ici du poète seul et ce n'est que de sa douleur, une
douleur de la terre, que nous le voyons affranchi. Ailleurs la
musique nous apparaît encore plus saintement libératrice ; plus
mystique et vraiment divine est l'œuvre qu'elle accomplit. Rap-
pelons-nous, au second chant du Purgatoire, Tapproche de la
nef légère où cent âmes sont assises. A peine dégagées de leurs
corps, elles commencent leur pèlerinage expiatoire. Elles
chantent; elles chantent ensemble, à l'unisson, le psaume In
exitu Israël de Mgypto, et la musique fidèle, unie, peut-être
coopérant à leur purification, les suit et semble même les aider
sur le chemin du salut.
VI
Compagne de l'épreuve passagère, la musique enfin le sera
de l'éternelle béatitude. « La dolce sinfonia di Pai'adiso, » qui
»4 REVUE DES DEUX MONDES.
débute par le pâle Ave Maria de Piccarda Donati, s'accroît et
s'épure, à mesure que le poète s'élève avec Béatrice qui le guide.
Ils sont parvenus tous les deux au ciel de Saturne. Alors la di-
vine conductrice, qui plusieurs fois, traversant des cieux moins
sublimes, avait souri, s'interdit de sourire. « Si je souriais, me
dit-elle, il en serait de toi comme de Sémélé quand elle fut ré-
duite en cendres (1). »
La musique à son tour se taisant, Dante sétonne et s'afflige
que l'une et l'autre joie lui soient ravies. « Pourquoi, demande-t-il,
pourquoi fait-elle silence, la douce symphonie du Paradis, qui
résonnait ailleurs si dévotement? » Et l'âme interrogée (celle de
Pierre Damien) lui répond : <( Ton oreille est mortelle comme
tes yeux et tout cesse ici de chanter de même que Béatrice a
cessé de sourire (2). »
Bientôt, parmi des nuées d'anges, le Christ et la Vierge appa-
raissent et nous touchons au centre, au foyer de la divine splen-
deur. Sur les lèvres de Béatrice le sourire est revenu. Les con-
certs aussi recommencent et le poète plus fort, plus pur en peut
supporter le ravissement sans mourir. Une mélodie entonnée
par l'archange Gabriel et reprise par les chœurs célestes, se forme
et se ferme pour ainsi dire en un cercle parfait :
Cosi la circulata melodia
Si sig illava,
et sur le front de la Vierge la couronne sonore s'ajoute à la
couronne de lumière.
Tout est musique désormais : en d'autres termes, l'impres-
sion reçue est si profondément émouvante, si purement senti-
mentale, qu'elle nous vient beaucoup moins de la poésie que
de la musique. Cette région supérieure du Paradis est celle des
magnifiques ensembles, des tutti prodigieux. A travers l'em-
(1) « S'io ridessi, »
Mi cominciô, « tu ti faresti quale
Fu Semelè, quando di cener fêssi...
{Parad., xxi.)
(2) E di' percliè si tace in questa ruota
La dolce sinfonia di Paradiso,
(]he giù per l'altre suona si devota.
« Tu liai l'udir mortal, si come il viso, »
Rispose a me ; « perô qui non si canta
Per quel che Béatrice non ha riso... »
{Parad., xxi.)
DANTE ET LA MUSIQUE. 8.")
pyrée, les Te Deum et les Salve Regina, les Sanciiis et les Hosaruia
se mêlent ou se répondent. Une voix d'abord, puis toutes les
hiérarchies en chœur entonnent un suprême Ave Maria. La dolce
sinfonia finit comme elle avait commencé. Mais cette fois l'an-
gélique salutation ne tremble plus, solitaire, dans les vapeurs de
la lune; renforcée à l'infini par des voix innombrables, elle roule
comme le tonnerre et remplit les cieux. C'est l'épilogue, c'est la
conclusion, dira le lecteur ordinaire; mais le lecteur musicien
dira, lui : c'est la dernière reprise, c'est le « motif augmenté, »
c'est la cadence.
Quels échos laissc-t-elle en nous et, quand nous penserons à
la musique, qu'est-ce que la pensée de Dante ajoutera désormais
à notre pensée ?
D'abord un peu de mélancolie. Au cours de son étude sur le
Purgatoire, Emile Montégut a ressenti quelque tristesse. « Toutes
ces âmes, se demande-t-il, avec lesquelles le poète s'entretient,
où sont-elles maintenant? Ont-elles achevé de gravir la mon-
tagne de purification et sont-elles entrées enfin dans le sein de
Dieu ? Si elles n'ont pas achevé de gravir la montagne, combien
lente aujourd'hui doit être leur ascension ! Bien des siècles se
sont écoulés déjà depuis que le poète les visita, leurs noms ont
péri, le souvenir de leurs vertus et de leurs bienfaits a péri,
et il y a longtemps qu'à leurs souffrances est venue s'ajouter
la douleur de sentir qu'aucun secours ne leur venait plus de
la terre. Si elles ont encore besoin de prières, où peuvent-elles
en trouver? Y a-t-il aujourd'hui un Romagnol, un Toscan, un
Lombard qui s'intéresse à un ProAenzan Salvani, à un Guido
del Duca, à un Conrad Malaspina? Y a-t-il quelque part sur
toute la terre italienne une âme de femme que touche le sort
de Pia di Tolommei ou de Sapia la Siennoise? Est-il un artiste
ou un poète qui s'inquiète de ces confrères anciens : Gasella le
musicien, Belacqua le facteur d'instrumens, Daniel Arnauld? »
Nous à notre tour, en songeant à ceux-ci, nous ressentons
une sympathie, une inquiétude fraternelle, et dans le secret de
notre âme, nous demandons pour eux la délivrance et le repos
éternel.
Mais si le destin des musiciens nous demeure caché, com-
bien nous apparaît éclatant celui de la musique elle-même ! Un
Dante nous est garant, en ayant été témoin, de son immortalité.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
c( Il est croyable, a dit saint Thomas, qu'après la résurrection
les saints chanteront les louanges de Dieu. Credibile qiiod post
resiirrectionem erit in sanctis laus vocalis. » En maint endroit
de la Divine Comédie^ le grand poète confirme la croyance et la
promesse du grand docteur. Il nous assure même Cfue la voix
des bienheureux, cette voix qu'ils auront de nouveau « revêtue »
[La rivestita voce alleluiando), sera plus vivante encore que celle
des vivans [hi voce assai più che la nostra viva). Dante eut de
la musique une idée si haute, que lui, l'un des maîtres du verbe,
il n'a cru celui-ci ni capable ni digne de tout exprimer. Il a
senti que la musique défie la parole et la dépasse infiniment.
« Des voix, dit-il au douzième chant du Purgatoire, des voix
chantèrent Beati pauperes spiritii, mais d'un tel accent, que les
mots ne peuvent le rendre (1). » Ainsi le Verbe, qui s'est fait
chair ici-bas, là-haut se fera chant. Seule entre tous les arts,
la musique au ciel survivra. Que dis-je, elle revivra plus pure et
plus belle. Dépouillant elle aussi tout ce qu'elle eut d'humain
et de passager : la sensualité, la passion et la douleur, ce qu'elle
contient de divin et d'impérissable : l'ordre, la raison, l'amour,
demeurera seul en elle et s'y épanouira pour jamais, et comme les
autres créatures, elle trouvera près de Dieu la plénitude et la
perfection de son être.
Voilà la conception dantesque de notre art. Pour la musique
elle-même, c'est un titre d'honneur, une promesse de gloire in-
finie; pour ceux qui l'aiment et souhaitent de n'en être jamais
séparés, c'est le gage d'une immortelle espérance.
Camille Bellaigue.
(1) Voci
Cantaron si, che nol diria sermone.
CAVALIERS ET DRAGONS
DERNIERE PARTIE (1)
La guerre de sécession venait à peine de finir que la guerre
austro-prussienne de 1866 commençait. L'emploi de la cavalerie,
aussi bien du côté prussien que du côté autrichien, comparé à
ce qui venait de se faire en Amérique, présente un contraste
saisissant.
Avec des cavaleries exercées depuis tant d'années, on était,
semble-t-il, en droit d'espérer des résultats plus considérables
encore que ceux dont il vient d'être fait mention. La désillusion
fut complète. Leur rôle fut presque nul. Ceci doit paraître
inexplicable à ceux qui ne se rendent pas compte du voile que,
dans les choses militaires, la routine et le parti pris jettent
souvent sur les intelligences les plus claires.
En 1866, les cavaleries européennes ne prêtent aucune atten-
tion aux événemens d'Amérique. Elles n'ont en vue qu'un seul
but: l'action dans la bataille, comme arme de choc, par la charge
et l'emploi de l'arme blanche. Quant au combat par le feu, il ne
saurait en être question.
Cette erreur a été si funeste à l'Autriche, qu'il est permis
d'affirmer qu'elle a causé sa défaite.
L'Autriche avait une magnifique cavalerie, admirablement
montée et bien encadrée. ]\Iais sa doctrine étant fausse, cette ca-
valerie devait être inutile, et elle le fut en effet. En Bohème,
elle comptait 178 escadrons, dont 38 attachés aux corps d'armée.
(1) Voyez la Revue du Ti décembre 1902.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
Il restait donc à la disposition du général en chef 140 escadrons
avec 94 pièces de canon.
De son côté, la Prusse disposait de 194 escadrons, dont 88
de cavalerie divisionnaire, ce qui laissait libre 106 escadrons
et 46 pièces. La supériorité autrichienne comme cavalerie dispo-
nible pour une action à grande envergure, était donc de 34 esca-
drons et de 48 pièces. Il convient toutefois de remarquer que du
côté autrichien, sur 140 escadrons, 78 de lanciers et cuirassiers
ne sont pas pourvus de carabines.
Les événemens vont montrer la gravité de cette erreur.
Au début des hostilités, le grand état-major prussien pensait
que l'armée autrichienne se réunirait à celle de la Saxe et se
concentrerait à Dresde, pour de là menacer le cœur de la Prusse.
En conséquence, les troupes destinées à opérer contre l'Au-
triche furent réparties en trois armées qui, à la date du 15 juin,
jour de la déclaration des hostilités, étaient ainsi disposées :
l'armée de l'Elbe, sous le général Herwarth de Bittenfeld, au-
tour de Torgau ; la première armée, sous le prince Frédéric-
Charles, vers Gorlitz, pour couvrir Berlin; la deuxième armée,
sous le prince royal, près de Neisse, pour couvrir la Silésie.
Le front total de ce déploiement atteignait 300 kilomètres.
La première et la deuxième armée étaient séparées par un inter-
valle de 180 kilomètres. Entre leurs lignes de marche, vers la
Bohème, se trouvait le massif du Riesen-Gebirge, dépourvu de
voies de communication praticables aux armées
Le 16 juin, la Saxe est envahie par l'armée de l'Elbe; l'ar-
mée saxonne se retire devant elle pour gagner la Bohème et se
réunir aux corps avancés autrichiens. En même temps qu'il
constatait la retraite de l'armée saxonne, le grand état-major
prussien recevait le 19 juin par son service de renseignemens
tous les détails concernant les cantonnemens et les mouvemens
de l'armée autrichienne. En conséquence il se décidait à opérer
en Bohème et à fixer à Gitschin la concentration des trois ar-
mées prussiennes.
Dès le 10 juin, l'armée autrichienne était établie entre Brunn
et Olmûtz et occupait une zone de cantonnement de 80 kilo-
mètres de profondeur. Le 12, elle commençait à resserrer ses
cantonnemens, et le 17 elle se mettait en mouvement; mais le
défaut d'organisation entraînait des lenteurs; le Feldzeugmeister
Benedeck, mal renseigné sur les positions et les mouvemens des
CAVALIERS ET DRAGONS. 89
Prussiens, hésitait sur le parti à prendre, si bien que le 20 juin,
les trois armées prussiennes concentrées autour de Dresde,
Gorlitz et Neisse ne se trouvaient pas plus éloignées de Gitschin
que l'armée autrichienne.
Cependant, dès le 30 mai, la J'" division de cavalerie de ré-
serve autrichienne était à Prosnitz, à 200 kilomètres de User,
affluent de l'Elbe, dont la vallée formait la première coupure
sur la ligne d'invasion de la Bohême par la Lusace et la Suisse
Saxonne.
La 2*^ division de cavalerie de réserve était à Kremnitz, à
220 kilomètres de l'isor et à 280 kilomètres des défilés de la
montagne. Ces deux divisions allaient être maintenues sur leurs
positions jusqu'au 20 juin.
La 3'' division de cavalerie était à Wischau,à 200 kilomètres
de riser et à 250 kilomètres du débouché de la Suisse Saxonne.
Le 20 juin elle fut portée à Steinberg au nord d'Olmiitz.
La l""" division de cavalerie légère attachée à l'armée saxonne
et le corps autrichien du général Clam-Gallas se trouvaient sur
la frontière de la Lusace, battant en retraite en Bohême devant
la première armée prussienne et l'armée de l'Elbe.
Enfin, la 2° division de cavalerie légère était en Silésie avec
son quartier général à Frcudenthal, en observation devant la
pointe sud du comté de Glatz, pour surveiller l'armée du prince
royal.
Ce ne fut que le 20 juin que la cavalerie autrichienne se mit
en marche ! Or, le 22 juin, la tête de colonne de Tarmée de
l'Elbe pénétrait en Bohême et atteignait Schluckenau. Le
24 juin, la l^*" armée franchissait à son tour la frontière et les
montagnes.
Le 25, la l""" armée prussienne, réunie à celle de l'Elbe,
sous le commandement du prince Frédéric-Charles, occupait
le front Beichenberg, Gabel (en Bohême) au débouché sud des
monts de Lusace et de l'Iser-Gebirge, à 25 et 30 kilomètres au
nord-ouest de Tlser, Faile gauche à 60 kilomètres de Faite droite
de l'armée du prince royal, qui était encore au delà de la chaîne
du Biesen-Gebirge et de FErz-Gebirge, entre Liebau et Glatz.
Ce même jour, les têtes de colonne de l'armée autrichienne
atteignaient l'Elbe vers Josephstadt et Kœniggrœtz. Mais la l""" di-
vision de cavalerie de réserve seule avait été portée en avant de
l'armée. Elle était le 24 juin à Skalilz ayant parcouru depuis le
90 REVUE DES DEUX MOiNDES.
20 juin 130 kilomètres en 5 jours, soit une moyenne journalière
de 26 kilomètres et se trouvait encore à 70 kilomètres de l'Isor,
Les deux autres divisions de cavalerie de réserve avaient été
maintenues en arrière des troupes d'infanterie et se trouvaient
encore, la 2^ à Leitomischl à 110 kilomètres de l'Iser, n'ayant
parcouru depuis le 20 juin que 100 kilomètres; la S*" à Abtsdorf,
à 125 kilomètres de l'Iser, ayant parcouru 65 kilomètres.
Seule la l'"^ division de cavalerie légère était au contact des
Prussiens vers Turnau et Podol.
Quant à la 2" division de cavalerie légère, elle était toujours
en observation devant le comté de Glatz à Gabel et n'aA^ait pas
reconnu le mouvement de flanc de l'armée du prince royal par-
tant de la basse Neisse pour gagner, en contournant le comté do
Glatz, les défilés de l'Erz et du Riesen-Gebirge.
En mettant en mouvement dès le 15 juin, jour de l'ouverture
des hostilités, les quatre divisions de cavalerie disponibles pour
leur faire garnir les défilés de la Lusace, puis la ligne de Flser,
Benedeck pouvait porter le gros de ses forces dans l'autre
direction à la rencontre de l'armée du prince royal qu'il eût
attaqué en tête. En même temps, il aurait pu la faire suivre en
queue par la 2^ division de cavalerie légère dans les défilés des
Sudètes.
La distance maxima à parcourir pour atteindre les monts de
Lusace était de 300 kilomètres. La cavalerie autrichienne don-
nait assez de preuves d'endurance pour lui faire faire ce mou-
vement en chiq ou six jours. D'ailleurs, dès les premiers jours
de juin, il était facile de pousser la cavalerie vers la frontière
et de lui faire gagner quelques marches.
Le 25 juin, il était encore temps de faire un effort et de
porter la cavalerie de réserve sur l'Iser. L'armée du prince Fré-
déric-Charles n'atteignit cette rivière que le 27 juin.
Le grand état-major prussien n'était d'ailleurs pas sans in-
quiétude sur la situation; aussi, le 22 juin, le maréchal de
Moltke, en envoyant ses instructions pour la marche concen-
trique des armées prussiennes sur Gitschin, écrit en particulier
au commandant de la 1"^° armée :
« La 2'^ armée est la plus faible et c'est à elle qu'incombe la
tâche la plus difficile puisqu'elle doit déboucher des montagnes.
En conséquence, dès que la l"' armée aura effectué sa réunion
avec le corps du général llerwarth, elle devra, afin d'abréger la
CAVALIERS ET DRAGONS. 91
crise, redoubler d'efforts pour hâter son mouvement en avant. »
Et dans la relation de la campagne, de Moltke ajoute : (( 11 suf-
fisait de forces relativement faibles pour défendre la grande
coupure formée par Tlser ou colle de l'Elbe selon qu'on vou-
lait réunir des forces supérieures pour opérer contre le prince
royal ou le prince Frédéric-Charles. »
Les quatre divisions de cavalerie autrichienne, bien pourvues
d'artillerie et opérant comme dragons, étaient plus que suffi-
santes pour remplir cette mission. Mais il aurait fallu que cette
cavalerie consentît à combattre à pied.
En ce qui concerne la cavalerie dans le combat, il est facile
d'établir que la bataille de Sadowa eût été gagnée par les Autri-
chiens, s'ils avaient appliqué les principes exposés par Sheridan.
Le matin du 3 juillet, l'armée autrichienne est concentrée à
l'ouest de Kœniggraetz. Le Feldzeugmeister Benedeck se propose
d'attendre l'ennemi sur les hauteurs entre l'Elbe et la petite
rivière Bistritz. Il place en l'"*' ligne, face au nord-ouest de
Lubno à Chlum, trois corps d'armée : le corps saxon à gauche,
avec sa cavalerie à l'extrême gauche, puis le X^ et le IlL corps
d'armée. Il établit en réserve, derrière l'aile gauche, le VHP corps
d'armée et la 1*" division de cavalerie, sous les ordres du général
Edelsheim; à l'aile droite il place les IV'' et IP corps, établis de
Chlum jusqu'à Lochenitz sur l'Elbe, avec la 2^ division de ca-
valerie légère de Tour et Taxis, surveillant les ponts de l'Elbe
et le cours d'un petit affluent : la Trottina. Enfin, en réserve
générale, en arrière de Chlum, il garde les L^ et VP corps
d'armée, la réserA^e d'artillerie et les 3 divisions de grosse ca-
valerie des généraux prince de Schleswig-Holstein, Zaitseck et
comte de Coudenhove.
Chaque corps d'armée dispose d'un régiment de cavalerie
qui lui appartient en propre.
Le maréchal de Moltke attribue à l'armée autrichienne un
effectif total de 200000 combattans, dans lequel les 5 divisions
de cavalerie entrent pour un effectif de 18000 cavaliers, répartis
en 118 escadrons et 10 batteries d'artillerie.
On sait ce que fut la bataille. La 1'"'' armée prussienne et
larmée de TElbe, formant un total de 125000 hommes, sous le
commandement du prince Frédéric-Charles, se porte à l'attaque
dès 8 heures du matin sur un front de 12 kilomètres. A la gauche,
le général Fransecky se Jette dans le bois de Swiep-Wald et
92 REVUE DES DEUX MO^'DES.
l'occupe dès 8 heures du matin, pour tendre la main à la
2« armée prussienne dont les pointes d'avant-garde sont à la
même heure vers Kœniginhoff, sur la rive gauche de l'Elhe, à
15 kilomètres de distance. Le prince royal vient de recevoir
l'ordre de l'amener au plus vite tout entière, sur le flanc droit
de l'armée de Benedeck.
« Or, à 8 heures du matin, de toute la 2" armée, il n'y avait
en marche sur la rive droite de l'Elbe que le VP corps prus-
sien, dont l'eff'ectif était très faible, avec les avant-gardes du corps
de la garde et du l"" corps qui s'étaient mis en route quoiqu'ils
n'eussent encore reçu aucun ordre de départ. » [Campagne de
1866, Section historique prussienne.)
On sait le reste. Au moment oii le roi de Prusse, voyant
l'offensive du prince Frédéric-Charles arrêtée ou repoussée
partout, toutes les réserves engagées et la troupe à bout de
forces, va donner l'ordre de la retraite, la 2^ armée entre enfin en
liffue II est midi. L'armée autrichienne reste ligée dans ses po-
sitions, tandis que le prince royal amène constamment de nou-
velles forces et, vers 3 h. 30 du soir, les armées prussiennes
réunies et soudées procèdent à une attaque générale, en conver-
geant sur le plateau de Chlum. L'infanterie autrichienne est
refoulée en désordre sur l'Elbe.
C'est alors seulement qu'intervient la cavalerie. Elle se dévoue
brillamment et montre, en protégeant la retraite de l'infanterie et
en tenant tête partout à la cavalerie prussienne, dont elle arrête
la poursuite, ce qu'on aurait pu attendre d'elle si, au lieu de la
conserver pour atténuer la défaite, on l'eût employée pour con-
courir au succès.
Or, on l'a vu : à 8 heures du matin, la plus grande partie de
la 2'' armée prussienne n'avait pas encore franchi l'Elbe. Cette
armée avait, tout entière, passé la nuit du 2 au 3 juillet sur
la rive gauche du fleuve.
A 11 heures du matin, les têtes de colonne de la garde et
du VI^ corps prussien atteignaient à peine la Trottina et se trou-
vaient encore à près de 6 kilomètres de la division Fransecky :
le reste de la 2^ armée s'échelonnait jusqu'à l'Elbe.
La section historique du grand état-major prussien s'étend
avec complaisance sur les difficultés de parcours que rencon-
trèrent les troupes du prince royal dans leur marche au combat.
Que serait-il donc arrivé si les 116 escadrons et les 10 batteries
CAVALIERS ET DRAGONS. 93
de la réserve autrichienne se fussent portc'S dès l'aube du
2 juillet au-devant des têtes de colonne de la 2" armée prus-
sienne ! En se répandant sur tout le front de marche et en uti-
lisant les accidens de terrain que signale le maréchal de Moltke,
pour tendre de tous côtés des embuscades, ils auraient harcelé
sur tous les points et à tout instant les colonnes ennemies, en
ayant recours, suivant les circonstances, soit au sabre, soit au
canon, soit à la carabine. On peut être sûr que Tarmée du prince
royal, ainsi retardée au passage de l'Elbe, puis au passage de la
Trotina, ne serait jamais arrivée à temps sur le champ de ba-
taille de Kœniggraetz. Peut-être même aurait-elle été complète-
ment annihilée. Sadowa eût été une victoire pour l'Autriche, au
lieu d'être un désastre.
On s'est demandé si Benedeck était informé du mouvement
de l'armée du prince royal. Les combats précédens de Trautenau,
de Nachod, de Skalitz, avaient dû suffisamment l'éclairer sur la
position de la 2"^ armée prussienne sur son flanc droit.
Il faut aussi faire remarquer que la cavalerie autrichienne
tenant à n'opérer qu'en masse et ne battant pas l'estrade, avait
complètement négligé d'éclairer le général en chef sur ce qui
se passait à sa droite. Mais déjà, dans la matinée du 3 juillet, un
télégramme de Josephstadt annonçait le passage de fortes co-
lonnes s'avançant du Nord-Est vers le Sud-Ouest. Il était donc
encore temps d'intervenir avec les o divisions de cavalerie de
réserve.
Gomme nous voilà loin d'Henri IV partant avec 900 chevaux
et précédant son armée de quatre jours de marche pour se
porter à la rencontre des troupes de la Ligue, dans l'espoir, avec
sa poignée d'hommes, de les jeter dans la Saône, pendant qu'elles
en opéreraient le passage.
Etait-ce donc que la cavalerie autrichienne fût incapable de
jouer un tel rôle? Ce qui s'est passé en Lombardic prouve le con-
traire. Il eût suffi de lui indiquer ce qu'elle devait faire.
Sur l'Adige, l'archiduc Albert, qui commande l'armée autri-
chienne contre les armées italiennes, sait employer sa cavalerie
et en tirer un excellent parti.
Dès le début des hostilités, l'archiduc, dont l'armée borde
l'Adige, de Vérone à Badia, se couvre d'un côté sur le Mincio,
par un rideau formé par la brigade de cavalerie du colonel
Pulz, soutenue par un bataillon de chasseurs établi à Custozza,
94 REVUE DES DEUX MONDES.
et de l'autre sur le Pô, par la brigade d'infanterie du général
Scudier, soutenu par le 13" régiment de hussards. Pas un espion
ennemi ne pourra franchir ce rideau et Fétat-major italien res-
tera dans l'ignorance absolue des mouvemens des Autrichiens.
Le 22 juin, résolu à porter son elfort contre larmée du roi
de Sardaigne, établie entre la Chiese et le Mincio et mettant à
profit une crue du Pô, qui rend difficile le passage de ce fleuve,
l'archiduc rappelle à lui la brigade Scudier et ne laisse devant
les 90000 hommes du général Cialdini, établis autour de Fer-
rare, que le 13" hussards et le 10'^ bataillon de chasseurs, sous
les ordres du colonel de Szapary. Ce dernier s'acquitte parfaite-
ment de sa mission, tient constamment l'archiduc au courant des
mouvemens des Italiens, recule pas à pas devant eux, en les
tenant en haleine et détruit les ponts de chaque cours d'eau qu'il
abandonne. Le 23 juin, à 8 heures du soir, il faisait savoir par
télégraphe à l'archiduc que l'armée de Cialdini, encore occupée
sur le Pô, n'avait pas rallié l'armée du roi et ne pouvait être le
lendemain à la bataille entre le Mincio et l'Adige.
Le 24 au matin, l'armée royale franchit le Mincio et se porte
en avant dans la direction de Vérone, Elle est absolument sur-
prise de se heurter à l'armée autrichienne, dont elle ignorait la
présence en avant de cette ville. Les deux divisions de la droite :
prince Humbert et Bixio, viennent donner contre les deux bri-
gades de cavalerie des colonels Bujanovics et Pulz (15 esca-
drons, 2400 chevaux) que l'archiduc a réunis sous le comman-
dement du dernier. Celles-ci n'hésitent pas; elles attaquent à
fond et avec beaucoup d'à-propos les deux divisions italiennes.
Chaque régiment, tout en se conformant au mouvement général,
agit de sa propre initiative. En particulier, les lanciers de Trani
et les hussards de l'empereur, emportés par leur élan, attaquent
de front, les premiers, les carrés du prince Humbert, les seconds,
ceux de la division Bixio.
Ces deux brigades perdent la moitié de leur efl'ectif. Mais les
36 bataillons et les 6 batteries des 2 divisions prince Humbert
et Bixio sont immobilisés pour le reste de la journée. Il n'était
que 8 heures un quart du matin. Encore, crut-on nécessaire de
renforcer plus tard ces troupes, pour remonter leur moral, avec
la brigade Pistoja.
Les débris de la cavalerie du colonel Pulz se rallient et pen-
dant tout le reste de la journée menacent le flanc de ces deux
cavaf-ii:rs et dragoiss. 95
divisions d'infanterie qu'elles tiennent ainsi figées sur leurs posi-
tions. Bien plus, vers deux heures du soir, les deux brigades
autrichiennes chargent pour la deuxième fois, et cette fois pren-
nent plus de 1 000 hommes aux régimens italiens qui descendent
en fuyant le Monte Croce et le Monte Torre. Elles poussent
même l'audace jusqu'à sommer les deux généraux de division
de capituler.
A l'autre aile et également à 8 heures du matin, la brigade
autrichienne d'infanterie du général Benko était obligée d'aban-
donner devant les forces très supérieures des brigades italiennes
Pisa et Forli, la position de Monte Cricol, Mongabia, Fenile, où
elle était en train de se déployer. Le colonel de Berres qui, avec
six pelotons de lanciers de Sicile, servait do soutien à la réserve
d'artillerie du V*" corps autrichien, voyant le mouvement de
recul du général Benko, envoie aussitôt trois de ses pelotons
sous les ordres du capitaine Bechtoldsheim, pour chercher à
prendre en flanc les colonnes italiennes. Celui-ci dépasse les
troupes du général Benko, gravit le Monte Cricol pour recon-
naître l'ennemi et aperçoit la brigade italienne Forli marchant
en pleine confiance sur Fenile. A sa tête se trouvent le général
Cerale, commandant la division, et le général Dho, commandant
la brigade. Sans hésiter, il descend la pente comme un ouragan
avec ses trois pelotons; traverse la brigade Pisa, qui garnit le
revers des pentes du Monte Cricol, tombe dans le flanc de la
lu'igade Forli, stupéfaite de tant d'audace, et la met en pleine
confusion. Les deux généraux sont grièvement blessés. Des cinq
bataillons présens, un seul résiste ; les quatre autres sont en
panique. Les trois pelotons de lanciers, décimés par le feu du
bataillon qui n'a pas fui, sont, il est vrai, réduits à 17 hommes.
Ils ont perdu, tués, blessés et manquans : 2 officiers, 94 hommes
et 79 chevaux, mais l'aile droite autrichienne est dégagée et dé-
sormais va pouvoir reprendre l'offensive, progresser sans arrêt
et achever de décider le succès.
A Custozza, la cavalerie autrichienne n'est donc pas, comme
à Sadowa, employée à sauver l'armée d'un désastre. Elle sert à
l'archiduc Albert à s'envelopper avant la bataille d'un rideau
impénétrable, à tromper l'ennemi et à tenir éloignée du champ
de bataille toute une armée.
Au début du combat, elle profite avec à-propos des occasions
offertes et les résultats qu'elle obtient compensent ses pertes.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais il faut faire remarquer que ces résultats n'ont été obtenus
que par de très petites fractions. Ce sera dorénavant la règle, car
seules elles peuvent saisir l'occasion et en profiter.
Lorsque la cavalerie autrichienne est coagulée en lourdes
masses qui se réservent pour la bataille, comme dans la cam-
pagne de Bohême, elle ne peut ni éclairer ni combattre. Quand
tout est perdu, alors seulement elle intervient pour ralentir la
poursuite. Elle sait se dévouer sans restriction et subir avec le
plus grand courage les pertes les plus cruelles ; mais pour quel
résultat? Quelques escadrons pied à terre, appuyés par leur artil-
lerie, n'auraient-ils pas arrêté plus sûrement la poursuite que ne
le firent des charges meurtrières ?
La cavalerie prussienne, plus divisée, éclairait mieux prin-
cipalement au moyen de ses pointes d'officiers. Toutefois, son
action, comme arme combattante, fut restreinte, parce que le
combat à pied n'était pas dans ses mœurs.
La décroissance progressive de la force de la cavalerie en
tant qu'arme de choc ne cesse donc pas de se manifester. Cepen-
dant les grands chefs ne veulent pas s'en rendre compte. En vain
la guerre américaine l'a-t-elle clairement démontré. En France,
le même aveuglement existait. Quatre ans plus tard, la guerre
franco-allemande éclatait et nous en apportait la preuve cruelle.
En juillet 1870, à l'armée du Rhin, nous disposons de
220 escadrons : 84 de cuirassiers et de lanciers, 84 de chasseurs
d'Afrique, hussards et chasseurs et S2 de dragons. Ceux-ci sont
enfin parvenus au but depuis si longtemps poursuivi, de se sous-
traire définitivement au service pour lequel ils ont été créés :
le combat à pied. Peu à peu, ils s'étaient débarrassés de l'arme-
ment spécial qui leur avait été donné à cet efTet.
Leur premier armement réglementaire date de 1717. Ils
avaient alors le même fusil que l'infanterie avec la baïonnette à
douille inventée en 1688.
Ils conservent et suivent dans ses transformations l'armement
de finfanterie, en 1734, 1777, 1822.
En 1832, "on supprime leur baïonnette; on l'avait enlevée en
1816 aux hussards qui, après avoir eu le fusil comme les dragons,
avaient reçu le mousqueton de cavalerie modèle 1786 avec
baïonnette. En 1842, les dragons reçoivent un fusil de modèle
spécial à garnitures en cuivre, à percussion et sans baïonnette,
qui est suivi par le fusil modèle 1857.
CAVALIERS ET DRAGONS. 97
En 18G7, on modifie ce fusil suivant le système Ghassepot, et
l'arme des dragons se trouve ainsi peser 200 grammes de plus
que le fusil d'infanterie modèle 1866.
Enfin, le 4 décembre 1869, sur la proposition du Comité
d'artillerie et dans le but d'unifier tout l'armement de la cava-
lerie, le fusil de cavalerie modèle 1866 est adopté. Mais les dra-
gons, n'acceptant pas d'avoir un fusil comme l'infanterie, le bap-
tisent du nom de carabine.
Mieux encore. Pour que personne ne puisse les obliger à
reprendre leur vrai rôle de dragons, ils se font désigner, ainsi
que les lanciers, sous le nom de cavalerie de ligne, et fixent
ainsi leur rôle dans la bataille.
D'autre part, la faiblesse du commandement supérieur lais-
sait la cavalerie se cristalliser dans son particularisme.
Le service en campagne, théoriquement enseigné, était peu
pratiqué. L'instruction se bornait à des évolutions schématiques
sur des terrains plans, agrémentées de vaines parades. Le tir
était considéré comme une inutile corvée et même dans certains
régimens qui croyaient affirmer ainsi leur esprit cavalier, des
corvées brûlaient les cartouches pour s'en débarrasser plus vite.
Les funestes conséquences de ces erreurs ne se firent pas
attendre.
Dès le début des opérations, notre cavalerie fut groupée en
lourdes masses, comme l'avait été la cavalerie autrichienne
en 1866, et les mêmes fautes amenèrent les mêmes désastres.
Les généraux spécialisés dans leur arme tenaient à réunir sous
leur commandement le plus grand nombre possible d'escadrons
et n'en laissaient détacher sous aucun prétexte. D'où cette consé-
quence que nos troupes, n'étant pas éclairées, furent partout
surprises.
Un écrivain allemand (le prince de Hohenlohe) dit à ce sujet:
« Les tendances imprimées à la cavalerie française la portent à
veiller à sa propre sécurité, plutôt qu'à pousser en pays ennemi
d'audacieuses reconnaissances. » Cette appréciation n'était même
pas exacte, comme le prouve l'affaire du 15 août 1870, où la
division du général Forton fut surprise au bivouac, n'ayant
même pas su se garder elle-même.
Dans cette campagne, notre cavalerie s'est montrée nulle dans
son rôle stratégique, nulle dans le service d'exploration, nulle
dans le service de sûreté ; malavisée et inutile dans son rôle
TOME XIII. — 1903. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
tactique. Elle fut simplement brave. Etait-ce donc suffisant?
Cependant son armement était excellent. La plupart des régi-
mens était dotés du fusil de cavalerie modèle 1869, les autres
avaient l'ancien fusil de dragon, transformé, en 1867, au système
Chassepot : mais, pour s'en servir, il aurait fallu mettre pied à
terre, et la cavalerie ne le voulait pas.
Après les désastres de Sedan et de Metz, les Allemands s'em-
pressèrent d'armer leur cavalerie avec nos carabines tombées
entre leurs mains et dont nous n'avions pas su faire usage.
Il semble que tout au moins notre cavalerie pouvait battre
l'estrade. Elle se désintéresse de ce service. Elle reste en masses,
se réservant pour la bataille. Aussi, dès l'ouverture des hosti-
lités, les alertes commencent et se succèdent sans interruption
jusqu'à Sedan.
A Wissembourg, au lieu de lancer de la cavalerie au loin, de
lourdes reconnaissances sont envoyées les 2, 3 et même 4 août
de grand matin. Elles rentrent de bonne heure, ne voient rien,
mais leurs mouvemens renseignent parfaitement l'ennemi. La
division Douay est attaquée au moment où elle s'y attend le
moins.
Le 29 août, à Beaumont, c'est notre 5'' corps (général de
Failly) qui est surpris à midi dans ses bivouacs, sans aucune
organisation de surveillance.
Cette échaufFourée nous coûte 4 800 hommes et 42 bouches à
feu. Notre cavalerie n'avait su renseigner ni sur l'approche ni
même sur l'arrivée de l'ennemi, et cependant elle était prévenue,
puisque, la veille, une colonne allemande avait été rencontrée à
Nouart. Elle continue à se mouvoir en lourdes divisions et, dès
lors, laisse le champ libre à toutes les patrouilles de l'adversaire.
C'est au point qu'à Beaumont, un des escadrons de celui-ci vient
à la lisière des bois contempler notre camp, pendant que le
commandant de la colonne prussienne, prévenu sans retard,
accélère la marche de l'infanterie de son avant-garde et fait
rapidement mettre en batterie, près de Petite-Forêt, 24 pièces qui
ouvrent soudain le feu sur le S*' corps alors en pleine quiétude.
Les rapports sont pleins de récits de surprises analogues à
celles de Wissembourg et de Beaumont.
Combien la situation eût été différente, si notre cavalerie
s'était inspirée des procédés de Sluart ou de Sheridan !
A la fin de juillet, dans la concentration hâtive de notre
CAVALIERS ET DRAGONS. 99
armée, nous avions 20 000 cavaliers à la frontière. Les Alle-
mands se formaient au nord de la ligne Trèves-Spire. La plus
grande partie de leurs troupes était sur la rive droite du Rhin;
la masse principale de leur cavalerie en arrière de l'infanterie,
Le Palatinat ('tait donc ouvert à nos incursions. Le grand état-
major prussien ne comptait que sur la barrière du Rhin pour
arrêter nos cavaliers. Ceux-ci ne bougèrent pas. Bientôt ras-
surés, les Allemands purent du 15 au 27 juillet, devant toute
notre cavalerie immobile, garnir la ligne Trèves-Sarrebruck
avec 9 bataillons et 8 escadrons et protéger ainsi leurs pre-
mières marches. Bientôt le prince Frédéric-Charles pouvait
lancer à quatre jours de marche, en avant du front de la \h armée,
les 5® et 6'' divisions de cavalerie, qu'il faisait soutenir sur
chaque aile par une division d'infanterie. Cette cavalerie avait
beau jeu. Elle ne rencontrait aucun obstacle. Cependant, au
début, alors qu'elle pensait devoir se heurter à un adversaire
sérieux, elle se montre prudente.
Du !*"■ au 5 août, elle précède l'infanterie d'une journée de
marche (25 à 30 kil.). Le 5, alors que le contact est pris, elle
n"est plus qu'à 5 kilomètres en avant de l'armée, et le 6 août,
jour de la bataille, elle passe derrière l'infanterie. Aussi, à la
fin de la journée n'est-elle pas à même d'entreprendre la pour-
suite de notre armée vaincue.
Cependant, au dire des Allemands, après la bataille de
Reichshoffen, la déroute complète offrait une proie facile à la
cavalerie. Celle-ci, trop loin du champ de bataille, ne put se
porter en avant que le 7 au matin, alors que le contact était
perdu. La faute commise en groupant la cavalerie en grosses
masses et aux ailes, apparaît ici clairement. Il n'en reste plus
sur le front.
Le 10 août, le maréchal de Moltke donne à sa cavalerie l'ordre
de se porter en avant à grande distance, pour couvrir la marche
des armées et rechercher celles de l'ennemi.
A partir de ce moment, la cavalerie allemande, rassurée par
linaction de la nôtre, devient plus hardie. Elle lance des pointes
d'officiers, dont laudace eût été excessive sans notre inertie.
Cependant cette cavalerie à qui rien ne s'oppose laisse, après
Sedan, un de nos corps s'échapper.
Dans la nuit du l^^" au 2 septembre, le général Vinoy, qui
amenait le 13« corps au secours de l'armée du maréchal de Mac-
100 REVUE DES DEUX MONDES,
Mahon, apprend le désastre. Il se décide à battre en retraite sur
Laon par Rethel. Il ignorait qu'il avait sur sa gauche, à 5 ou
6 kilomètres de la route qu'il allait suivre, la 6^ division de
cavalerie du duc Guillaume de Mecklembourg-Schwerin et, phis
au sud, la 5" division de cavalerie du général comte Rhein-
baben, tandis que le 6® corps prussien tenait la ligne de l'Aisne
avec la 12" division d'infanterie à Rethel, la 11^ échelonnée de
Rethel àl'Argonne.
Le 2 septembre, au lever du jour, la 6"^ division de cavalerie
prussienne découvre la marche du 13'' corps français et avertit
aussitôt la 5*^ division de cavalerie et le 6'' corps prussien. Mais
ces deux divisions, au lieu de gagner la tête de la colonne fran-
çaise et de lui barrer la route avec leurs carabines et leurs
canons, se contentent d'envoyer quelques salves inoffensives et
de faire caracoler sur son flanc gauche quelques cavaliers en
patrouille. Le général Vinoy, sachant Rethel occupé par TenZ
nemi, reporte sa ligne de marche au nord de cette ville et prend
sa direction de retraite vers l'ouest, sans que les deux divisions
de cavalerie allemande songent à l'y suivre,
De son côté, le 6*^ corps prussien, au lieu de lier son action
à celle des 5** et 6^ divisions de cavalerie et de se tenir en con-
tact avec la colonne française, préjuge de la direction que sui-
vra celle-ci le lendemain et va occuper Ghâteau-Porcien sur
l'Aisne, tandis que le général Vinoy reporte sa marche à
10 kilomètres plus au nord sur Chaumont-Porcien. Il arrive à
Montcornet dans la soirée du 3 septembre, n'ayant perdu que
40 hommes tués ou blessés et 56 disparus, après une marche
de 72 kilomètres en quarante heures.
Gomment le général Vinoy a-t-il pu sauver sa colonne, dans
la situation critique où elle se trouvait ? Quelle résistance aurait-
il été capable de surmonter? Une des deux brigades était formée
de conscrits, qui ignoraient l'usage de leurs armes et dont les
fusils étaient plus dangereux pour leurs camarades que pour
l'ennemi.
Rien n'était plus simple que de cerner la colonne Vinoy et
de l'obliger à mettre bas les armes. Les deux divisions de cava-
lerie pouvaient, à leur gré, laisser passer la colonne et la pour-
suivre à revers, en la jetant sur la 12'' division prussienne, ou
la devancer sur la route de Rethel, avec une partie de leur
effectif, tandis que l'autre partie se serait portée sur son Hanc
CAVALIERS ET DRAGONS. 101
droit, pour la prendre ainsi entre deux feux. Le 6® corps prus-
sisn aurait en môme temps attaqué la tête. Mais il aurait fallu
une cavalerie sachant manier aussi bien le fusil et le canon que
le sabre. Et cette cavalerie n'existe pas encore.
Malgré le champ libre qui lui fut laissé, la cavalerie alle-
mande n'a pas voulu tenter des raids, comme ceux des Améri-
cains dans la guerre de Sécession.
Le grand état-major prussien « n'ose faire avancer les divi-
sions de cavalerie seules au cœur du pays, par crainte des
francs-tireurs. Le général von der Thann, établi à Orléans, ne
permet pas de pousser plus loin que la forêt de Blois à l'ouest,
que Salbris sur la Sauldre au sud. Il ne croit pas possible d'exé-
cuter un coup de main sur Bourges, où pourtant on eût détruit
les ateliers qui permettaient à l'ennemi d'équiper les corps nou-
veaux qu'il forma.it. » (Hohenlohe.)
Cependant, pas un instant notre cavalerie ne gêne l'adver-
saire. Depuis le premier jour de la campagne jusqu'à la fin, elle
ne se détache pas de l'infanterie et continue à se réserver pour
la charge dans la bataille. Quand elle y parut, elle n'y fut guère
heureuse !
L'étude du rôle tactique joué par les cavaleries des deux
partis montre que les Allemands n'ont fait charger leur cavalerie
en masse que dans une seule journée, le 16 août, à Mars-la-
Tour, tandis que nous avons employé la nôtre trois fois : à
Reichshoffen, à Mars-la-Tour et à Sedan.
Le 6 août (bataille de Reichshoffen), vers une heure de l'après-
midi, le 11" corps allemand venait de s'emparer de Morsbronn,
après une lutte violente : la 4" division d'infanterie qui formait
notre aile droite était débordée et se trouvait ainsi très compro-
mise. Le général de Lartigue, commandant cette division, de-
mande alors au général Michel de lancer dans le flanc de l'as-
saillant un de ses régimens de cuirassiers. Sans se faire éclairer,
la brigade part aussitôt tout entière (8'' et 9*^ cuirassiers), suivie
de deux escadrons du 6° lanciers. Le terrain de l'attaque était
coupé de vignes, de houblonnières, d'arbres abattus, de fossés
nombreux et profonds, qui formaient des obstacles pour les
cavaliers et des abris pour les Allemands. Ceux-ci pouvaient
sans danger fusiller nos cuirassiers. Ce fut une folie, un mas-
sacre aussi inutile que cruel.
Quelques compagnies (disent les Allemands) « repoussèrent
102 REVUE DES DEUX MONDES.
avec de grandes pertes la brigade de cuirassiers Michel, qui se
jetait sur le village de Morsbronn, et cette cavalerie ne fut pas
en état d'arrêter un temps appréciable l'infanterie allemande. »
Dans son Bistorigue de la guerre, le grand état-major prus-
sien admet que, grâce au sacrifice des cuirassiers, notre infan-
terie, à l'extrême droite, put se replier sur Eberbaeh, sans être
inquiétée. Dans tous les cas, il eût été facile avec quelques ca-
rabines d'obtenir un aussi maigre résultat d'une façon moins
sanglante. Mais on pouvait faire mieux.
Un peu plus tard, à trois heures, à l'autre aile, Elsasshausen
nous est enlevé. On fait encore appel à la eavalerie pour réta-
blir le combat. Les quatre régimens de cuirassiers (1"'', 2^, 3^
et i'^) de la division Bonnemains sont lancés à l'attaque. Le ter-
rain n'est pas meilleur qu'à Morsbronn et n'est pas mieux re-
connu. L'entreprise est aussi folle. Le résultat est le même.
Bien plus, cette dernière charge favorisa l'offensive alle-
mande, car elle fit cesser le feu de mousqueterie et de mitrail-
leuses dont était criblée une colonne d'infanterie prussienne qui
venait d'échouer dans son attaque. Celle-ci put alors se ressaisir
et accueillir à son tour nos cuirassiers par un feu meurtrier.
Néanmoins, en admettant même que les deux charges des
cuirassiers aient permis à l'armée du maréchal de Mac-Mahon
d'opérer sa retraite, elles n'en demeurent pas moins de coupables
folies.
Qu'on se représente au contrairel'effet de surprise qu'auraient
pu produire ces 3000 cavaliers, si, au lieu de se jeter éperdument
à travers toutes sortes d'obstacles contre une infanterie bien
protégée par le terrain, ils avaient, grâce à la vitesse de leurs
chevaux, gagné rapidement les flancs et même les derrières de
l'assaillant. La brigade Michel en tournant Morsbronn, au sud
par Hegeney, la division Bonnemains en se glissant par les bois
au nord vers Frœschviller, ne pouvaient-elles gagner une posi-
tion d'où elles auraient ouvert un feu violent sur l'infanterie
allemande? Quel n'eût pas été le résultat d'une pareille ma-
nœuvre. Mais au lieu de cuirassiers, il eût fallu des dragons ou
de la cavalerie légère et surtout une cavalerie exercée au com-
bat à pied.
Le 16 août fut la journée des grandes chevauchées. La pre-
mière fut la charge de nos cuirassiers de la garde, exécutée à
midi et demie, vers Flavigny, contre la lO'' brigade d'infanterie
CAVALIERS ET DRAGONS. 103
prussienne; le résultat l'ut la perte de 22 officiers, 244 sous-
officiers et soldats et 250 chevaux (la moitié de l'effectif), et
l'effet nul.
Puis vint la charge de la brigade allemande Redern. Les
hussards de Brunswick faillirent enlever le maréchal Bazaine et
le général Frossard, mais ils furent arrêtés par le S*" bataillon
de chasseurs à pied et chargés à leur tour par les escadrons
d'escorte du général Frossard et du maréchal Bazaine, qui les
achevèrent.
A 1 heure et demie, la 6" division de cavalerie prussienne
se lance à l'attaque entre Flavigny et Bussières. Prise sous le feu
des grenadiers de la garde, elle ne peut même pas se déployer.
Pertes 13 officiers, 193 hommes.
A 2 heures, a lieu la célèbre charge de la brigade Bredovv
(6 escadrons des 7° cuirassiers et 16" uhlans), lancée pour parer
à une attaque du maréchal Ganrobert sur Vionville. Elle prend
comme objectif une longue batterie d'artillcriej française établie
entre le bois de Villiers et la route de Verdun. Elle parcourt
2 kilomètres et fait retirer Tartillerie, mais, reçue par la division
de cavalerie du général Forton et par les dragons de la division
Valabrègue, décimée par la mousqueterie, elle est vivement
repoussée, laissant 409 chevaux sur le terrain et ne ramenant
que 7 officiers et 70 hommes dans un régiment; 6 officiers et
80 hommes dans l'autre. En somme, une ligne d'infanterie
momentanément traversée et une ligne d'artillerie déplacée;
résultat à peu près nul.
Peu après, le l*^"" régiment de dragons de la garde prussienne,
suivi de deux escadrons du 4" cuirassiers, est lancé contre l'in-
fanterie de la division Cissey, de notra 4*^ corps, afin de pro-
téger la retraite de la 20^^^ division d'infanterie prussienne vive-
ment talonnée par nos troupes. Les cuirassiers tombent sous
le feu de l'infanterie et ne peuvent même pas fournir la charge.
Quant aux dragons, ils perdent 12 officiers, 125 cavaliers et 150
chevaux.
Les Allemands attribuent à cette charge, comme à celle du
général Bredow un résultat considérable. C'est grâce à elle,
disent-ils, que la 20^ division d'infanterie prussienne fut dé-
gagée des étreintes du 4" corps français. Cette appréciation n'est
pas exacte; le 4*^ corps fut arrêté par ordre.
Vers la fin de la journée, pour soutenir l'aile gauche aile-
104 REVUE DES DEUX MONDES.
mande, le commandant du 40" corps réunit tout ce qu'il trouve
de cavalerie, soit 6 régimens (4"= cuirassiers, 13% IG*" et 19°
dragons, 13*' uhlans, 10" hussards) et les jette sur le même
nombre de régimens français : 2" et 7^ hussards, 3'' dragons, lan-
ciers et dragons de la garde, 2^^ chasseurs d'Afrique. Il en ré-
sulte une mêlée, sur l'issue de laquelle personne ne s'est jamais
mis d"accord, chaque parti s'étant attribué le succès final, mais
dont le résultat n'eut absolument aucune influence sur le déve-
loppement de la bataille.
Enfin, à la tombée de la nuit (8 heures du soir), le prince
Frédéric-Charles ordonna une nouvelle attaque de cavalerie sur
Rezonville et lança à la charge deux brigades de la 6'' division
de cavalerie entre Vionville et Flavigny (3'^ et 15° uhlans, 6° cui-
rassiers, 9° et 12° dragons, 16° hussards). Cette cavalerie ne put
même pas se déployer. Le résullat fut désastreux.
En employant leur cavalerie, les Allemands étaient ce jour-
là logiques, puisqu'ils n'avaient encore en ligne que fort peu
d'infanterie et qu'il fallait soutenir leur déploiement d'artillerie.
Mais si l'idée était juste, les procédés d'exécution furent déplo-
rables, parce que les charges seules furent employées. Elles
n'aboutirent qu'à des pertes cruelles.
C'est à tort que quelques-uns de lenrs écrivains ont attribué
à l'action de la cavalerie notre retraite sur Metz. Nous nous
sommes retirés parce que ce mouvement répondait au plan de
Bazaine.
De notre côté, l'emploi de la cavalerie fut aussi mauvais et
les résultats encore plus tristes.
A Sedan, notre meilleur général de cavalerie, Margueritte,
ayant été mortellement blessé en reconnaissant le terrain de la
première charge, aucune d'elles n'est arrivée jusqu'aux lignes
prussiennes. « Le feu de quelques batteries et d'un petit nombre
de compagnies, » disent les Allemands , « firent échouer tous
les efforts de cette division, dont toute la bravoure succomba
sous le feu rapide. »
Néanmoins, cette charge fut justifiée.
De toute la campagne, c'est même la seule qui eut sa raison
d'être.
Il ne s'agissait pas de rétablir une situation irrémédia-
blement perdue, mais bien d'avoir l'honneur sauf. Dans de
telles conditions, la course à la mort est un devoir.
CAVALIERS ET DRAGONS. lOo
La guerre Sud-Africaine vient encore de confirmer ce fait
que l'emploi du feu par la cavalerie s'impose et doit se généra-
liser de plus en plus. Sous la pression des événemens, les An-
glais n'ont pas tardé à se défaire des lances et des carabines
pour prendre le fusil d'infanterie. Depuis 1901, leur cavalerie a
dû renoncer aux charges et n'a combattu qu'à pied.
Quant aux Boers, ils ont montré ce que doivent être des
corps de vrais dragons, s'éclairant et se couvrant au moven
d'éclaireurs spéciaux.
La loi de décroissance des effets de la cavalerie, en tant
qu'arme de choc, est donc établie d'une manière indiscutable.
Aussi ses effectifs diminuent-ils successivement.
Quelques chiffres permettent de s'en rendre compte.
Pour un bataillon d'environ 650 hommes, il y a en 1648
(Condé), 3 esc. 55; 1678 (Créqui), 4,65; 1691 (Luxembourg),
4,58; 1709 (Villars), 2,00; 1745 (maréchal de Saxe), 1,72; 1805
(Napoléon), 1,03; 1812 {id.), 0,80; 1859 (Napoléon III), 0,40;
1866 (Guillaume II) 0,88; 1870 {ia.), 0,80; 1870 (Napoléon
III), 0,72.
Le perfectionnement des armes à feu accentue chaque jour
ce changement. En revanche, lorsqu'elle sait utiliser ses cara-
bines, la cavalerie prend une force redoutable et particulièrement
dangereuse pour les lignes de communication.
Sa mobilité en fit toujours l'arme des surprises. Elle en fait
maintenant larme des destructions soudaines de matériel, des
désorganisations et des paniques, vu l'effet démoralisant et
presque instantané des armes à répétition, des mitrailleuses et
des canons à tir rapide.
Elle n'est plus, comme au xvii^ siècle, l'âme souveraine de la
bataille, mais elle aura souvent dans les mains le sort d'une
campagne, si elle sait renoncer aux erremens actuels et com-
prendre que l'esprit cavalier ne consiste pas dans le mépris du
combat à pied.
L'idolâtrie du cheval a depuis longtemps dévoyé son juge-
ment. Les cavaliers de Sheridan ne connaissaient pas les airs de
manège. Ils n'en ont pas moins fait capituler l'armée de Lee.
L'esprit cavalier, c'est l'esprit d'entreprise, l'audace, la témé-
rité même, appuyés sur la décision et le sang-froid. C'est la
volonté toujours tendue à saisir l'occasion et à en profiter ; c'est
la poursuite du but jusqu'à l'épuisement complet des forces
106 REVUE DES DEUX MONDES.
sans regarder en arrière, sans s'occuper du retour. Il est l'apa-
nage de la jeunesse.
Il ne faut donc pas en temps de paix former des divisions de
cavalerie, ni même des brigades. Les régimens de cavalerie doi-
vent, comme les bataillons de chasseurs, ne relever que des
corps d'armée. Il faut les faire commander par des majors. Ils
auront alors des chefs de trente-cinq à quarante ans, qui seront
ensuite envoyés, comme lieutenans-colonels, dans les régimens
d'infanterie et d'artillerie. Plus tard, devenus généraux, ils pour-
ront remplir le rôle que leur titre comporte : le commandement
de toutes les armes.
La guerre seule peut mettre en relief les vrais officiers de
cavalerie. Point n'est besoin de beaucoup de temps pour les dé-
couvrir. Dès les premiers jours d'une campagne, les caractères
se dessinent. Les premières hostilités font évanouir les réputa-
tions de cabinet, dit de Brack. Le général en chef qui, vers la
lin de la bataille, réunira, ici 1200 chevaux, là 2 000, plus loin
1 500, donnera le commandement de chacun de ces groupes à
lofficier qu'il jugera le plus capable. Souvent Napoléon agit
ainsi. Mais il n'avait pas besoin de s'adresser à des majors, parce
que ses généraux de cavalerie avaient de trente à trente-cinq ans •
Les Allemands ont compris que la formation des divisions
de cavalerie en temps de paix les exposerait à mettre à leur
tête des généraux âgés. Aussi, n'ont-ils qu'une division de cava-
lerie : celle de la garde qui est sous la main de l'Empereur.
Au moment des grandes manœuvres annuelles (et il en serait
de même lors de la déclaration de guerre), des chefs désignés
par l'Empereur sont mis à la tête des divisions et brigades pro-
visoires. Ils sont ainsi essayés et jugés. Leur commandement
n'est que de courte durée ; on ne risque pas d'en être embar-
rassé.
Ainsi, en 1901, il a été formé pour les grandes manœuvres,
deux divisions de cavalerie, dont l'une a été confiée au général-
lieutenant von Hagenow, alors âgé de cinquante-cinq ans, et
l'autre au prince Léopold de Prusse, qui n'avait pas quarante-six
ans.
En 1902, une division de cavalerie a été formée pour les
grandes manœuvres et placée sous le commandement tempo-
raire du général-lieutenant von Hennings, inspecteur de cava-
lerie de l'arrondissement de Stettin. L'autre division était la
CAVAF.IERS ET DRAGONS. 107
division de cavalerie do la garde, commandée par le général-
lieutenant von Winterfeld.
Ces deux officiers généraux sont âgés de cinquante-cinq ans.
Il résulte de l'ensemble de ces considérations que nous ne
devrions avoir qu'une seule espèce de cavalerie : les dragons. En
raison de nos casernemens, nos régimens resteraient à cinq esca-
drons, dont un de chasseurs éclaireurs, recrutés et instruits d'une
manière spéciale et montés en chevaux de sang, car c'est une
grave erreur de croire que n'importe quel cavalier peut faire un
éclaireur ! Les autres escadrons utiliseraient les ressources nor-
males dans les conditions actuelles, les remontes s'efforçant de
leur donner des chevaux de galop, car la vitesse sur de longs
parcours à travers champs est plus que jamais nécessaire. Les
cuirassiers seraient donc transformés en dragons. Déjà Napo-
léon les armait pour combattre à pied. Le 12 novembre 1811,
il écrit de Saint-Gloud, à Clarke, duc de Feltre, ministre de la
Guerre : « Les régimens de cuirassiers de l'ancien régime avaient
des mousquetons qu'ils portaient, non comme la cavalerie lé-
gère, suspendus en bandoulière, mais qu'ils portaient pour s'en
servir comme de fusils... Mon intention est que chaque homme
ait un fusil, que cela soit un mousqueton très court, porté de la
manière la plus convenable aux cuirassiers, peu m'importe. J'ai
déjà fait donner à la grosse cavalerie des mousquetons. A la paix,
ils les ont renvoyés. Dans la dernière campagne, ils n'en ont
pas eu. »
Le 26 décembre 1811, il ajoute : « J'ai pris un décret pour
armer les cuirassiers d'un mousqueton et les lanciers d'une ca-
rabine. »
Enfin, le 15 février 1812, il ordonne : « Le mousqueton sera
armé d'une baïonnette dont le fourreau s'attachera au ceinturon
du sabre comme dans l'arme des dragons. »
Les cuirassiers firent la campagne de 1812 avec le mous-
queton et la baïonnette.
Il faut savoir le reconnaître, les cuirassiers ne doivent leur
existence qu'à notre sentimentalité. Nous leur savons gré de
s'être fait détruire à Waterloo et à Reichshoften. Une légende
s'est créée, qui plaît à notre nation. Elle se personnifie dans ces
charges désespérées et inutiles. L'auréole dont les cuirassiers sont
entourés empêche leur transformation, cependant nécessaire.
Le sentiment chez nous dominant la raison, personne n'ose tou-
108 REVUE DES DEUX MONDES.
cher à cette cavalerie bardée de fer, inutilisable pour le combat
à pied, incapable des galops prolongés dans les terrains défoncés,
et uniquement destinée à l'action par le choc.
Cependant chacun sait maintenant à quelles pertes inutiles la
charge en masse aboutirait.
Les cuirassiers sont, il est vrai, décoratifs. Ils augmentent
la solennité des escortes. On pourrait, à cet efï'et, conserver à
Paris les deux régimens de cuirassiers qui s'y trouvent.
Mais avons-nous le droit, pour des raisons de sentiment, de
priver larmée de soixante-cinq escadrons de dragons?
Le 13 juillet 1880, sur l'avis du Comité de cavalerie, qui de-
mandait la suppression totale des cuirasses, celles-ci furent enle-
vées aux six régimens de numéros pairs. Un des membres du
Comité disait à ce propos : « Il peut arriver que, dans une cir-
constance donnée, je regrette de ne pas avoir de cuirassiers sous
la main. Mais cette circonstance ne se présentera peut-être ja-
mais et nous ne devons pas pour une éventualité si peu pro-
bable priver notre cavalerie de 8000 carabines. »
La question semblait donc résolue. Mais les vieilles idées sur
la fameuse et hypothétique bataille de cavalerie reprirent le
dessus, et, le 29 avril 1883, les cuirasses furent rendues. La
France est maintenant la seule puissance qui se donne le luxe
d'entretenir des cuirassiers.
La Russie les a supprimés en 1859. L'Allemagne en 1888,
l'Autriche en 1881. Allons-nous les conserver?
Ils sont plus chers que les autres régimens et difficiles à
remonter. Leurs chevaux seraient mieux utilisés comme trait
léger pour atteler les batteries de cavalerie appelées à un si
grand rôle.
Pour des raisons du même ordre, les lances de nos dragons
doivent être supprimées.
Un article remarquable, paru récemment dans la Remœ de
cavalerie (1), a démontré leur inutilité. Voici quatorze ans que
la question se discute; il est temps d'en finir. La lance est une
mauvaise arme. Nous avons perdu de vue que les lanciers n'ont
apparu dans notre armée qu'en 1811, par conséquent après
l'époque où notre cavalerie s'est montrée la plus brillante.
Alors, nos dragons, nos chasseurs, mettaient en déroute les
(1) Et que l'on dit inspiré, sinon rédigé, par notre État-Major général.
CAVALIERS ET DRAGONS. 109
lanciers ennemis. Faut-il citer quelques exemples (1). A Aus-
terlitz, les uhlans du grand-duc sont culbutés par nos dragons
et perdent 400 hommes avec leur général comte Essen. AEssling,
les uhlans de Liechtenstein sont battus par les chasseurs de
Marulaz.
Le 8 octobre 1805, à Lembach, un escadron du 3'' dragons,
se heurte au régiment de uhlans de Mersfeld, soutenu par les
hussards de Liechtenstein; tout est mis en déroute par ce seul
escadron.
Le 6 mai 1809, le 2^ chasseurs attaque à Blindenmarkt le
régiment de uhlans autrichien « archiduc Charles, » le culbute et
le poursuit une lieue et demie. Le chemin, dit le témoin oculaire
Baudin de Réville, était jonché de leurs lances.
Mais une légende sur les lanciers polonais a fait croire à la
puissance de leurs armes. Elle se réduit à ceci :
Dès 1796, il existait dans notre armée un corps étranger : la
légion polonaise, passée ensuite à la solde de l'Italie, sous le nom
de Polacco Italiane. Elle fut de nouveau prise à notre service
en 1808, comme régiment de lanciers de la Vistule. Seuls, ces
cavaliers portèrent la lance jusqu'en 1811, sans que leur exemple
ait paru assez probant pour déterminer l'adoption de cette arme.
Il est donc inexact de répéter que la lance est l'arme nationale
des Polonais.
Lors de la formation, en 1809, de l'armée du Grand-Duché,
les corps de cavalerie nouveaux comprenaient trois régimens de
chasseurs et trois de lanciers. Le régiment de jeunes gens nobles
de Varsovie, qui se constitua pour servir d'escorte d'honneur à
l'Empereur, portait le costume devenu célèbre, bleu à bande
rouge et la shapska, mais pas la lance. Il n'en avait pas quand
il s'illustra, le 28 novembre 1808, à Somo-Sierra.
C'est sans lances encore qu'à Wagram, ce régiment devenu
chevau-légers, à la suite de la garde, culbuta le régiment de
uhlans autrichiens O'Reilly, qui, eux, avaient des lances et qui,
d'après Niegolowski, les jetèrent pour prendre leurs sabres au
moment de charger.
Dans ses « avant-postes de cavalerie légère » le général de
Brack écrit : (^ Les lanciers serrés ne peuvent ni parer, ni pointer,
et de deux choses l'une : ou ils jetteront leurs lances pour pren-
(1) Revue de Cavalerie.
110 REVUE DES DEUX .MONDES.
dre leurs sabres et, dans ce cas, vous combattrez à chance égale,
ou ils voudront conserver leurs lances, et, dans ce second cas,
vous aurez bon marché d'eux. »
11 faut aussi se rappeler que le 1^^' régiment de lanciers, qui
chargea l'infanterie autrichienne à Solférino, n'avait pas de lances,
car les hommes s'en débarrassèrent dès qu'on prit le galop.
Les Autrichiens ont supprimé la lance en 1884. Les Russes
également. En dehors des régimens de la garde, ils n'ont plus
que des dragons et des cosaques ; ceux-ci, armés de fusils, sont
dressés au combat à pied. Les cosaques du Caucase n'ont pas de
lances. Ceux des steppes les ont encore au premier rang.
Dès le commencement de décembre 1899, le 1*^"" royal dra-
gons anglais, qui servait au Natal sous les ordres du général
BuUer, obtenait d'être débarrassé de ses lances. Cet exemple
était suivi par tous les autres régimens. Les lances furent mises
en magasin, et, disait récemment une haute personnalité mili-
taire, « j'espère qu'elles n'en sortiront plus. »
Cette manière de voir s'accorde peu avec les idées de l'Em-
pereur allemand.
Le 3 janvier 1890, un ordre impérial armait de la lance
(sans préjudice de la carabine) toute la cavalerie. 11 semble qu'en
ce moment encore, la lance est l'arme favorite du souverain.
« Nous nettoierons les abords de la bataille avec nos balais
d'acier, » disent les partisans de cette arme. Quelques groupes
de dragons pied à terre les feraient vite rentrer dans les lignes.
En ce qui concerne l'exploration, il ne faut pas perdre de
vue que la cavalerie est maintenant arrêtée par le feu à des dis-
tances où elle ne peut encore rien voir. Plus que par le passé,
elle est exposée à tomber dans des embuscades.
La guerre Sud-Africaine a donné à cet égard des exemples
probans. Les Anglais n'ont pu obtenir de la cavalerie que des
renseignemens sur la ligne apparente du rideau de mousque-
terie, dont s'enveloppait l'adversaire et sur les points qu'il n'oc-
cupait pas.
Un tel résultat peut être acquis avec de faibles forces, pourvu
qu'elles soient actives, très mobiles et adroites. Pour ce service
le groupement en divisions est nuisible. Il vaut mieux que la
cavalerie soit répartie dans les détachemens de couverture com-
posés des trois armes formant rideau, et qui tiennent tout le
réseau routier menant à l'ennemi. Faudrait-il entendre par là
CAVALIERS ET DRAGONS. 111
qu'il n'y aura plus de comjjat de cavalerie et que toute idée de
choc doit être abandonnée? Ce n'est pas la question. Il faut seu-
lement renoncer à l'idée de la bataille de cavalerie précédant
les grandes rencontres de toutes armes. Pourquoi faire détruire
une partie de sa cavalerie en pure perte, puisqu'une cavalerie si
victorieuse qu'elle soit n'en sera pas moins arrêtée par la mous-
queterie des rideaux et ne pourra pas donner d'autres renseigne-
mens que ceux que procureraient plus facilement quelques pa-
trouilles d'éclaireurs bien menées.
Le combat de mousqueterie a pris, pour la cavalerie, une im-
portance de premier ordre. Il permet à une troupe peu nom-
breuse, mais bien instruite au combat à pied, de se débarrasser
en quelques instans d'une cavalerie très supérieure qui voudrait
agir par la charge et à l'arme blanche. Les rideaux dont les
armées devront s'envelopper fourniront à la cavalerie l'occasion
fréquente de s'employer à pied. Pour les constituer, on aura re-
cours à des fractions multipliées (régimens et mêmes unités
moindres agissant d'après les ordres directs des commandans des
groupes). De même, pour déchirer les rideaux de l'adversaire,
la cavalerie aura recours au combat de mousqueterie, comme
la cavalerie anglaise a été forcée de le faire au Transvaal.
Il suffit, pour s'en rendre compte, de se représenter une prise
de contact. Laissons la parole à un officier de cavalerie qui
comprend l'avenir de son arme :
« Nous ignorions, avant les campagnes sud-africaines, nous
savons maintenant (si nous ne nous obstinons pas à détourner
notre vue de faits patens), ce que vaut le fusil à tir rapide et
sans fumée, manié par des hommes de sang-froid, d'initiative et
de résolution. Entre les mains d'hommes ainsi trempés ayant le
courage de renoncer à la passivité, voulant et sachant avancer
sous le feu, le fusil actuel, c'est là le fait nouveau et capital,
peut, lorsqu'il parvient à se rapprocher suffisamment, remplacer
l'assaut à l'arme blanche. Arrivé à courte portée, il vaut le cou-
teau sous la gorge.
Ainsi s'expliquent les marches ofTensives de combattans sans
baïonnette, enveloppant et faisant capituler des troupes très su-
périeures en nombre, mais passives et massées.
Autre fait nouveau : une ligne, dont quelques points bien
choisis sont garnis de feu, est presque aussi forte dans ses trouées
que dans ses saillans occupés.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi s'explique la facilité avec laquelle la retraite a été
coupée aux partis de cavalerie allant à la découverte. Cette
découverte ne peut rien voir avec les yeux. Elle peut dire qu'en
arrivant dans une certaine zone elle a vu tomber ses hommes
et ses chevaux. Mais quels étaient les points d'origine des
balles? Etaient-elles lancées par un rideau insignifiant, ou par
de gros effectifs?
Mise brutalement en face de ces faits, la cavalerie anglaise
a été décontenancée. Elle n'a rien vu, parce qu'elle n'a trouvé
que l'invisible; elle n'a pas chargé, parce qu'elle ne pouvait
charger l'inconnu; elle a parfois capitulé parce que, dans son ser-
vice d'exploration, elle se trouvait tout d'un coup entourée d'un
cercle de fusils invisibles, et que ce cercle mystérieux, mais
infranchissable à cheval, allait sans cesse en se rétrécissant.
On dira : Que nous importe ! Nous ne sommes pas destinés
à nous mesurer avec des Boers. Nous n'avons donc pas à nous
occuper de leurs procédés plus ou moins bizarres, mais bien de
la tactique des armées européennes, qui est identique à la nôtre.
Les armées européennes, lorsqu'elles mettront des balles
dans leurs nouveaux fusils, seront bien obligées de prendre,
après les premières échauffourées, la tactique correspondant à
ces fusils.
Ne chargerons-nous donc plus jamais?
Oh ! que si : nous n'aurons pas toujours en face de nous des
virtuoses du fusil dernier modèle. La môme arme, mise entre
les mains du Chinois, devient presque inoffensive, parce qu'elle
ne vaut que par les qualités de celui qui la porte : adresse, ins-
tinct du terrain, endurance, initiative, courage, en deux mots
haute valeur physique et morale.
Or, les armées européennes se rapprocheront tantôt du Chi-
nois, tantôt du Boer : composées en grande partie d'hommes
habitués à la ville, à des positions sédentaires, au bien-être fami-
lial, et dont les aptitudes physiques sont diminuées de tout ce
qu'a gagné leur intellectualité, elles sont inexpérimentées, ner-
veuses, impressionnables, exaltées un jour, déprimées le lende-
main.
Quand, à des indices qui ne trompent pas, vous sentirez le
moral de vos ennemis tourner au Chinois, alors chargez : au-
cune arme, dans ce cas, ne vaut le cheval. Ainsi, quand, dans
un défilement rapproché d'un front découvert que personne n'ose
CAVALIERS ET DRAGONS. 113
aborder parce que la mort y est installée, se presseront, se bous-
culeront les échelons d'infanterie, chacun destiné à pousser
l'autre (comme si jamais le mouvement en avant avait été dé-
terminé par une poussée de l'arrière !) et chacun s'arrétant, para-
lysé, devant la même ligne fatidique, alors sortez de terre ou
tombez du ciel, mais surgissez, les cavaliers ! piétinez le trou-
peau jusqu'à ce qu'il demande grâce.
Mais quand ces armées, qui sont intelligentes, généreuses, que
le moindre succès exalte, se rapprocheront du Boer, quand elles
joueront juste et serré de leurs nouvelles armes à feu, n'allez
pas vous terrer dans un coin ou vous agiter dans le vide en vous
plaignant qu'il n'y a rien à faire pour la cavalerie. Il n'y a rien à
faire par la vue, le choc et l'arme blanche; il y a tout à faire
par le cheval et l'arme à feu.
La tactique universellement adoptée jusqu'à ce jour par la
cavalerie, n'a pu soutenir l'épreuve de la guerre, faite avec les
nouvelles armes à feu employées dans le sens de leur nouvelle
puissance. Donnons donc plus d'envergure et d'élasticité à cette
tactique que l'évolution de la guerre a prise au dépourvu. Quand
nous ne pouvons pas voir avec les yeux, voyons avec le fusil.
Quand nous ne pouvons pas attaquer par le choc et l'arme
blanche, attaquons par le cheval et l'arme à feu. Voilà la solu-
tion. Il n'y en a pas d'autre. En théorie, elle paraît simple; dans
la pratique, il y aura bien des difficultés à surmonter pour la
faire entrer dans les mœurs de la cavalerie.
Établir vivement, au moyen de groupes à pied bien placés,
largement espacés, une ligne de feu longue, offensive et débor-
dante, soutenue, quand c'est possible, par du canon et de la mi-
trailleuse, gardée, sur ses flancs et derrière, par des tireurs et des
réserves à cheval, voilà ce que doit faire aujourd'hui notre
cavalerie, toutes les fois que ses yeux, sa puissance de choc et
ses armes blanches lui refusent le service.
Qu'il s'agisse d'exploration, de couverture, de bataille ou de
poursuite, l'arme à feu s'offre au moment où l'arme blanche se
dérobe ; et la tactique de feu, très simple, consiste à se servir des
chevaux pour égrener vivement un chapelet de groupes à pied.
La longueur de la ligne, sa densité, les intervalles séparant ses
groupes varieront à chaque cas : ce qui ne variera pas d'un bout
à l'autre de la ligne, c'est l'idée de l'en avant.
Il y a un abîme entre cette tactique de feu, si simple soit-elle,
TOME xui. — 1903. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
et nos habitudes de manœuvres, qui consistent à descendre un
peloton derrière une barricade pour s'y défendre passivement.
Vos hommes sont Français et cavaliers, leur double nature est
offensive, et vous leur demandez de la défensive et de la passi-
vité. Ils vous répondent par un dégoût instinctif du combat à
pied, par l'envie obsédante de remonter à cheval, et ils ont
raison.
Au contraire, en pratiquant la ligne de feu longue, offensive,
à tendances débordantes, vous réveillerez l'instinct de la race
française, qui supporte le rang, mais ne l'aime pas ; et dont le
vieux sang gaulois ne s'échauffe que lorsqu'on le livre sans con-
trainte à son besoin d'en avant.
L'en avant à pied n'est plus l'élan furieux des zouaves à la
baïonnette, que les cavaliers ne pourraient imiter sans renoncer
à leurs éperons ; car, là oii l'assaut est possible, la charge à
cheval est indiquée. L'en avant à pied, lorsque l'assaut et la
charge sont impossibles, consiste, pour chaque groupe, dans
chaque groupe pour chaque homme, à gagner en rampant
20 mètres, quand le terrain présente 20 mètres de couvert ; à
n'en gagner que deux ou trois, d'un bond brusque, précédé et
suivi de la disparition couchée, quand le sol n'offre aucun abri.
Le but^connu de tous, sans qu'il soit besoin d'ordres, est d'arriver
à la courte portée où les balles cessent d'être folles pour devenir
dociles comme des baïonnettes ; où l'ennemi demande grâce, ,
parce qu'il ne peut plus lever la tête, et que, même avec le nez
en terre, il sent la mort lui effleurer les cheveux.
Ces audaces d'attaques offensives à pied contre un ennemi
plus fort, ou plutôt contre un ennemi sans nous occuper de sa
force, nous sont permises à nous cavaliers, et à nous seuls. Car
nos chevaux nous ont transportés d'un galop à l'endroit favorable,
à celui où nous avions l'espoir de charger. La charge n'étant pas
opportune, ces mêmes chevaux nous donnent la mobilité néces-
saire pour mener le combat à pied en largeur, par unités souples
et légères, sans encombrement de lourds effectifs, que seule
l'infanterie est capable de manier en profondeur. Enfin, ce sont
encore les chevaux qui nous assurent la possibilité de déguerpir,
pour recommencer plus loin, lorsque notre coup est manqué,
que l'ennemi prend lui- même d'écharpe notre tentative d'enve-
loppement.
Quand les cavaliers sauront se servir de leurs armes à feu de
CAVALIERS ET DRAGONS. 115
cette l'açon-Ià, le commandement pourra confier sans crainte de
belles missions à leurs détachemens. Le fameux parti de 100 che-
vaux du premier Empire recommencera ses exploits. En com-
binant l'invisibilité et la puissance de ses fusils avec la vitesse de
ses chevaux, il sera difficile à saisir. Il pourra donc s'éloigner
des siens, faire de la découverte ou se lancer dans les lignes de
communications ennemies, pour torpiller les chemins de fer,
artères des armées modernes. »
Oui, c'est bien ainsi qu'il faut comprendre Faction de la cava-
lerie.
Mais ce n'est là qu'une partie des services que nous sommes
en droit d'attendre d'elle. Quoique changé, son rôle dans la
bataille va grandir. Grâce aux dragons, le commandement
pourra porter, en quelques instans, où il voudra, les carabines et
les canons nécessaires. Alors la réunion de nombreux escadrons
et la nécessité de les faire agir par masses de 1 500 à 2 000 che-
vaux s'imposera. Mais il serait mauvais de constituer à l'avance
ces groupemens, puisqu'ils doivent correspondre à des situa-
tions variant d'un jour à l'autre. Quand le moment sera venu,
le général en chef mettra à leur tête l'officier qu'il croira le plus
apte à la mission donnée, quitte à le remplacer le lendemain,
s'il s'est montré insuffisant. Ce procédé fut souvent employé par
Napoléon. Il est à retenir.
Ces groupemens de cavalerie auront presque toujours un
grand rôle à jouer à la fin de la bataille.
Rendons la parole à notre officier de cavalerie.
« Dans les grandes batailles de l'avenir, qui dureront deux
ou trois jours sur des fronts de 40 et 50 kilomètres, avec
500 000 hommes peut-être de chaque côté, il arrivera un moment
où ces masses impressionnables ne pourront plus supporter
l'extrême tension de leurs nerfs, où elles n'auront plus de force
morale à opposer à l'événement ; où elles seront mûres pour la
panique. Qui donc mieux que la cavalerie peut produire l'évé-
nement, peut causer la panique ? Quand le général croit, sent,
devine que le moment psychologique approche, il réunit ce qu'il
peut trouver d'escadrons. Il fait appeler l'officier qui les com-
mande et lui dit: La situation est parvenue à son dernier degré.
L'heure approche où un événement décidera de la victoire ou
de la défaite. Je vous ai réuni là environ 5000, 6000 chevaux.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Rôdez, cherchez, tâtez et, si vous trouvez chez l'ennemi un point
faible, lancez-vous, votre heure est arrivée.
L'officier part et la masse des escadrons le suit de loin,
d'abri en abri. De tous les côtés s'élancent des officiers éclai-
reurs, montés sur des chevaux de sang. En quête d'occasions,
ils apportent au général, dans des va-et-vient rapides, des ren-
seignemens ou impressions, qui ne sont pas toujours favorables.
Ici, le terrain est impossible ; là, l'ennemi est sur ses gardes et
ne paraît pas ébranlé.
Tout à coup, guidé par un officier, le général, d'un galop
allongé, gagne un point d'observation. Oui, c'est l'endroit et le
moment
En avant !
Les régimens quittent leur dernier abri. Ils traversent au
trot, par des évolutions simples et souples, les encombremens
inévitables derrière une armée qui se bat. — Enfin les lignes
amies sont franchies, et Ton prend le galop. Au galop, pendant
des kilomètres, au galop allongé à travers l'infanterie, l'artillerie,
les obstacles de tous genres, au galop, jusqu'à ce que tout soit
traversé, car il faut s'emparer des défilés sur les lignes de
retraite.
La trouée est faite, l'événement est produit, la panique est
amorcée, la victoire s'offre; un dernier effort des autres armes,
et elle est gagnée. »
C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut envisager les charges
que, depuis quelques années, l'Empereur allemand commande
en personne à la fin des grandes manœuvres. Il tient à mettre
en lumière ce fait, que la cavalerie reprend toute sa puissance
comme arme à cheval, lorsque l'adversaire, démoralisé par une
lutte qui a excédé ses forces, se met en retraite, en désordre.
La cavalerie peut alors tout oser.
II est clair que dans une bataille, 50 ou 60 escadrons ne
seraient pas réunis sur le même point. Là où 1500 chevaux ne
pénétreraient pas, 4 000 chevaux ne réussiraient pas davantage.
Les groupes de cavalerie seraient en fait répartis sur tout le
front du combat et agiraient sur les terrains convenables aux
heures psychologiques. Si, dans les manœuvres, afin de donner
des leçons qui frappent l'imagination, l'empereur Guillaume
constitue des groupemens énormes, il ne s'ensuit pas que, dans
la bataille, toute sa cavalerie serait formée en une seule masse,
CAVALIERS ET DRAGONS. 117
il y a donc dans ces charges autre chose (jiie le désir d'offrir aux
assistans un spectacle impressionnant. Mais nos dragons envisa-
geront un rôle plus élevé. Ils doivent songer aux attaques di-
rigées contre tous les moyens de communication, sans lesquels
les armées ne peuvent pas vivre. Les chemins de fer ne sont-ils
pas le but naturellement offert à toutes les entreprises hardies
des jeunes officiers? Tout nœud de chemin de fer dans la zone
utile du réseau ferré est un nœud vital, et sa destruction peut
amener la retraite forcée des troupes qu'il alimente. Nos dragons
les attaqueront par la carabine et le canon. Ils ne pourront pas,
il est vrai, se ravitailler en munitions. Qu'importe, si la des-
truction est accomplie. Ils perdront leur artillerie? Qu'importe
encore; il y en a d'autre dans les arsenaux. Qu'ils atteignent le
but, le reste est secondaire.
Cette étude n'est pas pour plaire à ceux des officiers de l'an-
cienne école qui, dans la création des divisions de cavalerie,
ont cru pouvoir développer la puissance de l'arme, en groupant
derrière eux de nombreux escadrons évoluant au geste.
Les armes nouvelles imposent des changemens dans l'orga-
nisation comme dans la tactique. Certes, les quiétudes peuvent
en être troublées. Nous laisserons-nous arrêter par des intérêts
particuliers? La nation qui consent de si lourds sacrifices a le
droit d'être exigeante. Elle ne doit satisfaire les ambitions que
dans la limite de son intérêt. Elle se rappellera donc que ce
n'est pas en confiant ses escadrons à des vieillards de soixante ans
qu'elle obtiendra d'eux des coups de torpilleurs. Notre cavalerie
doit être commandée par des officiers jeunes et hardis, dont
l'élévation du caractère et la hauteur des sentimens seront la
garantie qu'en toutes circonstances, ils feront plus que leur de-
voir. Alors, quoi qu'il advienne, nous serons au moins sûrs que
ses chefs possèdent la principale, la plus féconde des qualités de
l'homme de guerre : la jeunesse.
LA FIN DE DONATIENNE
DERNIERE PARTIE (1)
III. — LE THEATRE
Le soir, après le dîner pris dans Tarrière-boutique, elle s'ha-
billa, et elle avait bon air, malgré la fatigue du visage, avec son
chapeau à plumes roses et noires, et son tour de cou de four-
rure grise; elle marchait bien; elle avait de petites mains dont
la peau, tachée et entaillée par le travail, disparaissait sous des
gants. L'homme l'entraîna, rapidement. Les voisines qui ne
perdaient aucun incident de la rue, pas plus qu'en province,
dirent : « Les voilà encore partis pour le théâtre, je parie. Ils
gagnent gros. Mais c'est elle qui lui fait dépenser tout cet ar-
gent-là. Elle n'aime que s'amuser. »
La cravate épinglée d'un faux brillant, la jaquette bombée
sur la poitrine, l'air vainqueur et insolent, Bastien Laray mar-
chait près de Donatienne. Il cherchait à réparer l'effet désastreux
de ses brutalités du matin ; il avait aperçu clairement que cette
Donatienne avait dit vrai dans un moment de colère, qu'elle le quit-
terait sans même avoir besoin d'une raison... Ils prirent le train,
et furent bientôt sur les boulevards. Il était près de neuf heures.
Dans la salle illuminée, quand ils entrèrent, la pièce était
commencée. On riait. Les mêmes mots avaient mis la même
expression sur le visage des quelques spectateurs de l'amphi-
(1) Voyez la Revue du 15 décembre.
LA FIN DE DONATIENNE. 119
tliéâtre, qui durent se lever pour laisser Donatienne et son amant
prendre chacun sa place, au premier rang, vers le milieu. Lui,
il était déjà à l'unisson. Elle désirait s'y mettre, pour échapper
à l'obsédante pensée qui la suivait depuis le matin. Elle aimait le
théâtre. Elle avait dépensé beaucoup d'argent sur ses gages, du
temps qu'elle était domestique, pour « rire aux comédies, »
comme elle disait. Et l'assurance avec laquelle elle passa, la
première, le visage levé, la lèvre entr'ouverte et murmurant :
(( Pardon, » le geste avec lequel elle ramena sa robe à gauche,
s'assit, et, sans regarder les acteurs, commença par lorgner la
salle, indiquaient la longue fréquentation.
Bientôt, elle s'accouda sur la rampe de velours rouge; et
tendit son esprit vers cette scène, tout en bas, d'où montaient
les mots qui devaient faire rire. Mais on eût dit que ce qui venait
vers elle, ce n'étaient que des enveloppes de mots vides de sens,
des sons vagues, et qui ne la touchaient pas ; il y en avait d'autres
au contraire, que personne ne prononçait, que personne ne sa-
vait, et qu'elle entendait rouler comme des vagues au dedans
d'elle-même : « Noémi ! Lucienne ! Johel ! » Elle ne pouvait pas
ne pas les entendre, ces mots qui portaient avec eux tout le
drame de sa vie, pas plus qu'avec la main elle n'eût empêché de
jaillir une source d'eau. Le théâtre ne la délivrait pas d'elle-
même. Elle regarda l'orchestre, les loges, les toilettes... Mais le
trouble profond de son cœur ne s'apaisait plus. Elle sentait, au
contraire, grandir sa peine, de tout le contraste que formaient
avec elle ce décor et cette foule. N'en pouvant plus, elle se tourna
du côté de son amant. Elle voulait lui dire : « Emmène-moi! »
Et, de l'autre côté de Bastien Laray, avant même d'avoir ouvert
les lèvres, elle aperçut, assise dans une stalle d'amphithéâtre,
une femme de même condition, comme elle^ jeune, la joue en
fleur, et qui était venue avec son enfant, un bébé de deux ans
peut-être, qu'elle tenait pressé contre elle, poitrine contre poi-
trine. La tête blonde pendait et dormait sur l'épaule de la mère.
Un souffle régulier soulevait le petit corps, qui parfois, dans
un rêve, s'agitait, puis retombait.
Gomme la femme était près de la balustrade, et qu'elle
paraissait uniquement attentive à la pièce qui se jouait, Dona-
tienne pensa : (( Si elle lâchait l'enfant ! Si elle desserrait seule-
ment les bras; il coulerait dans la salle, et s'y briserait ! Comme
il est joli, cet innocent ! » Elle le regarda longtemps, si long-
120 REVUE DES DEUX MONDES.
temps que la mère finit par la remarquer. Les deux femmes
comprirent qu'elles étaient mères l'une et l'autre. Donatienne
n'alla pas au delà d'un sourire triste ; mais elle en vint à penser
que si elle tenait ce petit sur ses genoux, elle en aurait une dou-
ceur de cœur. Elle n'osa pas le dire. L'autre s'absorba de nou-
veau, les yeux fixes, dans le spectacle qui se jouait en bas, sur
les planclies. Donatienne, cependant, demeura à demi tournée du
côté de l'enfant, et elle se sentait pâlir, comme si la source de sa
vie était atteinte. Le théâtre, les mots, les rires, que c'était loin !
L'homme qui assistait à cette comédie, et qui ne se doutait pas
de ce qui se passait tout près de lui, comme il lui paraissait
bien étranger à elle-même, et comme il l'était en effet ! Ce qu'elle
voyait, c'étaient les dernières images que la vie commune lui eût
laissées, les images qu'elle repoussait depuis des années, âprement
victorieuses ce soir, et ravageant son âme. Elle voyait la maison
de Ros Grignon, au sommet de la butte pierreuse, le champ de
sarrasin et le champ de seigle qui faisaient deux bandes claires,
au bas de la colline, et au delà, la lande et la forêt qui chan-
taient dans le vent ; elle voyait la chambre avec le lit et les
berceaux, avec la porte qui ouvrait sur l'étable ; elle voyait les
trois enfans qui l'enveloppaient, quand elle rentrait des champs.
« Mes bien-aimés, où êtes- vous? Est-il vrai que vous viviez? »
Tout avait été vendu. Oui, et d'autres cultivaient les pauvres
champs où Louarn avait usé ses bras... C'était bien fini. Et
Donatienne ne souhaitait pas reprendre la vie d'autrefois. Mais,
dans cette salle de théâtre, là, tout en haut, folle qu'elle était,
il lui parut, plus sûrement que jamais, qu'en se séparant de ses
enfans, elle avait rompu avec une joie infinie, une joie durable,
qu'elle était autrefois trop jeune et trop légère pour comprendre.
A présent, elle eût été sans défense contre les petites mains, les
bras, les yeux, les lèvres de ces trois bien-aimés qu'elle avait
connus autour d'elle. « Oh ! les petits, les petits, comment les
mères peuvent-elles vous quitter autrement que par la mort?
Quelle folie m'a prise d'aller me louer à Paris ? Quelle autre
folie de rester, quand j'étais libre de revenir!... La caresse de vos
mains me manque, et le poids de vos corps sur mes genoux. Je
souffre 1 » Elle souffrait si évidemment que Bastien Laray, s'étant
retourné, la face réjouie et lourdement épanouie, demanda :
— Tu ne ris pas, Donatienne?
— Non.
LA FIN DE DONATIENNE. 121
— Tu n'entends donc pas ?
— Non.
— Je ne t'ai pas payé ta place pour que tu aies des airs
pareils ! Qu'est-ce qu'il te faut ?
La voisine, ayant entendu les reproches, regardait du côté
de Donatienne, et balançait lentement, câlinement, son jeune
buste souple, qui berçait l'enfant. Elle vit les mains gantées se
tendre à demi vers elle, incertaines, hésitantes; elle entendit :
— Madame, si vous vouliez me le donner à bercer ?
— Cela vous ferait plaisir ?
— Cela me ferait du bien: je n'en ai plus, moi...
Elle était si pâle que la femme vit qu'elle disait vrai, et
qu'elle eut pitié.
— Tu es ridicule, Donatienne! fit l'amant.
Mais la femme, doucement, avait pris l'enfant, et, derrière
le dos de l'homme qui protestait, à la joie des voisines^, au scan-
dale des voisins qui disaient : « Chut ! les femmes ! » elle le
tendait à Donatienne, avec une petite peur cependant. Et, quand
elle eut lâché la robe bleue et blanche, elle ne fut plus maîtresse
à son tour d'écouter ni de regarder la scène, et elle eut un
regret. Sans cesser de sourire, par politesse, elle jetait souvent
les yeux du côté de Donatienne. Celle-ci avait couché l'enfant sur
ses genoux, et l'entourait de ses bras ; maternelle, immobile et
pliée comme un berceau, elle le regardait dormir. Un frémissement
l'agitait, et elle ne pouvait le calmer, non de plaisir, comme
elle l'avait cru, mais de chagrin et de remords plus profond...
Les acteurs achevaient la pièce. Le rideau se baissait.
— Assez de bêtises ! dit l'homme. Rends le gosse, et partons !
Elle ne répondit pas, leva le petit corps chaud jusqu'à ses
lèvres, hésita un moment, comme si elle avait honte et se jugeait
indigne, puis, rapidement, elle baisa la joue rose, qui se plissa
sous le baiser.
— Merci ! dit-elle en remettant l'enfant à sa mère.
Elle partit avec Bastien Laray.
Il était une heure du matin quand ils rentrèrent dans le
petit appartement de Levallois, au-dessus du café. L'homme, las
et mécontent, se coucha presque sans mot dire. Donatienne se
déshabilla lentement ; elle perdit du temps, avec intention, à
tourner dans sa chambre ; elle eût voulu, ce soir-là, s'étendre
sur le tapis, ou dans un fauteuil. Quand elle vit que son amant
122 REVUE DES DEUX MONDES.
dormait, elle se coucha, à son tour ; mais elle s'écarta de lui le
plus possible, et dans la nuit, longtemps, elle pleura.
Un regret avait donc passé dans la vie de Donatienne. Mais
aucun grand changement ne suivit cette souffrance. Elle s'atténua
même, comme les autres, avec les semaines. Personne ne connut
le secret. La mère s'appliqua à combattre les imaginations qui
lui venaient, et à se dire qu'il n'y aurait point de retour de ce
messager qui l'avait taiit troublée.
L'hiver passa. Mars commença à déchirer les nuages d'hiver.
Chaque matin, Donatienne, en ouvrant la devanture du café,
cherchait l'homme qui avait promis de revenir.
Il n'était pas là. Elle avait, malgré elle, une déception. En
allumant le feu, en mettant à bouillir le café, elle songeait
invinciblement à ceux qu'elle avait délaissés. Et sa plus vive
tristesse, c'était de ne pouvoir se les représenter tels qu'ils
devaient être maintenant, les enfans qui étaient sortis d'elle. Ils
ne la regardaient point. Ils n'avaient point de sourire. Ils étaient
sans voix. Quelle façon auraient-ils eue de la nommer? Quelle
taille avaient-ils, et quels vêtemens?...
Cela la torturait jusqu'à l'arrivée des premiers cliens, qui la
sauvaient de sa misère d'âme.
Le mois de mars continua de traîner ses jours.
IV. — CELUI QUI PASSE
Il y avait, loin de Paris, plus loin encore de la Bretagne,
une plaine oii la terre était toute remuée de collines et de val-
lons. Du côté du nord, un haut plateau tombait presque à pic
dans la vallée, et la fermait. De moindres hauteurs s'en déta-
chaient, à l'est et à l'ouest, pour enserrer cette plaine en cor-
beille, verte au printemps et couleur d'osier sec lorsque l'été
avait passé. On pouvait juger combien elle était vaste, à la len-
teur des nuages que le vent poussait au-dessus. Quand le vent
ne soufflait pas en tempête, ils mettaient une demi-journée à dis-
paraître. Les pâtres, habitués à la contempler, avaient des yeux
de songe. Ils menaient des troupeaux de moutons et de porcs à
travers les landes du plateau, où des étangs peu profonds lui-
saient parmi des bruyères et des seigles. Les villages, dans la
plaine, étaient distans les uns des autres. Lorsqu'il faisait beau,
LA FIN DE DONATlENiNE. 123
on les reconnaissait de loin, non pas à la pointe de leur clo-
cher, car les églises avaient de petites tours carrées, mais au
rouge de leurs toits de tuiles. Centre des terres françaises, région
emprisonnée dans tant et tant de terres, que jamais ni le vent
de l'océan, ni celui des grandes montagnes n'y atteignaient sans
s'être brisé les ailes ; région où l'été cuisait le froment encore
laiteux, et séchait souvent les fruits dans leur verdeur.
Non loin de l'entrée de la plaine, la route, après avoir des-
cendu, remontait, puis descendait encore, et, au bas de la seconde
descente, passait à quelques mètres d'une maison de pauvres:
deux chambres sous un toit de vieilles tuiles, crevassées, dis-
jointes, recouvertes d'une couche de poussière et de feuilles
mortes, dont les saisons variaient l'aspect. Dans l'enclos, quelques
planches de choux et de carottes, une mare, un peu plus loin,
un puits, quelques plates-bandes étroites, semées de giroflées.
Tout autour de ce mince domaine, qui avait la forme d'un coin,
une haie vive se tordait, épaisse, emprisonnant quelques troncs
de peupliers, coupés à six mètres du sol, et qui donnaient du bois
de fagot; c'était tout. Au delà, les prés, les blés, les trèfles cou-
vraient la terre de leurs larges rayures. Il n'y avait pas de construc-
tion voisine; seulement, un chemin de moyenne grandeur, em-
branché à l'angle de la haie, conduisait au village qu'on devinait
à droite, parmi les arbres des vergers, à un demi-kilomètre.
Le 20 mars, la journée était froide ; le vent soufflait du pla-
teau violet, et, au-dessus de la plaine, entraînait un lourd tapis
de nuages qui semblait ne point avoir de fin. Depuis plus d'une
semaine, le nuage glissait vers le sud ; quelquefois seulement,
par une fissure de ce plafond, une averse de rayons tombait et
faisait fulgurer un coin de campagne, où s'enlevaient en clair
les plus petits détails, un troupeau, une voiture en marche, le
dessin des fossés et des talus, le coq d'or d'un clocher ou d'une
girouette. On voyait alors, à la couleur tendre des prés et des
groupes d'arbres, que le printemps était commencé, et qu'il y
avait des bourgeons aux branches. Le vent ni le ciel ne l'eussent
dit. Le vent sifflait, et, dans le maigre enclos, au bord de la route,
faisait claquer le linge qu'une enfant étendait. Elle l'avait lavé
dans une mare dont la canetille était encore divisée et cherchait
à se joindre en une nappe uniforme, là, au bout du jardin, du
côté opposé à la route, et, à présent, l'ayant mis sur une
brouette, elle prenait, pièce par pièce, les chemises, les mou-
124 REVUE DES ©EUX MONDES.
choirs, les culottes d'enfant et les torchons, et les déployant, les
fixait, avec des pinces de bois, le long d'une corde tendue devant
la maison, dans le sens des rangées de choux jusqu'à la grande
route. Les chemises, gonflées, battaient l'air de leurs bras ; les
carrés de toile se ridaient, ondulaient et claquaient. L'enfant,
grave, continuait son travail, qu'elle avait commencé par l'extré-
mité de la corde, près du seuil.
Elle n'était pas grande, mais elle était svelte et bien faite, et
fine assurément, plus qu'une paysanne ordinaire. Quelqu'un en
ce moment la regardait avec attention, quelqu'un qu'elle ne
voyait pas, un homme vêtu en ouvrier, d'un complet mal ajusté
en gros drap foncé à côtes, coiffé d'un melon râpé, et qui portait
sur l'épaule, au bout d'un bâton, un paquet volumineux, noué
dans une blouse blanche. Il arrivait du fond de la plaine, et la
bouc couvrait ses gros souliers de cuir brut. Il marchait contre
le vent. Sa figure était rouge, et ses yeux pleuraient, à cause de
cette piqûre de l'air. En apercevant la petite, cent 'mètres avant
le jardin, il avait ralenti la marche, et il approchait à petits pas,
s'arrêtant souvent pour reprendre haleine, comme un homme
très las. Il l'était un peu; il voulait surtout observer cette
maison, ce jardin, les gens qu'il y trouverait. Et il tâchait de ne
pas être trop tôt remarqué par l'étendeuso de linge.
Celle-ci ne pensait qu'à sa besogne. Elle allait, venait, se
baissait, se relevait, et cela empêchait le voyageur de distinguer
le visage, tantôt détourné, tantôt caché derrière une pièce de
linge, ou par les bras qui tendaient l'étofTc. Elle avait une jupe
courte, laissant voir une paire de sabots, et, sur des jambes
toutes menues, des bas qui avaient dû être rouges, mais qui
étaient, à présent, d'un rose éteint et tout rapiécés. La jupe était
noire, comme le corsage, et par devant, l'enfant portait un tablier
de coton bleu qu'elle avait mis pour faire sa laverie, et qu'elle
n'avait pas quitté, bien qu'il fût tout mouillé et recroquevillé en
un paquet.
L'homme, quand la distance ne fut plus que d'une quinzaine
de pas, s'arrêta au coin de la haie qui tournait autour du jar-
din, et, sur son visage placide, l'émotion marqua sa trace. Elle
tira en bas les coins des lèvres lourdes et gercées. Il reconnaissait
l'enfant qu'il avait vue de loin et assise, un an plus tôt; elle se
rapprochait de la haie vive et par conséquent de la route; elle
était fine de traits comme de corps, avec des yeux sombres, [des
LA FIN DE DONATIENNE. 125
cils longs, une bouche toute petite,,., comme celle de Donatienne,
et le teint pâle, et un menton pointu, et l'air triste et réservé.
Le vent ramenait par devant ses jupes, et quelques mèches de
cheveux; mais l'édifice des cheveux bruns, couleur de châtaigne
cuite, était solide, et relevé en petit casque. Elle eût paru une
demoiselle de ville, sans ses vêtemens de pauvresse. Rien ne
bougeait dans Tenclos de quelques ares... Si,... un gamin de cinq
à six ans, là-bas, dans l'encadrement de la porte de la maison.
Le maçon se rappelait la promesse qu'il avait faite, de parler,
au retour, à ces gens qu'on disait venus de loin, et de rapporter
des renseignemens. Il allait prendre le train là-haut, sur le pla-
teau, pour Paris. Quelques mètres le séparaient à peine de la
petite qui étendait une grande chemise de coton, à carreaux, que
la brise froide souffla aussitôt et gonfla. L'homme toussa, pour
s'annoncer. L'enfant frissonna, se recula, tenant encore une
des pinces de bois qu'elle voulait poser sur la corde, et, ayant
regardé dans la route, par-dessus la haie, découvrit le passant,
qui avait déposé son paquet de bardes au bord du fossé, et qui,
du revers de sa manche, s'essuyait la figure. Il n'avait pas l'air
méchant. Elle était chez elle, de l'autre côté de la haie. Elle de-
meura. Il tâcha de se faire une voix douce :
— Est-ce qu'il y aurait moyen, ma petite, d'avoir un verre
de vin?
Cela lui parut trouvé. Elle répondit :
— Il n'y a que de l'eau chez nous.
— Eh bien ! un verre d'eau, car j'ai soif.
Avant de répondre, elle s'assura encore qu'il n'avait pas la
mine d'un chemineau dangereux, et regarda du côté du village.
Puis, sérieuse toujours, et vive de mouvement :
— Je vais vous en donner.
En une minute, elle eut couru à la maison, puisé de l'eau
dans la seille, et elle reparut, portant, au bout de son bras, un
verre plein, dont Feau en mouvement jetait des éclairs bleus.
— Elle est bonne, dit-elle, et fraîche, vous allez voir.
Il souleva son chapeau, but d'un trait, secoua le verre, en le
tendant par-dessus les épines.
— Je vous remercie, dit-il, mademoiselle Nocmi !
Elle prit le verre, puis demeura immobile. L'étonnement
grandissait en elle. L'expression grave de ce très jeune visage
devenait hostile, ou inquiète.
126 REVUE DES DEUX MONDES.
— On ne m'appelle guère mademoiselle; mais je suis Noémi,
en effet. Gomment le savez- vous?
— Je vous ai vue, l'an dernier, quand je passais pour aller
faire ma saison à Paris. Vous ne vous rappelez pas?
— Non.
— Un de mes camarades m'a indiqué la maison : « Ce sont
des gens qui ne sont pas du pays, qu'il m'a dit. C'est venu de
loin. Il y a un gosse qui a nom Joël. » Est-ce vrai ?
— Oui.
— C'est lui, là-bas?
— Non. Celui-ci, c'est Baptiste; Joël est avec le père, à la
carrière.
— Combien en tout?
— Quatre.
— Tant pis !
— Qu'est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle, rassurée sans
savoir pourquoi, et riant d'un rire frais.
— Ce n'est pas mon compte, fit Fhomme en hochant la tête,
et se parlant à lui-même. Tant pis !
— Allons, continuez votre route, à présent, dit la petite en
se remettant au travail; j'ai la fin de ma laverie à étendre; si on
me voyait m'amuser, j'en aurais, une secouée !
Le maçon avait souffert, comme d'une déception personnelle,
de cette réponse: « Nous sommes quatre. » Voilà donc ce qu'il
rapporterait à la patronne, là-bas, à l'ardente, et jolie, et si mater-
nelle hôtesse du café de Levallois ! Il la vit en imagination pleurer,
et dire : « Pourquoi êtes-vous venu ? Avant de vous avoir vu, je
n'avais pas d'espérance, et voilà maintenant que vous me l'ôtez. »
Il avait une âme facile à toucher, et naïve. Il considéra l'enfant
qui le regardait encore, soupçonneuse, étendant d'autres pièces de
linge sur les choux, car il n'y avait plus de place sur la corde. Et
la ressemblance était si grande, entre la physionomie de cette pe-
tite, et l'autre, qu'il se rappelait, qu'il ne releva pas le bâton, ni le
paquet de bardes vers lesquels il s'était déjà baissé pour partir.
— Faut pas vous fâcher, petite Noémi, ni croire que je suis
comme ces chemineaux qui causent avec tout le monde, par-
dessus les haies, et qui n'ont pas toujours des jolies histoires dans
leur vie. Moi, je suis du pays; je suis de Gentioux, et on m'y
connaît pour être d'une famille de bonnes gens... Si je vous ai
parlé... Revenez donc, que je vous dise?
LA FIN DE DONATIENNE. 127
Elle lit trois pas, tenant encore un carre de toile entre les
mains pendantes.
— C'est que j'ai vu, à Paris, quelqu'un qui était, je crois
bien, de vos parens...
— Je ne m'en connais pas, dit Noémi. Est-ce un homme?
— Non.
Elle s'était dressée sur ses sabots, pour mieux voir le voya-
geur; elle avait la bouche entr'ouverte, et les ailes du nez toutes
blanches d'émotion. Le passant songea: « Elle sait quelque
chose! » Et il vit que les mains avaient laissé tomber la toile.
De l'autre côté de la haie, tout près de lui, la petite, avec un
accent passionné, demanda :
— Elle est donc vivante ?
— Voyons, fit l'homme, qui comprit que le chagrin ou la joie
avait une large prise sur cette enfant; voyons, avant de vous dire
ce qui en est, il faut que je sache plusieurs choses. Ne vous en
allez pas comme cela;... n'ayez pas les mains tremblantes... Vous
disiez quatre enfans ?
— Oui, Baptiste, le dernier, et, en remontant, Joël, Lucienne
et moi. Ça fait quatre.
— Un de plus qu'on ne m'avait dit. Vous êtes venus de
Bretagne ?
— Oui. J'avais plus de cinq ans. Je me rappelle, moi : j'allais
à pied; les autres dans la voiture à bras,
— Vous avez votre mère, ici?
La petite fronça le sourcil, et hésita avant de révéler ce qu'elle
avait caché au plus profond de son âme. Elle s'assura, encore
une fois, que le visage de ce passant était vraiment ému ; qu'elle
avait devant elle un bon homme, puis, penchée, rapide de
parole, et femme et enfant à la fois :
— Il y a la mère de Baptiste, monsieur. Mais ce n'est pas ma
mère à moi. La mienne, il paraît qu'elle a laissé vendre notre
bien, en Bretagne, qu'elle n'a pas voulu revenir ; elle était
partie pour nourrir un enfant de riche : on ne l'a jamais revue.
— Comment s'appelait-elle?
— Donatienne.
— Alors, je l'ai vue ! dit l'homme.
— Oh ! qu'est-ce que vous dites là? Vous l'avez vue?
— Oui, je lui ai même parlé.
Elle se mit à pleurer, silencieusement, en levant les yeux;
128 REVUE DES DEUX MONDES.
les larmes coulaient, et elle regardait au-dessus de l'homme,
vers le haut des arbres, où devait flotter l'image de celle qui
s'appelait Donatienne... Puis elle abaissa les paupières, et elle
sanglotait, et elle continuait de sourire à la vision.
— Dites, monsieur, est-ce qu'elle a parlé de moi ?
— De tous.
— Elle ne nous a pas oubliés, comme ils disent ? Je le savais
bien... J'en étais sûre... Je l'aimais... Est-ce qu'elle est vieille?
— Non pas ! belle femme encore.
Il pensa: « Vous serez, vous êtes sa jeunesse renouvelée. »
Il dit seulement :
— Qu'est-ce que vous voulez? Quand je lui ai raconté qu'il
y avait un Joël dans le pays, elle a voulu en savoir plus long;
je lui ai appris tout ce que je savais; elle a crié: « Je suis leur
mère !... » Peut-être que pour pas grand'chose, pour une permis-
sion qu'on lui donnerait, elle lâcherait tout à Paris, et qu'elle
reviendrait...
— Ah! Dieu! non, qu'elle ne vienne pas! dit la petite,
effrayée : dites-lui bonjour pour moi, Noémi; dites que je l'avais
dans mes rêves ; dites que je la nomme dans ma prière, — les
autres, c'est trop petit, n'est-ce pas? — mais qu'elle ne revienne
pas !... Je le voudrais bien... Eux, ils ne voudront jamais !
— Qui?
Elle répondit, ardente, tragique comme Donatienne :
— Mon père, et l'autre. Quand ils parlent d'elle, ils deman-
dent qu'elle meure, ou bien ils assurent quelle est morte, et ils
sont d'accord pour en dire toute espèce de mal, et moi, qui ne
veux pas appeler l'autre « maman, » ils me font des scènes, et
elle voudrait bien me battre, si elle le pouvait... On n'est pas
bon pour moi tous les jours, vous pouvez bien le rapporter à
maman Donatienne... Oh ! monsieur, je ne vais plus penser qu'à
elle... Mais je ne dirai pas que je sais qu'elle vit. Non, je vous
jure que non. Dites-moi où elle habite?...
Il écrivit l'adresse sur un carnet mou, usé, serré par un
élastique, détacha la page, et la tendit à l'enfant. Noémi regarda
encore du côté du village, et répondit :
— Elle revient, la mère de Baptiste! La voilà! Vous ne
pouvez la voir, mais, moi qui connais le chemin, je sais que
c'est elle... Elle est allée, avec Lucienne, acheter du charbon au
bourg... Ne restez pas... Quand le père est monté par elle, il est
LA FIN DE DONATIENNE.
129
rude! Il va revenir, lui aussi, tout à l'heure, de la carrière;...
allez- vous-en, je serais cognée, et vous peut-être...
— Oh 1 moi, fit l'homme, je suis tranquille !
Il montra le bâton à terre ; il se baissa, remit sur son dos le
paquet de bardes, puis, levant son chapeau :
— Je dirai que j'ai vu Noémi, n'est-ce pas?
La pauvre enfant était si émue que les larmes venaient trop
abondantes, et l'étoutTaient. Elle fit signe: « Oui, vous le direz, »
puis elle montra le chemin du bourg, et, sentant qu'elle était en
faute, se courba pour finir d'étendre le linge de la laverie.
Le maçon s'éloigna. Déjà elle se détournait pour le voir mon-
ter la côte, en haut de laquelle se trouvaient les roches calcaires
et la carrière où Louarn travaillait. Elle suivait, de toute sa jeu-
nesse d'âme émue, ce messager qui avait apporté un tel secret,
celui qui avait vu la mère véritable. Elle oubliait, ayant achevé le
travail, de reprendre la brouette et de la remiser sous le hangar.
L'homme montait, forme roulante sur la poussière pâle. Le vent
froidissait. Le soleil baissait. La grande plaine, déjà triste sous
le voile des nuages fuyans, s'enténébrait et perdait ses lointains...
— Qu'est-ce que tu fais là, fainéante? Qu'est-ce que tu
regardes ?
Noémi tressaillit, et se dépêcha de soulever la brouette et de
revenir vers la maison. La voix reprit :
— Tu vas être secouée par ton père ! Il va te donner une
danse ! Depuis deux heures que je suis partie, ta laverie n'est
pas seulement sèche, avec un vent comme ça !
L'enfant était déjà sous l'appentis, et n'écoutait plus. Le vent
l'y aidait. Il soulevait les tuiles; il commençait à siffler dans les
branches des peupliers étêtés qui entouraient la maison. Mais
Noémi no pouvait échapper. Une femme tournait le chemin,
prenait la grande route^ et, tout de suite après le détour, ouvrait
la barrière à claire-voie qui divisait en deux la haie vive. Cette
femme, qu'accompagnait une fille de onze ans, mince, déhan-
chée et blonde, était une mégère de corps solide, large d'épaules,
et dont les yeux jaunes et perçans semblaient toujours en quête
d'un sujet de querelle. Les bras étaient terminés par des mains
énormes, qui eussent lutté avec celles d'un homme robuste.
C'était celle avec qui vivait Louarn, celle qu'on appelait « la
Louarn » dans le pays, celle qu'il avait rencontrée par hasard
dans les premières semaines de l'exil, et qui s'était approchée,
TOME XIII. — 1903. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
un soir que le pauvre errant, au bord d'une route, essayait d'al-
lumer du feu et de cuire le dîner pour les enfans qui criaient.
Noémi se le rappelait. Elle était le seul témoin gênant du passé,
la seule qui pût dire : « J'ai eu une autre mère, en Bretagne. »
— Fainéante ! reprit la femme, quand Noémi rentra dans
la première chambre de la maison. Vas-tu te mettre à faire la
soupe, à présent? La marmite n'est pas sur le feu! Les pommes
de terre ne sont pas épluchées !... Qu'est-ce que tu as donc fait?...
— J'ai étendu le linge, d'abord, fit Noémi.
— D'abord... D'abord, le père va rentrer, et je lui dirai que
tu es une propre à rien !
Lucienne, derrière elle, portait une mesure de charbon dans
un sac et des bonnets re passés dans un panier. Elle était suivie
de Baptiste, qui écorçait un brin d'osier avec un fragment de
verre.
— Maman, dit-elle, voilà le charbon. Mais fais travailler
Noémi ! Ce n'est plus mon tour.
La Louarn montra du doigt l'appentis, où se trouvait la pro-
vision de pommes de terre, et cria :
— Allons ! fainéante, à la soupe !
Noémi se sentit blessée plus douloureusement que d'habi-
tude. Elle avait dans le cœur la certitude que sa vraie mère
n'aurait pas parlé ni agi comme cette femme. Au lieu d'obéir,
elle enleva son tablier, et répondit :
— Vous pouvez bien la faire vous-même ! Je vais me sécher,
moi, je suis toute mouillée, et j'ai plus travaillé que vous!
L'autre devint pourpre :
— Ah ! mauvaise graine, tu ne veux pas obéir? Ah! tu ré-
sistes ? Ah ! tu as des paroles contre moi ?
Elle se baissa, saisit son sabot par la bride de cuir, et le lança
violemment dans la direction de Noémi. La petite fut frôlée par
la semelle de bois, qui alla heurter le mur du fond de la pièce,
et retomba sur la terre.
— Voilà pour l'apprendre ! avait crié la Louarn.
Ces mots sonnaient encore dans la chambre, mêlés aux cris
de peur de Baptiste, quand une forme étroite et haute boucha
presque entièrement l'ouverture de la porte.
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? demanda une voix d'homme
basse et voilée.
C'était Louarn.
LA FIN DE DONATIENNE. 131
Le chagrin, l'usure du travail et de l'air, la défiance de soi-
même et des hommes, avaient sculpté cette statue de la pauvreté
dans le corps ligneux du Breton transplanté. Il était naturelle-
ment long de visage, et la mâchoire avait descendu encore et
pendait, entr'ouvrant les lèvres gercées, comme ces gueules de
harengs séchés que la mort et le feu ont convulsées. Sans doute,
ses lèvres avaient pris Ihabitude de se plaindre, et le bas du
masque avait gardé l'expression et le geste de ceux qui appellent
au secours. Aucune barbe; des joues plates; la peau du nez
tendue; de grands trous d'ombre au-dessous des sourcils, des
creux faits par la fatigue et les larmes, et, au fond, des yeux
qu'on voyait à peine, qui paraissaient bruns à cause de la profon-
deur d'ombre, mais qui, en pleine lumière, quand par hasard
on les voyait bien, étaient la seule note claire de ce visage
sombre, des yeux d'un gris de mer presque bleu, de la couleur
qu'elle a, lorsqu'elle entre dans les ports de pêche, lasse et striée
d'écume. Jean Louarn portait les cheveux demi-longs, coupés
au ras du col de sa veste, et ils étaient déteints et rougis par le
grand air, comme la peau. Il marchait penché en avant, la poi-
trine rentrée. Rien n'était plus jeune en lui. Mais il tenait par la
main un bel enfant rose de huit ans, Joël, depuis longtemps
revenu de cette ferme, aux marches de Bretagne, où il avait été
laissé et nourri, et qui passait maintenant la journée dans la
carrière avec le père, en haut de la colline.
Tout le jour, et comme tous les jours, Louarn avait travaillé
sur cette colline qui se levait à une petite distance de la maison,
colline pelée, à peine réjouie par quelques bouquets de chênes
mal nourris, dont les branches s'aplatissaient contre le sol, et
au sommet de laquelle se dressait, comme un château fort, une
crête de roches fauves que la route éventrait par le milieu. Là
se trouvait la carrière où, sept années plus tôt, Louarn, en quête
de travail et vagabond à travers la France, avait été embauché
pour une semaine. La semaine durait encore. Incapable d'ap-
prendre un métier difficile, manœuvre condamné aux besognes
où l'esprit n'a point de part, il abattait la pierre, dans une car-
rière à ciel ouvert, taillée dans cette falaise. A coups de pic,
lentement, sous le chaud du soleil, sous le froid du vent en
marche, qui venait reconnaître la colline comme un vaisseau
reconnaît une île, Jean Louarn attaquait le marbre rouge et
jaune, dont les parois, vues de la route, ressemblaient à des
132 REVUE DES DEUX MONDES.
tranches de chair. La pierre servait aux maçons du pays. Le mé-
tier était dur, le gain médiocre. Heureusement les chômages
étaient rares. Quand Louarn descendait vers le village, à la nuit
tombante, avec la trentaine d'hommes employés au même tra-
vail, rien ne le distinguait de ses compagnons, si ce n'est sa
taille anguleuse, sa tète petite, mobile et farouche comme celle
des oiseaux de rivage. Les yeux du Breton étaient demeurés in-
quiets dans le pays des collines calmes, que la tempête laisse à
leur place. Ils ne pouvaient se reposer sur aucune chose, ni sur
les moissons qui n'avaient pas de ressemblance avec celles du
pays de Plœuc, ni sur les étangs qu'on voyait luire, çà et là, sur
le plateau, et qui le faisaient trop songer à la mer, ni sur les mai-
sons du bourg voisin, ou les villages moins proches, car plusieurs
années d'habitation n'avaient pas suffi à le faire adopter, et Louarn
n'était, comme au premier jour, qu'un ouvrier de passage, qu'on
tolère, un étranger dont on se défie. Aucun lion ne l'attachait
là plutôt qu'ailleurs, et rien n'attachait à lui.
Certes, il y avait longtemps qu'il logeait le chagrin dans sa
maison ! Mais cela lui apparut plus clairement que d'habitude,
quand il rentra, ce soir de mars, et qu'il les trouva tous en
larmes ou criant de colère.
— Allons, dit-il en clignant les yeux pour voir Baptiste qui,
dans l'ombre, ramassait le sabot de sa mère ; c'est des batteries,
encore !
— Elle ne travaille pas quand je la laisse à la maison ! cria la
femme... Elle est d'une espèce que je hais, une demoiselle, une
écouteuse de chansons, une fille qui ne te fera pas des rentes,
Louarn ! Elle n'a pas seulement trouvé le moyen de faire la
soupe...
Et, pendant cinq minutes, la voix forte et rude retentit sous
les poutrelles enfumées de la chambre, pendant que les quatre
enfans et Louarn, immobiles dans le jour presque éteint, atten-
daient la fin de l'injure que la femme proférait contre la fille aînée.
Quand elle eut tini :
— Dis pardon à maman ! fit Louarn. Et, puisqu'il n'y a pas
de soupe, faites du feu, les femmes ; nous attendrons.
La petite fit signe que non.
— Dis pardon ! répéta Louarn.
Un moment de silence encore, et puis, droite, rapidement,
Noémi jeta :
LA FIN DE DONATIENNE. 133
— Elle n'est pas ma maman à moi ! Elle me déteste ! Maman
s'appelait Donatienne !
— Qu'est-ce que lu dis là !
Louarn arrêta, de son bras solide, la mégère qui selançait
pour répondre par des coups, et qui, se voyant empêchée de
frapper, se retourna contre Louarn, et Tinvectiva.
— Tu me laisses injurier, Louarn; tu défends ta fille; j'en
ai assez de ta vie de misère, de ce sale pays où il n'y a jamais
eu pour nous que de la misère et du mépris ! Qui est-ce qui te
regarde seulement ici? Tu ne dis jamais rien; tu ne réponds
pas; tu ne te mets pas en avant; tu es le chien de tout le monde !
J'en ai assez, je m'en irai, je laisserai ta boutique et la vermine
que tu y a mise !
— Va donc! dit Louarn en la lâchant.
Elle répondit très bas, pour elle seule, et, au lieu de s'en
aller, frotta une allumette, et l'approcha d'un fagot d'épines. Et
tout le monde fut soulagé de voir la flamme s'élever et le si-
lence se faire, tout le monde, sauf Louarn, qui n'osait plus parler
à Noémi, de crainte d'exciter trop violemment la colère de la
femme, mais qui avait attiré Joël et, passant la main dans les
boucles brunes du gamin, prenait plaisir à cette tendresse,
comme s'il caressait le passé. Il n'avait point changé de figure.
Sa main osseuse et lente de mouvement lissait les cheveux qui
se relevaient en rayons sombres, bordés d'or par la flamme.
Noémi, pressée contre la fenêtre, faisait semblant de considérer
la nuit, les têtes proches des peupliers, et les nuages courant
toujours en nappe fermée, un peu tachée de clarté livide vers
le couchant.
Louarn avait le cœur malade. Il pensait à Donatienne.
Mais ce n'était plus le jeune mari amoureux, qui avait tant
pleuré, quand Donatienne avait quitté la closerie de Ros Grignon
et la campagne de Plœuc, pour se placer comme nourrice à
Paris. Il était loin, celui qui, chaque semaine, inquiet pour la
petite Bretonne expatriée, se reprenait à espérer des nouvelles qui
ne venaient pas; celui qui défrichait la lande, afin de gagner
un peu plus, et d'avoir la maison mieux en fête et plus douce
pour celle qui rentrerait; il était loin, le fermier détaché du sol,
dépouillé de son pauvre mobilier qu'on avait vendu pour indem-
niser le maître, le chemineau sans travail, sans paroisse, sans
projet, sans autre idée que la faim, et qu'on avait vu, un matin,
134 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre avec ses trois enfans le chemin de la Vendée, le chemin
par où l'on sort de Bretagne, et par où ceux qui passent ne
reviennent pas souvent. Depuis longtemps la colère avait rem-
placé l'amour. Et Louarn n'avait pas cessé de songer à elle,
mais c'était pour l'accuser. 11 disait : « C'est elle qui a tout fait.
Mauvaise femme! Mauvaise mère! » Il lui reprochait ainsi de
lavoir ruiné, de lavoir abandonné, et réduit à la vie misérable
et coupable qu'il menait. Car la foi n'était pas morte en ce fils
de la Bretagne, et, bien qu'il eût la conscience diminuée par la
durée de sa faute, il sentait encore le besoin de s'excuser à ses
propres yeux, et il le faisait en chargeant l'absente, l'infidèle,
l'indigne Donatienne... En sa pensée obscure, quand il songeait
à cela, tout finissait par se mêler, sa peine et sa faiblesse, et son
mot le plus commun c'était : (( Je n'ai pas eu de chance ! »
Cependant, comme il n'y a rien de plus caché, même à nous-
mêmes, que nos vraies pensées, Louarn avait été content de
reconnaître en Noémi une image de l'autre... Par sa fine taille,
par ses traits pareils à ceux des poupées de porcelaine, par le son
de sa voix, Noémi rappelait beaucoup Donatienne, Mais le cœur
n'était pas léger comme celui de la mère...
Ce soir où, brusquement, le nom de celle-ci avait été jeté
dans la maison d'exil, Louarn fut plus taciturne encore que de
coutume. Après le souper, tandis que la femme écartait les
tisons du foyer, grondait Joël et Baptiste qui se couchaient trop
lentement dans la chambre voisine, et sortait pour aller fermer
à clef la cage des poules et le clapier, il contemplait, avec une
fierté qu'il ne pouvait dire à personne, Noémi et Lucienne qui
apportaient le linge séché sur les cordes du jardin. Elles pliaient,
morceau par morceau, les draps, les serviettes ou les chemises
qu'elles avaient jetés en paquet sur leur épaule gauche. Il faisait
noir dehors. La salle était éclairée, tout au fond et loin de l'en-
trée, par une petite lampe fumeuse, et quand, dans cette demi-
ombre, Noémi entrait, chargée, à moitié décoiffée, riant parce
que ses quatorze ans avaient besoin de joie et s'en créaient là où
il n'y en avait pas, Louarn avait la vision claire de celle qu'il
venait d'entendre nommer de nouveau.
L'intensité du souvenir était telle qu'il regarda, un moment,
ses mains, ses pauvres mains qui avaient tant souffert, autrefois,
en abattant la lande, pour l'amour de Donatienne, et qu'il dit :
— Elle me poursuivra donc toujours !
LA FIN DE DONATIENNE. 135
— Que demandez-vous? dit l'enfant, qui s'arrêta de plier
un drap.
Elle était si ressemblante, penchée, les yeux brillans, que
Louarn se mit à pleurer.
Elle eut envie de lui dire le secret.
Mais elle n'osa pas...
La nuit berça les innocences, les fautes, les colères, les ran-
cunes. La fatigue fut victorieuse, un par un, de ces pauvres que
le nom d'une même femme troublait.
Noémi, dans larrière-chambre, dans le lit de bois blanc,
tout bas et étroit, où elle couchait avec Lucienne, s'endormit la
dernière. Elle avait mis sous son oreiller le papier où était écrite
l'adresse de sa mère, de la lointaine mère qu'elle entrevoyait
encore, quand elle pensait à sa petite enfance. Elle murmurait
quelquefois : « Maman, je vous croyais morte... Vous vivez!...
Je voudrais vous revoir. Oh! tant vous revoir!... Mais il ne faut
pas... L'autre vous tuerait... Elle est si méchante/.... Maman
Donatienne, si je pouvais vous avoir là, seulement une petite
minute, au bord de mon lit, et vous embrasser!... Ils n'enten-
draient rien ! »
Elle entendait le vent qui coulait du plateau dans la plaine,
et qui travaillait, faisant son obscur devoir d'ouvrier, dans les
charpentes, dans les feuilles, dans l'enclos dont il pénétrait et
assainissait la terre...
Elle revoyait l'homme qui s'était approché de la haie, Taprès-
midi ; elle répétait les mots qu'il avait dits ; elle récitait toute
la conversation, comme autrefois son catéchisme, demandes et
réponses. Où était-il? Sûrement il avait pris le train pour Paris;
à présent, il était loin, emportant le secret qu'il avait vu
Noémi...
V. — l'été revenu
L'homme, en effet, à toute vitesse, regagnait Paris. Lui non
plus, il ne dormait pas. Etendu sur la banquette de son com-
partiment de troisième classe, il réfléchissait à ce qu'il devait
faire. L'image de Noémi, debout de l'autre côté de la haie,
toute jeune, inquiète, puis violemment émue, lui revenait à
lesprit, et il la comparait avec celle de Donatienne, pour mieux
136 REVUE DES DEUX MONDES.
affirmer : « Elles sont mère et fille, oui, assurément. » Il se
demandait quelles seraient les conséquences de sa visite à
Levallois-Perret? S'il y allait, cette mère, qu'il avait vue si fré-
missante et si passionnée, accourrait dans la Creuse. Rien ne la
retiendrait. Il y aurait des scènes terribles, dans la maison du
carrier, comme celles qu'il lisait, chaque jour, dans le journal,
des « drames de la jalousie. » La petite avait eu raison : il ne fal-
lait pas que Donatienne revînt. Non, c'était le plus sûr. Mais le
meilleur moyen d'empêcher le conflit, n'était-ce pas de se taire?
En tout cas, rien ne pressait. La mère n'avait-elle pas la presque-
certitude que SCS enfans vivaient? Puisqu'elle ne pouvait pas
retourner auprès de son mari, et auprès d'eux, ne valait-il pas
mieux en rester là? c Ma foi, conclut-il, je ne risque rien en n'y
allant pas. Je ne lui dois rien, à cette femme. Je lui épargne
même des ennuis. Je n'irai pas. »
C'était un homme prudent, qui avait déjà du regret de figurer
dans un commencement de querelle. Il reprit son travail, et ou-
blia Donatienne.
Et le grand été a reparu sur toute la terre de France. Il
chauff"e le quartier ouvrier où Donatienne n'attend plus rien de
la vie, et cherche à se persuader que ses enfans n'ont jamais été
vus par ce client de passage, autrefois. « Celui qui m'a parlé m'a
trompé, pense-t-elle, ou bien il a rencontré le Joël d'une autre
que moi, et c'est pourquoi il n'est pas repassé par ici. » Elle a
conscience qu'elle aurait été capable d'un effort, pour eux, si elle
avait su où ils vivaient ; elle se dit qu'il n'y a plus de chance de
rien savoir maintenant, et qu'elle est condamnée à vieillir dans
cette misère et cette lassitude de tout.
Le soleil chauffe encore les champs de Ros Grignon, où le
nom des Louarn n'est plus même un souvenir. Il chauffe la
forêt de Plœuc, qui remue sa feuillée immense. Des mouettes
égarées viennent, et la regardent vivre, et la prennent pour la
mer, à cause des houles et à cause du bruit, et elles hésitent avant
de donner le coup d'aile qui les oriente vers la côte.
Il chauffe la plaine où habitent les pauvres qui ont émigré
de Bretagne, et la colline où est la carrière. Louarn travaille
tout au sommet, les pieds enfoncés dans l'éboulis de terre et de
pierrailles, au bas d'une muraille de roches toute droite, haute
et jaune, qu'il attaque à coups de pic. Le fer sonne contre l'obs-
tacle, et rebondit. Il fait si chaud, dans cette cuve rocheuse, que
LA FIN DE DONATIENNE. 137
les chiens qui ont suivi les ouvriers, trouvant le sol brûlant, ont
secoué leurs pattes et pris la grande route, pour aller chercher
de l'ombre. Les hommes restent, pour le pain. Ils sont espacés,
tout petits au pied des falaises qu'ils abattent par tranches. De
leur château de pierre, ils dominent toute la plaine, où le silence
est grand à cause de l'accablement des choses et des gens. La
campagne est presque aussi muette que par la neige. La vibration
des pics de fer coule, monotone et aiguë comme un chant de
grillon, vers les lieux bas...
Il était trois heures de l'après-midi, lorsqu'un cri terrible
brisa ce petit bruit des mineurs de pierre. Et les gens épars au
bas de la colline, dans les champs, tournèrent la tête, et virent
s'élever une fumée de poussière, comme il en sort d'une aire où
l'on bat le froment. Puis six ouvriers parurent sur le bord de la
route qui, ayant traversé la carrière, descendait vers les villages
Ils faisaient des signes, et leurs mots, criés en même temps pai
deux ou trois, roulaient en désordre. Ils portaient, étendu sur
une civière, un homme sans connaissance et couvert de sang.
Ils auraient voulu de l'eau fraîche et du linge.
Personne ne vint. Ils descendirent. Le visage du blessé, dans
la lumière, était blanc comme de la poussière de craie, et, pour
le protéger, un des mineurs le couvrait avec deux feuilles de
fougère, cueillies au bord du fossé. Elles étaient balancées par
la marche. Personne ne parlait. Les ouvriers de la carrière, les
compagnons habituels du blessé, groupés au sommet de la côte,
regardaient le malheur descendre. Les porteurs pleuraient, avec
des figures dures, et les larmes tombaient avec la sueur.
Quand ils furent au bas de la pente, où l'ombre commençait,
ils tournèrent à droite, ouvrirent une petite barrière, et en-
trèrent dans l'enclos des Louarn. Des cris de femmes retentirent
aux deux angles opposés. Noémi, les bras levés; la compagne de
Louarn, avec un jurement de douleur, se jetèrent au-devant des
porteurs.
— Qu'est-ce qu'il a? Dites-le donc? Est-ce qu'il est mort?
— Laissez-nous, Noémi ;. .. allez tirer la couverture de son lit...
— Il ne parle plus! Il ne voit plus! Oh! du sang qui coule!
Père? père?
Repoussant la jeune fille, et la femme qui criait : « N'y a
qu'à nous que ça arrive ! Ça ne tombe que chez nous ! » les car-
riers longèrent le carré de choux, et, dans la première chambre,
138 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le lit, près de la fenêtre, déposèrent leur camarade. Le reflet
des rideaux de serge verdissait la figure de Louarn.
— Il est mort, n'est-ce pas? demanda Noémi.
Deux vieux ouvriers, qui restaient là, immobiles de stupeur
et de lassitude, cessèrent de contempler le blessé, et dirent :
— On ne croit pas : il a un peu de souffle.
Un jeune, qui avait une figure pâle, tout en pointe, et de pe-
tites moustaches relevées, s'écartant pour que Noémi s'ap-
prochât, dit :
— J'ai une bécane qu'est pas loin, mam'selle Noémi. Je vas
courir au médecin. S'il y a espoir, il le dira. Il ne faut pas plus
de trois quarts d'heure. Je ne m'amuserai pas en route, soyez
tranquille !
Et, tandis qu'elle se penchait pour écouter le souffle :
— Voilà ce qui est arrivé : le grand chaud fend la pierre, des
fois ; Louarn n'a pas eu le temps de se garer ; ça lui est tombé
sur les jambes, là, du haut de la carrière, de plus de quatre
mètres. C'est moi qui l'ai relevé. Il était presque enterré. Il n'a
poussé qu'un cri, avec les yeux tout grands, et puis il les a fermés
comme à présent, et il n'a pas plus bougé qu'un mort. N'est-ce
pas, vous autres?
Il fit un signe de tête pour prendre congé, enfonça son cha-
peau, et sortit pour aller chercher le médecin. Les autres ou-
vriers confirmèrent le récit; ils se mordaient les lèvres, en écou-
tant pleurer Noémi, Lucienne et les deux petits groupés sur le
seuil de l'arrière-chambre, et qui appelaient leur père. Et, l'un
après l'autre, ils répétaient, comme une explication et une con-
solation :
— C'est le métier qui veut ça. Tout le monde n'a pas de
chance. Pauvre Louarn !
Bientôt, ils se retirèrent, sauf un, le plus ancien, qui aida la
femme à déshabiller Louarn inanimé. Le sang coulait de vingt
endroits, depuis le ventre jusqu'au-dessous des genoux, trous
béans, mâchures, coupures produites par l'éclatement des chairs
comprimées, et que poudraient des fragmens de pierre, de la
poussière et des morceaux d'étoffe...
A la nuit, une voiture s'arrêta sur la route. Louarn, sorti de
son long évanouissement, criait, sans interruption, depuis deux
heures.
Deux femmes le veillaient, et celle qui vivait avec lui depuis
LA FIN DE DONATIENNE. 139
sept années n'était pas parmi elles. C'étaient deux femmes du
bourg, venues au bruit du mallieur. L'autre, affolée, irritée pur
la plainte qui ne cessait point, se tenait dehors, guettant le mé-
decin, inventant des courses à faire dans le bourg, n'apparaissant
à la porte que pour répéter, les poings sur les tempes : « Je ne
peux pas l'entendre ! » et se sauver aussitôt.
Ce fut elle qui ouvrit la barrière, et précéda un gros homme
court, rapide, qui n'était jamais venu en ce coin de pays, et s'était
trompé de route.
— Pas facile de vous trouver, la femme ! Quelle contrée de
sauvages ! Où est-il ?
— Là, vous ne l'entendez donc pas?
Le médecin entra dans la salle qu'éclairaient les flammes du
foyer, car on cuisait les pommes de terre pour le souper. La
flambée montant plus haut que le bois du lit où était couché le
blessé, le médecin aperçut une figure maigre, rasée, convulsée,
et deux yeux éclairés jusqu'au fond, comme des cornets lu-
mineux, et qui regardaient fixement, avec angoisse, tandis que
les lèvres ouvertes, tendues en arc, jetaient la même plainte
sans arrêt : c Ah ! ah ! » et s'étiraient encore quand la douleur était
plus aiguë.
— Voyons les jambes !
D'un mouvement brusque, le médecin souleva les couvertures
et les draps, et les rejeta contre le mur. Un hurlement sortit de
la bouche du blessé. Les quatre enfans, massés dans la seconde
chambre et pressés contre les montans de la porte, s'enfuirent
vers l'appentis, ne pouvant supporter cette angoisse qui leur tor-
dait les nerfs.
Les linges sanglans, la blouse prêtée par un camarade pour
envelopper un des genoux et toute maculée de sang noir, furent
enlevés d'une main hâtive. L'une des femmes du bourg tenait
une chandelle; l'autre une cuvette. La tête du médecin et ses
épaules vêtues d'orléans noire étaient penchées vers le milieu
du lit. Et des gouttes de sueur coulaient sur le visage de Louarn,
dont les prunelles se perdaient quelquefois dans le haut de Tor-
bite, tandis que la plainte ininterrompue de ses lèvres emplissait
la chambre, et s'échappait dans la campagne nocturne, chaude
et sentant la moisson.
La Louarn allait et venait, demandant à demi-voix :
— Monsieur le médecin, est-ce qu'il va périr?
440 REVUE DES DEUX MONDES.
Au bout d'une heure, celui-ci, qui n'avait fait aucune atten-
tion à la question, se redressa, et, comme sïl l'entendait pour la
première fois, répondit :
— Non, je crois qu'il vivra, mais les jambes ne reviendront
pas.
La femme se rapprocha, hagarde, le corps penché en avant,
insultante dans la douleur, dans l'épreuve où le fond de l'être
apparaît.
— Qu'est-ce que tu dis? Tu nés pas capable de le raccom-
moder?
— Pas complètement, répondit le médecin qui regardait ses
mains, embarrassé et cherchant une cuvette et du savon.
— Vendu ! Qui est-ce qui va fournir au ménage, à présent?
Sais-tu qu'il y a quatre enfans, ici? Vendu! Si lu étais chez des
riches, tu le tirerais d'afTaire ; . . . qu'est-ce que tu veux que je
devienne avec un infirme?
Le médecin saisit un linge, qu'une des voisines du bourg lui
tendait, et ne répondit pas.
Puis, négligeant celle qui venait de parler, il recommanda
aux autres diverses choses, et promit de revenir sans préciser le
jour, comme ils font quand ils prévoient une souffrance longue
et sans remède.
Il traversa seul le petit jardin. Tout au bout, dans la nuit, le
long de la barrière, une forme svelte se leva; Noémi demanda :
— Monsieur, est-ce vrai qu'il ne pourra plus travailler?
Le gros homme qui marchait en roulant sur la terre de l'allée,
las de sa journée, las de l'heure qu'il venait de passer dans la
maison, et commençant à sentir que lair vicié de la chambre se
détachait de ses vêtemens et se dissipait dans la nuit, sursauta,
et s'arrêta, prêt à répondre rudement. Il reconnut, à la voix, à la
silhouette, au profil fin de Noémi qui se dessinait sur le blanc
de la barrière, qu'il avait devant lui une enfant de ce blessé et
de ce condamné.
— Ma petite, répondit-il, je crains bien que ce ne soit vous
qui deviez travailler pour lui, à présent.
— J'y ai pensé déjà, fit la voix. J'aurai mes quatorze ans
bientôt. Je me mettrai en condition. Et j'enverrai l'argent que
je gagnerai. Je suis forte.
Le médecin considéra cette grêle apparition
— Et les plus petits?
LA FliN DE DONATIENJNE. 141
— Lucienne les gardera. Nous avons convenu de tout, elle et
moi, tout à riieure.
— Je reviendrai demain sans faute, dit Fhomme en ouvrant
la barrière, je reviendrai vers midi.
Il fit quelques pas sur la route, au bord de laquelle son
cheval, intentionnellement mal attaché, mangeait de l'herbe. La
lanterne de la voiture trembla, pendant cinq minutes, entre les
chênes du chemin, et disparut.
Le lendemain, au petit jour, lorsque Noémi se leva, ayant
mal dormi, elle passa la tête par l'ouverture de la porte qui faisait
communiquer les deux chambres. La plainte, qui s'était apaisée
une partie de la nuit, recommençait, mais faible, épuisée, hale-
tante... L'enfant vit que le père demandait à boire. Les femmes
étaient retournées dans le bourg, vers onze heures du soir, pro-
mettant de revenir; elles n'étaient pas encore revenues. Noémi
sauta du lit, passa un jupon court, et donna à boire un peu de
lait au blessé, que la fièvre avait saisi et accablait. Celui-ci re-
connut peut-être sa fille, mais ne lui sourit pas.
Elle eut le sentiment que le danger avait augmenté. Il fallait
quand même allumer le feu, pour la soupe, et augmenter la cha-
leur dans cette chambre déjà chaude, et relancer la flambée du
bois dans ces yeux malades.
Noémi sortit pour aller prendre de la tourbe, qui ferait moins
de flamme, et dont il y avait une provision près des niches à
lapins, dehors. Sans doute celle qu'on appelait la Louarn avait eu
la même idée, puisqu'elle ne se trouvait pas dans la chambre.
L'enfant revint avec des mottes de tourbe, sans avoir ren-
contré la femme, et allumu le feu.
En ce moment, les coqs chantaient. Les voisines du bourg
entraient.
— Où est ta mère, petite? demandèrent-elles.
— Peut-être au bourg, dit Noémi, car je ne la vois ni ne
l'entends, depuis que je suis levée.
— Nenni, lit lune des voisines, car le débit n'est pas encore
ouvert.
— Elle sera montée à la carrière, alors, parce que les outils
du père y sont restés, dit Noémi, et elle ne laisse rien perdre.
Le médecin revint, et refit le pansement des plaies, puis il
quitta la maison, avec un hochement de tête et des mots vagues
qui ne signifiaient rien de bon. Mais la Louarn ne reparut ni
142 REVUE DES DEUX MONDES.
pour le repas de midi, ni à deux heures, ni à trois. Le père déli-
rait et s'affaiblissait. Joël et Lucienne, envoyés à la carrière,
pour avoir des nouvelles, puis au bourg, rapportèrent que per-
sonne n'avait vu la Louarn.
Une des femmes qui soignaient le malade, la grosse qui avait
des moustaches, dit :
— Elle s'est peut-être détruite.
— Non, fit l'autre. Quand elle a appris qu'il était si malade,
elle a eu l'air toute perdue; et j'ai bien vu qu'elle ne pensait
pas à lui, mais à elle... Ma petite Noémi, faut pas te faire du
chagrin, mais je crois bien qu'elle ne reviendra pas.
— Ne dites pas cela aux petits, dit simplement Noémi.
Elle ne pleura pas. L'autre fut stupéfaite. Mais, la nuit
venue, les petits commencèrent à s'inquiéter. Lucienne, Joël,
qui se croyaient les enfans de cette femme, demandèrent avec des
larmes : « Oii est-elle? » Baptiste, les voyant pleurer, courut avec
eux autour de la maison, criant : « Maman, oi\ êtes-vous? Maman,
oi^i êtes-vous ? » Et aussi longtemps qu'ils furent éveillés, les
petits eurent autant de chagrin qu'on peut en avoir à onze ans,
à huit ans, à six ans.
Cette nuit-là, ce fut Noémi qui veilla le père, depuis minuit
jusqu'à l'aube. Elle se sentait toute seule, dans l'ombre, qui est
pleine de rêves, de peurs et de projets. Leur troupe l'envelop-
pait, comme elle avait enveloppé sa race, autrefois, dans les
champs de blé noir et d'ajoncs, comme elle avait effrayé, consolé
ou bercé une autre femme jeune, semblable à elle, longuement
penchée sur des berceaux, et même ce pauvre homme émacié,
brûlé de fièvre, délaissé deux fois, et qui avait eu une jeunesse
et des songes aussi pendant les nuits de veille. Il dormait d'un
sommeil coupé de frissons, de plaintes, de visions de fièvre.
Elle le considérait, croyant quelquefois qu'il parlait pour elle,
comprenant aussitôt qu'il divaguait. Quand elle ne le regardait
plus, elle pensait au lendemain, et quand elle le regardait, elle
pensait à son enfance, à des choses lointaines. Et peut-être se
retrouvaient-ils dans ce lointain, voyageurs qui suivaient le
même souvenir, sans se voir, sans être sûrs du voisinage. Il y en
avait un qui délirait ; l'autre songeait, sa petite tête appuyée sur
ses mains, ayant la chandelle entre elle et son père. Quelquefois,
elle disait des mois à demi-voix, pour briser la grande solitude et
la plainte du vent qui rôdait autour de la maison, et que le silence
LA Fl^ DE DONATIENNE. 143
enhardit. Pauvre père, elle ne se souvenait plus de la figure
qu'il avait lorsqu'il était jeune, mais elle se souvenait de la
maison au sommet d'une butte, et de la grande clarté que c'était,
tout alentour, et de l'ombre à l'intérieur, et d'une vache qui
montrait sa bonne tête quand on ouvrait la porte, au fond de la
chambre, et du berceau de Joël que Noémi, toute petite, ba-
lançait à l'aide d'une ficelle.
Elle rassembla ces images, et quelques autres qui formaient
pour elle le bonheur passé. Elle se demanda si le père n'avait
pas, de ce temps-là, les mêmes souvenirs heureux, et elle ne
douta pas qu'il en fût ainsi. Il semblait dormir, mais il souffrait.
Alors, comme si elle eût voulu envoyer un message à cette àme
prisonnière derrière son masque clos, à cette âme garrottée par
la douleur et le cauchemar, elle tendit ses lèvres plus nerveuse-
ment que de coutume, elle jeta, avec netteté et presque sans
voix, dans la chambre muette :
— Donatienne !
Elle attendit ; le visage enfiévré ne reçut aucune vie, aucune
joie, aucune peine de ce mot inhabituel.
Une seconde fois, le nom de la mère qu'elle aimait, de la
femme qu'il avait aimée, frissonna dans la nuit. Les paupières
du blessé se soulevèrent faiblement, assez pour que Noémi eût
l'impression d'un regard, d'une réponse de l'âme égarée et ma-
lade. Elle crut que le regard était plein de reproches, et que l'in-
stant d'après, les lèvres en s'agitant disaient : « Tais-toi ! ne
prononce pas le nom de ma plus grande douleur ! »
Puis ce fut de nouveau l'entière absorption de l'être dans la
souffrance, les yeux clos, les joues qui se creusent, et qui pâlis-
sent aux coins de la bouche grimaçante.
Noémi continua de songer. Au petit matin, quand un peu de
jour mit comme du givre aux fentes des volets, elle s'approcha
de la fenêtre qui était percée du côté des peupliers et des champs,
et elle se pencha sur l'appui de bois qu'il y avait en avant, et
elle tourna le dos, de peur que le père ne surprît le secret.
Elle voulait écrire.
Avec lenteur, non pour trouver les mots, mais pour les
former, l'aînée des Louarn écrivit à « Madame Donatienne, » et
mit l'adresse qu'avait donnée le passant.
Elle attendit que le jour fût levé, puis, guettant le marchand
d'œufs qui passait, elle lui tendit la lettre qu'il devait jeter dans
144 REVUE DES DEUX MONDES.
la boîte de la gare, là-bas, sur le plateau. Le marchand arrêta son
maigre cheval lancé au trot.
— Ça sera fait, ma jolie, dit-il.
Il lut et épela l'adresse, qui ne lui causa aucun étonnement,
à lui cfui était du loin, et à qui ces Louarn importaient peu, pe-
tites gens dont le jardin n'était qu'une tache sur la route que
suivait la voiture. Mais Noémi avait rougi, eu lui remettant la
lettre, comme si c'avait été une lettre d'amour. Elle avait en-
fermé tout son espoir et tout son rêve dans cette enveloppe
menue, sur laquelle la grosse écriture appliquée disait : « A
Madame, madame Donatienne; » et quand elle vit diminuer, puis
disparaître la carriole du marchand, elle chercha à s'imaginer
ce qui allait arriver. Combien de temps mettrait la lettre pour
parvenir à destination? Peu sans doute. Bien que Noémi n'eût
jamais mis le pied dans un train, elle en avait vu passer; elle
savait qu'ils vont tous vers Paris, avec leurs fumées blanches
couchées sur le dos, et si vite, si vite... Oiî serait la mère? Dans
quelle maison, que Noémi se représentait pareille à celles du
bourg?... Donatienne était debout sur un seuil de briques posées
sur tranche ; elle tricotait, comme les femmes du bourg ; elle ou-
vrait la lettre ; elle disait : « C'est de mon enfant, Noémi ! Il y a
du malheur chez nous!... » Mais l'enfant ne voyait plus ce qui
arriverait ensuite, et elle sentait en elle une inquiétude, une an-
goisse qui grandissait, à mesure que les heures s'écoulaient.
Et cela devint si fort, que, vers le soir, lasse d'avoir souffert
sans se plaindre, plus lasse encore d'avoir entendu souffrir le
blessé, elle laissa un moment les deux femmes charitables qui
gardaient le malade, et fit signe à Lucienne et à Joël. Dès la
porte, tout bas :
— Où allons-nous ? fit Lucienne.
L'aînée mit un doigt sur ses lèvres. Derrière elle, traver-
sèrent l'enclos, Lucienne blonde, rose, moins élégante et moins
vive, et Joël tout frisé, comme un mousse, et vêtu d'une cu-
lotte qu'une seule bretelle attachait aux épaules. Ils s'avancèrent,
en file, jusqu'à la route, et tournèrent à gauche, par où la terre
montait.
Ils montent la colline, les trois petits, ayant dans le cœur,
l'un de la peine comme une femme, les autres un peu de chagrin
comme des enfans. Ils ne se parlent pas. Joël mange des mûres
aux haies qui sont poussiéreuses. On entend les coups do pic
LA FIN DE DONATIEINNE. 14?)
des ouvriers, car le travail continue, sans le blessé de la veille.
Les chênes deviennent maigres et clairsemés sur la pente où le
rocher affleure partout. La route est dure à gravir. Noémi tra-
verse la carrière d'une extrémité à l'autre, et quelques-uns des
abatteurs de pierre, debout sur d'invisibles saillies de la falaise
attaquée, et comme incrustés en elle, crient de loin :
— Petite Noémi?... Le père Louarn va-t-il mieux?
Elle fait signe que non, de sa tête mignonne dont le menton
se lève un peu, fiérottement, et elle va sans s'arrêter. Elle ne
peut parler : son cœur lui parle trop. Elle dépasse le défilé où
la route n'est qu'une entaille dans la muraille rocheuse, et au
delà duquel la colline commence à s'abaisser vers le nord, toute
vêtue de genêts et de fougères. Personne ne peut plus la voir,
sauf Lucienne et Joël qui demandent : <( Où va-t-on ? » et qui
s'étonnent. Mais elle s'avance jusqu'à une motte de terre en pro-
montoire, qui est là, au bord de la route, et d'où la vue est
grande sur tout le pays. Elle a bien des fois, cette Noémi, jeté
de là des cailloux dans la seconde vallée, profonde et toute
pleine de pointes d'arbres tremblantes ; bien des fois flâné en
regardant, sur la gauche, la fuite indéfinie des guérets, des blés,
des luzernes, des prés, et le ciel voyageur qui est au-dessus. Au-
jourd'hui, elle n'a d'yeux que pour le plateau qui se lève, au
nord, après la vallée étroite, et pour le ruban de route qu'on y
peut suivre, tordu, effacé, reparu, jusqu'à l'endroit où les choses
se mêlent et s'apparentent comme des grains de poussière; c'est
la grande route qui part de la gare invisible, bâtie dans une
brande, la route que prennent les rares voyageurs qui ont affaire
dans la région. Les deux enfans plus jeunes ont rejoint Noémi
sur le tertre avançant. La lumière, inclinée, rase le sol, et rend
douce l'étendue.
— Est-ce que tu vois du monde, sur la route? dit Noémi.
— Un troupeau de moutons avec son berger. Mais c'est bien
loin... Est-ce le médecin qui va venir par là?
— C'est notre mère, répond Noémi.
— Elle a f... le camp, tu le sais bien! dit Lucienne.
Et elle approche son visage rousselé, et ses cheveux ébou-
riffés, tout dorés dans le soleil, de ce mince visage angoissé de
la sœur aînée. Celle-ci reprend :
— Celle qui va venir, c'est la vraie.
Elle parle doucement; elle a les yeux fixés sur le lointain;
TOME XIII. — 1903. 10
116 REVUE DES DEUX MONDES.
elle est si grave, que les deux cadets la croient sur parole, et
cherchent, eux aussi, à découvrir sur la route, là-bas, la mère
qui doit venir.
— Elle n'est pas vieille ? demande Lucienne, comme avait
fait Noémi.
Noémi répond :
— Pas vieille du tout. Il faut qu'elle vienne. Sans cela nous
sommes perdus, mes petits...
Ils ne comprennent pas bien pourquoi. Cependant ils s'atten-
drissent, et leurs yeux s'emplissent de larmes. La nuit va tomber.
La route est grise déjà, grise jusqu'au bout. Personne n'y passe.
La mère ne vient pas.
Les petits se lassent de fixer le même point. Ils se mettent à
toucher les herbes et les pierres. Noémi, seule, les yeux en
avant, la moitié de son visage éclairé par le couchant qui pâlit,
joint les mains sous son tablier, et dit, dans le vent qui souffle
de l'ombre : « Reviens ! reviens ! »
L'ombre a complètement caché la seconde vallée ; elle a
confondu, même sur le plateau, la route avec la lande. Alors
Noémi se détourne. Elle a l'air si triste que les petits la regar-
dent en dessous, à présent, de chaque côté, et lui prennent la
main, pour se rassurer. Tous trois, ils regagnent la maison. Los
ouvriers sont partis. La journée est finie. Louarn a toujours la
fièvre. Les femmes disent qu'il ne vivra pas...
Le lendemain, sur la même motte, au sommet de la colline,
Noémi revint, avec Lucienne et Joël, et le surlendemain de
même. L'attendue ne parut point. Et, le quatrième jour, la petite
Noémi désespéra, et ne monta plus là-haut.
VI. — LA MÈRE
Le quatrième jour, les petits Louarn cessèrent donc de monter
sur la carrière.
Cependant, une femme venait vers eux, ce jour-là même.
Elle n'avait reçu la lettre que le matin, le marchand d'œufs
ayant oublié, dans la poche de sa blouse, le papier dont il était
chargé. Inconnue traversant des pays inconnus, pliée en deux et
la tête dans ses mains, ou bien rencognée dans un angle du com-
partiment de troisième classe, elle venait. Une chose l'absorbait,
une seule : comment reparaître devant eux ? Que répondre,
LA FIN DE DONATlEiNiNE. 447
quand ils demanderaient : (( Maman, où étiez-vons? » Jamais ils
ne la croiraient, si elle disait : « Je vous aimais pourtant. » Ne pas
.être crue; être méprisée, ou maintenant ou plus tard, de ceux
qu'elle avait enfantés ; apporter avec soi dans la maison son
péché de sept années, et le sentir toujours là, quand ils la bai-
seraient au front ! Vivre entre ce remords et la vengeance pos-
sible et les reproches certains de son mari ! Retrouver Fancienne
misère aggravée par la maladie ! S'ensevelir dans tous les devoirs
d'autrefois, tous accrus, et n'avoir même plus, pour reprendre
courage, la première jeunesse qui aide tant!... Quel avenir! Et
n'était-ce pas vers cela qu'elle allait?... Pourquoi était-elle partie?
Elle se le demandait. Elle ne se comprenait pas elle-même.
« Comment ai-je fait cela? Je vais à mon malheur! Toujours
plus ! Toujours plus ! »
Le train courait depuis des heures. Le soleil brûlait la place
où elle était blottie. Déjà il penchait. Ses rayons étaient de biais,
comme les blés qui versent. Elle ne voyait et ne sentait rien
autre que sa peine.
Oui, comment s'était-elle décidée si brusquement? Elle repas-
sait indéfiniment, dans son esprit, les circonstances qui avaient
marqué cette matinée. Quelle heure était-il ? Sept heures et
demie... C'est bien cela,... un peu plus, peut-être... Elle allait
sortir pour les provisions... Elle avait mis son chapeau de paille,
contre son habitude, qui était de sortir en cheveux, dans le
quartier. Le facteur entre. Une lettre,.. Elle ne connaît pas
récriture... Elle ouvre, elle lit... Heureusement, pas un client
n'est là! Elle peut baiser la page, dix fois, vingt fois... C'est
Noémi qui l'a écrite, la lettre! Elle appelle au secours... Et il
n'y a pas même une hésitation, pas un raisonnement. Elle appelle
au secours : il faut aller ; revoir celle qui est l'aînée, Noémi qui
lui ressemble ; il faut retrouver contre sa poitrine le cœur de
ses enfans, les avoir là, tous trois, autour d'elle, leur bras autour
de son cou... Et l'image de cette joie maternelle avait été si
puissante que Donatienne était remontée en hâte dans sa chambre,
avait ouvert l'armoire, et, sur la plus haute planche, saisi un
paquet enveloppé dans une serviette cousue, et tout gris de
poussière accumulée. « Qu'est-ce que tu cherches, Donatienne?
Pourquoi reviens-tu? » Bastien Laray dormait à moitié. « Rien;
rendors-toi ; jo vais chez la lingère. » Vivement, elle était redes-
cendue, elle avait pris la clef du comptoir, et mis dans sa poche lar-
148 REVUE DES DEUX MONDES.
gent qui s'y trouvait... Tout le reste ne serait-il pas pour lui? Oh !
elle ne le volait pas, non, loin de là... Elle lui laissait plus qu'il
n'avait à réclamer. Et, comme folle, de joie et de peur, elle avait
pris le chemin de fer de ceinture, puis la grande ligne du centre.
Maintenant, et de plus en plus, elle aurait voulu ne pas
achever le voyage. Il lui semblait qu'elle était emportée vers
un gouffre. L'effroi grandissait en elle à mesure qu'elle appro-
chait du terme de la route, et des révoltes la prenaient contre
sa résolution première, comme ceux qui vont se constituer pri-
sonniers, et qui luttent, et qui se détournent à la dernière mi-
nute.,. Reprendre le chemin de Paris, elle n'y songeait pas.
C'était fini. Elle était libérée d'une servitude... Mais pourquoi
courir à l'autre?... Il était facile de descendre à cette station,
à cette autre, dans ce village... Elle trouverait toujours à ga-
gner sa vie...
Donatienne savait que les arrêts n'étaient plus nombreux,
avant celui qui serait définitif, car la fin du jour s'annonçait.
L'air était tout doré. Parmi les touffes sèches d'asphodèles, sur
le plateau couvert de bruyères et de pâtures, les étangs luisaient,
rayés de lames d'or qui unissaient les rives déjà violettes, et que
perçait, çà et là, un jonc brisé. C'était le dernier éclat du soleil,
l'heure d'arrivée pour elle. Trois fois, la voyageuse, quand le
train s'arrêtait, toucha de la main le paquet posé sur la ban-
quette, et se leva, résolue à descendre dans ces campagnes,. qui
étaient du moins pour elle sans autre effroi que celui de l'inconnu.
Mais quelque chose de plus fort que la peur la fit renoncer à la
fuite; trois fois elle entendit monter, comme la voix de la mer
dans les cavernes qu'on ne voit pas, les noms de Noémi, de
Lucienne et de Joël. Elle se rappela les termes de la lettre
qu'elle avait là, dans son corsage, et qui disait : « Nous avons eu
du malheur; aujourd'hui le père a eu les jambes écrasées; il crie;
il va peut-être mourir; bien sûr il ne pourra plus travailler dans
la carrière. Ah ! maman, si ma lettre vous arrive, revenez pour
lui, et revenez pour Noémi ! »
Elle se rasseyait; elle reprenait la force d'aller jusqu'à la
station prochaine...
Le soleil baissa encore... Le train s'arrêta, et l'employé cria
un nom, celui du village d'où était datée la lettre de Noémi.
C'était là.
Sur le quai une femme descendit, seule, son paquet à la main.
LA FliN DE DONATIENNE. 149
Les wagons se remirent à rouler. Ouant ils eurent disparu, elle
demanda son chemin, et, après qu'on le lui eut dit, resta immo-
bile, si pâle que le chef de station demanda: « Vous êtes ma-
lade? » Elle secoua la tête. Elle était seulement incapable de
porter plus loin sa peine et de faire un mouvement.
Ne comprenant pas, l'employé la laissa.
Elle demeura ainsi, plusieurs minutes. Puis, sans raisonner
de nouveau sa résolution, sans rien qui marquât dans son âme
une lutte et une victoire, elle fit ce premier pas qui signifiait
une acceptation de la destinée. Ce fut une volonté obscure, un
acte presque inconscient dans le présent et dont les causes étaient
anciennes. Mais le moindre sacrifice, le plus pauvrement, le plus
tardivement consenti, renouvelle une âme. Donatienne, dès
qu'elle eut seulement traversé le quai de la gare, se sentit plus
forte. Elle continua en tournant à gauche, et répétant : « C'est
pour vous ravoir, mes trois petits ! » Et son cœur s'anima d'une
espèce de joie de souffrir pour eux. Elle se hâta. Elle apercevait,
en avant, le bord du plateau et, dans la poussière rouge du
couchant, la plaine immense où il fallait descendre.
Il le fallait.
A quelque distance de la gare, comme il n'y avait personne
sur la route, elle ouvrit le paquet enveloppé d'un linge, en tira
une robe noire à petits plis, galonnée de velours, — celle avec
laquelle jadis elle était venue à Paris, — elle trouva aussi trois
coiiles de mousseline, trois coiffes de Plœuc qui ressemblent à
une fleur de cyclamen, et elle en choisit une, bien que 1 "étoffe
fût froissée et jaunie. Et, entrant par la barrière d'un champ,
elle reprit l'ancien costume de Bretagne, et serra dans la serviette
la robe achetée à la ville.
« Ils me reconnaîtront mieux, » songea-t-elle.
Elle se remit en marche, et elle réentendit le battement doux
que faisaient sur ses tempes les ailes de la coiffe de lin.
Donatienne traversa le plateau, descendit dans la plaine où,
d'un regard d'épouvante, tout à l'heure, elle avait cherché à devi-
ner la maison. Elle était décidée à entrer. Elle gravit la première
colline, celle que couronnaient les falaises de roches, et au delà
de laquelle il y avait l'enclos. Mais elle ne le savait pas. Elle
était toute nouvelle au pays. Pour se donner du courage, elle se
demandait si elle allait être reconnue par ses enfans, et lequel
des trois abandonnés la reconnaîtrait le premier.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le jour finissant, les ouvriers travaillaient encore.
Elle entendit le bruit de leurs pics. Un enfant jouait au bord
de la route, avec des pierres qu'il disposait en pyramides. C'était
Baptiste, que les carriers avaient adopté, depuis le malheur, et
qu'ils emmenaient avec eux dès le matin, le payant d'une écuelle
de soupe, pour que l'enfant descendît au bourg et fît les com-
missions. Donatienne allait le dépasser.
— Bonjour, petit !
— Bonjour, madame !
— Dis-moi, est-ce loin, la maison de Jean Louarn?
Il tourna vers elle sa face carrée et ses yeux brillans de vie,
où le songe des mers bretonnes n'avait jamais passé.
— Nenni, c'est pas loin. C'est la première au bas de la côte.
Pendant qu'elle regardait au-dessous d'elle, dans le soir qui
creuse les vallons:
— Je peux vous conduire, reprit le jeune gars; c'est chez
moi : je suis un Louarn.
— Toi ? Ce n'est pas vrai !
— Pas vrai ! Dites donc, les hommes, là-bas, est-ce que je
ne suis pas un Louarn, moi, Baptiste Louarn? Elle ne veut pas
me croire !
De grosses voix, renvoyées en échos par les falaises, répon-
dirent : « Mais si ! Vous pouvez vous fier à lui ! C'est le fils d'un
camarade ! »
Et, comme le petit guettait, tout fier, ce qu'elle allait répondre,
il la vit devenir si blanche de visage, qu'il pensa à la figure de
son père blessé. Donatienne comprenait. C'était l'enfant de l'autre
qui lui disait le premier bonjour!...
Alors, des profondeurs du passé de sa race et de son propre
passé, l'appel à Dieu s'échappa. Dans l'agonie de son cœur, elle
chercha vaguement, parmi les verdures, une croix pour y sus-
pendre une pauvre prière faible, une croix comme il y en a tou-
jours, en Bretagne, aux carrefours des chemins. Mais elle n'en
rencontra pas.
Un court moment elle se recueillit, et, se sentant moins faible,
elle regarda de nouveau le petit.
— Baptiste Louarn, demanda-t-elle, ta mère est-elle chez
toi?
— Non, madame. Ils disent qu'elle ne reviendra plus.
— Qui a dit cela?
LA KfN DE DONATIENNE. 151
— Mes sœurs, et aussi les femmes du bourg.
Donatienne prit la main de l'enfant.
— Conduis-moi, petit. Elles se trompent. Ta mère est déjà
revenue, puisque me voici.
Il ne la comprit pas. Tous deux, côte à côte, ils se mirent à
descendre. L'enfant lui montrait du doigt, entre les souches de
peupliers, le toit de la maison. Elle ne le voyait plus. Elle avait
les yeux grands ouverts, un peu levés, et des lèvres qui buvaient
le vent, et qui remuaient. Donatienne disait : « J'ai envie de
mourir; faites-moi porter la vie ! »
Baptiste entendait à peine, car elle parlait tout bas. Il crut
qu'elle prononçait le nom de Noémi. Et il dit :
— Elle va venir. Quand ma grande sœur me voit, elle vient
toujours au-devant.
En ce moment, ils arrivaient au bas de la colline, et Ton
voyait la haie vive des Louarn, avec les feuilles des peupliers,
au-dessus, qui frissonnaient. La barrière était ouverte. C'était
l'heure où la campagne se tait, pour boire la première ombre et
la première fraîcheur. Baptiste siffla deux notes. Dans le jour
cendré, au bout du jardin, une tête jeune, éveillée, répondit à
l'appel, et se pencha hors de la porte. Elle allait sourire. Elle
allait parler. Mais tout à coup, elle eut une secousse, comme si
elle se retirait. Les yeux s'agrandirent. Ils venaient de découvrir,
près de Baptiste, une femme qui s'appuyait à la barrière, et qui
était mince, et jeune encore, et pâle, et coiffée tout autrement
que les femmes du pays.
Noémi hésita une seconde. Puis elle eut la force de ne pas
crier, et elle sortit en courant, muette, brave, les bras levés vers
sa joie. Elle était sûre. Son cœur, mieux que ses yeux, avait
reconnu la mère.
Celle-ci la voyait venir, et se tenait immobile.
Et elle ferma les yeux, de bonheur et de douleur, quand
Noémi fut tout près, et, toute droite, elle se laissa envelopper par
les bras de l'enfant, qui disait le mot qu'elle avait tant souhaité
entendre : « Maman ! maman Donatienne ! »
Mais elle se sentait indigne, et la joie fuyait, à mesure qu'elle
tombait dans son cœur.
— Maman Donatienne, papa est mieux : depuis ce matin, il
reconnaît; la fièvre a diminué... Ah! maman, je ne comptais
plus sur vous !
1S2 REVUE DES DEUX MONDES.
Personne ne les entendait, l'une qui pleurait, l'autre qui
parlait bas.
L'ombre était presque faite; le jardin se taisait. Mais on pou-
vait venir. La mère dénoua les bras qui la serraient, écarta l'en-
fant qui voulait l'embrasser et lui parler encore, et nerveuse,
mettant les doigts sur les lèvres de Noémi, craignant une ques-
tion qui la torturait :
— Ne me demande rien, dit-elle. Je vous ai toujours eus dans
le cœur, mes petits... Je reviens pour vous... Mène-moi!...
Légère, troublée et fière, l'enfant prit par la main sa mère, et,
levant le front, longea le carré de choux, la mare, et tourna
pour entrer dans la maison.
Il n'y avait point de lampe allumée dans la chambre, et toute la
lumière était une faible rayée qui coulait de la fenêtre, en biais,
sur le lit du père, et se diluait dans les ténèbres grandissantes.
Les voisines étaient assises à côté de la fenêtre ; Joël et Lu-
cienne jouaient sur la terre nue, dans l'ombre. Le blessé som-
meillait.
Quand Donatienne entra, derrière Noémi, personne n'y fit at-
tention. Elle s'avança, sans être remarquée, jusqu'auprès du lit.
La tête de Louarn endormi était dans l'ombre. Celle de sa femme
recevait la lumière, faiblement. Les voisines chuchotèrent : <( Qui
est-ce? » Les deux ailes de la coiffe de lin se penchèrent vers le
blessé. Et les anges de Dieu purent voir que cette femme, qui
avait péché et souffert, en ce moment du moins avait pitié. Elle
considérait le visage émacié, tourmenté, vieilli, usé par le cha-
grin et le travail, le visage qu'elle avait fait en s'en allant. Et ses
lèvres tremblaient.
Noémi, qui s'était écartée et mise un peu en retrait, mais
tout près de la jupe à petits plis qu'elle tenait de la main, souffla,
dans la chambre silencieuse, un seul mot :
— Maman !
L'homme releva les paupières, et, des profondeurs du som-
meil et de l'oubli, son âme monta lentement vers ses yeux, qui
s'effarèrent de cette vision de la coiffe bretonne, et se perdirent
en haut, puis revinrent à elle, puis frémirent, puis s'avivèrent
de deux larmes, qui coulèrent.
Tant d'autres avaient passé avant, qu'elles tombaient plus vite.
Il demanda :
— G'est-il toi, Donatienne?
LA FIN DE DONATIENNE. 153
— Oui, c'est moi.
Les voix étaient faibles comme le jour. Le regard de Louarn
parut se creuser. On eût dit qu'un chemin s'ouvrait jusqu'à la
peine cachée de son âme.
— Gomme tu viens tard ! dit-il. Je n'ai, à cette heure, que de
la misère à te donner.
Elle voulait répondre. Mais les yeux du blessé se fermèrent,
et le visage retomba de profil sur l'oreiller, inerte, accablé par
le sommeil.
Donatienne se tourna vers le milieu de la salle. Elle respirait
vite, comme celles qui vont pleurer. Les deux femmes du bourg
s'étaient approchées, Noémi lui amenait Lucienne et Joël, hé-
sitans et luttans, et leur disait en vain : « C'est maman, la vraie,
je vous assure. » Ils ne l'avaient pas connue. Ils avaient peur
d'elle. Et, dès que Donatienne les eut embrassés, ils s'échap-
pèrent, et glissèrent dans l'ombre.
Alors, près du lit d'où elle n'avait pas bougé encore, elle de-
manda :
— Donnez-moi de la lumière, mes enfans.
Quand la lumière fut posée sur la table du milieu, on vit
que la petite Bretonne n'avait pu retenir ses larmes, mais qu'elle
ne voulait pas leur donner toute puissance sur elle. Debout près
de Noémi, elle avait l'air d'une sœur un peu plus grande, et qui
avait de la peine. Elle poussa un grand soupir.
— Noémi, dit-elle doucement, il est l'heure de prépai'er le
souper ?
— Oui, maman.
Donatienne s'arrêta un instant, comme si les mots qu'elle
avait à ajouter étaient difiiciles à dire.
— Donne-moi les sabots de celle qui est partie.
— Oui, maman.
— J'irai tirer de l'eau, et je ferai la soupe, pour vous tous
quatre.
Et, ayant mis les sabots de l'autre, elle commença de travailler.
René Bazin.
UNE VIE D'AMBASSADRICE
AU SIÈCLE DERNIER
I
A LA COUR DE RUSSIE
De nouveau, je viens entretenir de Dorothée, comtesse, puis
princesse de Liéven, les lecteurs de la Revue. En lui consacrant
ce récit, je me plais à penser qu'ils ne trouveront pas mauvais
qu'une fois de plus, je leur parle d'elle (1). La place qu'elle a
tenue dans la société diplomatique de son temps, l'influence
qu'elle y a exercée, les illustres amitiés qu'elle y contracta,
voilà qui suffirait, me semble-t-il, à justifier une étude complé-
mentaire de celles dont elle a été l'objet de ma part, n'eussé-je
pas d'autres motifs pour l'entreprendre. Mais, j'en ai d'autres. Ils
m'ont été fournis par le comte Alexandre Apponyi, petit-fils du
comte Alexandre de Benckendorff, frère de M™' de Liéven. Je
lui dois la communication de quelques centaines de lettres (2)
(1) Voyez la Revue des 15 septembre 1901 et 15 mars 1902.
(2) Quatre cents, pour préciser. Écrites en français, elles sont presque toutes
adressées par M"" de Liéven à son frère Alexandre de Benckendorfl', officier dans
l'armée russe, qui devint général et aide de camp des empereurs Alexandre I" et
Nicolas 1". On en trouve dans le nombre quelques-unes adressées au même cor-
respondant par le mari de M"" de Liéven ou par elle à son père et à la comtesse
Apponyi son amie. Parmi celles qu'elle envoyait à son frère, cent cinquante tra-
duites en anglais viennent d'être publiées à Londres : Letters ofDorothea princess
Liéven, during lier résidence in London, 1812-1834, edited by Lionel G. Robinson.
London. Longmans. Green and C°. En les publiant, notre éminent confrère
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 155
écrites par sa grand'tanto. La première date de 1802, la dernière
de 1838. Cette volumineuse correspondance embrasse donc trente-
six années de la vie de la princesse, la période la plus active
de son existence si pleine et si mouvementée, ces temps où elle
brilla sur l'une des premières scèaes du monde, parmi les
hommes d'Etat les plus éminens. Là, nous sommes, en ce qui
la concerne, sur dos terres à peu près inexplorées. Pour y mar-
cher utilement, pour y découvrir ce qu'elles renferment, il fallait
un flambeau. La correspondance de la princesse avec son frère
me l'a mis en main.
I
En 1800, au moment où elle va épouser le comte de Liéven,
Dorothée de Benckendorff vient de quitter le couvent de Smolny,
institut des demoiselles nobles protégées par Llmpératrice, où
elle a été élevée dans la religion luthérienne, celle de sa famille.
Elle a quinze ans. Qu'on se figure une toute jeune fille aux che-
veux bruns, grande, mince, trop mince même, et qui promet de
grandir encore. La poitrine est plate à l'excès, le cou plutôt dis-
gracieux à force d'être long. Mais elle rachète ces imperfections
par la grâce du visage et par l'éclat du regard. Ses yeux cares-
sans révèlent la vivacité de son intelligence, l'ardeur de son
âme. Dans cette enfant, la femme qu'elle sera plus tard perce
déjà, prime-sautière, spontanée, impressionnable au plus haut
degré, voire un peu frivole, ce qui est de son âge.
Aussi instruite que le peuvent être les jeunes filles d\in rang
social égal au sien, elle parle quatre langues: le russe, le fran-
çais, l'allemand et l'anglais; elle les écrit; c'est le français qu'elle
préfère. Elle en use ordinairement dans sa conversation comme
dans sa correspondance. Entre tous les arts qu'on lui enseigna,
elle n'est guère captivée que par la musique; et encore, mani-
feste-t-elle ce goût plus encore comme auditrice que comme
exécutante.
Sa mère est morte. Son père lui reste; elle lui a voué un
culte passionné, ainsi qu'à sa sœur Marie et à ses deux frères
M. Lionel Robinsonles a enrichies d'annotations instructives. II en reste deux cent
cinquante qui n'ont jamais vu le jour, Le comte Apponyi a bien voulu me les
communiquer avec le texte français des précédentes. Je me plais à le remercier
ici de la bienveillante libéralité avec laquelle il m'a ouvert ses archives.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
Alexandre et Constantin, à ceux-ci surtout. L'esprit de famille
règne à ce foyer. Une affection réciproque en règle toutes les
actions. Le père, le comte de Benckendorff, général d'infanterie,
a fait un beau chemin dans l'armée sous le règne de Catherine.
Il a su gagner, avec l'estime de ses camarades, celle de sa souve-
raine. Elle lui a été maintenue par le successeur de celle-ci,
l'empereur Paul P'" qui, d'ailleurs, a connu au couvent de Smolny
la petite Dorothée. « Il venait souvent au couvent où j'ai été
élevée, écrira-t-elle plus tard dans son journal (1). Il s'amusait
quelquefois des jeux des petites filles; il y prenait volontiers
part lui-même. Je me souviens d'avoir joué un soir, dans l'an-
née 1798, au colin-maillard avec lui, le dernier roi de Pologne,
le prince de Condé et le maréchal Souvaroff. L'Empereur fit
mille folies très gaies et toujours convenables. » Quant à l'impé-
ratrice Marie Feodorov^^na (2) elle ne s'est pas contentée de jouer
avec la jeune pensionnaire : elle l'a prise en affection, a promis
de la marier. Elle lui destine un emploi de dame d'honneur.
Il y avait alors à la cour de Russie une haute dignitaire qui
par ses services et l'inûuence qu'ils lui avaient assurée, était
devenue toute-puissante. C'était la baronne de Liéven, gouver-
nante dos enfans impériaux, amie de leur mère, sa compagne
inséparable, fixée à demeure au palais. Rien de banal en cette
femme, ni l'existence ni le caractère. Veuve à vingt ans d'un
major général, qui l'avait laissée sans fortune avec deux fils, elle
vivait à Riga, pauvre et obscure, pas assez obscure cependant
pour qu'à diverses reprises son nom n'eût pas été prononcé
devant la grande Catherine. Ceux par qui il l'était y avaient sans
doute ajouté divers traits révélateurs d'une rare trempe d'âme
puisqu'enl783, l'Impératrice s'en souvint lorsqu'elle eut à chercher
une éducatrice pour les enfans du grand-duc Paul, son héritier.
(1) La princesse de Liéven a laissé un journal autographe. Elle y raconte sa vie
et ne recule pas, m'assure-t-on, devant les confidences personnelles les plus
intimes. Mais, aux termes du testament de son fils aîné, le prince Alexandre qui
lui survécut, ce précieux document et d'autres provenant de sa succession ne
pourront être communiqués ni publiés avant 1936. Il en a été cependant distrait
un fragment. Il figure dans un volume que vient de publier à Berlin le savant
professeur Theodor Schiemann, sous ce titre : Die Ermordung Pauls und die
Thronbesfeigung Nikolaiis I. La lecture de ces quelques pages inspirera à tous
ceux qui en prendront connaissance le regret que la divulgation des autres échappe
encore à l'histoire d'une vie dont nous n'ignorons guère plus les secrets.
(2) Née Augusta de Wurtemberg, seconde femme de Paul, dont elle eut dix
enfans.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 457
On sait quau mépris du droit des parens, elle entendait
s'occuper seule de les élever. Elle n'aimait pas leur père, soit
cju'il lui rappelât trop vivement le mari dont on lui imputait la
mort tragique; soit que, comme lanière d'Hamlet, elle craignît
de lire en ses yeux l'accusation véhémente qu'elle le soupçonnait
de porter dans son cœur. Elle l'avait relégué loin d'elle. Lui-
même eût d'ailleurs refusé de vivre à ses côtés, d'être le témoin
de ses désordres. Catherine et son fils semblaient séparés par
un abîme. Les griefs, légitimes ou non, que le tsarewitch nour-
rissait contre sa mère sétaient encore aggravés quand elle lui
avait arraché ses enfans pour les avoir à sa cour et pour façonner
à son gré leur esprit et leur âme. Cet outrage à l'autorité pater-
nelle accompli lorsqu'ils étaient encore en bas âge, il avait fallu
bientôt songer à leur donner une gouvernante. Le souvenir de
l'Impératrice s'était alors porté sur cette « petite Liéven » qui
végétait tristement dans sa pauvre maison de Riga.
Un matin, elle y voit entrer le comte de Broron-Camus,
gouverneur général de la province. Il est porteur de l'offre que
fait à la jeune femme l'Impératrice. Elle l'appelle à sa cour pour
y diriger l'éducation des enfans du tsarewitch. Tombée de si haut,
une telle offre est presque un ordre. Cependant, la baronne de
Liéven y répond en la repoussant. Peut-être connaît-elle les
dissentimens qui existent entre la mère et le fils et redoute-t-elle
de s'y trouver mêlée; peut-être aussi, révoltée par tout ce qu'on
raconte des mœurs de l'Impératrice, ne veut-elle pas la voir.
Elle refuse résolument, sans avouer les causes de son refus. Le
négociateur insiste; il énumère les avantages proposés; puis, à
bout d'argumens, il montre à M""" de Liéven ses deux fils qui
courent pieds nus dans la chambre.
— Vous aurez de quoi leur payer des souliers, dit-il.
Elle rougit et, après une brève hésitation, s'écrie :
— Eh bien! ce sera pour eux que j'essaierai.
D'après une autre version, empruntée aux mêmes sources et
qui complète celle-ci sans la démentir, le consentement n'aurait
pas été aussi prompt. Elle nous montre M"^^ de Liéven restant
sourde aux objurgations du comte de Broron, ne partant pour
Saint-Pétersbourg que sur un ordre formel et décidée à y faire
connaître les causes de son refus.
Présentée à l'Impératrice par la comtesse Braniçka, elle tombe
à genoux.
i58 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi ne voulez-vous pas vous charger de l'éducation
de mes petits-enfans ? lui demande Catherine.
— Majesté, répond-elle, il y a dans cette cour trop de débor-
demens, trop de scandales.
Comment a-t-elle osé parler ainsi à la despotique souveraine
qui tient dans ses puissantes mains la vie de ses sujets? Sans
doute, une parole foudroyante va la faire rentrer sous terre. Il
n'en est rien. Catherine demeure calme. Elle ne s'offense pas de
cette allusion à ses désordres. Très douce, elle dit :
— Vous ne les verrez pas (1).
Ce n'est pas au surplus la seule circonstance oii la baronne de
Liéven (2) ait tenu tête à la grande Impératrice. Ayant accepté
les fonctions difficiles qu'on lui a presque imposées, elle apporte
à les remplir autant d'indépendance que de sollicitude. Quoi-
qu'elle les tienne de sa souveraine, elle se souviendra toujours
qu'au-dessus de l'autorité que celle-ci s'est arrogée sur ses petits-
enl'ans, il y en a une supérieure, plus légitime, plus sacrée:
celle du père et de la mère. Toutes les fois que sur des questions
d'éducation, de conduite, il y aura conflit entre l'une et l'autre,
c'est du côté des parens que la gouvernante se mettra, et avec tant
d'habileté, de savoir-faire, mais aussi tant de résolution, que
Catherine, qui cependant ne cède à personne, presque toujours
finira par lui donner raison, Il est vrai que M™" de Liéven n'hé-
site jamais à mettre les fers au feu quand il le faut, et à déclarer
qu'elle s'en ira plutôt que de prêter la main à ce qu'elle consi-
dère comme une injure à l'autorité paternelle.
J'ai sous les yeux un portrait d'elle qui ne permet pas de
douter de la fermeté de son caractère. Il a été fait quand elle
commençait à vieillir. Elle y est représentée en une toilette
quasi asiatique. Les traits trop durs et par trop dépourvus de
grâce concourent à révéler une volonté sans défaillance. Dans le
regard l'énergie le dispute à la bonté. C'est l'image d'une maî-
tresse femme et d'une femme de cœur. Elle rend vraisemblable
tout ce qui nous a été rapporté d'elle. Elle explique aussi la recon-
naissance que lui avaient gardée ses élèves. Leur père, Paul I",
une fois sur le trône, et sa femme l'impératrice Marie, à son
exemple, lui en donnèrent maints témoignages. Elle devait en
(1) Renseignemens inédits, communiqués à l'auteur.
(2) Elle fut faite comtesse en 1799 et princesse en 1823 à l'avènement de
Nicolas I". Ses fils eurent droit aux mêmes titres.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 159
recevoir d'autres de leur successeur Alexandre P''. Il n'oublia
jamais que M"" de Liéven avait largement contribué à sa for-
mation intellectuelle.
Les fils de la gouvernante, naturellement, participèrent à sa
faveur. Entrés dans l'armée en 1777, ils allaient parvenir aux
plus hautes fonctions militaires et civiles. L'aîné fut major
général, curateur de l'université de Dorpat et, en 1833, sous le
règne de Nicolas, ministre de l'Instruction publique. Avec le
souvenir de sa science, dont l'étendue le différenciait de son
cadet, il a laissé celui d'une dévotion intolérante, exaltée,
poussée jusqu'au mysticisme et de fréquentes colères au cours
desquelles il devenait si terrible que sa famille tremblait tou-
jours devant lui. Son frère cadet, d'un naturel plus malléable,
mais sec de cœur et d'esprit moins ouvert, fut aussi heureux
dans sa carrière. On le verra tour à tour lieutenant général,
ambassadeur à Berlin et à Londres, gouverneur du futur
Alexandre IL A l'époque où se préparait son mariage avec Doro-
thée de BenckendorfT, sous le patronage de l'Impératrice, il avait
vingt-sept ans. Depuis trois ans, aide de camp de Paul P"", il
était nanti du portefeuille de la Guerre. Il exerçait ses fonctions
ministérielles sous l'autorité directe et quotidienne de l'Em-
pereur.
A ces détails, il est aisé de se figurer ce qu'était alors la
situation de sa mère à la cour de Russie. En possession de
l'amicale confiance de l'Impératrice, aimée par ses maîtres, adulée
par ses inférieurs, enviée par ses égaux, la rigidité de ses
mœurs, l'éclat de ses services, le prix qu'elle en recueillait
incessamment lui assuraient un respect universel. L'Empereur
venait de lui donner un nouveau gage de sa bienveillance, en
accordant son consentement au mariage de son jeune ministre
avec Dorothée de BenckendorfF. Les deux familles s'étaient rapi-
dement mises d'accord. Quant aux jeunes gens, de la joie qu'ils
laissaient voir, on eût pu conclure que leur mariage était, à
proprement parler, un mariage d'amour, si l'âge de la fiancée, —
elle avait quinze ans, — n'eût autorisé les esprits sagaces et
prévoyans à concevoir quelques doutes sur la durée des senti-
mens qu'elle éprouvait alors.
Après la bénédiction nuptiale, les nouveaux époux s'instal-
lèrent à Saint-Pétersbourg d'où les fonctions du mari ne lui per-
mettaient pas de s'éloigner. Le général de BenckendorfT retourna
160 REVUE DES DEUX MONDES.
à son commandement. Mais, pour faciliter à sa fille la tran-
sition d'un état à un autre, il laissait dans la capitale ses autres
enfans : Alexandre, Constantin et Marie. Ils y finissaient leur
éducation. Alexandre se destinait à l'armée, Constantin à la
diplomatie. Quanta Marie, promue au rang de demoiselle d'hon-
neur, elle allait bientôt vivre à la cour (1). L'union était étroite
et tendre entre les frères et les sœurs. Dès lors, on conçoit sans
peine que Dorothée ait souscrit d'un cœur enthousiaste à l'ar-
rangement qui fixait à ses côtés les compagnons de ses jeunes
années et lui épargnait les tristesses d'une séparation dont son
nouveau foyer, quelque bonheur qu'elle espérât y trouver, eût
été assombri.
Dès ce premier jour, elle aima son mari- La preuve en est
dans sa correspondance. On la voit à tout instant se louer de lui,
se plaindre amèrement lorsque son service auprès de l'Empe-
reur le retient loin d'elle, se réjouir quand il revient et plus
encore quand il lui a annoncé en rentrant qu'il va pouvoir
rester quelques jours à la maison. Parmi les nombreuses lettres
que j'ai dans les mains et qui, de 1802 à 1838, se suivent régu-
lièrement, j'en ai trouvé une sans date qui assurément a été*
écrite au lendemain du mariage, pendant une courte indisposi-
tion du cher frère Alexandre. Elle témoigne de l'état d'âme de
la petite comtesse. Tout y révèle, en ce qui touche son mari, un
parfait contentement.
« Croyez, mon cher Alexandre, que je souff're autant que
vous d'être privée de vous voir dans ce moment. J'ai besoin de
votre présence pour compléter mon bonheur. Je n'entreprendrai
pas de vous le décrire. Vous connaissez mon mari (avec quel
plaisir je lui donne ce nom!). Aussi vous devez comprendre
combien je l'aime, combien je suis heureuse. Tâchez de vous re-
mettre bien vite. Je suis d'une impatience extrême à vous voir
et à vous dire tout ce que mon cœur ressent de tendre pour
vous. Adieu, je t'embrasse tendrement (2). »
(1) De cette sœur qui, nous dit-on, mourut jeune, il est rarement question dans
la correspondance qui est sous nos yeux. Elle y est désignée sous le nom de
Mâcha. On aimait dans la famille à se débaptiser, à substiluer au prénom un di-
minutif, Alexandre devient Arrar; Constantin, Costa; Dorothée, Dacha. Elle-même,
dans les premières années de son mariage, quand elle parle de son mari, ne
l'appelle que Bonsi.
(2) Cette lettre ni celles qui vont de 1802 à 1813 ne figurent dans le recueil pu-
blié à Londres. Ce recueil contient uniquement celles ui furent écrites de 1813 à
UNE VIE d'aMIUSSADRICE AU SIÈCLE DERNIER. 161
En exprimant avec cette ardeur toute juvénile son amour
pour l'homme dont, depuis quelques jours, elle porte le nom,
la jeune mariée ne joue pas une comédie. Elle traduit les sen-
sations de son âme ; elle est sincère comme elle ne cessera ja-
mais de l'être en parlant de lui. Quelques années après, elle
n'osera plus dire qu'elle l'aime ; mais elle dira toujours qu'elle
l'estime et se consacrera à le faire briller en lui attribuant ses
propres talens. Le trait est à retenir. Au cours d'une longue vie
qui a parsemé sa route de tentations entraînantes, notre héroïne
n'a su qu'imparfaitement y résister, et encore qu'on lui ait ca-
lomnieusement prêté des amans qu'elle n'a jamais eus, on ne
saurait nier qu'elle ne s'est pas piquée, son mari vivant, d'une
fidélité rigoureuse à ses devoirs conjugaux, et, son mari mort,
d'un attachement durable à sa mémoire. Sa liaison avec Metter-
nicli ne peut être mise en doute et pas davantage la passion que
lui avait inspirée un grand seigneur anglais dont ses intimes
d'alors associaient le nom au sien. Il est également visible que
dans son amitié pour Guizot contractée avant qu'elle fût veuve,
il y a eu une part d'amour et qu'au total, son cœur, une fois dé-
taché de celui de son époux, a longtemps erré avant de se fixer
à la dernière et suprême affection qui embellit sa vieillesse et
l'accompagna jusqu'à la tombe. Du moins, convient-il de con-
stater qu'à travers ces aventures de caractères si divers, menées
en marge de sa vie, la dignité de son foyer est toujours restée
sauve et celle de son mari par conséquent.
Elle a porté beau, s'est fait un visage impassible, n'a rien
laissé voir ni rien livré à la malignité publique de ce qu'elle de-
vait et voulait cacher. Ce que l'on sait, on Ta surpris, et sans
doute enjolivé; elle avait l'horreur de l'incorrection, du scandale.
Elle n'a cessé de nourrir, plus encore que la crainte d'une dé-
chéance bien improbable dans le monde où elle vivait, l'ardent
désir de ne pas être une cause de chagrins pour le père de ses
six enfans (1), pour eux-mêmes. Cette préoccupation apparaît
en elle toujours si dominante qu'on n'est pas étonné de l'en-
tendre, parvenue à la maturité de l'âge, parler de son mari avec
1834; et encore s'en faut-il de beaucoup qu'elles y soient toutes, l'éditeur ayant
eu surtout en vue de prendre dans la Correspondance ce qui intéressait exclusive-
ment l'Angleterre. Pour le même motif, il n'en donne aucune d'une date posté-
rieure à 1834.
(1) Cinq fils et une fille qui ne vécut pas.
TOME xm. — 1903. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
autant de tendre sollicitude qu'aux temps ri ans de la lune de
miel, et gémir d'être séparée de lui, alors que des douleurs suc-
cessives et les coups répétés du malheur lui font souhaiter ar-
demment une réunion qui leur permettrait de mêler leurs
larmes.
Cet avenir de tristesse et de regrets, elle ne le prévoyait pas,
à l'aube de sa vie conjugale. Heureuse, elle jouissait de son
bonheur. La conviction qu'il durerait en doublait le prix. Son
existence est alors celle des jeunes femmes ses égales. Tout lui
plaît, tout lui sourit, tout lui est rose. Ses jours se partagent
entre l'accomplissement de devoirs qui ne sont encore ni nom-
breux, ni lourds, ni difficiles, et les obligations mondaines aux-
quelles elle est tenue. A la cour comme à la ville, elle est de
toutes les fêtes, mise en vedette par la fonction de son mari et
par celles de sa belle-mère. On la voit au palais d'Hiver quand
l'Empereur y réside ; au palais Michel, qu'il préfère parce qu'il
s'y croit plus en sûreté ; à Gatchina, à Paulowski, dans les
salons de la capitale ; elle se trouve partout où vont les <( Impé-
riautés; » admise dans lintimité de Tlmpératrice, elle est l'amie
des grandes-duchesses. Les personnages les plus haut placés la
comblent de prévenances ; tout le monde a des attentions pour
elle ; la rudesse tartare s'émousse au contact de cette jeune
femme frêle, délicate et rieuse dont la jeunesse captive quiconque
l'approche et dont les saillies spirituelles allument toujours
autour d'elle un rayon de gaieté.
Elle s'abandonne à ce tourbillon moins encore par goût que
parce que son mari s'y plaît ou tout au moins parce que, déjà
courtisan souple et délié, il l'a persuadée que feindre de s'y
plaire est le plus sûr moyen de se maintenir dans les bonnes
grâces de l'Empereur. Elle paraît alors s'y livrer tout entière et
il en est ainsi jusqu'au jour où le despotisme impérial, qui déjà
tant de fois a fait des victimes et autorisé tous les doutes sur l'état
des facultés mentales de Paul P'", soumet la Russie à un régime
de compression intolérable et y répand la terreur.
« Le caractère ombrageux de l'Empereur, raconte dans son
journal la princesse de Lieven, avait pris dans la dernière année
un caractère effrayant. Les apparences les plus puériles prenaient
à ses yeux les proportions d'un complot. Il destituait et exilait
arbitrairement. La forteresse recevait de nombreuses victimes et
il ne fallait quelquefois pour cela que des gilets trop longs ou
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 463
un habit trop court. Les gilets étaient proscrits. L'Empereur
disait que les gilets avaient fait la révolution française... Dans
les dernières six semaines, plus de cent officiers de la garde im-
périale avaient été jetés dans les prisons. Mon mari avait le mal-
heur d'être l'organe de ces sentences iniques. »
Après avoir mentionné les dispositions du malheureux
Paul P'" à la violence et à l'extravagance, M'"" de Liéven se plaît
à reconnaître qu'il possédait de réelles qualités d'esprit et de
cœur, qu'il ('4ait « grand et noble, ennemi généreux, ami magni-
fique, sachant pardonner grandement et réparer un tort ou une
injustice avec effusion. » Par malheur, « la toute-puissance, cet
écueil des plus fortes têtes, avait achevé de développer en lui de
tristes germes. » Néanmoins, jusqu'à ce jour, le comte de Liéven
n'avait pas eu à souffrir des caprices de son terrible maître. En
une circonstance, il est vrai, où il s'était rendu coupable d'un
oubli dans le service, l'Empereur lui avait envoyé un aide de
camp pour lui dire en propres termes et sans y rien ajouter qu'il
était « un sot. » L'aide de camp avait dû bel et bien s'exécuter
et aller, lui, simple colonel, jeter cette épitliète à la tête du chef
de la maison militaire impériale. Mais, en rappelant ce souvenir,
M""" de Liéven observe que « c'est le seul mauvais moment que
son mari ait eu à subir de la part de l'Flmpereur. »
Ce fut la vérité jusqu'au 11 mars 1801, c'est-à-dire jusqu'à
l'entrée de la nuit tragique qui devait voir périr Paul I". Ce
soir-là, le ministre de la Guerre, alité depuis quelques jours, rece-
vait à l'improviste ce billet écrit par l'Empereur : « Votre indis-
position se prolonge trop ; et comme les affaires ne peuvent pas
se régler sur vos vésicatoires, vous aurez à remettre le porte-
feuille de la Guerre au prince Gagarine. » En même temps que
ce témoignage de la fin de sa faveur, le comte de Liéven rece-
vait, d'autre part, la nouvelle que l'Empereur, à la demande de
Gagarine et afin d'atténuer la rigueur de cette disgrâce soudaine,
avait donné l'ordre de mettre à l'ordre du jour du lendemain
sa promotion au grade de lieutenant-général. Ceci était fait pour
le consoler de cela. Il s'endormit néanmoins l'esprit inquiet. Le
style du billet, ce qu'il savait du caractère de Paul V% lui don-
naient tout à craindre, en dépit de l'avancement promis. Il était
loin de se douter que, quelques heures plus tard, l'Empereur
serait mort, victime d'une conjuration ourdie par des hauts per-
sonnages de sa cour.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
A leur tête, on le sait, était le comte de Pahlen : il cumulait
alors plusieurs grands emplois qui le mettaient en rapports fré-
quens avec le ministre de la Guerre. Pendant que celui-ci était
indisposé, il venait souvent le voir. « C'était, dit encore M""" de
Liéven, un homme d'une haute stature, large d'épaules, le front
élevé, de la physionomie la plus ouverte, la plus honnête, la
plus joviale, plein d'esprit, d'originalité, de bonhomie, de finesse,
de drôlerie dans le langage; une nature inculte, mais forte, beau-
coup de bon sens, ferme, hardi, portant la vie légèrement. C'était
l'image de la droiture, de la joie et de Imsouciance... Je le
voyais toujours arriver avec un plaisir infini; il ne manquait
jamais de me faire rire et il y prenait plaisir. J'étais fort con-
trariée de me voir renvoyée lorsque la conversation prenait une
tournure sérieuse. Il rendait compte à mon mari des incidens
de la journée. J'étais de trop pour cela, mais j étais un peu
curieuse et j'obtenais souvent de mon mari la confidence de ce
que je n'avais pas entendu. »
C'est ainsi qu'elle apprit qu'un soir, l'Empereur, soupçonnant
ses fils de conspirer contre lui, était descendu après souper chez
l'aîné, le grand-duc Alexandre, où il n'allait jamais. « Il voulait
le surprendre. Il trouva sur sa table, entre autres livres, la tra-
gédie de la mort de César. Cela lui parut décisif. Il remonta
dans son appartement et prenant Tliistoire de Pierre le Grand,
il l'ouvrit à la page de la mort d'Alexis, et ordonna au comte
Koutaisoff (1) de porter ce livre au grand-duc et de lui faire
lire cette page. » Pahlen avoua encore à Liéven qu'étant données
les dispositions de l'Empereur, il s'attendait d'un moment à
l'autre à voir l'Impératrice au couvent et les grands-ducs à la
forteresse. Mais il ne poussa pas ses confidences jusqu'au bout.
Voyant son jeune collègue malade, incapable de servir, il s'abs-
tint de l'initier au complot.
La princesse n'hésite pas â déclarer que ce fut là « l'une des
bonnes fortunes de la carrière de son mari. » — « Je lui ai sou-
vent entendu débattre cette question. Que faire d'une aussi dange-
reuse confidence? Sauver l'Empereur, voilà le devoir. Mais quoi?
Livrer à la vengeance, à sa rigueur tout ce que la Russie comp-
tait de plus grand, de plus élevé? Où s'arrêterait la proscription,
alors que les impliqués étaient si nombreux? L'échafaud, l'exil,
1^1) Son ancien valet de chambre dont il avait fait son grand écuyer et son
favori.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 165
la prison pour tous. Et après? Un régime plus terrible encore
que celui sous lequel gémissait la Russie. L'alternative était
horrible. Si Pahlen avait parlé, il n'y avait qu'un parti à prendre,
c'était de se brûler la cervelle. »
Le jeune ménage ne connut donc la sanglante tragédie du
palais Michel que lorsque le dernier acte venait d'être joué.
C'était dans la nuit du H au 12 mars. Vers deux heures et
demie, les Liéven, qui s'étaient couchés et dormaient, sont brus-
quement réveillés par un officier chargé d'un message de l'Empe-
reur.
— C'est la forteresse, dit le mari à la femme. Et il n'en
doute plus en apprenant qu'il est mandé au palais d'Hiver où
Sa Majesté l'attend. Toutefois, comme il sait que l'Empereur ré-
side au palais Michel, il croit à une erreur de l'officier. — Vous
êtes ivre, lui reproche-t-il.
Offensé, l'officier réplique qu'il vient de quitter Sa Majesté et
a répété ses propres paroles. Et Liéven s'étonnant que l'Empereur
ait changé de résidence au milieu de la nuit, le messager
ajoute :
— L'Empereur est très malade, et c'est le grand-duc Alexandre,
c'est-à-dire l'Empereur, qui m'envoie vers vous.
A cette nouvelle, la surprise du ministre devient de l'effroi. Il
renvoie l'officier et discute avec sa femme sur le parti à prendre.
Le messager a-t-il dit la vérité? N'est-ce pas un piège que
Paul I<"" tend à son favori d'hier? « Il était inutile de chercher à
deviner cette énigme. Il fallait prendre un parti. Mon mari se
leva; il demanda son traîneau et passa en attendant dans sa
chambre de toilette qui donnait dans la cour. La chambre à
coucher était située sur la Grande Millionne exactement en face
de la caserne du premier régiment de la garde impériale Préobra-
jensky, et cette rue aboutissait au palais d'Hiver. Mon mari me
fit lever et me plaça à la fenêtre en m'engageant d'observer tout
ce qui se passerait dans la rue et de l'en prévenir.
« Me voilà en fonction. J'avais quinze ans, l'humeur gaie,
aimant assez un événement et regardant très légèrement à travers
une catastrophe quelconque, pourvu qu'elle amenât un change-
ment à la routine de la Abeille. Je pensais avec curiosité au
lendemain. Où ferais-jemavisiteà ma belle-mère et aux grandes-
duchesses chez qui j'allais tous les jours? Voilà quel était mon
plus grand souci. Il n'y avait qu'une veilleuse dans la chambre.
466 RETUE DES DEUX MONDES.
Je levai le rideau de la fenêtre, je m'y établis et je restai les yeux
fixés sur la rue. De la glace, de la neige. Pas un passant. Le fac-
tionnaire retiré et blotti dans sa guérite. Pas une lumière à au-
cune fenêtre de la caserne, pas le moindre bruit. Mon mari me
demandait de l'autre chambre ce que je voyais. Je répondais :
Rien du tout. Il ne hâtait pas beaucoup sa toilette, hésitait à
sortir. Les quarts d'heure se succédaient et je m'ennuyais de ne
rien voir. J'avais quelque envie de dormir. Enfin, j'entends un
bruit bien faible encore, mais que je reconnais pour être celui
d'une voiture. J'annonçai à grands cris cette grande nouvelle,
mais avant que mon mari eût le temps d'accourir, la voiture
avait passé; un coupé à deux chevaux (dans ce temps tout le
monde allait à quatre ou six chevaux à Pétersbourg) de très
chétive apparence, mais deux officiers derrière en guise de la-
quais et à la lueur de la neige, je crus reconnaître M. Ouwarofï"
aide de camp général de l'Empereur. Cette circonstance était
frappante. Mon mari n'hésita plus. Il se jeta dans son traîneau et
se fit conduire au palais d'Hiver. »
C'est là tout ce que vit M""^ de Liéven des dramatiques scènes
qui précédèrent et suivirent le meurtre de Paul l". Ce qu'elle
en raconte ensuite, elle le sut le lendemain par sa belle-mère qui
était au palais Michel, durant cette terrible nuit. Son récit
ajoute peu à ce que l'on savait déjà; il ne diffère que par de
menus détails de celui que j'ai publié ailleurs (1). Il n'y a donc
pas lieu d'y faire de plus nombreux emprunts. Je n'en veux
retenir que les quelques lignes où la narratrice, après avoir décrit
l'allégresse qui, d'un bout à l'autre de la Russie, salua l'avène-
ment d'Alexandre, successeur de Paul I*"", la justifie et l'explique.
« Nous avons manqué d'historiens et de poètes pour redire cet
enthousiasme, cet enivrement général. Quatre années de despo-
tisme tombant parfois à la folie, souvent à la cruauté, venaient
de trouver un terme. La catastrophe oubliée ou exaltée, il n'y
avait pas de milieu. Le moment de la juger n'était pas venu
encore. On s'était couché esclave opprimé; on se réveillait libre
et heureux. Cette pensée dominait toutes les autres. On était
affamé de bonheur et on s'y livra avec la confiance de l'éter-
nité. »
(1) Voir mon livre : Conspirateurs et Comédiennes.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERiVIER. 167
II
A la date où s'ouvre la correspondance qui va me servir de
guide, — février 1802, — on ne semblait plus se rappeler en
Russie les circonstances en lesquelles s'était accompli ce change-
ment de règne. Salués, au lendemain de leur crime, comme dos
libérateurs, les meurtriers de Paul I" avaient été maintenus
d'abord dans leurs emplois. La veuve de Paul demandait en vain
leur punition. Le sentiment public ne permettait pas à l'empe-
reur Alexandre de les châtier. Mais, peu à peu, cédant aux solli-
citations de sa mère comme à l'horreur qu'ils lui inspiraient, il
commençait, sous divers prétextes, à les bannir. Pahlen lui-
même, le plus puissant d'entre eux, après avoir poussé l'arro-
gance jusqu'à déclarer « que s'étant débarrassé du mari, il saurait
bien se débarrasser de la femme (1), » avait payé de la disgrâce
et de l'exil ses révoltantes bravades. Il venait d'être interné dans
ses terres de Courlande, sous la défense absolue d'approcher
jamais de Saint-Pétersbourg et de Moscou.
Son départ, l'éloignement de ses complices, effaçaient de san-
glans souvenirs. Il n'y est jamais fait allusion dans les lettres
qu'écrivait Dorothée de Liéven à son frère, même quand elle y
parle du successeur de Paul I". Déjà populaire avant de monter
sur le trône, le jeune empereur — il avait vingt-trois ans —
était adoré. Partout où il paraissait, on l'acclamait. Ses sujets en-
veloppaient dans le même culte sa femme, l'impératrice Elisa-
beth « si belle et si charmante, pleine de la dignité la plus gra-
cieuse » et que M"'" de Liéven nous montre « vêtue d'une simple
robe de mousseline blanche, la tête sans ornemens, rien que ses
belles boucles blondes flottant sur son cou. Sa taille était fort
belle et rien alors n'était comparable à l'élégance de son port,
de sa démarche. L'Empereur aussi était beau. Il resplendissait
de jeunesse et de cette sérénité qui formait le trait distinctif de
sa physionomie et de son caractère. L'aspect de ce couple im-
périal était saisissant. On s'inclinait devant eux, on les entourait
avec un amour qui tenait de la passion. »
Le changement de règne n'avait pas modifié la situation de
la famille de Liéven. La mère demeurait à la cour, investie des
(1) Journal de M°°= de Liéven.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes fonctions, attachée à la personne de l'Impératrice douai-
rière, honorée de sa confiante amitié. Le mari de Dorotliée
n'était plus ministre de la Guerre. Mais, nommé lieutenant gé-
néral, aide de camp de l'Empereur, il n'avait rien perdu de son
crédit. Sous les ordres de son maître, il participait à la haute
direction des affaires militaires. Il devait en être ainsi pour lui
jusqu'à la fin de 1809, époque de son entrée dans la carrière
diplomatique et de sa nomination à la légation de Prusse.
Durant cette période de huit années, rien dans l'existence de
sa femme ne permet de prévoir le grand rôle qu'elle tiendra
plus tard. Les événemens publics qui, dans l'avenir, absorberont
son attention, ses facultés et la passionneront ne semblent pas
l'intéresser. Il en est à peine question dans ses lettres de jeu-
nesse ; elle y parle surtout d'elle, de son mari, de ses enfans,
au fur et à mesure qu'ils viennent au monde, — elle en avait
quatre en 1809, — des menus faits de sa vie, de ceux de la ville et
de la cour. Elles n'offriraient qu'un médiocre intérêt pour l'his-
toire si elles n'éclairaient du jour le plus vif celle de la société
russe dans les premières années du règne d'Alexandre. A ce
point de vue du moins, elles méritent de retenir le lecteur,
car elles sont une chronique vivante et piquante, où revit tout
un monde avec ses mœurs, ses plaisirs, ses scandales, ses drames.
Au commencement de 1802, le frère aîné de M""" de Liéven,
entré dans l'armée en qualité d'officier, venait de quitter Saint-
Pétersbourg pour aller faire au loin son apprentissage de la vie
militaire. Très attristés de leur séparation, le frère et la sœur
s'étaient promis de s'écrire souvent, tant qu'elle durerait. Dès le
27 février, Dorothée tient parole :
« J'ai eu bien du plaisir, mon cher Alexandre, à recevoir
votre billet d'hier. J'étais impatiente de savoir des nouvelles de
votre course nocturne. Vous voilà en grand train de voyage à
l'heure qu'il esf. Le mari vient de partir; je n'ai plus d'Arrar à
traîner après moi dans la maison ; les matinées me paraissent
d'un long tuant; je n'ose pas lire encore et pour comble de dis-
grâce je n'ai plus d'oranges à peler, car vous savez que depuis
qu'il n'y a plus de progéniture à attendre, on a cessé de m'en
donner. KhitrofT a passé hier la soirée chez nous ; il ma dit une
nouvelle dont on fait encore un grand secret, mais qui va être
connue ces jours-ci : le comte Flinsky se divorce décidément de
sa femme et part de suite pour épouser la princesse Lubo-
V.1SE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 169
mirska... On marie déjà la comtesse Flinska à un autre; mais
je ne sais encore qui.
« Depuis votre départ, le temps est mauvais; il fait sale dans
les rues. Cela n'empêche cependant pas nos belles dames de
traîner leurs longues queues et leurs charmes sur le quai... On
dit qu'il y avait une foule prodigieuse à la mascarade allemande.
Il s'y est passé un assez joli tour. Cinq masques s'approchent du
buffet, s'y font servir et gobent pour une centaine de roubles de
vins, etc., etc. Quatre d'entre eux le quittent; le cinquième reste,
assis. Comme il se faisait tard, l'hôte s'approche du masque et
lui demande le paiement qui lui est dû. Celui-ci ne répond pas
le mot. Feuilleté lui fait des reproches, le menace de la police :
même silence. L'officier de police arrive, lui dit qu'il le décou-
vrira s'il s'obstine à ne pas payer. Mais voyant que tout cela
n'avance à rien, il le prend par les épaules et... toute la machine
s'écroule; c'était de la paille... J'ai bien du plaisir à penser que
mes lettres vous en font un peu et c'est bien une raison pour
vous écrire souvent, outre la satisfaction que j'y trouve moi-
même; j'attends avec impatience votre première lettre. Adieu,
mon cher ami. Bonsi vous embrasse; bon chemin et de temps
en temps un regret à vos amis. Je me mets sur les rangs la pre
mière, car personne assurément ne peut vous être plus sincère-
ment attaché que moi. »
J'ai cité presque en entier cette lettre parce qu'elle donne
une idée exacte de toutes celles qui datent des huit années qu'au
lendemain de son mariage, M"* de Liéven passa à Saint-Péters-
bourg. Elle me permet non de ne leur rien emprunter, mais d'en
abréger les extraits, de les réduire à ce qui nous fait pénétrer
dans la société russe, au moment où, à la faveur des plus grands
événemens du siècle, elle va se répandre en Europe, se mêler
plus étroitement à celle de Paris et de Londres, et, pour me servir
d'un mot qui manque à notre langue, puisqu'il caractérise
mieux que tout autre ce mouvement de fusion, se « cosmopoli-
tiser. ))De mois en mois, les notes de M™^ de Liéven se succèdent,
révélant chez leur auteur, eu même temps qu'une large part
d'esprit naturel, une claire vision des êtres et des choses, un sens
très net de l'ordre moral, des préjugés de caste, un amour pas-
sionné pour sa famille, son pays, ses souvenirs, une rare faculté
d'exprimer ce qu'elle ressent, de décrire ce qu'elle a vu. Tota-
lisées au bout de chaque année, elles sont comme des chapitres
170 REVUE DES DEUX MONDES.
de petite histoire, écrits en marge de la grande, par la rédaction
desquels, celle qui les a écrits se prépare à des observations
d'envergure plus large, qui s'exerceront ultérieurement avec une
incomparable maestria sur des sujets plus dignes des historiens
et y apporteront de précieuses informations.
Pour le moment, nous n'en sommes encore qu'à la chronique.
Mais, quand il s'agit de nous initier à des mœurs ignorées ou
peu connues, de nous apprendre ce qu'il est advenu de certains
personnages qui n'ont paru qu'un jour sur quelque illustre
théâtre pour disparaître ensuite, la chronique a aussi son prix.
Plus encore que l'Histoire, elle est la clé des âmes.
« Le comte Valérien Zouboff (1), écrit le 3 mars M""' de
Liéven, a eu ces jours passés une espèce de coup d'apoplexie;
si on ne l'eût secouru sur-le-champ, c'en était fait de lui; il
est beaucoup mieux à présent. Je crois que sa veuve se serait
consolée de sa perte, d'autant plus qu'on parle de divorce entre
eux... Hier, j'ai fait ma première sortie en voiture, accompagnée
de Costa (2). Vous eussiez ri de voir sa figure lorsque nous ren-
contrâmes l'Empereur et qu'il s'arrêta avec nous ; il le fixait tant
qu'il pouvait et avec la plus drôle de mine. Un aide de camp a
été arrêté hier pour être venu à la parade avec un gilet noir. Le
général Rayefsky est de retour de Moscou. On le dit très capot
de ce que le chambellan Hitroff lui a enlevé sa promise. »
« 6 mars. — On ne parle en ville que d'un article de la
Gazette de Londi^es, où notre ambassadeur en France est furieu-
sement bafoué. La cause est une balourdise à la vérité, qu'il a
commise en faisant insérer dans le bulletin à Paris une note
officielle au Premier Consul sur laquelle celui-ci, écrit-on, lui
a l'ait une sortie assez verte devant tous les ministres. Là-dessus,
comme vous pensez bien, s ensuit commentaires sur commen-
taires. »
« 10 mars. — J'ai encore une mort à vous annoncer, et quelle
mort! la belle Naschokin; on en a eu la nouvelle hier de
Moscou ; elle est décédée après huit jours de maladie seulement.
La Gerebzoff la Polonaise (3) va la suivre bientôt, je crois ; elle
(1) Un des célèbres favoris de Catherine.
(2) Constantin, le plus jeune de ses frères.
(3) Sœur des Zouboff. Avait été l'amie de lord Withworth ambassadeur d'An-
gleterre en Russie sous Paul I"". Du vivant de ce prince, c'est chez elle que se
réunissaient les mécontens et que furent jetées les bases du complot de 1801.
UHK VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 171
est cl(''jà à toute extrémité. Voilà une malheureuse époque pour
nos beautés. La princesse Toufaikin a été enterrée hier... Encore
une singulière et triste aventure. La princesse G..., jeune iille
de quinze ans au plus, fîUe du ci-devant ministre des Finances,
a disparu depuis quatre jours; toutes les recherches qu'on a
faites jusqu'à présent ont été inutiles. Toute la famille devait
partir pour Moscou. La nuit de ce jour, elle s'évade. Le pire de
l'affaire est que ces jeunes filles ont reçu une très mauvaise édu-
cation, que jamais elles n'ont vu de monde, en sorte qu'il y a
tout lieu de supposer qu'elle s'est enfuie avec quelqu'un du com-
mun. Le père est hors de soi de désespoir et il y a bien de quoi. »
Et en post-scriptum de la même lettre : « La G... est enfin
retrouvée; elle s'était enfuie avec un écrivain de son père. La
belle affaire! »
« 5/ mars. — L'ambassadeur de France Hédouville est
arrivé (1). On dit sa femme jolie et assez ressemblante à la dé-
funte Toufaikin; ni lui ni elle n'ont encore paru. L'ambassadeur
est habillé à l'ancienne : beaucoup de poudre, des boucles, le
front découvert... L'Empereur ira demeurer à Kaméni Ostrow.
Nous y avons déjà loué une maison tout proche du palais, assez
vaste. Costa y demeurera avec nous. A propos, je ne vous ai
pas dit encore que la promenade devant ma maison m'est abso-
lument interdite parce que c'est un lieu indécent. Vous devinez
bien que cela vient d'une haute part; mais ce que vous auriez
peine à deviner, c'est que c'est le Verd (?) qui en est cause. Il
me rencontre; il me parle; effectivement, c'est scandaleux; donc
tout de suite, défense de me montrer. Qu'en dites-vous? Bonsi
est très fâché de cela; aussi a-t-il dit vertement sa façon de
penser là-dessus. Mais, en attendant, il faut se soumettre. »
« 4 avril. — Les Françaises ont paru (2); tout ce qu'on avait
débité sur leur figure est faux. Ce n'est pas moi qui parle ici,
car mon jugement pourrait vous paraître suspect. Mais c'est
par d'autres que j'ai appris qu'elles sont laides tout à fait. Le gé-
néral Ouwaroff, grand admirateur du beau sexe, me l'a confirmé.
Outre cela, elles ont très mauvaise tournure et sont mal mises.
La renommée trompe fort. »
« S avril. — J'étais fort étonnée depuis quelque temps de ne
(1) Le général d'Hédouville que le Premier Consul venait de nommer à Saint-
Pétersbourg.
(2) La générale d'Hédouville et ses filles.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
plus voir la comtesse Zouboff. J'ai appris hier que, sur les re-
proches que lui a faits son mari de sa vie dissipée, elle s'est con-
damnée à une retraite volontaire et a fermé sa porte à tout le
monde, même à sa grande et grosse amie, même au cousin (?),
qu'en dites-vous? Le mari s'en moque; le cousin passe sa vie
dans sa chambre... .Fai vu hier les Françaises. Vous eussiez ri de
voir la foule de monde qui courait après elles. »
« ?^ avril. — Je reviens dans ce moment du théâtre des che-
vaux au Galerenhoff. Il est arrivé ici depuis quelques jours une
voltigeuse italienne nommée Chiarini, qui excelle vraiment dans
son genre. Elle est âgée de seize ans et belle comme un ange.
En voilà bien assez pour faire que le théâtre ne se désemplit pas
depuis trois semaines qu'elle est arrivée, et, tous les jours, il y a
représentation. »
« 5 mai. — Costa a été l'autre jour chez l'Impératrice, qui a
eu la bonté de le présenter elle-même à l'Empereur. Il a été décidé
que, dans quelques semaines d'ici, il ira à Ratisbonne y passer
quelques mois et, de là, on l'enverra à quelque mission plus con-
sidérable.
« Le général Talisin, que vous connaissez, a été renvoyé de
la ville, il y a de cela trois ou quatre jours. Tout le monde a été
ravi de cette nouvelle. Il était généralement haï et à bien juste
titre. Voici la cause de son renvoi. Il voulait être commandant
du régiment de Séménowsky et, pour parvenir à ses fins, il avait
gagné à force d'argent deux des valets de chambre de l'Empe-
reur. Deux mille roubles leur avaient [été déjà payés et Talisin
leur avait donné une lettre de change de quinze mille, payable
aussitôt qu'il aurait atteint son but. L'Empereur découvre l'in-
trigue. Il a les preuves en main et, tout de suite, il envoie ordre
à Talisin de quitter la ville; il a eu son congé et il est dit dans
l'ordre pourquoi. Les deux valets de chambre dont l'un était le
favori de l'Empereur ont été renvoyés avec des feld-jagers. Tout
le monde bénit la justice de notre cher souverain qui mérite
vraiment chaque jour davantage l'amour de son peuple.
«... L'Impératrice est déjà établie à Paulowsky. Samedi, il
y aura bal à propos de la fête de la grande-duchesse Catherine.
Nous y sommes invités et comme il n'y aura en tout que dix dan-
seurs, il faudra que Bonsi étale aussi ses grâces. »
« 9 mai. — Avant-hier, il y eut bal chez la comtesse Schou-
valoff et, comme de raison, votre sœur en a été. Elle donne dans
UNE VIE i)'AIMnASSADRir.E AIT SIÈCLE DERNIER. 173
le grand genre comme vous voyez. La fête était délicieuse; c'était
un goûter à la viennoise du plus joli goût possible. On avait
pratiqué un jardin délicieux dans la salle du tin-. Tous les ap-
partemens étaient éclairés en transparens; c'était vraiment une
féerie ; l'Empereur et l'Impératrice en étaient. »
(( 1^ mai. — Je suis encore toute harassée de ma course à
Paulowsky, je me suis bien amusée; j'ai dansé comme une folle,
quoiqu'il y eût fort peu de danseuses. Bonsi s'en est donné aussi;
nous avons beaucoup valsé surtout. Les Français ont apporté
une nouvelle danse, la Be/noise, qui naturellement est fort à la
mode ici.
« Le petit ScherbatofP est parti hier pour Vienne. C'est celui
qui, vous savez, eut cette affaire avec le chevalier de Saxe (1);
il va vider sa querelle avec lui. Le chevalier avait appelé le
prince Zouboff en duel pour avoir raison de son renvoi de la
Russie après son histoire du temps encore de l'Impératrice dé-
funte. ScherbatofF, auteur de la dispute, apprenant ce cartel se
rend en toute diligence à Vienne afin de le prévenir. Ceci prouve
du caractère chez un jeune homme tout au plus de vingt-quatre
ans... Zouboff l'a échappé belle à Varsovie. Un Polonais lui
envoie un défi pour venger sur lui les malheurs de sa patrie;
beaucoup d'autres se joignent à lui. Enfin, ils assiègent la maison
du prince ; la populace s'en mêle ; le gouverneur a été obligé, pour
mettre à couvert les jours du prince, de le faire partir secrètement
la nuit avec une bonne escorte qui l'a conduit jusqu'aux fron-
tières d'Autriche; il est maintenant à Vienne. »
En ce même mois de mai, la verve de notre petite mariée se
voile d'un peu de tristesse. Pour la première fois, elle va con*
naître le chagrin de se séparer de ce qu'on aime. L'Empereur
doit faire une visite au roi de Prusse, à Memel ; M. de Liéven, en
sa qualité d'aide de camp, est désigné pour l'accompagner. 11 a été
décidé qu'en son absence, sa femme s'installerait à Paulowsky
(1) Fils du prinre Xavier de Lusace, oncle de Louis IXVI. Sa querelle avec
Scherbatoff datait des temps de l'cmigration (1794). Réfugié alors en Russie, il en
avait été chassé à la demande de Valérien ZouboiT avant que ce différend eût été
vidé. Ce n'est qu'au bout de huit ans qu'il put demander compte à Zoubotf de son
expulsion dont il le rendait responsable. Mais, soit que, comme on l'a prétendu,
Zouboff eût refusé de se battre, soit que Scherbatoff eût revendiqué le droit d'avoir
le premier satisfaction c'est avec celui-ci que le chevalier de Saxe dut d'abord se
mesurer. L'issue du duel fut fatale au chevalier. Dans une des lettres [suivantes,
M""* de Liéven raconte qu'il a été tué.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
auprès de sa belle-mère. Elle n'aime pas ce séjour où règne une
étiquette « fort ennuyante » et que l'absence de Bonsi lui rend
insupportable. Ses « compagnes de veuvage » les femmes des
aides de camp qui ont suivi l'Empereur, y résident avec elle.
Les impératrices s'efl'orcent de les distraire. Mais, en dépit des
plaisirs, il n'y a de consolation pour Dorothée que lorsque arri-
vent des nouvelles des voyageurs. Elle en fait part joyeusement
à son frère et, du même coup, la correspondance reprend son
caractère de chronique historique et mondaine.
« Partout, l'Empereur est acclamé. A Riga, le peuple a
dételé ses chevaux à la porte des faubourgs et a traîné la voiture
jusqu'au château. Les gardes qui avaient eu l'ordre de ne pas
venir à la rencontre de l'Empereur sont sortis malgré cela et
l'ont reçu avec des cris de joie qui ont été répétés par tous les
habitans. Les matelots de toutes les nations qui se trouvent à
Riga semblaient en ce moment ne faire qu'un peuple avec la
nation russe. L'Empereur a été touché jusqu'aux larmes et il y
avait bien de quoi. Il s'est arrêté pendant trois jours à Riga,
pendant lesquels il n'y avait que fêtes, que bals. Mon mari a
dansé du matin au soir.
« Je m'ennuie ici à périr; vous ne vous faites pas idée de
l'étiquette qui y règne. Cependant, depuis quelques jours, je ne
vais plus aux sociétés ; je prétexte une cure que je fais et je m'en
trouve fort bien. Au moins, je passe mon temps plus agréablement
et je suis libre, c'est un grand avantage. Lanskoï, l'aide de camp
du grand-duc Constantin, a été congédié du militaire et placé au
ministère des Affaires étrangères. On dit que c'est pour un uni-
forme déboutonné. »
Au mois de juillet suivant, le mari et la femme sont de nou-
veau réunis. Ils ont suivi la cour à Kaméni-Ostrow. Mais ils y
habitent dans une maison qu'ils ont louée. C'est encore de la
solitude pour Dorothée. Elle n'a plus auprès d'elle ni frère
ni sœur. Alexandre, après un séjour en Sibérie , se rend au
Caucase à moins qu'il n'aille en Chine ou eu Egypte, voire à
Constantinople; c'est un grand voyageur. Mâcha a commencé
auprès de l'impératrice Elisabeth son service de demoiselle
d'honneur. Costa, apprenti diplomate, vient d'être envoyé à Ra-
tisbonne et Bonsi passe son temps aux ordres de l'Empereur. La
correspondance devient plus active. Elle est une distraction pour
M""^ de Liéven, le meilleur moyen de combler le vide des journées.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. HS
Le 7 juillet, elle est riche trinformations.
« Costa ne m'a pas écrit depuis son départ de Riga. Mais le
prince Scherbatoff venant de Vienne Ta rencontré à Vilna. A
propos de Scherbatoff, je crois vous avoir dit qu'il était parti
pour l'étranger afin de vider son ancienne querelle avec le che-
valier de Saxe. Il vient de l'expédier dans lautre monde. On a
employé mille supercheries pour perdre ScherLatofî. D'abord, le
chevalier ne voulait pas se battre au pistolet. Mais voyant que
ScherbatofT ne voulait pas s'en désister, il a exigé de lui de
prendre le pistolet qu'il lui donnerait lui-même. Heureusement,
celui-ci l'essaya avant et il se trouva que la balle au lieu d'aller
droit donnait trois pas à droite. Il a arrangé le pistolet de son
mieux et du premier coup, il perce le chevalier d'outre en outre.
Celui-ci s'écrie : Je meurs, et tire encore son coup. Mais la balle
n'a fait que friser le chapeau de ScherbatofT. Le chevalier de
Saxe est mort sur la place.
«... Nous avons eu ces jours-ci une aventure d'un autre
genre. Vous devez connaître et vous rappeler un certain prince G...,
réputé coquin, escroc, qui possède les choses les plus rares, qui
a gagné KoutaisofT dans le temps par ses belles pierres. Vous y
êtes. Et bien, ce G..., après avoir perdu une somme énorme au
jeu, à Moscou, est venu ici où il a continué à jouer et à perdre.
Pour faire face à une partie de ses créanciers, il fabrique une
fausse lettre de change sur un banquier de Vienne; je crois qu'il
ne s'en est pas tenu à une, tant il y a que voyant l'Empereur et
la ville à demi instruits de ses friponneries, il adresse avant-
hier une lettre à mon mari, l'enjoignant de remettre l'incluse à
l'Empereur. Cette lettre lui annonce le dessein qu'il a pris de
finir ses jours, en se noyant; il prie en même temps l'Empereur
de se charger d'un enfant qu'il a. Aussitôt après la réception de
la lettre, on envoie dans tous les postes, dans toutes les villes
frontières afin de l'arrêter, car il est évident que ce prétendu
désespoir n'est qu'une feinte pour éloigner les recherches afin
qu'il puisse s'évader. Jusqu'ici, il n'y a point de nouvelles et il
y a tout lieu de craindre qu'il n'ait déjà passé la frontière.
« Tous les jours, je fais une promenade à cheval. Vous auriez
meilleure opinion de mon courage, si vous pouviez me voir à
présent à cheval. Je viens d'en acheter un charmant qu'Egert me
dresse et que je pourrai monter d'ici à quelques semaines. En
attendant, je me sers des chevaux de la cour. »
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques jours plus tard, la cour est réinstallée à Paulowsky.
On y fête le retour de l'Impératrice qui revient de Prusse où
elle avait suivi son mari et où elle est restée après lui. « Il me
semble par ouï-dire qu'on est enchanté de la reine (1), je ne sais
même si elle ne plaît pas plus que l'Impératrice; vous me direz
que cela est difficile. »
Le 30 juillet, nouveau déplacement. La cour est à PéterhofT,
séjour préféré de l'Impératrice mère. De récens embellissemens
viennent de transformer cette résidence de rêve. Le 7 août,
M""* de Liéven les décrit : « Vis-à-vis de la grande fontaine de
Samson, en face du palais, on a élevé deux beaux pavillons d'où
continue une superbe colonnade coupée au milieu par le chemin.
La coupole des pavillons est dorée. En haut, il sort une fontaine
qui arrose cette coupole et descend le long des fenêtres à la
vénitienne, pratiquées dans ces pavillons. L'effet est de la plus
grande beauté. Lorsque vous vous trouvez devant ces pavillons,
cela fait absolument l'effet d'une pluie à verse. Sur la terrasse
qui descend du palais, on a placé, de distance en distance, des
vases en bronze doré de forme antique. Toutes les statues qui
sont dans le jardin vont être dorées.
«... Nous avons deux étrangers dans notre ville depuis en-
viron une semaine. Le premier est l'oncle de l'Impératrice, le
prince de Bade, frère de feu son père; le second, le prince de
Glocester, neveu du roi d'Angleterre. Il est arrivé à Péterhoff le
jour de la fête; il y avait mascarade et illumination, le tout fort
beau. Ce prince peut avoir vingt-cinq ans; il, est de la taille de
l'Empereur, mais pas si gros ; il a une tournure charmante, un
beau visage, l'air très comme il faut. Il s'arrêtera un mois ici. »
Gomme toutes les lettres que M"'" de Liéven écrit à son « cher
Alexandre » celle-ci se termine par les expressions les plus affec-
tueuses, les plus tendres; elles ont même ce jour-là un caractère
d'effusion plus accentué : « Bonsi vous embrasse bien tendrement.
Adieu, mon cher, mon bon ami; voilà bientôt un demi-an que
vous nous avez quittés. Il vous en reste encore cinq fois autant,
et puis vous nous serez rendu, j'espère. »
Le surlendemain, elle corrige son premier jugement sur le
prince de Glocester. Elle l'a rencontré à un bal donné en son
(1) La belle reine Louise de Prusse qui plus tard, lors des malheurs de sa patrie,
révéla tant d'héroïque grandeur d'àme.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 177
honneur par le prince Kourakin (1). « Il prouve bien qu'il ne
faut pas juger des apparences; il se découvre qu'il est d'une
bêtise rare; la Bagration s'en est emparée (2). » Le 11 septembre,
ce n'est que détails sur sa vie privée et ses plaisirs qui se suc-
cèdent sans interruption. Entre les lignes, on devine le dépit
que commence à lui inspirer la solitude où la laisse son mari.
<( Je continue toujours mes promenades à cheval. Comme je
les fais après que mon mari est revenu de chez l'Empereur,
nous ne dînons plus qu'à quatre heures, quelquefois plus tard;
c'est aussi l'heure du diner de l'Empereur. Cela ne m'arrange
nullement. Aussi, y a-t-il toujours dispute entre nous. Il y a
des jours où je ne le vois pas du tout. De fondation, vous
savez qu'il y va tous les matins; il finit quelquefois ses affaires
à trois heures; il y dîne et puis, après dîner, des affaires en-
core. »
Pour remplir cette solitude et aux heures où elle lui pèse,
elle recourt à l'amitié. Elle commence à nouer ici ou là des
relations que la mort seule brisera. C'est alors qu'elle se lie avec
la princesse Alexandre de Wurtemberg, fille aînée de Paul I''*',
durant un séjour que fait celle-ci à la cour de son frère. « C'est
une bien intéressante femme. Sans être belle, elle a une physio-
nomie extrêmement douce et gracieuse qui fait qu'on l'aime dès
qu'on la voit; elle est toute charmante. » Le 20 octobre, elle
écrit encore : « Mâcha est venue avec la princesse Alexandre de
Wurtemberg passer quelques jours chez moi pour voir partir
le ballon aérostatique. Deux jours de suite, l'Empereur, toute
sa famille et tout le public de Pétersbourg étaient rassemblés
pendant quelques heures et finalement, le ballon n'est point
il) Frère de celui qui fut ambassadeur à Paris sous Napoléon I".
(2) Femme du général Bagration qui commanda les armées russes pendant les
campagnes contre la France et fut tué en 1812, à la bataille de Borodino. Après sa
mort, sa veuve quitta la Russie et se rendit à Vienne où elle devint l'amie de
Metternich. Pendant le Congrès, elle fut l'ornement de toutes les fêtes. Elle était
belle et passait pour galante. En 1815, elle parut à Paris. Elle s'y fixa définitive-
ment un peu plus tard et y mourut vers 1855. Elle s'y était remariée, tout en conser-
vant son nom, avec le général anglais Caradoc, qui lui survécut. Elle avait essayé
de se poser en rivale diplomatique de la princesse de Liéven. Mais elle n'avait
ni son esprit, ni sa fidélité à ses amis. Sa beauté disparue ne pouvait plus lui en
tenir lieu, bien que, comme la Jézabel de Racine, elle recourût à mille artifices
pour réparer des ans l'irréparable outrage. Sa tentative échoua et après avoir été
une des plus jolies femmes de son temps, elle dut se résigner à n'être qu'une
ex-jolie femme. C'est, cependant, quoique excentrique, une figure attachante que
j'espère remettre un jour en lumière.
TOME XIII. — 1903. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
parti. La populace était lu rieuse. On dit que dans la confusion
le grand maître de la police a été maltraité. »
Au commencement de novembre, elle est toute è la joie ;
son père, qu'elle n'a pas vu depuis longtemps, vient passer
quelques jours près d'elle. « Il occupera vos chambres. Je les ai
fait arranger fort joliment. La petite chambre qui répond à la
bibliothèque en haut sera son cabinet, il y a de nouvelles tapis-
series françaises fort jolies, un divan en perse, des rideaux à
l'antique... et dans l'escalier un tapis anglais qui fait fort bien...
L'Impératrice mère est de retour en ville; elle a recommencé
son train de vie ordinaire. Elle ne se montre jamais en public,
ni aux messes, ni aux Ermitages. »
La retraite en laquelle s'est confinée l'auguste veuve de Paul I"
fait contraste avec les divertissemens de la cour. Elle assiste,
le 30 novembre, à l'inauguration du théâtre de pierre, « le plus
beau qui existe, » écrit M"'" de Liéven, pouvant contenir deux
mille spectateurs, brillamment éclairé « par une vingtaine de
lampes à quinquets » qui répandent « une clarté incroyable. »
On fait toilette pour y aller « parce que l'on quitte en bas déjà
ses pelisses, le théâtre étant plus chaud qu'aucun appartement. »
Pour attendre ses voitures, « il y a douze foyers revêtus de faux
marbres et ornés de statues. C'est de la plus grande magnifi-
cence. » M""' de Liéven parle, avec le même enthousiasme, d'une
représentation donnée le 12 décembre au théâtre de l'Ermitage,
par M'^'' Félix, nouvelle actrice arrivée de Paris, « qui vient de
se déclarer épouse de M. Andrieux, » comédien lui aussi, arrivé
avec elle. « Ah ! mon cher, que vous avez bien fait de partir avant
que de l'avoir vue! Elle est jolie, belle tout ensemble, un main-
tien, une tournure, une mise la plus noble, la plus élégante du
monde, un organe délicieux. Pour le jeu, elle dépasse de beau-
coup la Valville. J'en raffole. »
Ce n'est pas trop de ces distractions ininterrompues pour
consoler M""" de Liéven du gros chagrin que lui a causé le départ
de la princesse de Wurtemberg. (( C'est aussi vraiment une char-
mante femme; on ne voit pas de figure plus intéressante ni de
commerce plus agréable. Pendant son séjour ici, nous étions
tous les jours ensemble. »
Est-ce ce chagrin qui dicte à la correspondante du « cher
Alexandre, » au moment où s'achève cette année 1802 si pleine
pour elle d'agitations, de bruit et peut-être de déceptions, ces
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 179
accens nirlancoliqucs? « Nous vivotons tranquillement et ora-
geusement aussi, si vous voulez, car à la cour, il y a de tout.
Heureusement que notre petit individu n'en est pas atteint. Mais,
il y a cependant bien des momens où l'on forme le vœu d'en
être bien loin. Et pourtant, tel est l'homme et la force de l'habi-
tude et l'habitude des grandeurs qu'il ne se sépare jamais qu'à
regret des choses mêmes qui lui sont le plus à charge et le plus
désagréables. En vérité, mon cher, j'envie bien de bon cœur
votre sort, s'entend si je pouvais le partager avec Bonsi, car sans
lui, point de plaisir pour moi. Pétersbourg est d'un morne insup-
portable. »
III
Telles sont, dans ces premières années de son mariage, les
préoccupations et les impressions de M""^ de Liéven. Elle les
raconte et les traduit avec l'abondance et la spontanéité de sa
jeunesse ; elle soccupe surtout de petites choses parce que dans
le cadre limité où est enfermé sa vie, les grandes lui échappent
encore. Si son existence est uniforme, elle est facile; elle ne
comporte dans le présent ni lourds devoirs, ni cuisans soucis, et
cette jeune femme de dix-sept ans ne saurait prévoir ceux que
lui réserve l'avenir; elle n'y songe même pas.
A ce point de vue, sa correspondance en 1803 ne diffère
guère de celle de 1802. C'est toujours de sa part même applica-
tion à entretenir son frère des menus faits qui se déroulent sous
ses yeux, lés événemens de la cour, les absences de son mari,
les visites qu'elle reçoit, celles qu'elle fait, ses déplacemens, ses
projets, les aménagemens de son intérieur. Il y a peu à glaner
dans ces notes quasi quotidiennes, où se trahit parfois, avec une
absence totale de volonté, l'impatience passagère que causent à
M""' de Liéven la monotonie des jours qui se succèdent pareils
et l'impossibilité où elle est d'en remplir à son gré toutes les
heures.
Cette impatience apparaît jusque dans la satisfaction qu'elle
éprouve au mois de mars en annonçant à son frère qu'elle va
voyager « et courir le monde seule. » — « Ne vous en scanda-
lisez pas trop cependant. » Si son mari la quitte comme l'année
précédente, ce qui n'est que trop probable et sans doute pour plus
longtemps, elle ne retournera pas à Paulowsky où, durant son
180 REVUE BES BEUX MONDES.
dernier séjour, « elle n'a eu que des désagrémeus ; » mais <( pour
ne pas rester en ville à s'ennuyer, elle ira, accompagnée de « la
Hoven, » àMarienbourg chez sa belle-sœur Vietinghoiî et de là eu
Courlande « prendre les eaux de mer ou celles d'une source très
vantée et très salutaire. » Elle y restera jusquau retour de son
mari. « Le voyage d'abord, le séjour de la campagne et les eaux
me feront certainement un bien infini outre le plaisir que cette
course me procurera. Aussi, je m'en réjouis bien. Si on pouvait
rapprocher un peu le Caucase, j'irais y prendre les eaux et je
verrais mon cher Arrar. »
Revenant à son rôle de chroniqueuse, elle annonce dans la
même lettre « le mariage de Scheremitoff avec une de ses es-
claves qu'il a déclarée son épouse légitime lorsqu'elle est accou-
chée d'un fils. Elle vient de mourir ces jours-ci et a été enterrée
avec toute la pompe imaginable. Son fils s'appelle comte Dmitri
et hérite seul des grands bien du comte. »
Le 12 mai, elle a un grand crève-cœur. Son mari part à la
suite de l'Empereur; pour elle, il n'est plus question de voyage,
il faut retourner à cet ennuyeux Paulowsky. <( Le grand plaisir !
écrit-elle; une année d'intervalle n'a pas apporté de changement
à l'agréable manière de vivre ici : même gêne, même étiquette,
même ennui, il y a de quoi périr. Je suis logée dans les mêmes
appartemens que nous occupions, il y a de cela trois ans. Com-
bien cela m'a rappelé d'agréables souvenirs : vos arrivées à
cheval avec Kretoff, nos promenades en lignes à la datche de
Soltikoff; tout plein de choses me sont revenues en tête. En
vérité, c'était un temps bien agréable pour moi. Que de chan-
gemens depuis ! Comme toute cette société s'est dispersée ! »
Quelques semaines plus tard, nous la retrouvons remise du
dépit de son voyage manqué. Son mari est revenu : « Aujour-
d'hui pour la première fois, il passe toute la journée chez lui.
Il a maintenant des jours marqués pour le travail ainsi que
l'ont les ministres; il a dans la semaine trois jours tout à lui. Il
en est enchanté et moi aussi comme de raison. » Mais cet ar-
rangement dure peu. Au mois de septembre, sa vie est redevenue
très grise : « Je m'ennuie assez. Je ne vois presque pas mon
mari; il est même rare qu'il dîne à la maison. » En revanche,
elle a en perspective le bonheur qu'elle souhaitait le plus ardem-
ment. Elle nourrit l'espoir d'une maternité prochaine. Au fur et
à mesure qu'il se précise, elle se résigne mieux à sa solitude. On
UNE VIE d'ambassadrice AU SIKCLE DKRMER. 181
pourra danser sans elle, cela lui est bien e'gal. Elle ne ment pas
lorsqnen parlant à son frère des fêtes auxquelles vont donner
lieu les fiançailles de la grande-duchesse Marie, — dîner de trois
cents personnes et bal paré dans la salle Saint-Georges, « le
premier qui ait eu lieu depuis ce règne » — elle ajoute : « Je
passerai tout cela dans ma chambre et j'en ai peu de regrets. »
D'ailleurs, comme elle a la mobilité de son âge, ces velléités
de retraite durent peu. Au commencement de 1804, la cour
étant en grand train de plaisirs, elle a recommencé à y prendre
part : « Je suis de tout cela, ne vous en déplaise, malgré ma
taille assez disgracieuse. Au reste, qu'importe la façon, pourvu
qu'on s'amuse. » Elle met à s'amuser d'autant plus d'entrain que
le moment approche où elle devra se condamner à la réclusion.
Et puis, tout est à cette heure pour lui faire savourer la joie de
vivre. Les faveurs pleuvent sur sa famille. Sa belle-mère vient
d'être pourvue d'une belle starostie en Pologne. A ce don de
l'Empereur, l'Impératrice a ajouté des diamans. Son père qu'elle
attend sous peu de jours est nommé conseiller privé. Son frère
Alexandre qui fait campagne en Géorgie, signalé pour sa belle
conduite devant l'ennemi, a reçu le prix de sa vaillance : le grade
de lieutenant et l'épée de Sainte-Anne. L'Empereur l'a admis au
nombre de ses aides de camp. Constantin est nommé secrétaire
d'ambassade à Berlin. Enfin, elle espère un fils. « Je suis bien
impatiente de pouvoir vous annoncer l'arrivée d'un petit neveu.
Je vous assure que je ne puis pas attendre ce moment. C'est
sûrement papa qui vous l'apprendra le premier. Je voudrais
seulement avoir une adresse sûre pour que vous en soyez informé
plus tôt, parce que votre amitié m'assure de la part que vous
prendrez à cet événement. » — « D'ici à trois semaines, j'espère
pouvoir vous marquer ma délivrance. Je suis bien impatiente
que tout soit fini et heureusement fini. Je redoute un peu ce
moment. »
Entre temps, elle ne se lasse pas de bourrer de nouvelles sa
correspondance. Elle y parle notamment de quelques-uns des
émigrés français qui ont pris du service en Russie. « Le comte
de Saint-Priest le cadet épouse la princesse Galitzin surnommée
Patriarche ; le comte de Langeron, une veuve Kachintzoll" assez
jolie et très riche. Girard se marie à la fille de Dehmouth, l'au-
bergiste, qui a un bien immense. Tous ces messieurs ne font pas
mal leurs affaires. »
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, vers la mi-février, un heureux accouchement met un
terme à sa grossesse. Son frère en est aussitôt averti ; le mois
suivant, le comte de Liéven lui confirme la nouvelle : « Je suis
père enfin, mon cher ami. Ma femme a très heureusement ac-
couché d'une fille et moi d'un gros volume d'inquiétudes. Elle
est déjà presque entièrement rétablie, quoiqu'il n'y ait pas encore
quatre semaines qu'elle est délivrée du petit mignon d'enfant
que je souffre un peu plus que ses semblables. »
Les inquiétudes dont parle ici le comte de Liéven, il était
destiné à les ressentir d'année en année, pendant les trois sui-
vantes. Dans cet intervalle, sa femme lui donna trois fils :
Alexandre, Paul et Constantin. La naissance de sa fille l'avait
mise en goût de maternité et préparée à être la mère admirable
que révèle jusqu'à la fin de sa vie sa correspondance. Elle le fut
avec son premier enfant comme avec les autres. Dans la plupart
de ses lettres à son frère, elle parle de sa fille : « Je passe mon
temps chez ma petite quand je ne suis pas interrompue par le
monde. » — « Ma petite a été vaccinée la semaine passée, voilà
une grande inquiétude de moins pour moi. Elle va bien et j'es-
père pouvoir la produire dans le monde sous quelques jours. »
— « L'Impératrice voulait que j'allasse à Paulowsky comme les
années précédentes. Mais je m'en suis dispensée celle-ci à cause
de ma petite qu'il y avait trop d'embarras à transporter là-bas,
outre que j'aurais été peut-être logée dans des appartemens hur
mides. Je suis donc restée toute seule ici avec elle et mon temps
s'est passé plus vite que je ne l'avais cru : elle commence à
devenir bien gentille, bien jolie. Que ne donnerais-je pas pour
que vous la vissiez, mon cher Alexandre ; vous l'aimeriez, j'en
suis sûre. » — « Je ne sais ce que je donnerais pour que vous
vissiez mon mari avec son enfant. Il en est occupé sans cesse.
Vous n'avez pas d'idée comme il l'aime. Dans le fait, elle est
charmante, cette petite créature, et bien faite pour plaire. Elle a
tant d'esprit, d'entendement. Gomme je voudrais déjà qu'elle pût
parler. »
Ces propos sont ceux de toutes les mères. Mais ils sont à
signaler, tenus par une femme qu'on verra bientôt occuper la
première place dans les milieux diplomatiques et qu'on pourrait
croire, à ne la voir que là, assez dédaigneuse de ses devoirs
maternels, disposée à ne pas prendre au tragique les soucis que
lui donnent ses enfans.
UNE VIE d'aMBASSADRTCE AU SIÈCLE DERNIER. 183
En réalité, ils ont dominé toujours toutes ses autres préoc-
cupations. La petite nouvelle née ne vécut pas. En 1807, il n'en
est plus question dans la correspondance qui est muette quant à
l'époque de sa mort. Trois berceaux ont remplacé le sien et
contribué sans doute à rendre moins cruelle à sa mère sa dispa-
rition. Au mois de mai de cette année, à peine relevée de cou-
ches, Dorothée mande à son frère : « Mes trois garçons vont
bien. Constantin sera bien joli avec le temps; il l'emportera cer-
tainement sur les deux aînés, quoique je ne pense pas qu'il puisse
faire tort à mon afîection pour Paul. » Désormais ses lettres té-
moigneront, pour la plupart, de sa sollicitude maternelle et de
son désir de faire de ses fils des hommes dignes d'elle.
A la même date, les dramatiques événemens déchaînés en
Europe par les visées ambitieuses de Napoléon se compliquaient
et s'aggravaient. Des divers points où on les avait vus d'abord se
dérouler, ils se répercutaient en coups retentissans jusqu'aux
frontières de l'empire russe. L'armée française les avait franchies
en entrant en Pologne. Austerlitz, Eylau, Friedland sont, de la
fin de 1805 au milieu de 1807, les étapes de la marche épique qui
conduisait l'un vers l'autre Napoléon et Alexandre. Des actions
sanglantes préludaient à la paix de Tilsitt. La guerre d'où allait
sortir l'alliance mettait le monde en feu.
En lisant les lettres qu'écrivait à cette époque à son frère
M""' de Liéven, on est étonné de n'y recueillir que de rares échos
des inquiétudes auxquelles les victoires françaises livraient la
Russie. Cet étonnement est d'autant plus fondé que les préoccu-
pations patriotiques se doublaient pour la jeune femme de préoc-
cupations d'ordre plus intime non moins douloureuses. Son mari
était désigné pour suivre l'Empereur dont on annonçait le pro-
chain départ pour l'armée; son frère venait d'y être envoyé,
comme attaché à l'état-major du général en chef Benningsen.
C'est à peine cependant si sa correspondance mentionne ces évé-
nemens. Quand elle y fait allusion, c'est pour souhaiter des
succès à son cher Alexandre ou pour se plaindre d'être séparée
de son mari dont les absences, durant cette période, furent fré-
quentes.
Lors de la première, à la fin de 1805, elle écrit : « Vous
n'avez pas d'idée combien cette séparation d'avec lui m'est pénible
puisque je suis tout à fait dans l'ignorance du moment où je
pourrai le revoir et que, selon toute ap arence, leur absence doit
184 REVUE DES DEUX MONDES.
encore durer bien longtemps. Ils marchent maintenant avec
l'armée, Dieu sait quand ils pourront la quitter. J'ai au moins
l'avantage sur les autres femmes d'avoir tous les jours des nou-
velles bien fraîches. Je ne sors point du tout, excepté pour voir
ma belle-mère. On dit qu'une forte armée française se trouve
fort près de chez vous. Je vous avoue que cela me donne bien des
inquiétudes et me fait désirer bien vivement des lettres de votre
part. » Ni dans colle-là, ni dans les suivantes, il n'est parlé de la
bataille d'Austerlitz qui vient de mettre aux prises Français et
Russes.
En revanche, Tannée suivante, au jour anniversaire de ce
mémorable combat, une lettre du comte de Liéven, datée de
Saint-Pétersbourg et adressée à son beau-frère, au quartier gé-
néral de Benningsen, trahit les alarmes de la cour de Russie.
« Ne négligez pas, mon cher ami, do me mander tout ce qui
est intéressant à savoir, accompagné même de vos réflexions; je
saurai en tirer un bon parti pour le bien général. Vous m'avez dit
que Benningsen a besoin d'être encouragé. Aussi n'ai-je pas
manqué de soigner un rescrit très flatteur que le courrier porteur
de la présente lui a remis. Mais je ne puis vous cacher, mon
cher ami, l'inquiétude que j'ai sur le sort de notre armée depuis
aujourd'hui. Cj'tlo journée qui nous fut si fatale l'année passée
peut avoir produit un second revers et, dans le moment que vous
recevrez cette lettre, il doit y avoir eu de grands événemens chez
vous. Je fonde ces suppositions par les nouvelles que nous avons
de la marche de Tarmée française. Je crois entrevoir les calculs
de Bonaparte de donner une bataille le même jour. Si Ben-
ningsen, dans ce cas, aura eu le bon esprit de se replier sur Bon-
shorden (1), voyant les forces de reimemi supérieures aux
siennes, le danger ne pourra pas être grand. Mais, je crains qu'il
n'aura pas voulu plier et par là se sera trop exposé. Kamensky
est parti le 46 ; une troupe de jeunes gens l'ont suivi; Kretoff est
du nombre; Knorring est parti aujourd'hui. Tout ce qui a pu
être envoyé d'ici pour subvenir aux besoins de larmée a été fait;
toutes les mesures que l'urgence des circonstances a exigées ont
été prises; enfin on a fait ici tout ce qu'il a été possible de faire.
Si les premiers coups ne sont pas décisifs, il y a de l'espoir que
nous finirons par des succès, surtout si nous pouvons nous tenir
(1) Le général Bonshorden commandait le corps d'armée qui suivait celui de
Benningsen.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 185
jusqu'au printemps sans grandes pertes, puisque alors nous aurons
les secours de l'intérieur qui nous rendront supérieurs à l'en-
nemi. »
Le danger que redoutait le comte de Liéven parut d'abord
devoir être conjuré, Benningsen étant parvenu à éviter le con-
tact avec l'armée française. Mais, serré de près par Napoléon, il
fut bientôt réduit à accepter le combat. C'était à Eylau, le 7 fé-
vrier. Si, malgré son caractère horriblement sanglant et tragique,
cette bataille ne fut pas décisive, du moins prépara-t-elle l'écrase-
ment des forces russes, qui eut lieu àFriedland le 14 juin suivant.
Quelques jours plus tard, les deux empereurs se rencontraient
à Tilsitt et la paix était signée entre la Russie et la France.
Le 22 juillet, l'empereur Alexandre rentré à Peterhoff,
M™" de Liéven, pour la première fois subit le contre-coup des
événemens, non plus comme une petite fille à l'âme mobile et
légère, sur qui ils glissent sans y creuser une trace profonde, mais
comme une femme que le malheur vient de mûrir. Humiliée
d'avoir vu son souverain qu'elle idolâtre contraint de traiter avec
ce Français, un soldat de fortune, ce qu'elle éprouve, elle l'ex-
prime sous des formes simples et familières. Mais, dans ses pa-
roles un caractère se trahit; une personnalité s'en dégage et, quoi-
qu'elle n'ait que vingt-deux ans, commence à paraître en elle une
patriote aussi sensible aux revers de son pays qu'à ses triomphes.
« J'ai été si longtemps sans vous écrire, mon cher Alexandre,
par la même raison que vous me donnez de votre silence dans
votre lettre. J'ai l'esprit peu disposé à cela; je suis d'une humeur
abominable; je me dispute du matin au soir avec tout ce que je
rencontre et nommément avec mon mari, sans que cependant
cela porte préjudice à l'amour conjugal. C'est un besoin de dis-
puter, de dégoiser toute ma mauvaise humeur^ que je ne puis pas
vaincre. Tout retlue aujourd'hui à Péterhofî pour les fêtes. Je
suis restée seule chez moi parce que la disposition de mon esprit
m'éloigne absolument des plaisirs. Malgré l'arrivée de mon mari,
je suis restée établie ici (à Ïsarkoé-Sèlo), me contentant de le
voir quelques heures, une fois par semaine. J'ai double intérêt
à ce séjour, d'abord pour ma santé et celle de mes enfans qui y
gagnent beaucoup et puis, parce que j'aurais honte de voir du
monde. Je ne puis vous dire à quel point je suis humiliée de ce
qui s'est passé. »
Cette lettre, qui révèle beaucoup d'amertume et qui prouve
REVUE DES DEUX MONDES.
aussi que M'"° de Liéven n'est plus, au même degré qu'aux débuts
de son mariage, l'amoureuse candide et naïve dont la gaieté rem-
plissait la maison, est la dernière de cette période de sa vie.
Bientôt après, Alexandre de Benckendorff, nommé capitaine, ren-
trait à Saint-Pétersbourg pour y remplir ses fonctions d'aide de
camp de l'Empereur. La correspondance entre la sœur et le frère
fut naturellement interrompue; ils n'avaient plus à s'écrire puis-
qu'ils se voyaient tous les jours. Elle ne fut reprise qu'en 1810,
lorsque M""' de Liéven se fut installée à Berlin avec son mari.
Transporté, sur sa demande, de la carrière militaire dans la car-
rière diplomatique, il venait d'être nommé ministre de Russie à
la cour de Prusse.
De ce séjour à Berlin, qui ne dura pas deux ans, elle ne devait
garder que d'assez ternes souvenirs. La mission du comte de
Liéven fut sans éclat. Elle ne comportait guère et n'eût com-
porté pour personne l'emploi de talens diplomatiques. Vaincu
par Napoléon, ne régnant que sur un royaume dépecé, où il
n'était même plus son maître, le morose Frédéric-Guillaume,
abaissé et sacrifié par l'alliance contractée entre la France et la
Russie, attendait sa revanche d'une rupture des nœuds qui s'étaient
formés à Tilsitt sans profit pour lui. Cette rupture, il l'espérait;
en 1810, tout la faisait présager ; il s'y préparait, secrètement
encouragé par Alexandre qui lui aussi la sentait venir. Le rôle de
l'ambassadeur impérial à la cour de Prusse se bornait à entre-
tenir ces espoirs, à transmettre les instructions que nécessitaient
ces circonstances. Il n'y avait guère place en cela pour l'activité
intellectuelle de M""" de Liéven.
D'ailleurs les facultés qu'elle devait bientôt déployer à Londres
ne s'étaient pas encore révélées. Elle ne songeait qu'à jouir des
avantages attachés à la haute fonction qu'occupait son mari,
qu'au bonheur d'avoir ses enfans autour d'elle, de les associer
aux satisfactions matérielles et morales qui lui étaient assurées
à elle-même. On ne trouve pas autre chose dans les lettres qu'elle
écrit alors. Elles ne présenteraient qu'un médiocre intérêt si
elles ne témoignaient, dans les récits où elle raconte ce qu'elle
voit et répète ce qu'elle entend, du rare don d'observation qu'elle
a si heureusement exercé depuis. Sa présentation à la belle reine
Louise est narrée par elle non à son frère, cette fois, mais à sa
sœur, avec un luxe de détails, qui contribue à en faire le plus
piquant tableau.
UNE VIE d'aMBA»SADR1CE AU SIÈCLE DERNIER. 187
« Elle m'a fait un accueil extrêmement aimable; elle m'a
retenue au delà de deux heures chez elle, m'a fait cent mille
questions sur Pétersbourp;', de vous aussi, et, en général, ne parle
que Russie et Russes, qu'elle paraît aimer beaucoup. Elle m'a
montré son appartement, qui est assez joli, surtout sa chambre à
coucher, qui est arrangée dans le goût de Pétersbourg : des
draperies, des albâtres, des colonnes et un grand encensoir
fumant au milieu de la chambre; en un mot, c'est très joli. Elle-
même était mieux que tout cela. Elle avait un habit court ouvert
par-devant, ponceau brodé d'or, broderies des uniformes de
cosaques, les manches cosaques de même ; dessous, un habit en
satin blanc, mêmes broderies en or, un bonnet demi-cosaque,
demi-houlan, sur la tête, fort haut, large par le haut, étroit par
le bas, ponceau et or, comme l'habit. Cela faisait un costume
charmant et lui allait à merveille ; collet montant comme les
cosaques. C'était assez singulier, mais joli. Elle n'a pas changé
depuis Pétersbourg; mais le roi est un peu engraissé. C'est
aujourd'hui la fête do la reine, il y a un grandissime bal au
grand palais. J'y vais, et je serai aussi belle que je puisse letre. »
Elle ne parle pas de la société de Berlin aussi favorablement
que de la toilette royale. Trois mois après son arrivée, elle sent
qu'elle va s'ennuyer beaucoup. » Les sociétés sont tuantes, les
femmes très peu aimables ; les hommes ne le sont qu'autant
qu'on leur donne à manger, et, comme ma maison n'est point
encore montée à recevoir beaucoup de monde, je ne puis pas
juger de l'effet que produirait mon cuisinier sur leur humeur.
Je me borne maintenant à voir quelques étrangers, parmi les-
quels les ministres de France et d'Autriche, tout ce qu'il y a de
plus distingué et qui serait distingué partout sous tous les rap-
ports. Je suis invitée parfois à dîner chez des Majestés et des
Altesses. Mon mari et ses collègues sont traités en marchandise
anglaise. Il sort du reste plus que moi. Je me promène au parc
avec mes enfans, et puis je mange et je dors : voilà les plaisirs de
Berlin. »
Le temps ne modifie pas son opinion sur les personnages du
milieu où elle vit : « Ce sont de drôles de gens. Le roi est bien
peu de chose et entêté comme toutes les bêtes. On lui a remâché
qu'il ne devait pas avoir l'air trop bien avec nous et il suit très
exactement cet avis envers nous, et au delà; et, d'un autre côté,
il va, à ce qu'on dit aujourd'hui, faire trente milles pour voir
188 REVUE DES DEUX MONDES,
quelques matelots russes qui passent. Son fils est habillé en
cosaque et paraît ainsi dans les rues et aux bals de la cour ; ils
n'ont pas le sens commun, tous. Au reste, ceci m'importe peu. Je
songe maintenant à mettre à profit pour ma santé le temps que
je suis en Allemagne, et j'espère que ce ne sera pas long, »
Ce devait être plus long qu'elle ne pensait. Elle se résigna,
et trompa son attente en ne donnant aux devoirs diplomatiques
que le strict nécessaire, en se consacrant à ses enfans, en les
conduisant à la campagne, à la mer, aux eaux et en y séjour-
nant le plus qu'elle pouvait. En septembre, sous les ombrages
de Gharlottenbourg, « elle ne s'ennuie ni ne s'amuse. » Sa vie
est « douce et commode. » Elle la supporterait si elle en voyait
la fin, « Mais, être sotte pendant quelques années encore, c'est
violent ; et vrai, je crois qu'à moins de grands événemens,
nous pourrirons ici. » Ces événemens, on les prévoit au mois
d'avril 1811 : « Les environs se remplissent de troupes fran-
çaises. Vous aurez bientôt dos lauriers à cueillir. Ces lauriers-là
me feront sans doute prendre le chemin de la Russie et j'en
serai fort aise. Ma santé n'est pas bonne, ma beauté est au diable
et mon humeur pas brillante ; il n'y a pas de quoi l'avoir gentille
non plus. »
Les vœux de M™^ de Liéven ne se réalisèrent qu'a quelques
mois de là, à la fin de 1811, au momeni où Napoléon et
Alexandre se préparaient à marcher l'un contre l'autre. Son
mari fut rappelé ; elle quitta Berlin avec satisfaction, s'inquié-
tant cependant un peu « de ce qu'on allait faire d'eux. » Ils igno-
raient encore qu'on leur destinait le poste de Londres, Nous
allons maintenant les y suivre,
Ernest Daudet,
CORNEILLE
ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL
P. Corneille et le Théâtre espagnol, par M. Guillaume Huszar, 1 vol. m-18, Paris,
1903, Emile Bouillon ; — La Comedia espagnole en France de Hardy à Racine,
par M. Ernest Martinenche, 1 vol. in-8°, Paris, 1900, Hat^hette; — Corneille,
par M. Gustave Lanson, dans la collection des Grands écrivains français, 1 vol.
in-18, Paris, 1898, Hachette.
Avant tout, remercions M. Guillaume Huszar, qui est Hon-
grois, d'avoir écrit ce livre sur P. Corneille et le Théâtre espagnol,
et de l'avoir écrit en français. Remercions-le d'avoir, en l'écri-
vant, apporté ce que l'on appelle une intéressante <( contribution »
à l'histoire de la littérature européenne. Et remercions-le enfin
de l'intention qu'il a eue, pour renouveler ou pour rajeunir une
question presque aussi vieille que Corneille ou du moins que le
Cid, de n'y mêler lui-même aucune de ces « préventions » qui
jusqu'ici, nous dit-il, auraient troublé le juojement des critiques
espagnols ou français... H y pouvait bien ajouter, comme n'étant
pas les moins prévenus de tous, quelques critiques allemands,
dont les deux Schlegel !
A la vérité, c'est cette intention même d'un auteur hongrois
qui nous a mis d'abord en défiance, et nous nous sommes
douté tout de suite que, si quelqu'un avait à se féliciter de l'im-
partialité de M. Guillaume Huszar, ce ne serait pas Corneille,
n y a deux ans déjà qu'un jeune professeur, M. Ernest Marti-
nenche, dans un fort bon livre sur la Comedia espagnole en
France depuis Hardy jusqu'à Racine, avait traité le même sujet :
puisque M. Guillaume Huszar y revenait à son tour, nous nous
190 REVUE DES DEUX MONDES.
sommes douté qu'il en avait ses raisons, et cfu'elles n'étaient
pas de souscrire purement et simplement aux conclusions de
M. Ernest Martinenche. M. Ernest Martinenclie, tout en faisant
la part très large, dans l'œuvre de Corneille, à l'influence du
théâtre espagnol, l'y avait faite plus large encore au génie de
Corneille : nous avons tout de suite conjecturé que, si M. Guil-
laume Huszâr avait écrit son livre, c'était pour faire la part moins
large au génie de Corneille, et d'autant plus large à Tintluence
du théâtre espagnol. Et nous ne nous sommes point trompé !
Mais, bien loin de lui en vouloir, c'est là précisément ce qui
fait l'intérêt de son livre. Rien ne saurait être plus instructif
pour nous que l'opinion des étrangers sur quelques-uns de nos
grands écrivains. (( Il est impossible aux critiques français d'être
impartiaux, nous dit M. G. Huszâr, lorsqu'ils parlent de ce poète
de grand talent, sans doute, — c'est Corneille, — mais pour l'appré-
ciation duquel ils ne trouvent pas d'expressions assez élogieuses
dans le vocabulaire littéraire. » Voilà donc qui est entendu. Si
les étrangers ne sont pas plus « impartiaux » que nous, — et pour-
quoi le seraient-ils? — ils sont « partiaux » d'une autre manière.
C'est bien le cas de M. G. Huszâr. H est « partial; » il l'est au
delà de tout ce qu'il peut croire ; et s'il ne l'est pas pour les
mômes raisons que « les critiques français, » il l'est pour d'autres,
dont je ne voudrais ici retenir que les principales, et d'abord
colles qui peut-être intéressent moins la question des rapports
du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol que la question
même de méthode en « Littérature comparée. «
I
Par exemple, M. G. Huszâr relève quelque part une asser-
tion d'A. de Puibusque, en son livre intitulé Histoire comimrée
des Littératures espagnole et française, et il ajoute : « Il nous
paraît que, dans cette assertion, se manifeste l'habitude des cri-
tiques français qui veulent à tout prix démontrer la supériorité
des adaptations sur leurs originaux. » Laissons de côté, pour le
moment, la question de savoir ce que c'est au juste qu'une
« adaptation ! » La vérité est que les « critiques français »
n'ont jamais prétendu « démontrer la supériorité des adapta-
tions » en général, sur (( leurs originaux, » mais uniquement la
« supériorité » d'une adaptation donnée sur un original donné,
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 191
du Cid de Corneille sur celui de Guillen de Castro, ou encore
de son Menteur sur celui d'Alarcon. En d'autres termes, ils ont
soutenu, et ils soutiennent, avec beaucoup de critiques ou d'his-
toriens qui ne sont pas Français, qu'une « adaptation » n'est pas
de soi, comme telle, en sa seule qualité d'adaptation, nécessai-
rement ou fatalement inférieure à son « original. » Elle le serait
peut-être, si les questions littéraires se décidaient en quelque
manière a priori^ logiquement, et sans avoir égard à la réalité
de l'histoire des littératures. Mais, en fait, l'histoire des littéra-
tures est remplie d' « adaptations » qui passent, et à bon droit,
pour être « supérieures à leurs originaux. » Ne sortons pas
encore du domaine de la littérature française et supposons,
puisque aussi bien c'est ce qui est en question, que le Cid de
Corneille soit « supérieur » à celui de Guillen de Castro : il en
sera donc en ce cas du Cid de Corneille comme de VÈcole des
Femmes de Molière, qui est très « supérieure » à la nouvelle de
Scarron : La Précaution inutile, dont elle n'est qu'une « adap-
tation ; » et comme du Bajazet de Racine, qui n'est aussi qu'une
(( adaptation » de la Floridon de Segrais, dans ses Divertissemens
de la Princesse Anrélie, et combien au-dessus de son modèle ! Mais
il ne s'ensuivra pas de là que la Siiile du Menteur soit « supé-
rieure » à la délicieuse comédie de Lope de Vega : Aimer sans
savoir qui; et aucun « critique français » n'a jamais soutenu
qu'elle en fût autre chose qu'une « adaptation, » ou une « imi-
tation » assez gauche, une copie dont la lourdeur a comme
écrasé, en y appuyant, toutes les grâces légères qui font le
charme de l'original .
Cette question de « supériorité » ou d' « infériorité » serait
sans doute, ou du moins, — car elle ne le serait pas, et j'ai tort
de faire cette concession, — elle pourrait paraître assez vaine, si
elle ne se rattachait à la question de F « invention dans l'art; »
et celle-ci, toujours très intéressante, n'a nulle part, on le
conçoit, plus d'importance qu'en littérature comparée. Simpli-
fions-la pour la mieux poser. Quis primas... qui des deux est le
poète, celui qui « invente, » ou celui qui « achève?» celui qui
« crée, » ou celui qui « fait vivre? » et quel est le créateur, celui
qui « trouve la matière, » ou celui qui « lui donne une forme? »
Ici encore, nous n'avons qu'à consulter l'histoire, ou plutôt l'ex-
périence, et nous verrons qu'en littérature comme en art, l'in-
vention proprement dite, la découverte ou la « trouvaille » du
192 REVUE DES DEUX MONDES.
sujet n'est rien, ou assez peu de chose; et tout dépend de lusage
que l'artiste ou le poète en sait faire.
... Pour que le néant ne touche point à lui,
C'est assez d'un enfant sur sa mère endormi ;
a dit Musset, et, s'il ne nous avait lui-même avertis qu'il parlait
là de Raphaël, de combien de peintres, de Pérugin et de Titien,
de Léonard et de Corrège, de Memling et de Rubens n'en aurait-
il pas pu dire autant? Mais je n'ai pas voulu tout à l'heure sortir
du domaine de la littérature française : restons ici sur le terrain
de la littérature dramatique. De quelles sources Lope de Vega,
Galderon, Alarcon, Tirso de Molina ont-ils tiré les sujets dateurs
Comedias? C'est une recherche que je ne sache pas que Ton ait
encore faite. Mais nous connaissons les sources de Racine, qui
semble avoir affecté de ne porter à la scène aucun sujet qu'un
Rotrou, qu'un Scudéri, qu'un la Galprenède n'y eussent traité
avant lui. Nous connaissons les sources de Shakspeare, et toute
la critique est tombée d'accord que, pour être imitée des nou-
velles de Bandello et de Luigi da Porta, — qui sont elles-mêmes
des chefs-d'œuvre, — l'originalité de son Roméo et Juliette n'en
était pas diminuée. Et nous connaissons encore les sources d'Eu-
ripide, de Sophocle, et d'Eschyle, lesquels n'en sont pas moins
tout ce qu'ils sont, pour avoir l'un après l'autre traité les mêmes
sujets, et les avoir tous ou presque tous reçus d'une tradition
légendaire dont il ne semble pas qu'ils aient altéré les grandes
lignes. Leurs Agamemnon, leurs Electre, leurs Oreste ne sont, à
proprement parler, que des « adaptations. » Leur originalité,
quelle qu'elle soit, consiste donc en autre chose que dans 1' « in-
vention » de leurs sujets, au sens littéral, mais peu littéraire,
du mot. S'ils sont poètes, ce n'est pas pour les avoir « trouvés. »
Ce qui fait l'intérêt ou la valeur de leurs tragédies, comme aussi
bien des drames de Shakspeare, et des « comédies » de Calderon
ou de Lope de Vega, n'a qu'un lointain rapport avec le sujet de
leurs pièces, puisque les mêmes sujets, en d'autres mains, n'ont
pas rendu les mêmes effets, ni produit les mêmes chefs-d'œuvre
Et, généralement, les « critiques français » auraient tort de vou-
loir « démontrer la supériorité des adaptations sur leurs origi-
naux, » mais les critiques hongrois ou alhimands n'auraient pas
raison, eux non plus, s'ils posaient en principe la « supériorité
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 193
des originaux sur leurs adaptations, et qu'ils confondissent « pri-
mauté » avec « priorité. »
C'est précisément ce que semble avoir fait M. G. Huszâr dans
son Corneille; et, de ce que Corneille u"a « inventé » ni le sujet
du Cid, ni celui du Menteur, il en conclut, sans plus d'hési-
tation, au défaut d'originalité. Disons-le donc encore, et une fois
de plus, à ce propos : les études de « littérature comparée » de-
viendraient trop faciles, et le profit en serait bien mince, pour
ne pas dire tout à fait nul, s'il ne s'agissait que de savoir quelle
est l'origine des fables! Tous les commencemens sont humbles,
et les plus poétiques fictions ne prennent leur valeur d'art ou
leur signification d'humanité, qu'en se chargeant pour ainsi dire
de sens, à mesure qu'elles vivent, et qu'en durant elles s'enrichis-
sent de ce qui n'était pas toujours contenu dans leur germe. Il ne
suffit pas de descendre aux enfers pour en rapporter la Dicine
Comédie, mais le principal est encore d'être l'Alighieri. La Dévo-
tion à la Croix ne serait qu'une affreuse histoire de brigands, si
Calderon n'y avait ajouté son génie. Mais ce que l'on peut se
proposer de rechercher, si ce n'est pas précisément à quelles
conditions et comment on devient Calderon, Dante, ou Corneille,
c'est du moins en quoi Corneille, Dante, ou Calderon sont en effet
ce qu'ils sont, par quelles qualités de leur génie, quel rapport
de ces qualités avec le génie de leur temps ou de leur race;
— et là même est le véritable objet de la « littérature com-
parée. )) C'est encore ce que M. G. Huszàr nous paraît avoir un
peu perdu de vue dans son livre, et ce que nous résumerons
d'un mot en disant que, dans la comparaison des « adaptations »
de Corneille avec ses originaux espagnols, il n'a oublié (|ue la
question du style.
Je m'empresse d'ajouter que son erreur ne lui est pas person-
nelle ; et je suis frappé de voir le peu de place qu'occupe aujour-
d'hui, dans les études d'histoire ou de critique littéraire, cette
question du style. On rend justice en passant, pour mémoire ou
par acquit de conscience, à « l'écriture » de Corneille, mais du
reste, et ce banal hommage une fois acquitté, on parle de Cor-
neille à peu près comme on parlerait de Hardy ou de Rotrou :
c'est une suite assez naturelle de l'importance exagérée qu'on
attache à la question de l'invention ou de l'originalité, d'ailleurs
mal entendues l'une et l'autre. Qui donc a dit que les tragédies
de Campistron étaient mieux intriguées que celles de Racine? Il
TOME XIII. — 1903. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
se pourrait que ce lût Voltaire ! Et, puisque je le nomme, il y
a plus d' « invention, » au même sens, dans sa Zaïre, dans son
Alzire, dans son Tancrède, que dans le théâtre tout entier de
Racine. Oui, voilà des sujets « inventés » ou « fabriqués » de
toutes pièces ! On ne s'est cependant pas avisé jusqu'ici de mettre
Tancrède, ni Zaïre, au-dessus di Andromaque ou de Bajazet. Mais
je crains fort que l'on n'y vienne ! Et on y viendra si l'on conti-
nue de s'aveugler, à force d'érudition, sur la différence qui
sépare le style de Voltaire de celui de Racine, ou la personna-
lité de Corneille de celle de Rotrou. Ce serait un étrange résul-
tat des études de « littérature comparée! » Ou plutôt, et dès
à présent, c'est un regrettable effet de ces méthodes qui, dans
l'analyse de l'œuvre d'art, tiennent compte aujourd'hui de tout,
excepté de sa valeur d'art. Dans un « original » espagnol,
d'Alarcon ou de Lope de Vega, quand on a reconnu la source
d'une tragédie de Corneille, et confrontant alors, acte par acte,
ou scène par scène, l'original et la « copie, » quand on a soi-
gneusement, scrupuleusement, scientifiquement noté les points
de contact et de différence, les retranchemens et les additions,
les modifications ou les changemens, on croit avoir traité la
question des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre
espagnol. Mais ce ne sont là que des matériaux. Il s'agit de les
mettre en œuvre. Et c'est ici que, la considération du style
dominant toutes les autres, on ne commet pas seulement un
oubli , si Ion omet d'en tenir compte, mais on passe à côté
de la question qu'on prétendait traiter.
Car, le « style, » en littérature comme en art, de quelque
façon qu'on le définisse, étant ce qui seul achève les œuvres, est
aussi ce qui les distingue, ce qui les juge, et ce qui les classe.
Sans doute, il ne faut pas le confondre, — en dépit des grammai-
riens, et même de quelques professeurs, — avec l'art d'écrire cor-
rectement ou élégamment, tel qu'il s'enseigne en « vingt leçons. »
Il ne faut pas non plus le réduire à (juelques-unes do ses qualités,
qui peuvent bien être quelquefois, mais qui ne sont pas toujours
ni nécessairement les siennes : il y a précisément autant de
styles qu'il y a de sortes ou de genres d'écrire, et peut-être autant
que de grands écrivains ou d'écrivains originaux. Et il ne faut pas
croire enfin que, les grands écrivains ayant fixé pour ainsi dire
le modèle éternel du style, on écrirait bien ou mal à propor-
tion que l'on se rapprocherait de ce modèle, ou qu'au contraire
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 195
on s'en éloignerait. Le style est quelque chose de plus intérieur
et de plus personnel. « Bien écrire » ce n'est pas écrire de telle
ou telle manière, mais, de quelque manière qu'on le dise, et
avec des moyens qui, d'un écrivain à un autre écrivain, ne sont
presque jamais les mêmes, c'est réussir à dire tout ce qu'on a
voulu dire, et rien que ce qu'on a voulu dire, et de telle sorte
qu'il n'apparaisse pas que V on puisse autrement le dire. Qu'ils dé-
crivent ou qu'ils peignent, qu'ils racontent ou qu'ils raisonnent,
qu'ils exposent ou qu'ils discutent, en prose comme en vers, au
théâtre comme dans le roman, en français comme en espagnol,
je pense, et, en tout cas, comme en latin et comme en grec, c'est
à ce signe que se reconnaissent les grands écrivains. Les autres,
— les moindres ou les médiocres, — réussissent à se faire en-
tendre. Tout le monde se fait entendre : une cuisinière, un re-
porter, un politicien. Mais regardez-y de plus près, et, parmi les
contemporains de Corneille, lisez Rotrou, par exemple, ou Tristan
L'Hermite, ou Quinault, ou Thomas, frère de Pierre, La Calpre-
nède ou du Ryer : vous les trouverez toujours au-dessous, ou
au-dessus, ou à côté, dans les parages ou dans les environs de
ce qu'ils auraient voulu dire. Leur langue est celle de Corneille,
— leur vocabulaire, et aussi leur syntaxe, — mais un don leur
a été refusé, qui est celui d'égaler leur pensée par l'expression,
et, quoi qu'ils disent, et qui n'est pas toujours plus mal pensé ni
moins vivement senti que du Corneille, ce qui leur fait défaut,
c'est le don de nous procurer, à nous spectateurs ou lecteurs, la
sensation du définitif et de l'achevé. Corneille a eu ce don! Dans
ses chefs-d'œuvre, — et déjà dans les comédies de sa jeunesse,
non pas Clitaîidre, mais la Suivante ou l'Illusion comique, — il a
dit tout ce qu'il voulait dire; et il l'a dit comme il le voulait
dire; et ce qu'il n'a pas pu dire comme il l'aurait voulu, il s'est
abstenu de le dire :
... Et qux
Desperat tractata nitescere passe, relinquit.
C'est par là qu'il est éminent. Il a le don du « style » et de
l'invention verbale; le don de ceux qui sont « nés » écrivains.
C'est en eux, et d'abord, ce qui frappe leurs contemporains et
leurs « nationaux. » Ils enrichissent de leurs trouvailles le trésor
commun de la langue maternelle. Ils en étendent les moyens
à de nouveaux usages. On les comprend, quoiqu'ils se servent
196 . REVUE DES DEUX MONDES.
de termes, et de tours, et de rapprochemens de mots qui n'ap-
partiennent qu'à eux. Et comme ils n'inventent, comme ils ne
peuvent inventer utilement que dans le sens du génie de la race,
voilà pourquoi toute étude que l'on fait d'eux, mais particuliè-
rement toute étude comparative, qui ne regarde pas d'abord,
qui ne s'attache pas principalement à ce qu'il y a de plus
« national » en eux, leur fait tort, ainsi qu'à la littérature dont
ils sont les représentans, du meilleur de leur originalité.
Mais c'est aussi pourquoi le livre de M. G. Huszar, qui n'a
presque pas égard au style de Corneille, porte, si je puis ainsi dire,
à faux, et ne tient pas, ni ne pouvait tenir les promesses de son
titre. Dans une étude sur Corneille et le théâtre espagnol, s'il
était sans doute intéressant de préciser la nature et l'étendue des
emprunts que l'auteur du Cid et du Menteur a du faire à Lope
de Vega ou à Guillen de Castro, ce qui l'eût été davantage encore,
— et je crois pouvoir dire ce que l'on attendait, — c'était
l'analyse de ce qu'un même sujet devient quand il se réfracte
en quelque manière au travers d'un tempérament espagnol ou
d'un tempérament français; et là même, dirons-nous, là surtout,
et non ailleurs, est le véritable intérêt des études de « littérature
comparée. » Elles ne relèveraient autrement que de la statis-
tique, non de la critique ou de l'histoire de la littérature. Elles
ne rendront ce que nous en espérons que si la considération
d'art y domine. Et, manifestement, cette considération ne domi-
nera que si, dans ce genre d'études, on fait au mérite éminent
du « style, » ou de la forme, et à la recherche des rapports
qu'ils soutiennent avec l'esprit d'un temps ou le génie d'une
race, la place qu'ils y doivent occuper.
M. Guillaume Huszar dit ailleurs : « La comedia espagnole
est fortement imprégnée du caractère national : le théâtre de
Corneille n'est qu'un reflet pâle et partiel de l'esprit de son
peuple et de son époque... C'est pour ainsi dire malgré Corneille
que l'esprit contemporain et national a effleuré de son faible
souffle son monde classique ; » et il conclut en ces termes : « Les
héros et les idées de Corneille ne sont pas issus du sol natal ;
on retrouve en eux le cachet de l'esprit antique et de l'esprit
espagnol. Aussi les comedias espagnoles, jaillies de l'organisme
vivant d'une nation, ont-elles plus d'intérêt, font-elles plus
d'efTet et sont-elles plus vivantes que les pièces de Corneille,
artificielles et inanimées. » Ce sont autant d'opinions ou de para-
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 197
doxes auxquels nous ne pouvons souscrire, et au contraire, nous
répondrons, en nous autorisant des observations que nous venons
de faire sur le « style, » qu'il n'y a rien de plus « français, » —
ni de plus contemporain de la société du temps de Louis XIll et
de Richelieu, — que les comédies de la jeunesse de Corneille,
à moins que ce ne soient son Menteur ou son Cinna, son Po-
lyeucte ou sa Rodogtme.
Mais il y a mieux encore, et on pourrait prouver qu'aucun
poète plus que Corneille ne s'est inspiré de V actualité; n'y a plus
habilement ou plus ingénieusement conformé le choix de ses
sujets; n'a fait dans ses tragédies la part ou la place plus large,
plus complaisante, à ces allusions par le moyen desquelles un
auteur dramatique rattache aux préoccupations de l'heure pré-
sente les motifs de drame qu'il emprunte à la légende ou à
l'histoire. C'est ce que M. G. Lanson a très bien montré naguère,
— dans le Corneille qu'il a écrit pour la collection des Grands
écrivains français^ — et nos lecteurs se rappelleront peut-être
combien cette ressemblance de la tragédie de Corneille aA^ec les
mœurs du temps de la Fronde a frappé M""*" Arvède Barine, dans
les études qu'elle a consacrées à la Grande Mademoiselle. A vrai
dire, dans le personnage de Chimène ou dans celui de l'Emilie
de Cinna, de la Cléopâtre de Pompée, de la Pauline de Poli/eucte,
ce ne sont ni des Romaines qui revivent, ou la reine d'Egypte,
et bien moins encore des Espagnoles, mais des Françaises du
temps de la Fronde et de l'hôtel de Rambouillet, avec leurs
sentimens et avec leur langage, avec leur goût de la galanterie,
de la politique et de l'intrigue, avec la complication de leurs
desseins et la virilité de leurs résolutions. « Emilie, nous dit
M. Husziir, parle la même langue que les héroïnes de Calderon ;
le vigoureux langage dans lequel elle sait rendre plausible la
justification de sa vengeance contribue à mieux faire ressortir ce
qu'il y a d'essentiellement espagnol en elle. » Mais ce « vigoureux
langage » ne fait pas moins ressortir ce qu'il y a de traits com-
muns entre elle, et une duchesse de Chevreuse, par exemple, ou
une M""^ de Longueville. Et, de ces aristocratiques aventurières,
de l'espèce de la sœur de Condé ou de l'amie de Chalais, com-
bien en trouverait-on dans l'Espagne de Philippe 111 et de Cal-
deron ?
Si donc les critiques français, en général, trop préoccupés
d'insister sur le caractère d'universalité de la tragédie de Cor-
198 REVUE DES DEUX MONDES.
neille, n'en ont pas assez mis en lumière le caractère d'actua-
lité, le moment est venu de le faire. Le Polyeucte de notre poète
est-il vraiment inspiré de Calderon, — dont ]\I. G. Huszar, à ce
propos, cite jusqu'à trois pièces : El principe Constante; Los dos
amantes del cielo, et El José de las miijeres? — Je ne saurais le
dire ; et la preuve n'en est pas encore faite. Mais ce que l'on
peut faire, et ce que Sainte-Beuve a fait dans son Port-Royal,
c'est de montrer le rapport de Polyeucte, sinon peut-être avec
le jansénisme, du moins avec les préoccupations religieuses qui
agitaient les esprits aux environs de 1640. C'est le Saint-Genest
de Rotrou dont on ne voit pas les liaisons avec cette nature de
préoccupations, qui est situé en dehors du temps, dont les péri-
péties se déroulent dans la région vague et indéterminée qui est
avant Corneille l'habituel « milieu » du théâtre français, comme
en général aussi du théâtre espagnol ; et, après la supériorité du
style, rien, à notre avis, n'est plus caractéristique du génie de
Corneille, que ce qu'il y a dans son théâtre, pour reprendre les
expressions de M. G. Huszar, de précisément « issu du sol natal »
et comme de « jailli de l'organisme vivant d'une nation. »
Est-ce que, d'ailleurs, nous nierons pour cela l'intluence du
théâtre espagnol sur le génie de Corneille? En aucune manière,
et au contraire, si nous sommes justes, nous saurons gré à
M. G. Huszar de l'avoir mise en tout son jour. Un critique
français écrivait, il y a quelques années, que la « part de l'in-
fluence espagnole dans le théâtre de Corneille se réduit à deux
tragédies : Le Cid et Don Sanche d'Aragon, et à deux comédies :
Le Menteur et la Suite du Menteur : » c'est une « erreur grave, »
répond M. G. Huszar, et il le prouve. Nous serons sages de nous
en souvenir. La lecture d'une pièce de Lope de Vega, El honrado
hermano, semble bien n'avoir pas été tout à fait étrangère au
choix du sujet à'Horace; et on trouve au moins de curieux rap-
ports entre la Théodore de Corneille et Los dos amantes del cielo,
de Calderon. H y en a de plus étroits encore entre une autre
pièce de Calderon. En esta vida todo es verdady todo es men-
tira, et la tragédie à'Héraclius ; et, si la critique française admet
communément que c'est Calderon qui aurait imité Corneille,
M. G, Huszar ne partage pas cette opinion, et il en donne d'assez
bonnes raisons. Editeurs ou commentateurs, biographes ou his-
toriens futurs de Corneille, nous devrons tenir compte de ces
rapprochemens, et nous n'imiterons pas M. G. Lanson, qui,
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 199
dans le livre que nous citions tout à l'heure, na dit que quelques
mots à peine des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre
espagnol. Nous nous garderons surtout de répéter avec Henri
Martin qu'au lendemain du Cid^ » la France sentit à l'instant
qu'elle avait plus que Lope de Vega et que Calderon. » Car d'abord
il ne paraît pas qu'en 1636 ou 1637, Calderon fût très connu en
France, et puis, sous prétexte de patriotisme, « on ne se dit pas
à soi-même de ces choses. » Mais nous reprendrons à nouveau
la question, et, suivant à notre tour M. G. Huszilr sur le terrain
où il l'a placée, nous tâcherons, en faisant sa juste part à l'in-
lluence espagnole, de ne pas la disputer à l'originalité du génie
de Corneille. Après les raisons « nationales » il s'agit d'en trouver
maintenant d' « européennes. »
II
« Les trois élémens de la civilisation du moyen âge, écrit
M. G. Huszar, la religion, l'honneur et la galanterie étaient plus
vivaces en Espagne que partout ailleurs. Le culte de l'honneur et
de la femme, la fidélité, le respect de l'ennemi même avaient
trouvé parmi les Espagnols leurs champions les plus enthou-
siastes; » et ce sont, en efï'et, ces trois sentimens, tour à tour ou
ensemble, tantôt se fortifiant et s'exaltant l'un l'autre, ou tantôt
au contraire s'opposant et se combattant, qui ont inspiré les
chefs-d'œuvre du théâtre espagnol. Prenons-en, si Ion veut, pour
exemples, en des genres assez différens: Les Prouesses du Cid et
Le Médecin de so?i Honneur; Aimer sans savoir gui, — le modèle
de la Suite du Menteur, — et la Dévotion à la croix. De l'usage
ou de l'emploi de ces trois élémens dans le drame ne recher-
chons pas la première origine littéraire, et ne nous demandons
pas non plus si quelques trouvères, — de ceux qui ont chanté
en français les héros de la Table Ronde — ou quelques « novel-
lieri, » tels c[ue Sacchetti, par exemple, et Boccace, ne s'étaient
pas avisés, longtemps avant qu'il y eût un théâtre espagnol, de
ce que les jeux de l'amour et du hasard ont, selon l'occasion,
de romanesque ou de tragique. Admettons, — ce qui n'est pas
tout à fait démontré, ce que contestent même, et non sans en
donner d'assez bonnes raisons, les biographes d'Alexandre Hardy,
— admettons que le théâtre français du xvii" siècle, à ses débuts,
se soit abondamment inspiré du théâtre espagnol, quoique non
200 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de celui de Galderon, lequel, en effet, iva pu commencer
d'écrire pour le théâtre qu'à peine deux ou trois ans avant
P. Corneille. Expliquons, si Ton le veut, par l'imitation de ce
même théâtre, et quoique je sois prêt pour ma part à en fournir
une tout autre explication, le développement et la fortune de la
tragi-comédie entre 1610 et 1640. Et, à l'exception de X'Illusion
comique, s'il semble bien que les premières comédies de Cor-
neille, — La Veuve, La Suivante, La Galerie du palais, etc., —
ne doivent rien à l'Espagne, supposons cependant que sa pre-
mière rencontre avec le théâtre espagnol ait été pour lui ce qu'on
appelle une révélation. La question est de savoir ce qu'il a tiré
de cette révélation.
On ne saurait sans doute s'autoriser de Polijeucle ou de Théo-
dore pour prétendre qu'il ait eu, deux fois au moins dans sa car-
rière, l'idée de mêler l'un à l'autre, comme le font constamment
Galderon ou Lope de Vega, le romanesque et la religion. Il a
traité, dans Polyeucte et dans Théodore, deux sujets religieux,
mais il les a traités en historien du christianisme naissant, si je
puis ainsi dire, et non pas du tout, comme Calderon et Lope de
Vega, en imitateur des mœurs ou des idées de son temps. Excel-
lent chrétien, qui ne s'est distrait du théâtre qu'en traduisant en
vers V Imitation de Jésus-Christ, — et en beaux vers, quoique
d'ailleurs ils ne nous rendent rien, ou presque rien de l'accent
de l'original, — Corneille, s'il n'est pas janséniste, est cependant
de ces Français qui, pendant tout un demi-siècle, de 1610 à
1660, ont travaillé consciencieusement à séparer la religion, à la
distinguer, et comme à l'isoler de tout ce qui n'est pas elle. Je dis
qu'il y a « travaillé; » et, en effet, quand on considère le nombre
des livres de dévotion qu'on a fait passer alors de l'espagnol en
français, on se rend compte que l'un des caractères du mouve-
ment religieux en France, au xvii® siècle, a été sa résistance à
l'invasion d'un catholicisme méridional, dont la forme, super-
stitieuse et passionnée, semble avoir offusqué la lucidité raison-
neuse de l'esprit français. Si les Provinciales, 1656-16S7, sont le
témoignage le plus éloquent de cette résistance, on en retrouve
un peu partout des traces. Elle sont manifestes, à notre avis, dans
la manière dont Corneille a traité le sujet de Pohjeucte; et le
lecteur n'aura pas de peine à s'en apercevoir qui se donnera le
plaisir de comparer la « couleur » de Polyeucte, avec celle du
Prince constant.
CORNEILLE ET LE TIIiJATRE ESPAGNOL. 201
D'un autre côté, si l'on veut que Corneille, séduit à la beauté
du sujet du Cid, et averti par son succès môme, ait entrevu,
dans le théâtre espagnol, une conception particulièrement pas-
sionnée de l'amour, on est obligé pourtant de reconnaître qu'il
n'y a qu'un Cid dans son œuvre entière, — qu'un Rodrigue et
qu'une Chimène ; — et, au résumé, rien n'est moins espagnol, si
rien n'est moins passionné, je veux dire moins ardent, plus rai-
sonnable et moins fou, moins « romantique » enfin, que l'idée
qu'il s'est formée de l'amour. « Lope de Vega, Galderon, Alarcon,
dit à ce propos M. G. Huszâr, ont vécu d'une vie orageuse,
romanesque, analogue à celle de leurs héros; Lope ne renonça
même pas à l'amour, quand, dans sa vieillesse, il se fut retiré
dans le sein de l'Eglise. La vie de Corneille, au contraire, a été
régulière, monotone ; il ignora les élans fougueux du cœur, et
aima à peine... quoi qu'il ait fait un mariage heureux. » Et, à la
vérité, je ne sache pas que Shakspeare ou Racine, qui furent
pourtant, s'il y en a, des poètes de l'amour, aient, eux non plus,
beaucoup aimé. Peut-être, comme le dira Figaro, « n'est-il pas
toujours nécessaire de tenir les choses pour en parler! » et pour-
quoi l'un des caractères du génie ne serait-il pas précisément
le pouvoir qu'il aurait d'anticiper ou de suppléer l'expérience
de la vie? En tout cas, et quelle qu'en soit la cause, l'amour,
dans le théâtre de Corneille n'est habituellement que de la « ga-
lanterie; » et, de cette « galanterie, » dans une société qui vivait,
comme la société de l'hôtel de Rambouillet, les intrigues amou-
reuses de VAstrée, de YEndijmion ou du Polexandre, le poète,
pour en trouver autour de lui des modèles, n'avait qu'à ouvrir
les yeux. C'est à cet égard encore qu'il est bien de son temps, et
du monde où il fréquente. La « galanterie, » dans le théâtre de
Corneille, ne se sépare point du langage qui lui sert d'expres-
sion, et on n'aime point tant chez lui les belles personnes, que la
beauté des sentimens qu'elles inspirent, ou l'honneur qu'elles font
à leurs galans de s'en laisser aimer.
Et n'est-il pas bien encore et toujours de son temps, je veux
dire : a-t-il eu besoin des leçons de l'Espagne, quand, avant le
Cid, mais bien plus après le Cid, il donne au ressort de l'hon-
neur, ou du « point d'honneur, » dans sa tragédie, l'importance
qu'il lui donne? On pourrait discuter. Mais jaime mieux avouer
qu'ici, l'exaltation du point d'honneur apparaît comme tellement
caractéristique du théâtre espagnol, et il faut même dire de la
202 REVUE DES DEUX MONDES.
littérature espagnole tout entière, du roman picaresque, Lazarille
de Tonnes ou Giisman d'Alfarache, aussi bien que du drame de
Galderon ou de Lope de Vega; le point d'honneur en est telle-
ment le principe dominant, déterminant et agissant; on en voit
partout des effets tellement inattendus, qui engendrent à leur
tour de si beaux cas de conscience, de si sublimes dévouemens
ou des crimes tellement odieux; tout un peuple, et un grand
peuple, depuis le plus fier de ses grands seigneurs jusqu'au der-
nier de ses picaros, en a si docilement subi les exigences les plus
farouches, que, si le théâtre espagnol a dû frapper les imaginations
étrangères par quelqu'un de ses caractères originaux, assurément
c'est par celui-là. « Les auteurs de comédies, dit M. G. Huszâr,
ont fait jouer à l'honneur et à ses lois, singulièrement compli-
quées, un rôle immense. L'honneur remplaça le Destin, le Fatum
des anciens. Les ressorts de l'intrigue de la plupart des pièces se
trouvent dans l'honneur. Lope de Vega s'en servit souvent et
avec bonheuj-. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, ses suc-
cesseurs n'ont fait que suivre ses traces. Mais Galderon surtout
est le vrai poète de Thonneur, et c'est en s'appuyant sur ses
œuvres, qu'un critique espagnol a fait dans une étude spéciale,
[A. Rubio y Lluch, El sentimiento del honor en el teatro de Gal-
deron, 1882, Barcelone] l'analyse de ce sentiment. » Contempo-
rain de Galderon, qui vécut de 1600 à 1681, je ne crois pas que
Gorneille, né en 1606 et mort en 1684, ait pu lui faire beaucoup
d'emprunts. Mais, qu'il se soit inspiré, comme l'auteur à'Hciiiani
devait le faire à son tour, de « l'honneur castillan, » c'est, encore
une fois, ce que nous reconnaissons volontiers. Ajoutons tout de
suite qu'il en a profondément transformé la notion, comme aussi
les effets; et, si nous en avions ici la place, rien ne serait plus
intéressant que de suivre et de caractériser d'œuvre en œuvre,
depuis Le Cid^ 1636, jusqu'à Rodogime, 1645, le progrès de la
transformation.
On peut, je crois, le résumer d'un mot, en disant que, d'un
mobile d'action tout égoïste ou personnel qu'il était dans le
théâtre espagnol, Gorneille a fait du « point d'honneur » un
mobile d'action extérieur à ses personnages; qui leur est donné
ou plutôt imposé du dehors ; (c héroïque » plutôt que « chevale-
resque; » social au lieu d'individuel, et féroce quelquefois ou
farouche, mais, dans sa férocité, général ou universel, et géné-
reux, pour ainsi parler, de sa généralité même.
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 203
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père,
dit le Rodrigue de Corneille : le Rodrigue espagnol ne « devait »
qu'à lui-même. Là est le vice ou l'exagération, là le sophisme du
(( point d'honneur. » Car, nous ne nous devons rien à nous-
mêmes, et ceux de nos « devoirs, » que la rapidité du langage nous
permet de considérer comme/< personnels, » sont toujours relatifs
à quelqu'un qui n'est pas nous. C'est ce que savait Corneille. Ce
n'est pas à lui-même, Horace, que le héros de sa tragédie fait le
sacrifice de ses liens de famille ou l'immolation de sa sœur, c'est
« à la patrie. » Quand Auguste pardonne à Cinna, ce n'est pas
à lui-même qu'il fait le sacrifice de sa vengeance, mais à l'État,
ou du moins à l'idée générale et impersonnelle qu'ils se forment,
Corneille et lui, de ce que doit être un maître du monde.
Je suis maître de moi comme de l'univers,
Je le suis, je veux l'être!
La transformation est-elle encore douteuse? Auguste, Horace,
Rodrigue ne voient-ils pas eux-mêmes très clair dans leur cœur?
Confondent-ils peut-être leur « devoir » avec leur « point d'hon-
neur, » et leurs résolutions procèdent-elles autant de leur orgueil
que de leur volonté? Ou bien encore leur volonté n'est-elle pas
assez détachée des motifs qui la déterminent? Considérons donc,
au lieu d'eux, Polyeucte ou Pauline, mais surtout César ou Cor-
nélie, Rodogune ou Cléopàtre. L'évolution est ici accomplie. De
la conception jalouse du « point d'honneur » s'est dégagée la
conception cornélienne de la volonté. Ce qui est noble désor-
mais, et vraiment « héroïque, » ce n'est plus de vivre conformé-
ment à un idéal plus ou moins arbitraire d'honneur ou de vaine
gloire, mais conformément à soi-même. Zf,v 6[jLo).oyo'jii.£vw;^ disait
l'antique stoïcisme, dont Corneille a puisé les leçons dans le
théâtre de Sénèque et dans la Pharsale de Lucain. Vivre, c'est
agir, et agir, c'est établir la domination d'une volonté forte et con-
sciente de soi sur les volontés incertaines qui l'entourent, sur
les passions qui en contrarient le développement, sur les obstacles
qui l'empêchent de se réaliser.
Je m'étonne un peu que M. G. Huszâr, qui a très bien vu
que r « exaltation de l'honneur espagnol amena Corneille à glo-
rifier la volonté, » n'ait pas mieux vu la différence profonde qu'il
y a de l'un à l'autre principe. « Ses héros et ses héroïnes, nous
204 REVUE DES DEUX MONDES.
dit-il de Corneille, à quelque nationalité qu'ils appartiennent,
quels que soient leur âge et leur position sociale, ne veulent que
parce qu'ils veulent vouloir, parce qu ils trouvent plaisir à dé-
montrer le pouvoir terrible de leur volonté. » Je ne dis pas le
contraire, et même je crois reconnaître ici sous la plume du
critique hongrois une opinion que j'ai plusieurs fois exprimée.
J'accorde aussi à M. G. Huszâr qu'il y ait plus d'artifice logique,
dans cette conception ou dans cette représentation de la volonté,
que d'observation de la vérité. Mais il faut distinguer ! Il y a toute
une partie de l'œuvre de Corneille qu'on tenterait inutilement de
sauver de l'oubli, et dont la connaissance ne nous sert qu'à mieux
étudier dans ses propres déformations la nature de son génie.
Mais le vrai Corneille, celui qu'il s'agit de comparer avec les
Calderon et les Lope de Vega, c'est le Corneille de son « midi »
comme disait Boileau ; c'est le Corneille de ses dix ou douze ans
de pleine maturité, l'auteur de ses chefs-d'œuvre, — depuis Le
Cid, 1637, jusqu'à Don Sanche, 1650, et Nicomêde, 1651; —
celui-là seul, si l'on veut être juste, et non pas évidemment
l'auteur à' Agésilas ou d'Attila. C'est ce Corneille dont nous disons
en France, qu'en substituant sa conception de la volonté à celle
du « point d'honneur » espagnol, il a « humanisé » en 1' (( uni-
versalisant » ce qui donne au drame espagnol son caractère si
« national, » mais en même temps si <( particulier. » Là est sa
part d' « invention, » si la véritable « invention » littéraire est,
comme nous le croyons, de nature psychologique, et s'il est tou-
jours assez facile de « trouver » des situations qui étonnent, mais
moins aisé de les « motiver » et, en les motivant, de leur donner
ua air de vraisemblance qu'elles ne tiennent pas toujours de la
réalité.
Mais une autre « invention » de Corneille, celle qui achrve de
le classer au rang des « génies originaux, » et qui fait de son
théâtre, comme de celui de Calderon ou de Shakspeare, —
j'oserai même dire comme du théâtre grec, — une « création »
unique dans Thistoire de la littérature dramatique, c'est l'emploi
qu'il a fait de l'histoire dans le drame, et que personne, remar-
quons-le bien, ni Shakspeare, ni les Grecs, n'en avait fait avant
lui. On a écrit tout un livre, et un savant livre, qui n'est pas bon,
sur le Grand Corneille historien; il y en aurait un autre, et un
meilleur à écrire, sur VEmploi de r/iistoire dans le drame, et
comment se fait-il qu'on ne l'ait pas écrit? Car, évidemment, et
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 205
sans remonter jusqu'aux anciens, — qui croyaient peut-être à
l'historicité de quelques-unes des légendes qu'ils ont mises à la
scène, telle que celle des Atrides, — Shakspeare, quand il écrit
Richard m, Corneille, quand il écrit Rodogiine, ou Schiller, quand
il écrit Wallenstéin, ni ne font de l'histoire un même usage, ni
ne semblent avoir eu les mêmes raisons d'en compulser les
annales, ni ne s'en sont servùs aux mêmes lins. Quelles furent
ces fins, ces raisons, cet usage? On ne voit pas qu'aucun histo-
rien ou critique se soit proposé de nous le dire, et voilà sans
doute le prétexte ou la matière d'une belle étude de « Littérature
comparée. )> Il nous suffit aujourd'hui d'en avoir indiqué le
projet. Mais si jamais quelqu'un le réalise, nous avons la ferme
confiance qu'on ne saurait guère traiter de sujet plus intéressant,
— puisse le motif en être un pour des « critiques français ! » —
et c'est alors, et alors seulement, qu'on aura pleinement rendu
justice à l'auteur d'Horace et de Cinîia, de Polijeucte et de Ro-
dogune, de Nicomède et de Sertorius.
S'il ne saurait en effet y avoir, à proprement parler, de « tra-
gédie bourgeoise, » et si même ces deux termes sont aussi contra-
dictoires que le seraient ceux de « vaudeville sérieux, » ou de
(( farce héroïque, » ce que Corneille a parfaitement vu, c'est
que la tragédie ne saurait donc se déterminer dans sa forme qu'en
s'encadrant dans le décor de l'histoire. — Si le sujet d'une
belle tragédie « doit n'être pas vraisemblable, » et si, comme il
le faut, nous entendons par là que les événemens extraordi-
naires, ceux qui ne se sont vus qu'une fois, sont seuls de son do-
maine, ce que Corneille a parfaitement vu, c'est que l'histoire
seule, en nous garantissant l'authenticité de ces événemens
extraordinaires, nous assurait donc de la réalité de ces situations
et de ces sentimens extrêmes, en dehors desquels il n'y a jamais
eu de tragédie vraiment digne de ce nom. — Si les volontés des
hommes ne se tendent, et, comme on disait jadis, ne se (( bandent »
jamais plus énergiquement que lorsqu'elles entrevoient dans la
possession du pouvoir le terme et le couronnement de leur
effort, ce que Corneille a parfaitement compris, c'est que l'histoire
étant le « lieu » des volontés, l'action tragique, dont le ressort est
le déploiement de la volonté, ne se réaliserait donc jamais plus
pleinement qu'en sinspirant de l'histoire. — Si l'intérêt d'émo-
tion que nous prenons aux malheurs de nos semblables est à pro-
portion, non pas du tout de la nature de ces malheurs, puisqu'elle
206 REVUE DES DEUX MONDES.
ne varie guère, — « on ne meurt qu'une fois,» dit le proverbe, —
mais à proportion de la hauteur d'où tombent les victimes, ce que
Corneille a parfaitement vu, c'est que, la qualité des victimes
faisant ainsi lune des parties de l'émotion tragique, il ne s'en
rencontrait nulle part de plus « qualifiées » qu'en histoire. —
Et si enfin l'histoire, parce qu'elle est l'histoire, est en même
temps « poésie, » n'y ayant pas de grand poète dont les regards
ne soient d'eux-mêmes involontairement tournés vers le passé,
ce que Corneille a parfaitement vu, c'est que lemploi de l'his-
toire pouvait suppléer, lui tout seul, à tout ce que l'on sacrifierait
de lyrisme, et de caprice, et de fantaisie, en réglant la notion de
la tragédie.
On objectera, je le sais, que cet emploi de l'hisLoire dans le
drame a ses dangers, et que Corneille lui-même ne les a pas tou-
jours évités. La « tragédie politique » du xvin^ siècle en est
issue, qui est peut-être bien ce qu'aucune littérature dramatique
ait jamais produit de moins « théâtral. » Il n'est pas prouvé non
plus, je le veux bien, que pour être historiques, des aventures
comme celles de Pertharite, roi des Lombards, ou de Siirena, gé-
néra/ des Parthes en soient véritablement plus « tragiques •>■> ni
surtout plus intéressantes. On peut même douter qu'elles soient
« arrivées, » et, au fait, qu'y a-t-il d'historique, de vraiment au-
thentique, dans Rodogune elle-même ou dans Héraclius? Les
Dumas et les Hugo, de nos jours, se sont à peine donné avec
l'histoire plus de libertés que Corneille. Il est vrai qu'en re-
vanche, et tout en en faisant moins de bruit, Corneille ne s'est
pas plus qu'eux soucié de la « couleur locale. » Il a bien pu
reprocher à Racine que ses Turcs n'en étaient point : je ne crois
pas qu'il ait cru sincèrement que ses Bithyniens, ceux de Nico-
mède, ou ses Syriens, ceux de Rodogune, eussent rien de très
asiatique. Mais tout cela n'empêche pas qu'il ait découvert, dans
l'alliance de l'histoire et du drame, des ressources dramatiques
nouvelles; que Rodogune elle-même, que Pompée, que Polyeucte,
que Cinna, qu Horace soient des chefs-d'œuvre de cet art nou-
veau; qu'on n'en ait pas vu d'essais, depuis lui, qui ne fussent
très au-dessous des modèles qu'il en a donnés ; — et si ce n'est pas
ici de l'invention, je voudrais bien savoir ce que nous appel-
lerons désormais de ce nom ?
A cette conception de la tragédie se rattachent tout naturel-
lement quelques traits où M. G. Huszâr a cru reconnaître encore
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 207
l'influence du théâtre espagnol. « L'influence de Lope et de son
école, nous dit-il quelque part, se fait sentir dans cette recherche
des scènes terribles qu'on a si souvent constatée chez Corneille.
L'emploi de l'extraordinaire, et du merveilleux même, peut se
ramener, en grande partie, à l'influence du théâtre espagnol. Lui-
même préférait, parmi ses tragédies, colles qui abondent en situa-
tions capables d'éveiller l'épouvante. » Le « merveilleux, » dans
laquelle de ses tragédies Corneille l'a-t-il donc employé, dans
Polijeucte ou dans Rodogune? Mais, pour l'emploi de « l'extraor-
dinaire, » je crains, en vérité, que M. G. Huszâr ne le confonde
avec l'emploi de l'histoire, tel que nous venons précisément d'es-
sayer de le déflnir; et on voit, si je ne me trompe, comment cet
emploi de l'histoire sauve ici Corneille du reproche, — puisque
c'en est un qu'on lui fait, — d'avoir imité le théâtre espagnol. Il
a tout simplement « imité » l'histoire, qui n'est, après tout,
qu'une forme de l'expérience ou de la vie, dont on pourrait dire
qu'elle conserve la trace comme les coquilles témoignent de
l'animal qui les habita. Et, en effet, toutes les fois que l'emploi
de l'histoire dans le drame ne se réduira pas, comme dans les
drames historiques de Shakspeare , à n'être qu'une sorte de
« chronique » dialoguée, le poète sera poussé, comme invinci-
blement, à la recherche des situations « extraordinaires » et
« capables d'éveiller l'épouvante. » Quelques efforts que l'on
fasse, comme de nos jours, pour transformer l'histoire en un
recueil de renseignemens statistiques, — et je ne méconnais
pas l'intérêt de cette nature de renseignemens, — on ne fera
pas que l'histoire des « individus » et des catastrophes dont ils
furent les auteurs ou les victimes ne continue d'être le princi-
pal attrait de la connaissance du passé. Mais ce que l'on fera
bien moins encore, c'est que ce ne soit pas là ce qui parle à l'ima-
gination des poètes et des foules. L' « extraordinaire » dans le
théâtre espagnol, est tiré du « commun, » si je puis ainsi
dire, ou d'une complication d'effets dont aucun pris à part ne
s'écarte sensiblement du train de la vie quotidienne ; mais, dans
le théâtre de Corneille, il est tiré d'ailleurs, et particulièrement
de cet ordre de faits que l'histoire n'enregistre que pour les
avoir précisément jugés rares ou « extraordinaires, » et, comme
dit Corneille, différons de 1' « ordre commun. »
« On retrouve chez Corneille, nous dit encore M. G. Huszâr,
un autre trait essentiellement caractéristique du drame espagnol :
208 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est la recherche des situations extrêmes et des contrastes qui
en résultent. Comme ses modèles, il sait mettre ses héros et ses
héroïnes en présence d'alternatives également critiques, et les
scènes où les personnages sont déchirés de sentimens contraires,
ont assurément un caractère espagnol. » M. G. lluszar songeait-
il en écrivant cette phrase, aux stances de Rodrigue:
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur...
OU encore au monologue d'Auguste :
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre?
et nous, toutes les fois qu'un conflit de sentimens s'élèvera dans
une âme, y verrons-nous quelque chose d' c assurément espa-
gnol? «Autant vaudrait faire honneur à l'Espagne d'avoir inventé
la psychologie dramatique! Mais la vérité, c'est qu'on trouverait
des modèles de ces conflits de sentimens contraires dans le réper-
toire de Rohert Garnier, par exemple, et c'est surtout qu'à son
défaut, l'expérience et l'histoire suffisaient ici largement à Cor-
neille. L'histoire elle-même, vue de haut, par un poète, n'est
qu'un répertoire de « situations extrêmes, » qui n'ont géné-
ralement d'issue que la mort ou la honte de la défaite; et l'ordi-
naire des personnages qui en sont les acteurs ou les protagonistes
est justement de se trouver <( en présence d'alternatives éga-
lement critiques. » Le rythme en est réglé, pour ainsi dire, par
elles, par leur succession ou leur opposition, comme aussi hien
celui de la vie même, et si les héros de Corneille « sont toujours
sur le point de tomber de Charybde en Scylla, comme les
caballeros, et les damas espagnols, » c'est qu'ils appartiennent à
l'histoire. Quand le vaincu de Pharsale vint chercher un refuge
aux rivages d'Egypte, je ne crois pas que les perplexités de Pto-
lémée, — qui font avec les audaces de Gléopàtre, sa sœur, tout
le sujet de la Mort de Pompée, — fussent imitées d'un modèle
espagnol, et Corneille, pour se les représenter, n'avait sans doute
besoin ni de Calderon, ni de Lope de Vega. Mais aux yeux de
M. G. Husziir, Pompée, dont il n'a pas retrouvé l'original
espagnol, à moins que de le voir dans le poème de Lucain, —
et, au fait, Lucain était de Cordoue, — Pompée ne rappelle pas
moins (* la comedia, par le culte de la vengeance qu'incarne
Cornélie, trahissant par là sa parenté éloignée avec les dames
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 209
espagnoles; et Cléopâtre, par son orgueil, son amour de la
gloire, son ambition, présente de nombreux traits du caractère
castillan ! »
Maintenant, et en deliors de ce qu'il dut aux données de This-
toire, — dont je persiste à croire que ce ne sont pas les poètes
espagnols qui lui ont révélé l'intérêt et enseigné Temploi dans le
drame, — si nous nous demandons ce que Corneille a emprunté
de ses modèles « castillans, » j'admets volontiers que leur influence
ne soit pas étrangère au goût qu'il a si souvent montré pour les
subtilités de la casuistique. Ses héros sont bavards, mais surtout
ils sont pleins de distinctions infinies. On ne les trouve jamais à
court de raisons ni surtout de raisonnemens pour expliquer, pour
justifier, pour louer eux-mêmes leur conduite. Quoi qu'ils fassent,
ils ont toujours d'excellens motifs de le faire ; ils le croient du
moins; ils essaient de nous le faire croire; et cela les mène sou-
vent à énoncer d'étranges maximes : Escobar et Sanchez en
énoncent à peine de plus surprenantes. Et puisqu'il ne semble
pas douteux que l'Espagne ait été la patrie d'élection de la casuis-
tique, on peut donc imputer ce que Ion en trouve dans la tra-
gédie de Corneille à l'influence du théâtre espagnol. Mais ce ne
sera toujours qu'à la condition de ne rien exagérer, et, notam-
ment, de nous souvenir que la casuistique, en général, n'étant
qu'une forme de la délicatesse de conscience, elle n'a donc rien
de particulièrement espagnol, ni même de « catholique » ou de
chrétien, quoi qu'on en puisse dire; et le développement n'en est
qu'une suite ou une conséquence du progrès psychologique et
moral. Les anciens eux-mêmes n'en ont pas ignoré l'usage. Les
Controverses de celui qu'on appelle Sénèque le Rhéteur et qu'on
aimerait en vérité qui fût le même que Sénèque le Tragique, ne
sont, en un certain sens, qu'un recueil de cas de conscience; et,
sans avoir ici l'intention de réhabiliter les sophistes grecs, il ne
paraît pas prouvé que leur morale ne soit pas tout aussi délicate
que celle de Socrate, et surtout de Platon. J'en appelle à témoin
le théâtre entier d'Euripide.
Faisons donc attention, si nous voulons discuter utilement
les questions, de commencer par les bien poser. La question des
rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol n'a
vraiment pas d'importance en soi, ni même d'autre intérêt que
celui d'une assez vaine curiosité. Le Cirf est le Cid, Poli/eucte est
Polyeucte, Rodogiine est Rodogiine. S'ils ne les étaient pas, on
TOME xni. — 1903. 1 '(■
210 REVUE DES DEUX MONDES.
prouverait bien inutilement que Corneille en a « inventé » les
sujets; et supposé qu'il n'eût tiré son Attila^ sa Pulchérie, son
Suréna que du trésor de sa seule imagination, nous ne les admi-
rerions pas pour cela davantage. Inversement, de quelque source
étrangère et, si Ton le veut, encore ignorée, quil ait tiré Rodogune,
Polyeucte, et le Cid, ni l'intérêt, ni la valeur, ni la signification
n'en sauraient être diminués. Il nous faut nous placer à un point
de vue plus élevé. Les questions de « littérature comparée » ne
sont pas, ne sauraient être des questions d'amour-propre national,
et le malheur est qu'avec ces méthodes statistiques, on court le
danger de les y réduire. C'est uniquement pour ce motif que nous
avons cru devoir examiner et critiquer d,'un peu près le livre de
M. G. Huszâr. Il est plein de choses et même de bonnes choses.
La lecture en est instructive et facile. Il témoigne d'une connais-
sance étendue, précise, et en quelques points assez approfondie
de deux grandes littératures. Que si l'auteur préfère la liberté
du théâtre espagnol à la contrainte du théâtre français, c'est son
droit. Ce le serait encore, s'il était Français au lieu d'être Hon-
grois. Mais, quelques-unes des questions que son livre soulève,
le débordent pour ainsi dire, et le dépassent. C'est ce que nous
avons essayé de montrer, chemin faisant, et, avant de prendre
congé de lui, c'est pour cette raison que nous voudrions insister
sur deux ou trois points essentiels.
111
Et d'abord nous ne saurions douter, après avoir lu
M. G. Huszâr, que nous ne connaissions pas encore as.sez, en
France, l'histoire de la littérature espagnole. Rien qu'à nous
enfermer dans le seul examen des rapports du théâtre de Cor-
neille avec le théâtre espagnol, la question des rapports de
VHéracliiis avec VEn esta vida... de Calderon est tout entière à
revoir; et je ne sache pas qu'aucun éditeur, commentateur, cri-
tique, biographe ou historien de Corneille ait étudié les analo-
gies de son Polyeucte avec les trois pièces que cite M. G. Huszâr :
El principe constante, El José de las miijeres^ et Los dos Amantes
del cielo. L'une des plus belles scènes du Cid, la iv'' de lacté III;
Eh bien, sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l'honneur de m'empôcher de vivre...
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 211
offre encore do singulières ressemblances avec la scène XP de
la l''" journée de la Dévotion à la Croix. « Sensible à l'amour
d'un côté, accablée de l'autre par le malheur présent, je voudrais
en même temps te châtier et te défendre, et dans la confusion
mortelle de mes pensées la clémence me combat et le ressen-
timent me pousse. » C'est la Julia de Calderon qui parle en ces
termes à son amant Eusebio, qui reparaît devant elle tout cou-
vert du sang de Lisardo, son frère, et n'est-ce pas aussi le dis-
cours que tient Chimène à Rodrigue? La Dévotion à la Croix
avait paru en 1634.
Mais la question plus générale des rapports de la littérature
espagnole avec la littérature française est sans doute plus im-
portante encore, et M. A. Morel-Fatio ne Ta guère qu'effleurée
dans ses savantes Etudes sur l'Espagne ; M. G. Lanson, dans la
Revue d Histoire littéraire de la France (1896-1897), n'en a touché
que la période qui s'étend de 1600 à 1660; et c'est également
entre les mômes limites que s'est enfermé M. Martinenche, en
écrivant le livre que nous avons cité sur La Comédie espagnole
en France, de Hardy à Racine (1900). C'est aussi la même pé-
riode, et j'ajouterai la même question, — celle des rapports
du théâtre espagnol et du théâtre français, — qu'éclairent les re-
cherches de M. P. Morillot sur Scarron, de M. Eugène Rigal sur
Alexandre Hardy, de M. G. Reynier sur Thomas Corneille. Mais_,
trois fois au moins, quatre peut-être, la littérature espagnole a
profondément agi sur la noire : — au xvi® siècle, par l'intermé-
diaire de d'IIerberay des Essards et de sa traduction ài^Amadis,
qui a commencé de paraître en 1340; — au xvu'^ siècle, par l'in-
termédiaire, non seulement des auteurs dramatiques, Hardy,
Mairet, Rotrou, Corneille, mais aussi par celui des traducteurs de
romans, au premier rang desquels il faut nommer Chapelain, et
des livres de dévotion, tels que la Fleur des Saints, de Ribade-
neira ou la Grande Guide des Pécheurs, de Louis de Grenade; —
au xvni'^ siècle, par l'intermédiaire de M'"' d'Aulnoy, mais sur-
tout des « imitations » ou des « adaptations » de Lesage : le
Diable boiteux, Gil Blas lui-même, Gusman d' Alfarache ; Esteva-
nille Gonzalez, etc. ; — et enfin, au xix^ siècle, par l'intermédiaire
des romantiques ou du romantisme, en e^énéral, sous l'inspira-
tion de la critique allemande, des leçons de Guillaume de Schle-
gel, dans son Cours de Littérature dramatique, et de l'éloge dé-
mesuré que son frère Frédéric a fait de Calderon, dans son Histoire
212 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Littérature ancienne et moderne. Il serait temps que l'on
étudiât de plus près l'histoire de cette influence, et dans un livre
dont le plan serait plus large, et plus libre à la fois que celui de
Puibusque dans son Histoire comparée des Littératures espagnole
et française. Agé qu'il est de plus de soixante ans, ce livre, d'ail-
leurs estimable, n'a aucune des qualités qui « gardent les écrits de
vieillir ; » et on y voit bien que la littérature espagnole a exercé
plusieurs fois sur la littérature française une influence profonde,
ou plutôt une influence étendue, mais on n'y voit malheureuse-
ment ni les raisons de cette influence, ni les causes qui l'ont
interrompue, ni ses liaisons avec le développement intérieur de
la littérature française, ni les modifications qu'elle a opérées, ni
quelles sont enfin les autres influences qui l'ont elle-même con-
trariée; — et encore une fois, c'est tout cela qui est « la littérature
comparée. »
Ce qu'il faut essayer de nous mettre dans l'esprit, c'est qu'en
effet l'histoire particulière de l'une quelconque des grandes lit-
tératures de l'Europe moderne ne saurait désormais s'écrire, ou
même so comprendre, qu'à la lumière, et je dirais volontiers
« en fonction )> de toutes les autres. Littéralement, l'étude de
Dante ou celle de Shakspëare sont des questions <( internatio-
nales » qui n'appartiennent exclusivement ni à l'Italie, ni à
l'Angleterre. Pareillement la question qui nous occupe aujour-
d'hui, celle des « rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre
espagnol. » C'est ce que n'a pas vu M. G. Huszâr. Il l'a traitée
comme n'intéressant que la France et que l'Espagne, et sans
doute elle les intéresse, elle nous intéresse, mais d'une tout
autre manière que ne l'a cru M. G. Huszâr, et par d'autres côtés,
et à un autre titre.
Car, de ce point de vue plus général, — qu'on eût voulu qui
fût le sien, — voyez comme les questions changent d'aspect, de
signification, et même de position. Il n'y a presque pas un
de nos historiens de la littérature française qui n'attribue pour
une large part la forme <( oratoire » de notre tragédie, — telle que
déjà l'idée s'en dessine dans les pièces de Jean de la Taille ou de
Robert Garnier; — la direction qu'elle a prise de bonne heure; et
les caractères généraux qui sont demeurés les siens jusque dans
les déclamations mal écrites, et plus mal rimées, de Marmontel
ou de La Harpe, à l'influence de Sénèque. « Les tragédies de
Jean de la Taille, dit à propos M. G. Huszâr, montrent Vi?ifluence
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 213
de Sénèque;... Robert Garnier, ce disciple de Séîièque, est le
moins indigne des prédécesseurs de Corneille au xvi° siècle... »
et il ne fait, en le disant, que redire ce que nous avons tous
plus ou moins dit. Nous avions raison, et lui aussi, s'il n'est
pas douteux qu'au xvii^ siècle même, on retrouve le souvenir,
sinon l'influence de Sénèque , dans le théâtre de Corneille et
dans celui de Racine. Passons cependant la Manche, et consul-
tons les historiens du théâtre anglais. Eux aussi nous parlent
de Sénèque, et nous disent, en propres termes, que, dans les pre-
mières années du règne d'Elisabeth, il n'y a pas un « classique »
dont la popularité soit comparable, non seulement entre les let-
trés mais parmi les auteurs dramatiques, à celle de Sénèque le
Tragique. Ils en donnent d'excellentes raisons, dont celle-ci n'est
pas la moins ingénieuse ni la moins solide , que, de tous les
écrivains de l'antiquité gréco-latine, Sénèque étant le plus « cos-
mopolite, » avec Plutarque, est donc aussi, comme Plutarque,
celui que les modernes ont dû le mieux comprendre. Ils nous
rappellent alors que, de 1539 à 1581, toutes les tragédies de Sé-
nèque ont été traduites en anglais. Ils ajoutent que les preuves
abondent'de l'influence de ces traductions sur les commencemens
de la tragédie anglaise : les Ip/iigénie , [esAjax, les Persée, les
Mucius Scevola, les Quintiis Fabius, les Scipion , se succèdent
sur la scène, les Jocaste et les Catilina. Et, naturellement, la
question se pose de savoir pourquoi les choses s'étant passées
jusque-là, — c'est-à-dire jusqu'aux environs de 1 580, — en Angle-
terre comme en France, elles commencent donc alors de s'y
passer autrement. Nous soupçonnons que, si les historiens du
théâtre français ne se sont pas exagéré l'influence de Sénèque
sur la formation de la tragédie, leur explication n'explique en
réalité rien du tout. En littérature et en art, comme ailleurs, les
mômes causes ne sauraient manquer d'opérer les mêmes eflets.
Et si Ion dit que, les efl'ets n'étant pas les mêmes, étant même
contraires ou contradictoires, les « mêmes causes » n'étaient donc
pas à vrai dire les mêmes, la C|uestion change ici de nature !
Les difl'érences qui séparent la conception générale du drame
anglais de celle de la tragédie française ne viennent pas d'une
diff"érence de culture ou d'éducation littéraire. Si le drame anglais
est ce C|u'il est en dépit de Sénèque, il y a lieu de croire que,
sans Sénèque, la tragédie française n'en serait pas moins ce qu'elle
est. 11 faut creuser plus profondément. Il faut chercher ailleurs,
214 REVUE DES DEUX MONDES.
et une question d'histoire littéraire se trouve transformée en
une question d'histoire générale de la civilisation.
J'en donnerai un autre exemple.
M. G. Huszâr emprunte à Désiré Nisard les lignes que voici :
(( Les mœurs de la France avaient mis à la mode le mélange de
la politique et de la galanterie. Corneille fit des politiques
galans. » Et il continue : « M. J. Lemaître dit une chose ana-
logue : « Les Romains de Corneille n'étaient que des Français du
temps de Louis XllI ou de la Fronde. » Et il ajoute en son nom
personnel : « A notre avis, Corneille a subi aussi bien Tinfluence
de son époque que celle de l'Espagne. Mais les élémens de ses
tragédies, qui peuvent être regardés comme exprimant l'esprit
contemporain, se confondent avec ceux qui sont dus à lEspagne,
ou bien ils sont absorbés par eux. » Cest ici qu'il faudrait es-
sayer de s'entendre, et, par exemple, si « l'amour » dans la tra-
gédie de Corneille, — c'est M. G. Huszar qui le dit, — ressemble
autant à lidée que l'on s'en formait à la cour de Louis XIII
qu'il diffère de la manière dont on le comprenait en Espagne,
voilà un singulier raisonnement! Si Corneille imite l'Espagne, il
l'imite, et quand il ne l'imite pas, il l'imite tout de même, car en
ce cas, nous dit-on, ce qu'il imite, ce sont les « mœurs de son
époque; » et les mœurs de son époque peuvent être regardées
comme « se confondant avec celles de l'Espagne, » ou bien
elles sont « absorbées par elle. »
Mais la question est mal posée. La vérité, c'est qu'à ce mo-
ment de l'histoire, entre 1580 et 16S0 ou environ, « l'esprit
contemporain » est sensiblement le même dans l'Europe à peu
près entière : je veux dire en Allemagne, en France, en Angle-
terre, en Espagne, en Italie; et là, pour décider la question des
rapports de Corneille avec le théâtre espagnol, — comme aussi
bien dix autres questions de la même nature, — là est précisé-
ment le c( phénomène littéraire » qu'il s'agirait d'expliquer.
Gongorisme ou cultisme en Espagne, mariuisme en Italie, pré-
ciosité chez nous, euphuisme en Angleterre, tout cela, c'est
partout, et à la fois, ce que l'on pourrait appeler une même
maladie du langage; un même idéal de littérature ou d'art qui
se précise en s'exagérant : c'est aussi le symptôme et le signal
d'une même transformation de 1' « esprit contemporain, » et des
mœurs. Corneille n'en est que l'un des représentans. Et au lieu
de dire, avec M. G. Huszar « qu'il subit l'influence de son époque
CORNEILLE ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL. 215
aussi bien que celle de l'Espagne, )> il nous faut dire que l'Es-
pagne et la France traversent en même temps une même phase
de l'évolution de la « littérature européenne. » Ici encore la
question est plus haute que de savoir qui des deux est supérieur
à l'autre, du Cid de Corneille ou de celui de Guillen de Castro,
plus générale et plus intéressante que d'examiner lequel des
deux est le plus espagnol ou le plus français. Car, souvent, c'est
à cela que se réduisent les études de « littérature comparée »
qu'on nous donne ; et on est étonné, selon les cas, amusé ou
irrité de voir qu'un gros livre, bien savant et bien ((documenté»
sur le Roman picaresque , n'aboutisse qu'à prouver que Mateo
Aleman fut un auteur espagnol, et Alain-René Lesage un écrivain
français ! Il y avait a priori de fortes raisons de le croire ! Mais
ce qu'il fallait essayer de montrer c'était, entre des mains diffé-
rentes, ce que devient une même (( matière, » et comment, tout
en subissant les mêmes influences, l'originalité des génies na-
tionaux ou des talens individuels trouve pourtant les moyens de
s'en libérer.
Ou, en d'autres termes, étant donné le sujet du Cid, et généra-
lement la matière du théâtre espagnol, quels en sont les rapports
avec le génie national de l'Espagne ; — comment, dans quelles
conditions de fait, à la faveur de quelles circonstances, et pour-
quoi, par lesquelles de ses qualités, ou peut-être de ses défauts,
par quels traits de ce qu'on en pourrait appeler l'état signalé-
tique, ce théâtre a-t-il fait fortune hors de ses frontières; — de
quelle manière, en l'imitant, ou plutôt en essayant de se l'ap-
proprier, les exigences de l'esprit français, ou anglais, ou alle-
mand. Font-elles transformé ; — de quel progrès de l'art ou de la
pensée cette transformation a-t-elle été l'origine, ou le signal, ou
quelquefois le chef-d'œuvre ; — qu'est-ce qu'un Corneille ou un
Racine y ont ajouté de leur fond, je veux dire d'eux-mêmes, et
pour ainsi parler de leur substance, — et enfin, de ce concours
d'influences ou de leur contrariété même, de cette succession de
métamorphoses, de cet accroissement de signification profonde,
quel enrichissement en est-il résulté pour l'art dramatique, pour
la littérature européenne, pour l'esprit humain, ce sont les
questions auxquelles il faudra que la (( littérature comparée »
s'efforce de répondre. Elle n'y réussira qu'en assouplissant ce que
ses méthodes ont présentement d'un peu raide, et surtout qu'en
élargissant ce qu'elles ont de trop étriqué. Elle devra aussi pré-
216 REVUE DES DEUX MONDES.
ciser ce que, sous leur apparence de rigueur érudite, elles ont
jusqu'ici d'incertain et de flottant.
Trois indications l'y aideront peut-être, que je formulerai de
la manière suivante :
1° Il y a une littérature (( européenne, » dont les littératures
« nationales » ne sont que les manifestations particulières;
2" Ces manifestations particulières, continues en apparence,
sont en réalité « successives » ou « alternatives ; » et chacune
de ces « littératures nationales » prend à son tour, dans des con-
ditions assez difficiles à définir, l'hégémonie de la « littérature
européenne; »
3° L'une de ces conditions semble être la rencontre ou la
coïncidence de ce que leur génie propre a de plus « national »
avec les exigences qui sont, à un moment donné, les exigences
actuelles de l'esprit « européen. »
Il ne me reste, en terminant, qu'à remercier encore une fois
M. G. Huszar, de m'avoir procuré l'occasion d'exprimer ces idées.
J'ai dit quels étaient les défauts, mais aussi les qualités de son
livre. Je ne Aoudrais pas, en le critiquant, en avoir méconnu la
valeur, qui est grande. Il ne tiendra qu'à son auteur, dans une
prochaine édition, et sans rien modifier à son plan, de faire de
ces trois cents pages l'étude à la fois la plus précise et la plus
complète qu'on ait encore écrite sur les rapports du th<''àtre de
Corneille avec le théâtre espagnol... Je n'oserais, après cela,
décider s'il sera, pour les Espagnols et pour nous, plus flatteur
ou plus humiliant de la devoir à un Hongrois.
Ferdusanu Brunetière.
REVUE SCIENTIFIQUE
LA MUTILATION SPONTANÉE CHEZ LES ANIMAUX
On a dit, — et un poète célèbre s'est fait l'écho de cette légende, —
que le renard pris au piège rongeait son pied captif et brisait lui-même
sa chaîne vivante. C'est aussi une opinion très répandue que d'autres
animaux sont capables du même stoïcisme, et que le rat, en particu-
lier, lorsqu'il est pris par une patte, n'hésite pas à la couper de ses
propres dents et parvient, par ce moyen, à reconquérir sa liberté. Ces
histoires n'ont pas une authenticité suffisante pour mériter une com-
plète créance. Il n'est pas douteux, à la vérité, que des bêtes prison-
nières réussissent quelquefois à se dégager de leurs entraves et à
s'évader en abandonnant à l'instrument de supplice un membre plus
ou moins mutilé. Mais peut-on affirmer que ce soit là une amputation
volontaire ? Est-ce vraiment l'effet d'un calcul, à la fois héroïque et
intelligent, qui décide le sacrifice d'une partie pour assurer le salut du
tout, et qui règle les moyens d'exécution? Il y a bien des raisons d'en
douter. D'ordinaire, la mutilation n'est pas le fait de l'animal : elle
est l'effet de la cause vulnérante et de la mortification des tissus qui
en résulte. Ce sont les mâchoires du piège qui ont broyé le membre et
l'ont réduit à l'état de chose morte qui se sépare à la suite des efforts
exercés en vue de la fuite. La mutilation volontaire, accom.plie sur
soi-même dans un dessein déterminé, reste le propre de l'homme et
témoigne, suivant les cas, d'une sagesse ou d'une aberration égale-
ment stoïques (1).
(1) Il y a des animaux qui, maintenus en captivité, prennent l'habitude de
ronger quelque partie de leur corps. Le fait a été observé sur des singes de mé-
nagerie. Une sauterelle de vigne, l'Ephippirjera, dans les mêmes circonstances
218 REVUE DES DEUX MONDES.
On rencontre, dans le monde animal, une multitude d'e'clopés : des
lézards et des iguanes sans queue; des crabes, des langoustes, des
écrevisses qui n'ont pas leur nombre de pattes ; des étoiles de mer
amputées de quelques-uns de leurs rayons; des araignées bancales;
des annélides incomplètes. Beaucoup de ces invalides ont perdu leurs
membres à la bataille ou les ont laissés entre les dents de l'ennemi.
Mais, il y en a beaucoup aussi qui sont les propres auteurs de leurs
mutilations. Il existe, en un mot, des exemples innombrables d'ampu-
tations spontanées. Des recherches récentes viennent de rappeler
l'attention sur ces curieux phénomènes, dont l'ingénieux physiologiste
de l'Université de Liège, M. Léon Frédericq, a fait connaître, il y a
quelques années, la véritable nature.
Il y a, dans tous les embranchemens du règne animal, des espèces
qui sont capables de pratiquer sur elles-mêmes l'amputation d'un
membre ; et cela, dans des cas où ce sacrifice révèle une apparente
sagesse. Le lézard, que l'enfant saisit violemment, échappe souvent à
cette étreinte en laissant dans les mains de son persécuteur un frag-
ment de queue brusquement détaché , et il s'évade allègrement
vers les cachettes ménagées dans la vieOle muraille. L'orvet, qui
habite aussi les trous des murs ou qui se creuse des galeries sou-
terraines, se libère au prix du même sacrifice. Tout le monde a vu
cette sorte de lézard sans pattes qui a toutes les apparences d'un ser-
pent; il est très commun partout et tout à fait inoffensif, malgré le
préjugé contraire. Il vit d'insectes divers et de mollusques terrestres
et ne cherche même pas à mordre lorsqu'on le saisit. Il est connu du
vulgaire sous le nom de serpent de verre, qui exprime précisément son
extrême fragiUté, ou plutôt la fragilité de sa queue, qui se casse
beaucoup plus aisément encore que celle du lézard.
Les vertébrés ne nous offrent pas d'autres exemples d'animaux
sujets à l'amputation spontanée. Mais, en revanche, l'embranchement
des articulés est extrêmement riche sous ce rapport. Insectes de
divers ordres, arachnides, crustacés, se débarrassent de leurs pattes
avec la plus grande facihté, dans certains cas pressans. Et, à vrai dire,
ce sacrifice — que nous allons voir n'être pas du tout volontaire — n'a
pas non plus le mérite d'être définitif et sans retour; car, le plus sou-
vent, le membre perdu se régénère et se rétabUt en peu de temps.
— Parmi les mollusques, les phénomènes d'autochirurgie sont plus
rares; on voit cependant des lamellibranches comme les Solen, et des
dévore ses pattes de devant. Maria von Linden, en 1893, a fait connaître des larves
de Pïiryganes qui agissent de même.
REVUE SCIENTIFIQUE. 219
gastéropodes comme certaines Hélix et Barpa, amputer, au besoin,
une partie de leur organe de reptation que l'on appelle le « pied : »
tandis que d'autres, comme les Doris, coupent et rejettent une por-
tion de leur manteau. — Mais c'est dans l'embranchement des rayon-
nés et particulièrement parmi les échinodermes, que se rencontrent
les faits d'amputation spontanée les plus frappans. Les étoiles de
mer détachent leurs bras à la moindre sollicitation, et certaines
holothuries vont jusqu'à rejeter, de la même manière, leur tube
digestif.
Néanmoins, les cas les plus instructifs sont offerts par les crus-
tacés. C'est en observant les crabes, les homards et les langoustes,
et en instituant sur ces animaux des expériences bien conçues que
M. L. Frédericq a fait connaître pour la première fois la nature et le
mécanisme véritable du phénomène de l'amputation spontanée.
I
Le caractère le plus essentiel de cet acte c'est que, en dépit des
apparences contraires et de son nom même, il n'est nullement spon-
tané ni volontaire. L'amputation est inconsciente. Chez les crabes, où
cette opération chirurgicale exécutée par l'animal sur lui-même, —
cette « autotomie, » comme L. Frédericq l'a appelée, — est facile à
étudier, on constate qu'elle est indépendante de la volonté de l'animal
et purement automatique. Elle est le résultat d'un acte réflexe bien
caractérisé. Comme tous les réflexes, elle a pour point de départ, une
excitation nettement définie, portée sur le membre et atteignant le nerf
sensitif. La nature de l'excitation importe peu, pourvu qu'elle soit
brusque. La plus efficace est l'excitation électrique : il suffît de toucher
l'extrémité de la patte avec une pince électrique, pour en observer le
détachement. Un coup de ciseaux, une brûlure, une pression brusque,
auraient le même résultat.
L'amputation spontanée est un procédé de défense adéquat à une
espèce d'agression étroitement déterminée : il en résulte qu'il est
inefficace aussitôt que l'attaque prend une autre forme. S'il témoigne
dans certains cas d'une appropriation et d'une sagesse que l'on puisse
admirer, ce n'est pas à la volonté de l'animal qu'on en peut faire
remonter le mérite, — car celui-ci fonctionne comme une machine
montée, — c'est à l'adaptation héréditaire qui a organisé ce mécanisme
aveugle. Voilà ce que les expériences de M. Frédericq ont bien mis en
220 REVUE DES DEUX MONDES.
lumière et ce que certains naturalistes comme Frenzel, en 1891, ont
vainement contesté.
L'étude que le savant belge avait faite sur les crustacés, un
physiologiste français Ch. Contejean l'a exactement reproduite quelque
temps après, sur le lézard et la sauterelle. Son travail, présenté à
l'Académie des sciences la même année où Frenzel produisait ses vaines
interprétations, y répondait indirectement. Exactement calqué sur
celui de L. Frédericq, il en confirmait les conclusions. Le mécanisme
se montrait assez général. L'amputation de la queue du lézard, ceUe
des pattes sauteuses chez la sauterelle, comme celle de la pince du
homard ou des pattes ambulatoires du tourteau sont soustraites à
l'action de la volonté. Les unes et les autres sont des actes réflexes
provoqués par l'excitation portée en un certain point des membres,
mais faisant défaut si l'excitation n'a pas ce point de départ. Il faut
que l'agresseur mette, en quelque sorte le doigt sur le bouton qui
déclanche le mécanisme; alors, celui-ci entre en jeu; le membre
se détache. Si l'on presse fortement sur la queue du lézard, sur la
patte de la sauterelle ou du crustacé ; si on les entame et qu'on les
blesse ; si c'est, par exemple, la mâchoire d'un carnassier, d'un animal
de proie qui attaque le membre et en excite les nerfs, l'appareil ré-
flexe fonctionne et le lézard, la sauterelle ou le crustacé s'enfuient
laissant à l'ennemi le seul organe qu'il ait appréhendé. Mais, si la
queue du lézard ou la patte du crustacé sont saisies avec précaution,
et ménagement, et entourées d'un hen qui ne les presse pas trop for-
tement au début, l'animal restera prisonnier. Son ennemi pourra le
tourmenter, le dévorer en détail, à la condition de respecter le membre
captif; celui-ci ne se détachera pas, et la bête subira jusqu'au bout son
supplice.
Le caractère automatique et inintelligent du phénomène apparaît
bien dans ces circonstances. Le lézard attaché par la queue peut être
blessé ensuite ou brûlé en divers points du corps. Il cherchera vaine-
ment à se dégager. La cassure de la queue n'aura pas heu alors qu'elle
serait pourtant nécessaire au salut de l'animal : elle se produira, aii
contraire, dans des cas où elle lui sera entièrement inutile. En voici
deux exemples : L. Frédericq fixe au moyen d'un emplâtre circulaire
un lien à la base de la queue d'un lézard, aussi près du tronc que pos-
sible. L'animal retenu par cette sorte de collier, s'épuise en eff'orls
infructueux pour s'échapper. La queue résiste. Mais, vient-on à
s'attaquer à elle directement : vient-on à en pincer l'extrémité hbre,
l'organe se détache aussitôt par le mécanisme ordinaire. Mais alors, la
REVUE SCIEM'IFIQUE. 221
rupture a lieu au-dessous du point d'attache, c'est-à-dire à un niveau
où le sacrifice n'est d'aucun profit à l'animal, puisqu'il ne lui procure
pas la liberté. Cette expérience nous apprend incidemment que la
cassure ne se fait pas toujours au point utile. Elle se produit en cer-
tains points de choix; elle a des lieux d'élection. Chez les crustacés et
chez les insectes, le nombre de ces places de choix se réduit à une
seule : le détachement des pattes se fait en un point déterminé, tou-
jours le même.
Une autre épreuve, pour en revenir au lézard, montre encore le
caractère automatique et non intentionnel de l'amputation caudale.
Elle s'obtient, en effet, chez l'animal à qui l'on a enlevé les hémi-
sphères cérébraux, c'est-à-dire l'organe qui préside aux manifestations
de l'intelhgence et de la volonté. Si l'on froisse l'extrémité de la queue
d'un lézard décapité, l'organe se rompt et se détache. Il y a plus : la
rupture se produit encore de la même façon si l'animal a été coupé
en deux, et s'il est réduit au train postérieur. Il suffit, pour que le
mécanisme de la rupture puisse fonctionner, qu'il y ait intégrité
du système nerveux au niveau du point d'attache des pattes pos-
térieures.
Ces détails suffisent à montrer qu'il s'agit ici d'un phénomène
réflexe. Une excitation suffisante, produite par une cause vulnérante
quelconque, par une brûlure, par un froissement, par une piqûre,
par une décharge électrique, est recueillie par les nerfs sensitifs de la
région caudale; conduite à la moelle épinière, à un centre placé à la
hauteur des membres postérieurs, elle se réfléchit automatiquement à
ce niveau, et revient provoquer à l'action certains muscles. La rupture
est le fait d'une contraction musculaire produite à propos, en un cer-
tain point de moindre résistance. Le mécanisme d'exécution en est
très curieux. Deux points en sont particulièrement surprenans : la
facilité apparente de l'amputation et son innocuité. La facilité de
l'opération a fait quelquefois conclure à la fragilité de l'organe. Mais
ni la queue du lézard ou de l'orvet, ni la pince du homard ne sont
fragiles en réalité. Nous nous en rendons bien compte pour le homard
qu'on sert sur nos tables : ce n'est pas sans effort que nous parve-
nons à détacher ses pattes. Pour la queîue de l'orvet, L. Frédericq a eu
la curiosité de mesurer sa résistance à l'arrachement. Il a, chez un
orvet mort qui pesait 19 grammes, attaché à l'extrémité de la queue
des poids croissans jusqu'à ce que la rupture s'ensuivît. Il fallut em-
ployer une charge de 490 grammes, c'est-à-dire plus de vingt-cinq fois
supérieure au poids de l'animal. Contejean, pour arracher la patte
222 REVUE DES DEUX MONDES.
sauteuse d'une sauterelle morte, dut exercer une traction soixante et
une fois plus grande que le poids de l'animal. C'est assez dire que la
brisure du membre ne se produit pas à la moindre tentative quel-
conque, mais seulement sous l'action d'un effort musculaire appro-
prié, dirigé et exercé d'une manière convenable.
Le second sujet d'étonnement résulte de l'innocuité de l'amputa-
tion. Il n'y a pour ainsi dire pas d'hémorragie. Or la section pratiquée
par un opérateur, au moyen d'un instrument tranchant, serait suivie
d'un écoulement de sang considérable dans le cas du lézard, intaris-
sable et mortel dans le cas du homard.
L'une et l'autre particularité ont reçu une explication parfaitement
satisfaisante. Nous y reviendrons, dans un moment. La seconde nous
éclaire immédiatement sur la signification biologique de cette caté-
gorie de phénomènes. Il n'était pas douteux que ce fussent des actes
de défense : il restait à en apprécier le caractère. Nous en avons main-
tenant le moyen. Les naturalistes, et tout d'abord M. Giard qui est
l'un des mieux qualifiés, ont rangé l'amputation spontanée dans la
catégorie des actes de défense évasive, c'est-à-dire ayant pour but ou
résultat de permettre à l'animal d'échapper à ses ennemis carnassiers.
Tel est, en effet, le bénéfice évident de l'opération.
On peut tenter d'expliquer la manière dont s'est formé et perfec-
tionné ce mécanisme remarquable. Et c'est ce qu'a fait L. Frédericq
en suivant la formule habituelle de la théorie de l'évolution.
Les premiers crustacés chez qui s'est produite l'autotomie, se sont
sans doute débattus tant et si bien qu'ils ont rompu en quelque
point le membre captif. Ils se sont comportés comme les oiseaux
sauvages qui, appréhendés par la queue, s'échappent, abandonnant
une touffe de plumes à l'étreinte ennemie, ou comme le Lérot dont
parle Frenzel, cette sorte de petit loir, ravageur de nos espaliers, qui
possède une queue très fournie dont la peau se déchire facilement et
reste dans la main qui l'a saisie. Ainsi fait encore le homard lorsque
l'on vient à le prendre par une patte autre que celle qui est armée de
pinces et passible d'amputation spontanée. Il se livre à des mouve-
mens furieux et désordonnés, incontestablement volontaires, qui
ont souvent pour résultat d'amener la rupture de la patte au point de
moindre résistance, c'est-à-dire au niveau de la membrane qui sépare
le deuxième article du troisième. — Mais, au cours des temps le pro-
cédé de réaction violente et générale du crustacé a pu se régulariser
et se perfectionner progressivement de génération en génération : les
contractions musculaires se sont concentrées sur un point de la patte
REVUE SCIENTIFIQUE. 223
dont la force de résistance a simultanément diminué : la résistance à
la traction dans la direction du membre y est restée grande; elle est
devenue faible, au contraire, dans le sens de l'axe d'un certain muscle
qui est le muscle autotomiste. La contraction de celui-ci a cessé
d'avoir besoin de la sollicitation de la volonté; elle est devenue pro-
gressivement réflexe comme il advient à tous les mouvemens haln-
tuels. De telle sorte que l'effort désordonné certainement volontaire
et intentionnel au début, serait devenu, au cours des générations,
réglé, économisé et purement réflexe. Et c'est cet état qui s'observe
chez le crabe. Lorsqu'on pince l'une des pattes, l'animal la soulève,
l'appuie légèrement contre le bord de la carapace ; on entend un cra-
quement, et la patte tombe, brisée le long d'un sillon circulaire qui
préexiste au milieu du deuxième article.
C'est là un type d'explication classique. Nous n'y ferons qu'une
légère restriction. C'est que l'amputation envisagée dans son carac-
tère actuel n'est plus seulement un acte de défense évasive. Il peut
arriver qu'il ne serve pas à l'évasion; que celle-ci soit impossible.
Il sert alors à la préservation de l'animal ; la blessure faite par un car-
nassier qui aurait pour conséquence une hémorragie mortelle, reste
sans inconvénient grâce à l'autotomie. On pourrait dire, à cet égard,
que l'amputation est devenue un acte de défense curative.
C'est dans l'interprétation des actes de ce genre qu'apparaît nette-
ment la différence foncière des points de vue des hommes de science,
suivant qu'ils sont zoologistes ou physiologistes. Le zoologiste, le
naturaUste, cherchent à situer le phénomène dans la nature : ils lui
assignent une place et un rôle en rapport avec l'idée qu'ils se for-
ment de l'utihté qu'il peut avoir. C'est ce qu'ils appellent « expliquer »
le phénomène : et c'est là une explication fînahste. « C'est, dit Huxley,
pour conquérir sa liberté que l'écrevisse rompt son membre captif. »
« C'est, dit un autre, — M, Parize, — sous l'influence de la peur que
lui fait éprouver le terrible poulpe, l'octopus, que se produit cette
rupture. » — Le physiologiste, comme le physicien, cherche l'expli-
cation scientifique du mécanisme phénoménal, abstraction faite des
déductions, inductions et vues hypothétiques qu'il peut permettre.
Le crabe rompt sa patte, parce qu'une excitation partie du membre
plus ou moins froissé ou blessé s'est réflécliie sur un centre nerveux
et a provoqué la contraction brusque et excessive de muscles norma-
lement destinés à étendre le membre.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
II
Le fait de l'amputation spontanée des pattes chez les crustacés et
de leur régénération ultérieure avait été aperçu par Réaumur au com-
mencement du xviii^ siècle. Dans un curieux mémoire présenté en
1712 à l'Académie des Sciences « sur les diverses reproductions qui se
font dans les écrevisses, les homards, les crabes, » le célèbre natura-
liste rapporte une expérience caractéristique à cet égard. « Je pris,
dit-il, plusieurs écrevisses auxquelles je coupai une jambe. Je les
renfermai dans un de ces bateaux couverts que les pêcheurs nomment
Boutiques, où ils conservent le poisson en vie... Au bout de quelques
mois, je vis, et ce ne fut pas sans surprise, quelque heu que j'eusse de
l'attendre, — je vis, dis-je, de nouvelles jambes qui occupaient la
place des anciennes que je leur avais enlevées. » Et l'auteur ajoute
une réflexion, une sorte de moralité, dans le goût du temps : « Une
pareille source de reproduction n'excite guère moins notre envie que
notre admiration. Si, en la place d'une jambe ou d'un bras perdu, il
nous en renaissait un autre, on embrasserait plus volontiers la pro-
fession des armes. »
Ceci est pour la régénération. Voici maintenant ce qui concerne
l'amputation spontanée : « C'est lorsque l'on coupe la jambe près de
la quatrième jointure qu'elle se reproduit le plus aisément. Et, ce qui
est digne de remarque, c'est que c'est aussi là que les jambes se
cassent naturellement... Si l'on va considérer, quelques jours après,
les écrevisses dont on a coupé une jambe à la première, à la seconde,
ou à la troisième jointure, on trouvera, pour l'ordinaire, et peut-être
avec quelque étonnement, que les jambes que l'on avait coupées sont
toutes cassées dans la suture qui est proche de la quatrième; comme
si les écrevisses, instruites que leurs jambes reviennent plus vite lors-
qu'elles sont cassées en cet endroit qu'ailleurs avaient eu la prudence
de se les y rompre. »
L'observation est parfaitement exacte de tous points. Lorsque l'on
coupe l'extrémité d'une patte, elle se détache toujours au même en-
droit, au niveau de l'article qui est le second en comptant à partir de
l'attache du membre au tronc et qui est le quatrième, en effet, si l'on
compte les articles à partir de l'extrémité, comme faisait Réaumur.
Chez l'écrevisse, comme chez le homard, d'ailleurs, c'est la patte de la
première paire, la pince, qui se rompt le plus facilement. Et cette
rupture, pour la pince, ne se fait pas dans l'intervalle de deux articles,
REVUE SCIENTIFIQUE. 225
par exemple entre le deuxième et le troisième (que les zoologistes
a.i^'peU.eni Oasipodite et ischiopodite). Elle ne se fait pas dans cette partie
molle et membraneuse qui sépare les parties rigides, mais dans la
continuité du deuxième article, en pleine partie dure. La place de la
rupture est d'ailleurs indiquée par un sillon préexistant. Tous ces
faits avaient été aperçus déjà par Réaumur et ils étaient tombés dans
l'oubli. C'est d'ailleurs sur les crabes, plutôt que sur les écrevisses,
qu'ils s'observent bien. Toute personne qui a manié ces animaux
vivans sait avec quelle facilité ils décrochent et sèment leurs pattes
sous l'influence d'une irritation très légère. Les dix pattes pem^ent
tomber ainsi successivement, et le crabe se trouver réduit, en
quelque sorte, à l'état de cul-de-jatte.
Il n'est pas permis d'incriminer ici, pas plus que pour le lézard ou
la sauterelle, une fragilité spéciale du membre. Cette fragilité n'existe
pas. Il faut des poids de 4 à o kilos pour détacher la patte chez un
crabe qui aurait les dimensions de la paume de la main. La séparation,
dans ce cas, ne se produit presque jamais au lieu d'élection habituel ;
le membre tout entier est arraché à son insertion au tronc. De plus,
la surface de rupture, au lieu d'être propre et nette, montre des masses
musculaires déchirées, en lambeaux. La nature est, dans ce cas, meil-
leur chirurgien que le physiologiste.
Reste à expliquer le mécanisme de l'amputation et son innocuité.
Il faut pour cela se rappeler la constitution des pattes des crustacés
que H. Milne Edwards a fait connaître autrefois dans ses belles re-
cherches sur l'histoire naturelle de ces animaux. Une patte est formée
par une série d'étuis durs, plus ou moins cyUndriques, placés bout à
bout. Une membrane flexible les relie, qui permet les mouvemens
des uns sur les autres, à peu près comme le joint de cuir qui dans les
tuyaux d'arrosage public unit entre eux les tubes métalliques. Les
articles sont au nombre de six, et c'est le second à partir du tronc qui
nous intéresse ici. Ce second article, en efTet, est formé par la soudure,
plus ou moins complète, de deux pièces : un sillon visible en indique
extérieurement la jonction. C'est là que se fera la rupture : c'est le lieu
d'élection; le point de moindre résistance. Un muscle puissant, étalé
en éventail sur le premier article, vient s'attacher par un tendon en
pinceau sur le bord le plus voisin du deuxième article. Sa contraction,
lorsqu'elle est modérée et qu'aucun obstacle ne se met en travers, a
pour effet d'écarter la patte de l'axe du corps, de l'étendre en dehors
(muscle extenseur). Lorsque la contraction est ^dolente, et c'est le cas
pour celle qui est provoquée d'une manière réflexe par le froisse-
TOME xm. — 1903. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, la piqûre, récrasement de l'exlrémité du membre, celui-ci
fortement étendu vient buter contre le bord de la carapace. Un
craquement se fait entendre, le sillon se creuse, la coque se fend,
éclate; les tissus mous se déchirent; la rupture est consommée. Le
muscle extenseur, qu'on pourrait appeler amputateur, gonflé par la
contraction, obstrue l'orifice, et forme une sorte de moignon qui
s'oppose à l'écoulement du sang.
M. Ch. Contejean a fait connaître le mécanisme de la rupture de la
queue chez le lézard. 11 est très analogue. Les articles sont repré-
sentés ici par les vertèbres qui forment le squelette caudal. Celles-
ci, en forme de sablier, ont un point faible en leur milieu, correspon-
dant à l'étranglement; il y a là une zone qui n'a pas subi l'ossification
et s'est maintenue à l'état de cartilage. La rupture se fait en cet
endroit, sous l'influence d'une forte contraction des muscles qui
tirent de part et d'autre. La queue se courbe en S et quelques se-
cousses convulsives suffisent à rompre la peau écailleuse au niveau
de la fracture et à séparer le fragment caudal. Ici, encore, la rétrac-
tion des muscles pare à l'hémorrhagie.
III
L'amputation spontanée n'est pas un fait accidentel, propre seule-
ment à un petit nombre d'espèces et destiné à leur défense. C'est un
phénomène très général et qui peut servir à d'autres objets qu'à pro-
téger la retraite de l'animal devant ses ennemis. M. Giard a distingué
les divers cas d'autotomie en deux grands groupes suivant leur genre
d'utilité. La mutilation que s'impose l'animal peut servir, suivant cet
éminent naturaliste, soit à faciliter la fuite de l'animal; c'est Vauto-
tomie évasive; soit à assurer sa propagation, et c'est alors Vautotomie
reproductrice.
Dans ce qui précède, il n'a été question que des exemples les mieux
étudiés des mutilations destinées à la défense de l'animal, et ceux-là
sont offerts par quelques vertébrés et par un grand nombre de crus-
tacés. Mais, ce procédé de défense n'est pas moins répandu chez les
Insectes. Il existe à peu près chez tous ceux qui possèdent des mem-
bres longs et grêles. C'est un fait assez général et comportant peu
d'exceptions. On cite parmi ces exceptions les insectes haut perchés
qui courent à la surface des eaux tranquilles, et que les enfans
appellent à tort araignées d'eau: ce sont des hydromètres.
Tout le monde connaît la facilité avec laquelle les sauterelles per-
REVUE SCIENTIFIQUE. 227
dent leurs longues paites sauteuses. Celles-ci restent souvent dans
les mains de l'enfant qui les saisit sans précaution. On ne peut pré-
tendre cependant que ce soient des organes fragiles, car ils sont ca-
pables de supporter un poids considérable sans les rompre. Conte-
jean a employé jusqu'à 180 grammes pour un insecte qui pesait
3 grammes; et lorsque la patte cède enfin, l'arrachement se fait au
point par oii elle s'unissait au tronc. Au contraire, quand elle cède à
la légère pression de la main qui l'appréhende, ce n'pst pas un arrache-
ment qui se produit : c'est un phénomène actif, une désarticulation,
un décrochement réalisé par la contraction réflexe des muscles. Le
lieu aussi en est différent : c'est entre la première et la seconde
pièce, entre la cuisse et la hanche, qu'elle se produit. — On peut d'ail-
leurs éviter la mutilation de la sauterelle en la saisissant à l'extré-
mité de la grosse cuisse (ou fémur) sans presser trop fortement. Mais
alors, il suffit de pincer le bout de la patte, de donner un coup de
ciseaux sur les crochets du pied, pour que la cuisse se détache du
corps et que l'animal tombe à terre. — Le fait se produit encore chez
l'insecte décapité.
Dans l'ordre des Diptères, l'amputation spontanée s'observe chez
les tipules aux pattes longues et grêles comme celles des cousins, et
aussi chez nombre de mouches dont les membres cependant sont plus
courts et ramassés.
De nombreux papillons abandonnent aussi très aisément leurs
pattes. Ce sont le plus souvent des espèces à musculature puissante,
les nymphales, les vanesses, des sphinx, des noctuelles, des pyrales.
L. Frédericq a observé le fait chez de petites espèces, les ptérophores
aux ailes laciniées.
Les araignées communes, les faucheurs, désarticulent leurs pattes
aussitôt qu'elles sont exposées à la moindre violence; mais, si l'on se
contente de les retenir en les attachant ou en les engluant, l'animal
reste captif et le réflexe de prétendue défense évasive ne se produit
pas.
Il faut arrêter cette énumération. Pour qu'elle fût complète il fau-
drait citer, parmi les Mollusques, les éolis qui abandonnent leurs
papilles dorsales; — parmi les Échinodermes, les oursins qui se débar-
rassent, dans les cas pressans, de leurs ambulacres; — parmi les
Annélides, les polynoës et les cirrhatules qui se défont de leurs cirrhes.
Dans ce dernier groupe, le fait est si général et si fréquent qu'il est
difficile de rencontrer des exemplaires entiers et complets d'un grand
nombre d'espèces de Chétopodes.
^28 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, dans l'embranchement des Rayonnes, les comatules et les
étoiles de mer, astérides et ophiures, se mutilent avec la plus grande
facilité. W. Preyer, après Liitken, a étudié le détail de ces curieux
phénomènes, à la station zoologique de Naples. Il a vu les bras se
détacher par groupes de trois et de quatre. Et comme ces fragmens
continuent de vivre après leur séparation et qu'ils reconstituent le
type, la mutilation devient ici un procédé de diffusion de l'espèce; c'est
Vautotomie reproductrice. Le bras détaché peut lui-même se subdiviser
en fragmens secondaires. C'est chez les comatules que le phénomène
est poussé à son comble. Si l'on excite par l'électricité le disque cen-
tral d'un de ces gracieux rayonnes qui ressemblent plus ou moins
exactement à des tulipes de mer, tous les bras se détachent et chacun
d'eux, sous la même excitation, se divise et se fragmente. Il semble
que ce soit une association qui se dissout. Et, de fait, ces rayonnes
sont des sortes de colonies formées par la réunion d'un assez grand
nombre d'individus.
On voit ici l'autotomie confiner à la division reproductrice chez les
étoiles de mer; il en est de même chez les échinodermes; de même
encore chez les céphalopodes qui se débarrassent d'un bras ectocotyle
reproducteur. L'autotomie, enfin, devient économique, ainsi que le dit
M. Giard, chez les synaptes, les phoronis et d'autres espèces qui, en
cas de disette alimentaire ou de difficulté respiratoire, s'allègent et ré-
duisent leur volume, afin d'entretenir, dit-on, avec plus de facilité un
corps plus petit.
Il est toujours hasardeux d'envisager les actes des animaux au
point de vue finaliste, comme font les naturalistes. Il est facile, mais
en même temps chanceux de sonder les intentions de la nature, le but
d'un acte, ou d'en apprécier seulement les résultats. Il est plus scienti-
fique et plus sûr d'en rechercher le mécanisme.
A. Dastre.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES DU VENEZUELA
31 décembre.
Il y a quelque dix ans, lorsque éclata l'un de ces scandales qui
viennent périodiquement troubler et affliger notre pays, de mauvaises
langues prétendaient que, dans les antichambres ministérielles et les
couloirs du Parlement, on feignait d'être ailleurs et de mettre une
curiosité anxieuse à se demander : « Que se passe-t-il donc à Caracas? »
Aujourd'hui encore, en des circonstances qui malheureusement ne
font que trop penser à celles-là, c'est une question que l'on peut se
poser d'autant plus légitimement que, cette fois, il se passe à Caracas
des choses sérieuses, et même graves, où sont intéressées trois ou
quatre des plus grandes puissances du monde, et desquelles, par con-
séquent, on ne saurait nulle part distraire son attention.
Le point de départ de toute l'affaire est naturellement une révolu-
tion. Nous disons « naturellement » parce que le Venezuela est l'un
des États de l'Amérique du Sud où se vérifie le mieux cette « loi » des
Républiques espagnoles d'aller d'insurrections en pronunciamientos^
comme s'il fallait coûte que coûte tailler de la besogne à ces généraux
improvisés et inoccupés dont on assure, en plaisantant à peine, qu'Usa
sont plus nombreux que leurs soldats; qui, en tout cas, sont presque
aussi nombreux que les sous-officiers; et qui, ne trouvant que rare-
ment à employer leur activité ou à faire briller leurs talens au dehors,
se retournent vers le dedans et, plutôt que de ne pas faire la guerre,
aim.ent mieux déchaîner guerre civile sur guerre civile. Là, dans ces
Républiques du plein soleil, entre le tropique et l'équateur, s'est exagéré
230 REVUE DES DEUX MONDES.
le type espagnol, s'est exaspéré le mal espagnol; là s'est développée
jusqu'à l'état aigu l'espèce d' « ingouvernabilité » de la race que les
ambassadeurs florentins relevaient déjà à la charge des Espagnols du
XVI* siècle. Le Venezuela, pour sa part, n'a eu garde de manquer à ces
traditions, par lesquelles, s'en étant séparée par tout le reste, l'Amé-
rique du Sud se rattache à la mère patrie ; et, si l'on en croit le compte
qu'en a fait le propre ministre des Affaires étrangères du Royaume-
Uni, lord Lansdowne, il en serait, depuis soixante-dix ans, à sa cent
quatrième révolution : à peu près une et demie par an.
Ce qui est sur, c'est que Tannée qui finit en a vu deux, ou, sinon
deux révolutions distinctes, au moins une révolution en deux temps
et comme en deux actes. Un ancien ministre des Finances, M. Matos,
transformé subitement en « général » Matos, a levé contre le prési-
dent Gipriano Castro,
Juste retour. Monsieur, des choses d'ici-bas,
ce même étendard de la révolte qu'accourant jadis de ses montagnes
des Andes, le général Castro avait levé contre le président Andrade.
A son tour, U a enrôlé et entraîné contre le tyran une « armée libéra-
trice; » — les armées révolutionnaires sont toujours, tant que durent
les révolutions, des armées hbératrices; ce n'est que plus tard que l'on
s'aperçoit qu'une autre armée et une autre révolution sont néces-
saires pour se libérer du libérateur. Après mille vicissitudes, que seul
un Hurtado de Mendoza serait digne de raconter : — guerra larga de
varias sucesos, tomas y desolaciones de ciudades populosas, — tantôt
battant, tantôt battu, longtemps menacé, puis soudain victorieux, au
bout de plusieurs mois de lutte, le président Castro paraissait avoir
triomphé de ses adversaires, et il rentrait dans sa bonne ville de
Caracas, au son tonnant et carillonnant du canon et des cloches.
Il est vrai que ces cloches, le clergé s'était refusé à les sonner, et
que le Président avait dû y faire pourvoir par sa police; ce qui n'était
pas un excellent signe. Cependant, la discorde s'était mise au camp
des conjurés; la révolution elle-même s'était divisée. A la suite d'une
querelle entre le général Matos et l'un de ses principaux lieutenans, le
général Rolando, on annonçait que le général Matos s'était retiré,
mais non sans avoir passé ses pouvoirs au général Hernandez, l'Es-
tropié, el Mocho, ainsi nommé ou surnommé à cause d'une blessure
qu'il avait reçue au bras dans une précédente campagne.
Quoi qu'il en fût, les télégrammes officiels devenaient ou redeve-
naient dithyrambiques : maintenant qu'il s'estimait consolidé, le pré-
REVUE. CHRONIQUE. 231
sident Castro haussait le ton jusqu'au défi : « Les petits peuples,
faisait-U dire par la presse à sa dévotion, les petits peuples, au moyen
de leur armée et de leur marine, ont aussi la force et peuvent la faire
sentir. On ferait bien de ne pas mettre le président Castro dans l'obli-
gation d'agir et de procéder avec énergie, car on pourrait en souffrir. »
Qui, on ? Ni plus ni moins que l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, et un
peu les États-Unis, la France, la Hollande, mêlés à des titres divers
et par certains de leurs nationaux à ces histoires vénézuéliennes, car
voilà le mauvais côté de la civilisation moderne : avec l'extrême faci-
lité des communications et l'appât d'un commerce plus étendu, il y a
partout des gens de partout; les peuples à présent se compénètrent,
et l'on ne peut plus se battre entre soi sans risquer par là même
d'en blesser d'autres et de se voir contraint à des réparations coû-
teuses.
On avait appris vers le milieu de juin que le président Castro venait
de déclarer confisqués les biens provenant de la succession d'un de
ses prédécesseurs, l'ancien président de la République Guzman Blanco,
et que le représentant de la France à Caracas, notre consul M. Quié-
vreux, avait dû protester contre la saisie de ces biens, dont une partie
appartient à M. le duc de Morny, du chef de sa femme, fille de Guzman
Blanco. Le rétablissement de nos relations diplomatiques avec le Vene-
zuela était tout récent, si récent que la légation de France à Caracas
était encore vacante ; et ce nouvel incident faisait craindre une nou-
velle rupture. D'autre part, la révolution s'était, comme d'ordinaire
les révolutions, abandonnée à toutes sortes d'excès. En vingt endroits,
et notamment à Barcelona, beaucoup de propriétés avaient été dé-
truites; vingt-neuf maisons de commerce, la plupart étrangères, et
quinze maisons particulières, saccagées; des perquisitions, opérées; et
de l'argent extorqué aux habitans terrorisés, sous promesse d'épargner
leur vie et celle des leurs. Gela se passait en août. En septembre, les-
dits révolutionnaires faisaient sauter les ponts du chemin de fer alle-
mand de Valencia à Caracas et deux ponts du chemin de fer anglais de
Caracas à la Guayra. Aussi révolutionnaire qu'eux, le gouvernement
faisait plus fort. Le navire vénézuéhen le Réstaurado?' s'avançait sous
pavillon américain et bombardait Ciudad-Bolivar, le grand port de
rOrénoque, occupé par les insurgés; il s'en tirait avec des excuses, en
saluant le drapeau éloilé. Ce qui n'empêchait pas le président Castro
de faire arrêter en octobre à Carupano notre agent consulaire, qu'il ne
relâchait que sur une protestation vigoureuse. La Hollande y joignait
la sienne pour la saisie de deux goélettes; et, avec l'Angleterre, elle
232 REVUE DES DEUX MONDES.
demandait l'abolition des droits différentiels de 30 pour 100 sur les
marchandises venant des Antilles.
Cette longue liste de griefs se grossissait de tout un paquet de
créances demeurées depuis longtemps irrécouvrables. L'Allemagne,
entre autres, réclamait au Venezuela un certain nombre de millions
soit prêtés, soit engagés dans la construction de ce chemra de fer de
Caracas à Valencia, dont, précisément, l'insurrection venait de ruiner
les ouvrages d'art; soit enfin exigés en dédommagement de pertes
subies par des sujets allemands. Le gouvernement vénézuélien com-
mençait par repousser de telles réclamations ; U leur déniait tout fon-
dement légal : ses tribunaux, selon lui, et ses tribunaux seuls, appré-
cieraient. Au surplus, il ne prétendait pas ne rien devoir, et ce qu'il
devait, il le paierait quand il pourrait; mais il ne pourrait point tant
que la révolution décliirerait le pays, tant que la guerre civile ne serait
pas achevée, tant que l'ordre n'aurait pas ramené la prospérité.
« Demain, » disait le président Castro, manana; et il atermoyait, il
chicanait, il répondait par d'autres griefs. Quoi d'étonnant, s'il ne
venait pas à bout de l'insurrection? EUe avait, insinuait-U, les sym-
pathies secrètes, ou même déclarées, des puissances, parce que son
chef, M. Matos, avait osé promettre ce à quoi il n'aurait jamais voulu
consentir, quant à lui : l'institution d'un contrôle étranger sur les
finances nationales. Et ce n'étaient pas des sympathies inactives ou
platoniques : en échange de ces complaisances, les autorités anglaises
de la Trinité, — le général Castro les en accusait formellement, —
avaient d'abord suscité ou favorisé la révolution, puis l'avaient ra-
vitaillée par les expéditions du navire flibustier le Ban Righ, qui
jetait de temps en temps sur les rives de l'Orénoque des armes et des
provisions. Que si, se défendant et hâtant de son mieux la pacifica-
tion, il décrétait le blocus de l'embouchure de ce fleuve et des côtes
vénézuéhennes, les mêmes puissances, les grandes puissances, par
un abus scandaleux de la force, soutenaient que ce blocus n'était pas
effectif, et s'en souciaient comme si de rien n'était. L'Angleterre avait
abusé bien plus scandaleusement encore; elle avait occupé l'île de
los Patos, considérée par elle comme une dépendance de la Trinité,
par le Venezuela comme terre vénézuéhenne. Qui donc avait en-
dormi les farouches gardiens de la doctrine de Monroë? Lui, cepen-
dant, président Castro, en face de la révolution, il représentait le gou-
vernement réguUer, en face de l'étranger l'indépendance nationale,
et en face de l'Europe coahsée l'intégrité, l'inviolabifité du continent
américain. C'étaient de grandes causes et qui, s'il devait succomber.
REVUE. CHRONIQUE, 233
valaient bien une grande chute! A mesure, d'ailleurs, que la fortune
lui revenait et que la situation se dessinait en sa faveur, il espérait
un peu plus chaque jour qu'il ne succomberait pas, et, sous l'em-
pire de ces dispositions, à la fin de novembre, il avisait l'Angle-
terre, l'Allemagne, la France, l'Italie, la Hollande, et indirectement les
États-Unis, de prendre garde à ne pas le mettre « dans l'obhgation
d'agir. »
Mais il avait tant dit et répété qu'il paierait « demain, » et que
« demain, » ce serait quand l'insurrection serait abattue ; il disait main-
tenant si fièrement que c'en était fait des conspirateurs et des traîtres,
que la révolution était en pièces et les révolutionnaires en morceaux ;
il faisait sonner avec une telle allégresse les cloches et tonner avec
une telle solennité les canons pour la paix, que les puissances, impa-
tientes, croyant arrivé ce « demain » qu'elles avaient redouté peut-être
de ne voir arriver jamais, toutes ensemble, sans tarder, présentaient
leur note, parlant, suivant leur caractère et leurs incUnations, plus ou
moins impérieusement. C'est le 14 novembre qu'un décret présidentiel
avait réinstallé à Caracas le siège du pouvoir exécutif. Le 25, la
Grande-Bretagne adressait un ultimatum au gouvernement vénézué-
lien. Elle lui signifiait d'avoir à verser immédiatement une indemnité
convenable à ceux des sujets de Sa Majesté qui avaient été lésés par
sa faute, durant la dernière guerre ou antérieurement, et à donner,
de plus, des garanties de sécurité pour l'avenir. Un délai de quinzaine
lui était imparti, à l'expiration duquel, s'il n'avait pris un arrangement
satisfaisant, l'Angleterre rappellerait son représentant à Caracas et
romprait toute relation diplomatique.
En outre, il apparaissait bientôt que l'Allemagne, penchait, à son
habitude, vers la manière forte. Dès l'origine du conflit, elle s'était
prononcée, comme en témoignaient les articles de la Gazette de Co-
logne, lors de l'arrestation de l'agent consulaire français à Carupano,
pour une solution nette et complète, avait hé partie avec l'Angleterre
et avec elle combiné une action commune au Venezuela en vue d'y
faire prévaloir de concert leurs droits et leurs intérêts. Une escadre
impériale recevait l'ordre de se rendre dans les eaux vénézuéliennes,
et d'y ralUer les croiseurs déjà détachés pour y faire la police mari-
time et couvrir de leur protection, le cas échéant, les sujets allemands
qui en auraient besoin. Désormais il s'agissait de bien autre chose
que d'une opération de police, même rude : U fallait régler tous les
comptes, tout d'un coup, et tout de suite.
En ces conjonctures plus que délicates, le président Castro se re-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
jetait alors vers les Étals-Uuis, qui, eux aussi, avaient pu avoir à
se plaindre de lui et, eux aussi, avaient pu prendre quelques précau-
tions contre lui, mais qui, pensait-il, oublieraient vite ses torts, si
l'Europe se plaçait envers eux dans le tort incomparablement et infi-
niment pire d'offenser la doctrine de Monroë, de manquer au premier
de leurs principes, consacré et posé par un siècle d'histoire comme la
condition même de leur existence, comme la règle même de leur poli-
tique : l'Amérique aux Américains. A la Maison-Blanche, on affectait de
ne pas entendre, et, sans doute pour ne pas encourager le général dans
une résistance entêtée, on lui laissait entendre, on lui faisait même
expressément savoir que « la doctrine de Monroë n'a nullement pour
objet de protéger les républiques sud-américaines dans les tentatives
qu'elles peuvent faire pour se soustraire à leurs engagemens; » et
qu'en conséquence on avait « informé l'ambassadeur d'Angleterre que
les États-Unis ne font pas la moindre objection à ce que la Grande-
Bretagne saisisse les douanes vénézuéliennes, à l'effet d'assurer le
paiement des indemnités dues à ses nationaux. »
Vainement le président Castro revenait sur ce point, qu'il jugeait
décisif : l'occupation par les autorités anglaises de l'île de los Patos,
— n'y avait-il pas là violation du sol américain ? — les États-Unis se
contentaient de la déclaration de l'ambassadeur d'Angleterre, que « la
Grande-Bretagne n'a pas l'intention de s'établir à demeure sur le ter-
ritoire du Venezuela ; » et, comme la même déclaration était faite par
l'Allemagne, ils ne pouvaient, concluaient-ils, que rester neutres.
L'intervention armée des deux puissances, Angleterre et Alle-
magne, se dessinait très vigoureuse : six vaisseaux anglais, six vais-
seaux allemands; et, en Allemagne, on déplorait que l'amirauté ne fît
pas davantage et n'en envoyât pas trois de plus, ainsi qu'il en avait
été question. De toute manière, on voulait que le différend avec le
Venezuela fût tranché une bonne fois par ce qui tranche une fois pour
toutes, par l'épée. « Autrement, disaient les Berliner Neueste Nachrich-
ten, le seul résultat aura été d'endurcir le président Castro dans son
insolence et de lui permettre peut-être de se vanter de nouveau d'avoir
repoussé les navires de guerre allemands avec quelques tonneaux de
bière. »
Un peu refroidi dans son espérance de voir les États-Unis inter-
poser entre les alliés et le Venezuela la doctrine de Monroë, le Prési-
dent faisait appel au sentiment national, à cet orgueil de race toujours
vivant dans toute population de sang espagnol, à cette chevalerie qui
ne déteste pas et recherche même avec une noble folie les batailles
REVUE. — CHRONIQUE. 233
disproportionnées ; et la grandiloquence de son langage n'allait pas
sans une certaine grandeur de desseins et de pensées. Après s'être
qualifié, lui et les siens, de « héros du droit » et avoir qualifié les
autres, les partisans du général Matos, de « mercenaires assassins,
soudoyés pour le malheur du Venezuela, » subitement il les amnis-
tiait, il tentait de se les réconcilier, il leur montrait et il offrait de leur
confier le drapeau, générosité qui sans doute n'était pas exempte de
quelque calcul : se servir du danger de la patrie pour se sauver de la
révolution.
Les insurgés, du reste, n'y étaient pas pris : leur chef, M. Matos,
escomptait le même péril, en sens contraire. « L'Angleterre et l'Alle-
magne vont se saisir des douanes : bien! se disait-il, bueno! c'est
autant de ressources que Castro n'aura plus ; qu'il perde le nerf de la
guerre, et c'est la révolution qui l'emporte, cette révolution qu'il s'est
vanté trop tôt d'avoir réduite, qu'U avait provoquée par sa tyrannie,
et que son aveuglement, son ambition insensée, la frénésie de son
égoïsme charge de tant et de si effrayantes complications ! » Ainsi, pour
tous deux, le point de vue intérieur commandait le point de vue exté-
rieur, et ce point de vue intérieur se confondait presque avec le point
de vue personnel : pour le général Castro, la fin de la révolution,
c'était le salut de la patrie ; et pour le général Matos, le danger de la
patrie, c'était le succès de la révolution.
En attendant, n'ayant pu refaire, même contre l'ennemi national,
l'unité sous son commandement, et sentant en quelque sorte déjà le
poids de la puissance anglo-allemande, dont les forces se concen-
traient tout près de sa capitale, à la Guayra, le président Castro épilo-
guait afin de gagner du temps, afin surtout de donner aux États-Unis
le temps de se réveiller et de réveiller la doctrine de Monroë sommeil-
lante; peut-être qu'à la fin, tout de même, les États-Unis supporte-
raient mal cette flotte de douze ou quinze vaisseaux de guerre, la
plus considérable que l'Europe se soit jamais permis de rassembler
dans la mer des Caraïbes 1... En effet, une vague inquiétude gagnait
l'opinion américaine; quinze vaisseaux, n'était-ce pas beaucoup pour
contraindre le Venezuela à payer ses dettes, et n'y avait-il pas
quelque chose là-dessous, quelque chose comme le secret désir de
faire impression sur l'Amérique du Sud tout entière et d'éprouver la
portée et la résistance de la doctrine de Monroë? V américanisme
s'inquiétait, Vimpérialisme s'agitait, la presse « jaune » grondait et
grognait : le Times de New-York criait à l'invasion, à la conquête euro-
péennes; le Sun traçait des limites, formulait des réserves, examinait
236 REVUE DES DEUX MONDES.
des hypothèses : « En tout cas, — c'était le dernier mot, — si quelque
puissance européenne traite une république sud-américaine comme la
France a traité le Mexique, et l'Angleterre l'Egypte, elle aura affaire
aux États-Unis. »
Brusquement, le 10 décembre, les faits se précipitèrent. L'es-
cadre anglo-américaine s'empara, dans le port de la Guayra, de la
flottille vénézuélienne, composée de quatre ou cinq canonnières, sur
huit, dont cinq utiUsables, que le Venezuela possédait au commence-
ment de la guerre civile. Les ministres anglais et allemand à Caracas,
MM. Haggard et de Pilgrim-Baltazzi, remettaient au gouvernement
vénézuéhen un second ultimatum et quittaient la ville, en priant le
ministre des États-Unis, M. Bowen, qui acceptait, de se charger de la
défense de leurs nationaux.
La dernière chance du président Castro s'évanouissait. Très irrité,
dans le premier moment, il ripostait par une provocation et faisait
arrêter, non plus un agent consulaire ou quelques particuliers isolés,
mais bien tout ce qu'il pouvait trouver à Caracas de résidens anglais
ou allemands, en ajoutant qu'U les garderait comme otages. Il lan-
çait en même temps proclamations sur proclamations. « Si le Ve-
nezuela, s'écriait-il, avait refusé de remplir ses engagemens fiscaux,
si la justice et la diplomatie avaient épuisé toutes leurs ressources,
alors seulement on aurait pu s'attendre à des mesures aussi extrêmes,
mais cela ne s'était pas produit. Le fait que le gouvernement n'a ja-
mais augmenté la dette et qu'il a payé tout ce qu'il a commandé pen-
dant la révolution, y compris les trains réquisitionnés pour le trans-
port des troupes sur les chemins de fer allemands, prouve l'honnêteté
de son administration et montre ce à quoi les étrangers devraient
s'attendre de sa part. » Ensuite il élevait la voix : « Je ne puis hono-
rablement faire davantage, et je ne chercherai pas d'excuses pour
désarmer des inimitiés folles. Ce serait se soumettre à des humiliations
qui offenseraient la dignité des VénézuéUens, et qui ne seraient pas
en accord avec ma vie publique. La cause de notre dignité nationale
est fondée sur nos droits, sur notre sens de la justice, et sur nos
relations d'amitié mutuelle et de respect avec les nations étrangères. »
Qu'est-ce que cachait la conduite, à ses yeux inique et brutale, de
l'Angleterre et de l'Allemagne? Au développement de quel plan mys-
térieux voulait-on faire servir cet étalage insolite de la force? Le
président Castro ne le disait pas, mais il souffrait que le consul du
Venezuela à Londres le dît publiquement, reprochât aux Anglais et aux
Allemands d'avoir acheté le général Matos et fomenté la révolution.
REVUE. CHRONIQUE. 237
« Nous savons de ia façon la plus positive que la Disconto Gesell-
schaft, la banque allemande bien connue, et un comité révolutionnaire
de Londres se tenaient dans la coulisse et avaient établi leur princi-
pale base d'opérations dans l'île anglaise de la Trinité. Matos a échoué,
et l'on conçoit le mécontentement de ceux qui perdaient ainsi les
grosses sommes qu'Us avaient aventurées dans l'affaire. » Toutes ces
réclamations, toutes ces notes à payer, fabriquées de toutes pièces ou
enflées par tous les moyens, accrues d'intérêts usuraires, U faudrait
voir ce qu'elles pèseraient si on les portait devant un tribunal, véné-
zuélien ou autre ! Mais, quand bien même elles seraient reconnues
exactes, est-ce que vraiment on ne pourrait pas, donnant un peu de
répit au Venezuela épuisé par ses discordes intestines, en faire le
report à plus tard, pas beaucoup plus tard, aussitôt que la paix aurait
effacé les maux de la guerre? Et l'éternel « à demain » revenait : ma-
nana! La France avait consenti un sursis; et l'on opposait sa modé-
ration aux exigences impitoyables de l'Angleterre et de l'Allemagne.
Pour celles-ci, qu'elles réfléchissent. « Le Venezuela ne peut
évidemment songer à se mesurer avec les deux puissances dont les
escadres sont en rade de la Guayra, mais il ne serait pas surprenant
que la population de Caracas exerçât sur les étrangers de terribles
représailles, si, par malheur, un débarquement avait lieu. » Ce débar-
quement avait lieu malgré tout, et les représailles ne se faisaient pas
attendre. A peine un détachement d'infanterie de marine allemand
avait-il saisi la douane de la Guayra, que des bandes de manifestans
se répandaient dans les rues de Caracas, essayaient d'enfoncer les
portes de la légation et du consulat d'Allemagne, aux cris de : « Mort
aux Allemands! » sous l'œU indifférent, sinon bienveillant, delà po-
lice. Le drapeau allemand et le drapeau anglais étaient déchirés. Le
gouvernement vénézuélien, lui-même et plus directement, prenait sa
part de responsabilité. Il frappait d'embargo le chemin de fer anglais
de Caracas à la Guayra et le chemin de fer central anglais. Tous les
résidens anglais, sauf deux, quatre-vingt-dix-sept membres de la
colonie allemande, étaient emprisonnés; pour ne point parler des
étrangers appartenant à d'autres nationahtés, molestés « par mé-
prise ; » mais, en ce qui concernait Anglais ou Allemands, il n'y avait
pas de méprise : ils répondraient au Venezuela des démarches et des
visées de l'Angleterre et de l'Allemagne.
Le président Castro, jamais à court d'argumens, et d'autant plus
hardi qu'il y découvrait le moyen de reconquérir la faveur populaire,
se hâtait de s'en expliquer en son style le plus acerbe : « Les étran-
238 REVUE DES DEUX 3JUNDES.
gers ont, de leur pied insolent, profané le sol sacré du Venezuela.
C'est un acte remarquable dans l'histoire des nations civilisées,
sans précédent et sans justification possible. C'est un acte barbare,
une atteinte aux principes les plus élémentaires du droit des gens.
C'est un acte ignoble, parce qu'il est le résultat d'un mélange immoral
et lâche de force et de perfidie,... etc., etc. » De pareils discours,
accompagnés de gestes plus vifs encore, ne devaient qu'envenimer le
conflit. Le bombardement de Puerto-Gabello, le blocus des côtes vé-
nézuéliennes allaient suivre. L'Italie faisait connaître qu'elle avait de
son côté des réclamations à présenter, relatives aux dommages
éprouvés pendant les révolutions de 1898 et de 1900, dommages es-
timés par elle à la somme de près de 3 millions de « boUvars » ou de
francs, sans préjudice des réparations dues pour l'insurrection cou-
rante ; elle déposait à son tour un ultimatum et à son tour annonçait
l'envoi de cinq navires de guerre dans les eaux du Venezuela, rendant
par là patente son accession à l'entente anglo-allemande et notifiant de
ce fait la formation d'une Triplice nouvelle et occasionnelle. L'heure
était venue de se demander comment tout cela finirait ; ou plutôt on ne
se le demandait déjà plus, et on ne le prévoyait que trop clairement,
lorsqu'un changement se fit jour dans l'opinion américaine vis-à-vis
des alliés, et même dans l'opinion anglaise vis-à-vis de l'Allemagn-e,-
ou, sans changement véritable, des dispositions s'y condensèrent, qui
étaient demeurées jusqu'alors à l'état diffus; et l'on se mit, aux États-
Unis et en Angleterre, à exprimer tout haut ce que jusqu'alors on
s'éiait borné à penser et à murmurer tout bas.
A Washington, on ne dissimulait plus le soupçon, que, dans les
derniers événemens et, par exemple, dans le bombardement de
Puerto-Cabello, les lois internationales aient été violées : pour le dis-
siper, n ne fallait rien de moins que le témoignage du ministre des
États-Unis à Caracas, M. Bowen. M. Hay, secrétaire d'État aux
Affaires étrangères, s'opposait officiellement à l'extension aux navires
américains du blocus qualifié, par un aimable euphémisme, de « paci-
fique. » Il soutenait qu'une telle forme de blocus, pour ne pas excéder
sa définition, n'est applicable qu'aux bâtimens de l'État bloqué et
n'existe pas au regard des neutres ; et il invoquait en faveur de cette
opinion non seulement l'avis de jurisconsultes éminens, — ce qui
n'eût été que peu de chose, — mais « le droit de protection de la li-
berté commerciale que la doctrine de Monroë confère aux États-Unis
dans les eaux du Nouveau Monde ; » — et c'était beaucoup, car c'était
l'apparition de ce spectre que le président Castro s'était efforcé, et
REVUE. CHROMQUE. 239
inutilement auparavant, de faire se lever, qui se dressait enfin, et, les
bras étendus, marquait aux puissances non américaines la ligne qu'il
leur serait interdit de franchir.
A Londres, la revue conservatrice, le Spectator, parlait amèrement
de la coopération anglo-allemande : « Les Allemands, imprimait-elle,
ne seraient probablement pas fâchés que les choses s'embrouDlent
au Venezuela, ou que le président Castro les embrouille à ce point que
tout accommodement soit impossible. Peut-être même le souhaitent-
ils... Mais Une faut pas se réjouir de la faiblesse du Venezuela. C'est
la faiblesse de résistance de l'Amérique latine, jointe à sa richesse, a
son étendue, qui en fait une telle tentation pour l'Allemagne, pour
ritahe, pour tous les peuples à population essaimante. Un Venezuela,
grand comme deux fois la France, riche comme plusieurs Antilles,
cela serait pour l'Allemagne ce que l'Inde a été pour l'Angleterre !
Avec un tel déversoir et un tel retour de richesses, on viendrait
vite à bout du socialisme à l'intérieur. La prépondérance de l'Alle-
magne serait alors insoutenable en Europe. >•> De cette prépondé-
rance, de cette hégémonie de l'Allemagne impériale, l'Angleterre ne
veut ni ne saurait vouloir en Europe, et, pour ne pas la subir en
Europe, elle doit se garder de lui ouvrir les voies hors d'Europe. « Le
ciel nous préserve, nous autres Anglais, de servir cette politique ! »
D'autres organes encore, reflétant d'autres nuances, adaptaient au
goût de leur pubUc la fable où le chat tire du feu les marrons qu'U
ne mangera pas. Le barde des récentes épopées britanniques, M. Ru-
dyard Kipling, oublieux de la sollicitude amicale qu'U avait, dans ïa
maladie qu'U fit U y a quelques années, rencontrée chez GuUlaume II,
bouUlonnait et couvrait de la lave de ses strophes, — Quidlibet audendi. . .
— u le Goth et le Hun sans honte. » Ceux mêmes que retenait le res-
pect traditionnel et constitutionnel de la majesté impériale et royale
n'étaient pas loin de maudire en leur cœur ces entretiens de Sandring-
ham, ces tête-à-téte d'oncle à neveu, cette façon de « pacte de famiUe »
qui se substituait ou se superposait à une pohtique vraiment natio-
nale. Et, comme on n'en voulait pas rejeter la faute sur l'initiative du
roi, on s'en prenait à <. l'insuffisance » des ministres. Le moins qu'U
faUle dire, c'est qu'on se rendait compte en Angleterre que l'on mar-
chait à cause de l'Allemagne, à la suite de l'Allemagne, au profit de
l'Allemagne, et que, pour toutes ces raisons, on marchait sans élan.
L'Amérique du Sud franchement impatiente ; les États-Unis moins
patiens qu'on ne s'en était flatté ou patiens seulement jusqu'à un cer-
tain point; la Grande-Bretagne peu décidée, du moins pas du tout
240 REVUE DES DEUX MONDES.
enthousiaste; c'étaient des conditions médiocres pour se ruer à fond
dans une aventure. Il n'était pas jusqu'à cette faiblesse de l'ennemi,
jusqu'à l'inégalité absolue entre la petite république du Venezuela et
les trois grands empires ou royaumes, Allemagne, Angleterre, Italie,
qui ne rendît une pareille expédition difficile et presque odieuse.
Aussi, dès qu'un règlement amiable, une solution pacifique et juri-
dique du différend, dès que l'arbitrage était proposé, il s'imposait.
Restait à choisir l'arbitre. L'Angleterre et l'Allemagne auraient dé-
siré que ce fût le président des Etats-Unis, M. Roosevelt. Le président
des États-Unis a préféré que l'on soumît le litige à la Cour de la Haye.
Les alhés ont leurs motifs et M. Roosevelt a les siens. L'Allemagne et
l'Angleterre craignent que l'arrêt de la Cour de la Haye n'ait pas
de sanction; peu pressées d'éprouver les premières une juridiction
dont elles ont été les'- dernières à approuver le principe même, elles
n'eussent pas été fâchées, par surcroît, de lier, en la personne de
ïl. Roosevelt, les mains aux États-Unis. Mais les motifs de M. Roo-
sevelt, quoique contraires, ne sont pas moins bons. Il tient, lui, à ce
que les mains des États-Unis demeurent libres, et, pour éviter d'être
juge, il s'est constitué partie. Il y a mis une obstination douce, qu'on
a sentie irréductible ; l'affaire sera donc portée devant la Cour d'ar-
bitrage, qui fera là un début sensationnel. Nous ne nous perdrons
pas en commentaires sur cet événement peut-être mémorable et ses
conséquences futures ; nous nous abstiendrons d'en augurer des des-
tinées nouvelles pour l'humanité ; nous nous contenterons de nous
réjouir, très simplement et très sincèrement, que les choses aient pris
cette tournure, et qu'en ces jours de Noël où fut dite la grande parole :
(' Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » la cause de la
paix n'ait point été trahie. — Pourvu seulement qu'il y ait sur la
terre assez d'hommes de bonne volonté !
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
LÏ3
DANS L'INDE AFFAMÉE
11(1)
VIII. — CHEZ UN PRINCE RADJPOUTE
Le landau correctement attelé, qui est venu par ordre du roi
d'Odeypoure me prendre dans la « maison du voyageur, »
monte au galop les rampes sablées, que bordent des balustres
et des massifs de roses. C'est sur la rive du lac, sur le rocher où
les palais s'arrangent en amphithéâtre. Des éléphans de marbre
émergent çà et là des feuillages et des fleurs. Sur la pente
rapide, aux tournans brusques, on se sent enlevé sans effort par
lélan des deux bêtes vigoureuses, et très vite s'élargit le champ
de la vue ; très vite le bois charmant se déploie, et le lac bleu,
avec ses îlots qui sont d'autres palais, tandis que semble s'élever
avec nous la muraille de forêts et de montagnes qui fait comme
une mystérieuse toile de fond derrière toutes les choses d'Odey-
poure.
Ce Maharajah, prince de Meswar, chez lequel je me rends
aujourd'hui, descend de la plus ancienne et de la plus haute
en dignité de toutes les familles royales du pays radjpoute; il
est des suryabansde la race solaire : bien des siècles et des siècles
avant que fussent sorties de l'ombre nos plus vieilles familles
(1) Voyez la Revue du 1" janvier.
TOME xiii. — 1903. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
princières d'Europe, ses ancêtres levaient des armées pour con-
quérir des royaumes ou pour délivrer des reines captives (1).
Le héros déifié Rama, père de la race solaire, ainsi qu'il est
dit dans le Ramayana, eut deux fils, dont l'aîné fonda Lahore.
Les arrière-descendans du second, vers le milieu du ii^ siècle,
étendirent leur domination sur les peuples radjpoutes; cepen-
dant, lors du grand sac des barbares du Nord, en S2i, tous les
princes de cette famille furent massacrés, excepté la reine, qui
accomplissait un pèlerinage ; elle était enceinte et se cacha dans
une caverne, où elle mourut en donnant le jour à un fils. De
pieux brahmes recueillirent Fenfant; mais il fut difficile à
garder, car son sang royal le poussait aux exercices sauvages
des Bhils de la montagne; ceux-ci bientôt le choisirent pour
chef, et 1 un de leurs guerriers, se coupant un doigt, le marqua
au front avec son sang, en signe de royauté. L'an 723 enfin,
les descendans de ce fils de la caverne s établirent ici même
comme souverains ; leur lignée n'a cessé d'y régner depuis cette
époque, et aujourd'hui encore, après treize siècles, l'usage s'est
conservé à Odeypoure de faire marquer de sang au front chaque
nouveau roi, par la main farouche d'un Bbil, en mémoire de
cette rude origine.
Le landau s'arrête dans une cour intérieure, plantée de pal-
miers et de cyprès, oîi me reçoit un officier de la maison royale,
en robe blanche.
Comme chez tous les princes de l'Inde, il y a plusieurs pa-
lais; celui que l'on me montre d'abord est moderne, avec des
salons européens, des glaces, des dressoirs chargés d'argenterie,
des billards, — et tout cela, dans cette ville si indienne, est
stupéfiant d'imprévu.
Mais le Maharajah préfère la vieille demeure de ses ancêtres ;
c'est là qu'une audience de lui me sera donnée, et il est l'heure
de s'y rendre.
D'abord nous traversons quantité de jardinets et de couloirs
silencieux. Et puis soudain, au sortir d'une haute porte ogivale
à battans de cuivre, voici une foule, des clameurs, d'assourdis-
santes musiques : nous sommes dans une immense cour, un
carrousel pour les combats d èléphans ; d'un côté, le vieux palais
domine de toute sa majestueuse façade blanche, ornée de sculp-
(1) L'expédition de Ceylan, relatée dans le Ramayana.
DANS l'lnde affamée. 243
tures archaïques, de faïences bleues, et de soleils d'or; de l'autre,
il y a contre la muraille une série de loges, oîi des éléphans
entravés, tout en se dandinant, mâchent des herbages; au mi-
lieu, trois ou quatre cents hommes de farouche allure, — mon-
tagnards, Bhils arrivés pour la fête du Dieu, — tenant des bâtons
qu'ils frappent les uns contre les autres, s'exercent à une danse
guerrière, que leur jouent des musettes, des trompes, des tam-
tams énormes et des cymbales de bronze; sur une terrasse, des
femmes par centaines se penchent pour les voir danser, et c'est
une exposition de beautés aux yeux sombres, aux gorges admi'
râbles sous des mousselines.
Pour arriver jusqu'au souverain, combien de couloirs il me
faut traverser encore! Combien de cours, où de grands orangers
fleurissent et embaument, entre des arcades de marbre blanc!
Et tant de vestibules, encombrés de babouches qui traînent I Des
hommes à long sabre, assis dans tous les coins. Et des passages
resserrés en souricière, et des petits escaliers obscurs, du vieux
temps, aux marches roides et glissantes, si étroits qu'ils inquiet
tant, taillés dans l'épaisseur des murs ou de la pierre vive. Tou-
jours des gardes, dans l'ombre, toujours des babouches par
terre, et, çà et là, des divinités horribles, du fond de leur niche
nous regardant passer. A une porte enfin, après que nous
sommes montés très haut dans l'échafaudage des roches et des
salles superposées, Tofficier qui me guide s'arrête respectueuse^
ment, dit à voix basse : « C'est ici qu'est Son Altesse, » et me
laisse entrer seul.
Une galerie blanche, aux arcades de marbre, donnant sur
une très vaste terrasse blanche; par terre, une toile blanche,
neigeuse; pas un garde; pas un meuble non plus, rien — que
deux chaises dorées, pareilles, l'une près de l'autre, dans cette
petite solitude immaculée, fraîche, un peu aérienne. Et je
reconnais là, seul, debout et la main tendue, le cavalier pour
qui l'autre soir les fakirs du bois arrangeaient leur visage : il
est vêtu d'une simple robe blanche, avec un collier de saphirs.
Maintenant, nous nous sommes cérémonieusement assis sur
les légères chaises dorées, et, derrière nous, se tient un inter-
prète arrivé sans bruit, qui met devant sa bouche, chaque fois
qu'il parle, une serviette de soie blanche, pour empêcher son
haleine d'aller vers son souverain, — précaution inutile du
reste, car les dents sont claires et le souffle pur.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce prince silencieux, que je sais difficilement accessible,
possède le charme et la grâce; une exquise courtoisie, jointe à
certaine forme particulière de timidité que je n'ai jamais ren-
contrée que chez de très grands seigneurs. D'abord, il daigne
s'informer si je suis bien traité dans son pays, si les chevaux
que Ton m'a envoyés de sa part me plaisent, et la voiture : ba-
nalités par 011 commence notre conversation, qui est forcément
hésitante, car des mondes de conceptions et d'hérédités diffé-
rentes nous séparent. Mais ensuite, quand il est question des
choses d'Europe, et des pays d'où je viens, et de la Perse où
j'irai bientôt, j'entrevois combien de pensées, curieuses sans
doute pour l'un et pour l'autre, nous aurions pu échanger, s'il
n'y avait entre nous tant de barrières...
Cependant, on vient avertir le prince que c'est l'heure de sa
chevauchée du soir, dans le bois charmant qu'habitent les trois
fakirs. Il doit contourner cette fois les eaux du lac, jusqu'à la
maison où s'assemblent chaque jour les sangliers; des serviteurs
l'attendent, avec de grands parasols asiatic{ues, pour l'abriter
sur les terrasses, le maintenir à l'ombre jusqu'en bas où ses
barons et ses chevaliers sont déjà en selle, prêts à le suivre.
Avant de me congédier, il veut bien donner l'ordre de me
montrer le palais inachevé qu'il fait construire, et de préparer
ensuite une barque pour me mener dans les vieux palais des îles.
A notre époque où tout s'en va, il se trouve donc encore
dans l'Inde des princes pour construire des demeures purement
indiennes, comme en imaginaient leurs ancêtres, dans les temps
magnifiques.
Très haut perché, ce nouveau palais, sur une esplanade cir-
culaire qui s'avance en promontoire vers le lac. Une suite de
salles blanches, de kiosques blancs, — tout en festons, en den-
telles de grès ou de marbre, — orientés de façon à regarder
sous ses différens aspects ce lac royal, où l'on descend par de
majestueux escaliers flanqués d'éléphans de pierre, et dont les
eaux s'entourent de hautes montagnes laissées sauvages, feutrées
de forêts. A l'intérieur, dos mosaïques de verre et de porcelaine
courent sur toutes les murailles ; dans telle salle, des branches
de roses, dont chaque fleur est composée de vingt porcelaines
diflerentes; dans une autre, des plantes d'eau, des nénuphars,
3,vec des hérons et des martins-pêcheurs. De patiens mosaïstes
DANS l'inde affamée. 245
sont encore là, taillant par myriades les petites parcelles colorées,
ou bien, accroupis, combinant par terre des feuillages et des
pétales. Une chambre vient d'être achevée; sur ses murs d'un
vert mousse, rien que de grands lotus roses, — dont le dessin
très archaïque fait songer à ce que nous appelons chez nous
Vart nouveau ; au milieu est un lit en cristal, avec des rideaux
en satin du même vert que les murs, et des matelas en velours
du même rose que les lotus.
Au pied d'un vieux petit temple brahmanique, tout déjeté
sous les arbres et prêt à crouler au fond de l'eau, je prends
place dans la barque où Ton m'attendait, et les rameurs m'em-
mènent vers les îles. Il fait grand vent, toujours ce vent qui
se lève le soir, qui promène sur tout le pays Radjpoute In
poussière et la mort, mais qui devient frais et pur, ici, sur ce
lac, et ne soulève autour de nons que de minuscules vagues
bleues.
D'abord la plus petite des deux îles, où le palais n'a guère
que cent ans. Comme tout cela est muré, séquestré, môme au
milieu de ces eaux profondes, qui déjà pourtant semblaient assez
isolantes! Des petits jardins, très enclos entre des murs en mo-
saïque, et envahis aujourd'hui par une végétation de cimetière ;
des fouillis de ronces, de longues herbes folles, et surtout de
roses trémières fleuries partout, en quenouilles géantes. Un
dédale de petits appartemens étranges, bas et sombres, ornés de
mosaïques ou de peintures qui s'effacent; il en est d'orientés
dans toutes les directions, pour que l'on ait, à chaque moment
de la journée, l'ombre et la fraîcheur, et pour que l'on puisse
rêver tantôt devant les parterres mélancoliques et sans vue,
tantôt devant les grands lointains sauvages, les forêts à tigres, ou
bien encore devant les blancs palais de féerie, bâtis sur la rive
plus prochaine. Oh! qui dira ce qu'elles ont étouffé de drames
ou de traînantes agonies, les petites chambres de l'île, les petites
chambres aujourd'hui abandonnées, lentement tlétruites par
l'humidité du lac, la moisissure et le salpêtre?... Dans des niches
du mur, en pleine pénombre sépulcrale, il y a des bibelots
scellés sous des vitres, de pauvres choses venues d'Europe et qui
devaient être pr(»cieuses, ici, il y a cent ans : porcelaines vieil-
lottes, bonshommes de Saxe en habit Louis XVI, llcurs artifi-
cielles dans des petits vases Empire... Quelles reines, quelles
246 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunes pi-incesses (l<'l'iinlos, avaient reçu ces frêles cadeaux, les
avaient enfermés avec tant de sollicitude, et, en s'en allant, les
ont laissés là?...
Dans la grande île, où nous abordons ensuite, les palais,
construits par un glorieux souverain, ont environ trois siècles;
ils sont plus vastes et somptueux, mais aussi plus délabrés. Le
monumental escalier de di'barquement, aux marches blanches à
demi plongées dans leaii, est orné (b; grands élépbans de pierre
qui semblent s'être alignés au bord du lac pour regarder les
barques venir. Les jardins de mélancolie sont cloîtri^s comme
dans l'îlot voisin, mais entre des murailles plus ouvragées, entre
de plus patientes mosaïques ; on y retrouve le palmier à grandes
palmes du Sud, qui no croît plus ici à l'état sauvage, mais reste
un arbre de luxe aulour des habitations de princes; et l'air y est
délicieusement embaumé par des bosquets d'orangers dont les
pétales s'épandent sur le sol, sur les feuilles mortes, comme une
couche de givre. Quand nous pén(''trons là, il est déjà tard, le
soleil est très descendu derrière ces montagnes si hautes et si
abruptes qui l'ont sur le lac tomber le crépuscule avant l'heure.
C'est l'instant du coucher des perruches: elles ont élu domicile
sur les branches de ces orangers jalousement enfermés; on les
^oit arriver du bois charmant par bandes, par petits nuages
verts, — bien plus verts que les feuilles languissantes, car,
niême ici au bord de l'eau, tout commence à jaunir, sans parler
de la teinte hivernale qu'ont prise les forêts d'alentour. Et le
vent de sécheresse^ et de famine souffle de plus en plus fort,
augmentant l'inquiétude triste du soir, dans cette île, dans ces
ruines...
IX. — LA BELLE VILLE DE CAMAÏEU ROSE
Cent lieues plus loin vers le Nord. Depuis Odeypoure, les
déserts succédaient aux déserts. La terre semblait maudite (1).
(d) Pendant son séjour aux Indes, M. Pierre Loti, ému delà détresse des popu-
lations radjpoutes, avait envoyé directement, de Jeypore, au Figaro, ses impres-
sions sur la famine, dans l'espoir de réveiller la pitié publique et de provoquer des
secours. Son article d'alors avait été reproduit dans plusieurs journaux, surtout
en Angleterre; cependant il nous a paru si fâcheux de tronquer l'ensemble de
l'œuvre, que nous n'avons pas hésité à réimprimer ces quelques pages. En faveur
de l'intention charitable, nos lecteurs pardonneront sans doute à M. Pierre Loti,
et, au nom de leur intérêt même, à la rédaction de la Revue.
DANS l'inde affamée. 247
Sous une couche de cendre blancliâtro, comme semée pa
quel(|ti(^ éruption volcanique immense, tout ce qui avait été jun
gles, \ iilages ou cultures se ct>ni'ond en une même teinte morne
Et enfin voici, après tant de désolations, une ville qui paraî^
en pleine aclivit('' orientale et charmante. Les avenues qui
viennent aboutir à ses hauts remparts crénelés, à ses portes ogi
vales, sont peuplées de cavaliers en robe blanche, de femmes en
longs voiles jaunes ou rouges, de chars à bœufs, de files de cha-
meaux en harnais de fête : des couknirs et de la vie, comme aux
temps d'abondance.
Mais qu'est-ce que c'est que tout ce sinistre déballage de
haillons, au pied des remparts? 11 y a des formes humaines
cachées là-dessous... Qu'est-ce que c'est que tous ces gens par
terre? Des hommes ivres, des malades? — Ah! des êtres dessé'
elles, des ossemcns, des momies ! — Pourtant non, cela remue
encore ; les paupières battent et les yeux regardent ! En voici
même qui se dressent, tout chancelans, sur de longs os en guise
de jambes...
La première porte franchie, il en apparaît une autre, dé-
coupée dans une muraille intérieure qui est peinte en rose jus-
qu'à la pointe de ses créneaux, — en rose de ruban, avec un
semis de fleurs blanches imitant le dessin régulier des indiennes.
Et, sur l'épaisse poussière, des tas humains sont là encore, noi-
râtres et comme vautrés dans de la cendre, plus affreux devan'
le rose charmant et les bouquets de ce mur. On dirait des sque
lettes sur lesquels de la basane serait collée; les ossature'
s'indiquent avec une précision horrible ; les rotules et les coude
font de grosses boules, comme des nœuds sur des bâtons, et les
cuisses, qui n'ont qu'un os, sont plus minces que les bas de
jambe, qui en ont deux. Il y en a de groupés par famille, et
il y en a d'isolés qu'on abandonne; les uns agonisent, étendus
en croix; les autres se tiennent encore accroupis, immobiles
et stupides, avec des yeux de fièvre et des lèvres retirées sur
des dents longues. Dans un coin, une vieille femme sans chair,
probablement seule au monde, pleure, en silence, sur des
guenilles.
Quand enfin, au sortir de ces doubles portes, l'intérieur de
la ville se dc'couvre, c'est une surprise et un enchantement.
Avoir une grande ville rose, entièrement rose, du même rose
248 REVUE DES DEUX MONDES.
et somée des mêmes boiiqiiels blancs, ses maisons, ses remparts,
ses palais, ses temples, ses tonrs et ses miradors, quel étonnant
caprice de souverain ! On dirait qu'on a tendu tous les murs
d'une même vieille indienne à Heurs, on dirait une ville en vieux
camaïeu du xvm® siècle; cela tliffère de tout ce qu'on avait mi
ailleurs, cela arrive à des elFets de complète et charmante invrai-
semblance.
Des rues d'un kilomètre de long, alignées au cordeau, larges
comme deux fois nos boulevards et bordées de hauts palais dont
la fantaisie orientale a varié les façades à linfîni. Nulle part
plus extravagante superposition de colonnades, d'arceaux fes-
tonnés, de tours, de balcons, de miradors. Tout cela pareille-
ment rose, tout cela d'une même teinte d'étoife ou de fleur; et la
moindre moulure, la moindre arabesque, relevée d'un filet
blanc. Sur les parties sculptées, on dirait qu'on a cloué des pas-
sementeries blanches, tandis que, sur les parties plates, reprend
l'éternel camaïeu avec ses mêmes bouquets surannés.
Et tout le long de ces rues s'agitent des foules, dans un im-
mense éblouissement de couleurs.
Des marchands par milliers, ayant par terre leurs étalages
d'étofîes, de cuivres et d'armes, encombrent les deux côtés des
trottoirs, tandis que parmi eux se démènent les femmes, aux
voiles bariolés de grands dessins fantasques et aux bras nus
cerclés d'anneaux jusqu'à l'épaule.
Au milieu de la chaussée, le défilé est continuel, de cavaliers
aux armes d'argent sur des selles éclatantes, de lourds chariots
traînés par des zébus aux cornes peintes, de cliameaux attachés
en longue file, d'éléphans en robe dori'C dont on a barbouillé
la trompe de mille dessins. Passent aussi des droinatljiires, que
montent deux personnages l'un derrière l'autre, et qui vont au
trot léger, le cou tendu, comme des autruches à la course;
passent des fakirs entièrement nus, poudrés à blanc de la tète
aux pieds ; passent des palanquins et des chaises à porteurs :
tout l'Orient des féeries, processionnant à grand spectacle, dans
"inimaginable cadre de camaïeu rose.
Et des gens promènent en laisse, pour leur donner l'habitude
du monde, les panthères apprivoisées du Roi, qui marchent
sournoises et comiques, coiffées de petits bonnets brodés, avec
une rosette sous le menton, posant l'une après l'autre leurs
pattes de velours avec des précautions infinies, comme par peur
DANS l'inde affamée. 249
de casser des œufs. Pour [)lus de sûreté, on les tient aussi par
leur queue annelëe, et quatre serviteurs encore les suivent en
cortège.
Mais il y a aussi des rôdeurs bien lugubres, — des échappés
de sarcophage, dans le genre des êtres qui gisent là-bas aux
portes des remparts... Ils ont osé entrer dans la belle ville cou-
leur de fleur, ceux-là, et y traîner leurs ossemens!... Il y en a
même beaucoup plus qu'on n'eût dit au premier abord. Ceux
qui errent, chancelans et les yeux hagards, ne sont pas seuls
ici : sur les pavés, parmi les marchands, parmi les gais éta-
lages, se dissimulent d'horribles paquets de haillons et de sque-
lettes, qui obligent les passans à se détourner pour ne pas mar-
cher dessus... Et ces fantômes-là, ce sont les paysans des plaines
d'alentour. Depuis qu'il ne pleut plus, ils ont lutté contre la des-
truction du sol, et les longues souffrances les ont préparés à
ces maigreurs sans iioin. A présent, c'est fini. Le bétail est
mort, parce qu'il n'y avait plus d'herbe, et on en a vendu la peau
à vil prix. Quant aux champs qu'on ensemençait, ce ne sont
plus que des steppes de terre émiettée et brûlée, où rien ne
saurait germer. On a vendu aussi, pour acheter de quoi manger,
les bardes qu'on avait pour se couvrir, les anneaux d'argent
qu'on portait aux bras et aux clievilles. On a maigri pendant des
mois. Et puis la faim est venue pour tout de bon, la faim tortu-
rante, et bientôt les villages se sont remplis de l'odeur des
cadavres.
Manger I Ils voulaient manger, ces gens, voilà pourquoi ils
étaient venus vers la ville. Il leur semblait qu'on aurait pitié,
qu'on ne les laisserait pas mourir, car ils avaient entendu dire
qu'on amassait ici des grains et des farines comme pour un
siège, et que tout le monde mangeait dans ces murs.
En effet, les chars à bœufs, les files de chameaux apportent,
à toute heure, les sacs de riz et d'orge, commandés au loin parle
Roi, et cela s'empile dans les greniers, ou même sur les trot-
toirs, par peur de la famine envahissante qui menace de tous
côtés la belle ville rose. Mais cela s'achète, et il faut de l'argent.
Le Roi, il est vrai, en fait distribuer aux pauvres qui habitent
sa capitale. Quant à secourir aussi les paysans qui agonisent par
milliers dans les plaines d'alentour, on n'y suffirait plus, et, de
ceux-là, on détourne la tête. Donc, ils errent par les rues, au-
tour des lieux où l'on mange, dans l'espoir encore de quelques
250 REVUE DES DEUX MONDES.
grains de riz qu'on poiirriiit leur jeter, et puis vient Fheure
pour eux de se couclier u uuporte où, le front ii même le pave,
pour mourir...
En ce moment, il s'agit de décharger sur un trottoir, devant
des greniers sans doute trop remplis, une centaine de sacs de
grains que des chameaux apportent, et il faut pour cela déran-
ger trois petits enfans-squeletles, de cinq à dix ans, tout nus,
qui reposaient ensemble à la place choisie.
— Ce sont trois frères, explique une voisine ; les parens qui
les avaient amenés sont morts (de faim, c'est sous-entendu) ;
alors ils sont là, ils restent là, ils n'ont plus personne.
Et elle paraît le trouver tout naturel, cette créature, qui
pourtant n'a pas lair d'une méchante femme!... Mon Dieu,
qu'est-ce donc que ce peuple? Et comment sont faites les Ames
de ces gens, qui pour rien au monde ne tueraient un oiseau,
mais qui ne se révoltent pas de ce qu'on laisse devant leur porte
mourir les petits enfans.
Le plus petit des trois paraît le plus près de Unir. Il est sans
mouvement, il n'a plus la force de chasser les mouches collées
au bord de ses paupières closes; on dirait que son vcnitre a été
vidé comme celui d'une bête à faire cuire ; et les os de son frêle
bassin ont percé la peau, à force de traîner sur les pavés de la
rue.
Allons, il faut déménager, pour laisser la place à ces sacs
de grains que l'on apporte. Le plus grand se relève, prend ten-
drement à sou cou le pauvre tout petit, emmène par la main le
second qui peut marcher encore, et ils s'en vont, en silence.
Cependant les yeux du tout petit se sont un instant rouverts.
Oh ! ce regard d'innocent martyr ! Tout ce qu'il exprime d'an-
goisse, de reproche, d'étonnement d'être si malheureux, si aban-
donné et de tant soutTrir !... Mais ils se referment vite, les yeux
mourans ; les mouches reviennent s'y coller, et la pauvre petite
tête j-etombe sur lépaule maigre de l'aîné qui l'emporte.
Un peu chancelant, mais sans une larme, sans un murmure,
adorable de r('signation et de dignité enfantine, il emmène ses
frères, ce petit aîné qui se sent chef de famille. Puis, après avoir
regardé s'il est assez loin pour ne plus gêner personne, il les
recouche avec des précautions infinies, la tête sur les pierres,
et s'étend aussi près d'eux.
DANS l'inde affamée. 251
Au carrefour central, où les plus belles rues viennent abou-
tir. \^' luxe si particulier (b' celle ville arrive à ses plus étranges
elïets. Roses jusqu'à lexlrèiue pointe, sortes de grauds ils roses
à fleurs blanches, les pyramides des temples brahmani(jues, qui
se dressent dans le ciel de poussière, parmi des tourbillons
d'oiseaux noirs. Rose et semée de fleurs blanches, la façade du
palais du Roi, qui dépasserait en hauteur nos façades de cathé-
drales, et qui est la répétition, la superposition d'une centaine de
kiosques pareils, ayant chacun les mêmes colonnades, les mêmes
i^rillagcs, les mêmes petifs donies compliqués, — avec, tout en
haut, des oriflammes aux couleurs du royaume, que le vent des-
séchant fait claquer dans l'air. Roses à bouquets blancs, les
palais, les maisons, qui de tous côtés s'alignent en fuite vers les
lointains poudreux des rues.
La foule est là plus parée de bijoux, plus animée, à ce car-
refour, plus bruyante, dans toute la diversité de ses couleurs de
fête. Plus nombreux aussi, les rôdeurs de la faim, — les pauvres
petits enfans surtout, car au milieu de cette place on fait cuire
en plein vent des gâteaux de riz, des galettes au sucre et an miel,
et cela les attire; on ne leur en donne pas, bien entendu, mais
ils demeurent quand môme, tout tremblans de faiblesse sur
leurs petites jambes, et les yeux dilatés dans la fiévreuse convoi-
tise des pâtisseries.
Du reste, elle augmente d'heure en heure, l'invasion des
affamés ; c'est comme une marée funèbre, qui monterait de la
campagne vers la ville, et les chemins dans la plaine sont
jalonnés de ceux qui meurent avant d'arriver aux portes.
En face d'un marchand de bracelets, qui mange des crêpes
toutes chaudes, une femme vient de s'arrêter suppliante, un
spectre de femme, serrant sur ses mamelles sèches et sur ses os
de poitrine un petit nourrisson-squelette. — Non, il ne donnera
rien, le marchand, et même il dédaigne de regarder. — Alors
elle s'affole, la mère au sein tari dont le petit va mourir, et ses
dents se desserrent pour un long cri de louve. Elle est jeune et
sans doute elle était jolie ; sa jeunesse s'indique encore sur ses
joues ravagées : seize ans peut-être, c'est presque une enfant...
Elle vient de comprendre à la fin que personne n'aura pitié et
qu'elle est condamnée ; alors elle prolonge son cri sans espoir,
par besoin de hurler, comme font les bêtes aux abois, — tandis
que près d'elle passent tranquillement, de leur pas sourd, de
2S2 REVUE DES DEUX MONDES.
gros éléphans dodus, qui mangent à présent du fourrage venu
de très loin et coûtant très cher.
Et, au-dessus de la clameur des foules, il y a la clameur des
corbeaux, sur les toits et dans l'air assemblés par milliers. Cet
éternel ensemble de croassemens qui, dans llnde, domine tous
les autres bruits terrestres, s'enfle ici en crescendo, arrive à un
vrai délire : les temps de famine, quand on commence à sentir
partout l'odeur de la mort, sont des temps d'abondance et de joie
pour les corbeaux, les vautours et les mouches.
Cependant les crocodiles du Roi vont prendre leur repas , au
fond des jardins murés.
C'est tout un monde, ce palais du Roi, avec ses dépendances
sans fin, ses écuries d'éléphans ; et, pour arriver au lac artificiel
où les crocodiles habitent, il faut franchir encore tant de hautes
portes hérissées de fer, tant de cours grandes comme les cours
du Louvre, bordées de farouches bàtimens aux fenêtres grillées
— et aux murailles roses, il va sans dire, avec semis de fleurs
blanches! Dans ces quartiers, il y a foule aujourd'hui, et on y
fait des appels; c'est jour de solde pour les soldats, et ils atten-
dent tous, un peu sauvages et souvent superbes, tenant des lances
ou des étendards ; on les paye en lourdes pièces d'autrefois, mon-
naies rondes en argent, ou monnaies en bronze de forme carrée.
Dans une salle de marbre, aux colonnes et aux arceaux cise-
lés, un vélum de velours pourpre est tendu sur un métier gigan-
tesque, et une dizaine de brodeurs travaillent à le couvrir de
fleurs dor en haut-relief : une robe neuve, pour l'un des élé-
phans favoris.
Les jardins, à force de laborieux arrosage, sont encore à
peu près verts, surprenans comme une oasis au milieu de ce
pays brûlé ; d'ailleurs, vastes comme des parcs et tristement ex-
quis entre leurs murailles crénelées de cinquante pieds de haut :
des allées droites à la mode ancienne et pavées de marbre ; des
cyprès, des palmiers, beaucoup de roses, et des petits bois
d'orangers qui embaument Tair ; partout des fauteuils de marbre
pour se reposer à l'ombre, des kiosques de marbre pour les
danses de bayadères, et des bassins de marbre pour les bains
princiers. Des paons, des singes, — et même, sous les orangers,
des chacals en maraude montrant leur museau furtif.
Enfin, le grand étang, enfermé lui aussi dans de terribles
DAIS s l'tnde affamée. 253
murs et à demi desséché par deux ou trois années sans pluie. Là,
sur les vases, sommeillent les énormes crocodiles centenaires,
semblables à des rochers ; mais un vieil homme tout blanc arrive
et se met à chanter, sur les marches d'un escalier qui descend
dans Teau, à chanter, chanter, d'une voix claire de muezzin,
avec de grancb gestes de bras pour appeler. Alors ils s'éveillent,
les crocodiles, d'abord lents et paresseux, bientôt effroyables de
rapidité et de souplesse, et ils s'approchent à la hâte, nageant
en compagnie de grosses tortues Aoraces qui ont comme eux
entendu l'appel et veulent manger aussi. Tout cela vient former
cercle au pied des marches oti le vieillard se tient, assisté de
deux serviteurs portant des corbeilles de viandes. Les gueules
visqueuses et livides s'ouvrent, prêtes à engloutir, et on y jette
des quartiers de chèvre, des gigots crus, des poumons, des en-
trailles.
Mais dehors, dans les rues, personne n'appelle, avec des
chants de muezzin, les affamés pour leur donner la pâture. Les
nouveaux venus rôdent encore, tendant la main, frappant leur
ventre plat si quelqu'un les regarde ; les autres, qui ont perdu
l'espoir d'un secours, gisent n'importe où, sous les pieds, parmi
la foule et les chevaux.
Au croisement de deux avenues de palais et de temples roses,
sur une de ces places qu'encombrent les marchands, les cava-
liers, les femmes drapées de mousselines et couvertes d'anneaux
d'or, vm étranger, un Français, vient d'arrêter sa voiture, près
d'un tas sinistre de décharnés qui ne bougent plus, et il s'est
baissé pour mettre des pièces de monnaie dans leurs mains
inertes.
Alors, soudainement, c'est comme la résurreclion de toute
une tribu de momies; les têtes se dresseni de dessous les hail-
lons qui couvraient les figures; les yeux regardent, puis les
formes squelettales se remettent debout : « Quoi ! on fait l'au-
mône ! Il y a quelqu'un qui donne ! On va pouvoir acheter à
manger. » Le macabre réveil se propage en traînée subite jus-
qu'à d'autres tas qui gisaient plus loin, dissimulés derrière des
promeneurs, derrière des piles d'étoffes ou des fourneaux de
pâtissier. Et tout cela grouille, surgit et s'avance : masques de
cadavres dont les lèvres recroquevillées laissent voir trop les
dents, yeux caves aux paupières mangées par les mouches, ma-
2o4 REVUE DES DEUX MONDES.
melles qui pendent comme des sacs vides sur les cercles du
thorax, ossatures qui se heurtent avec des bruits de morceaux
de bois. Et l'étranger, en une minute, est entouré dune ronde
de cimetière, pressé, griffé par des mains déjà terrsuses, aux
grands ongles, qui cherchent à lui arracher son argent, —
tandis que les pauvres yeux, au contraire, demandent pardon,
remercient et supplient...
Et puis, silencieusement, cela s'elïondre. Un des spectres,
qui chancelait de faiblesse, s'est accroché au spectre voisin, qui
a chancelé à son tour, et la chute s'est communiquée de proche
en proche, sans un cri, sans une résistance, tous les épuisés se
cramponnant les uns aux autres et tombant ensemble, comme
de lamentables marionnettes, comme sabattent des quilles, puis
roulant dans la poussière, évanouis, et ne se relevant plus...
A cet instant, une musique s'approche et on perçoit un bour-
donnement nouveau de la foule : c'est un cortège qui arrive, un
cortège religieux annonçant une solennité pour demain dans les
temples de Brahma. Alors, un des gardes chargés de faire faire
place empoigne une vieille affamée qui, dans sa chute, les bras
en croix, le visage dans la poussière, avait dépassé l'alignement
permis, et il la rejette sur le trottoir, meurtrie et gémissante.
Voici donc le beau cortège qui passe. Un éléphant noir ouvre
la marche, peinturluré d'or jusqu'au bout de la trompe; derrière
vient la musique, au pas de procession, jouant, avec des musettes
et des cuivres, un air lugubre en mode mineur.
Puis, quatre éléphans gris s'avancent de front, portant
des éphèbes costumés en dieux, coiffés de hautes tiares de
perles, qui lancent des poudres colorées et parfumées sur le
peuple. Ils semblent lancer des nuages, tant ces poudres sont
ténues et légères ; leurs éléphans, qui en reçoivent do première
main, en sont teintés bizarrement, lun de violet, l'autre de
jaune, l'autre de vert et l'autre de rouge. Ils lancent à pleine
poignée, les sourians éphèbes, et la foule se colore à leur gré,
robes, turbans et visages. Même des petits enfans à l'agonie, des
petits squelettes de la famine, qui regardaient d'en bas, couchés
sur le dos, reçoivent une charge de poudre rouge embaumée
de santal; le geste de leurs mains affaiblies a été trop lent pour
les préserver, et ils en ont plein les yeux.
C'est maintenant la brusque tombée du jour ; le camaïeu
PAxs l'unde affamée. 2do
rose à bouquets blancs commence de pâlir partout à la fois, sous
un ciel couleur de pervenche, tellement saturé de poussière que
la lune argentée y paraît blême. Les tourbillons d'oiseaux noirs
s'abattent ensemble pour dormir, sur les corniches des palais
roses, ils s'alignent innombrables, pigeons et corbeaux, à se tou-
cher, formant de longs cordons sombres. Mais des vautours et
des aigles s'attardent en l'air et planent encore. Et les singes
libres, qui habitent sur les maisons, se poursuivent, très agités à
Iheure du couchage, hauts sur pattes et queue relevée, petites
silhouettes étranges qui courent au bord des toits.
En bas, les larges chaussées se dépeuplent, — car les cités
orientales ne connaissent point de vie nocturne.
Une des tigresses que Ion apprivoise et qui va rentrer au
palais se coucher, bien repue, le bonnet de côté, et pour l'heure
bonne personne, est assise au coin d'une rue sur son derrière,
entre ses serviteurs assis de même, y compris celui qui toujours
la tient par la queue. Ses yeux énigmatiques, d'un vert pâle de
jade, fixent un groupe de petits enfans de la famine, qui halet-
tent par terre, à deux pas d'elle.
Les marchands se hâtent de replier leurs étoffes multico-
lores, de ramasser dans des corbeilles leurs cuivres brillans,
leurs plateaux et leurs vases. Ils regagnent leurs demeures, dé-
couvrant peu à peu les groupes de décharnés qui gisaient parmi
leurs gais étalages. Ces derniers vont demeurer seuls; pendant
la nuit, ils seront les maîtres du pavé.
Ils s'isolent, les groupes agonisans ; autour d'eux, le vide se
fait et les révèle plus nombreux. Bientôt on ne verra plus que
leurs formes cadavériques et leurs guenilles, dont le sol restera
jonché.
Hors des nmrs, dans la campagne désolée, tous les arbres
sans vie se peuplent prodigieusement, à cette heure crépuscu-
laire. Les aigles, les vautours ou les paons magnifiques s'y
groupent par famille, formant des épaisseurs au milieu des
branchages légers qui n'ont plus de feuilles; leurs cris du jour
peu à peu s'apaisent, finissent en appels intermittens, de plus en
plus espacés. Les voix geignantes des paons sont celles qui per-
sistent le plus avant dans le soir, et bientôt les chacals lugubres
commencent à y répondre
Dix heures : très tard pour cette ville où tout s'arrête presque
256 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le jour. La campagne, alentour, est devenue infiniment
silencieuse. Dans les lointains, on dirait du brouillard; mais
c'est de la poussière encore, puisque tout est desséché. Sur le
sol poudré à blanc, lombe la lumière blanche de la lune, et sur
les arbres morts, sur les cactus couverts de cendre, avec le re-
froidissement soudain de la nuit, cela donne Tillusion de la
neige et de l'hiver. Il va faire froid pour les petits monrans, qui
sont tout nus à râler par terre.
En dedans des murs, c'est le silence comme au dehors. A
part des musiques assourdies, qui se font çà et là au cœur des
temples brahmaniques, on n'entend plus rien. Par les hauts esca-
liers de ces temples, que gardent des éléphans de pierre, mon-
tent ou descendent quelques derniers groupes en vètemens
blancs; ailleurs, plus personne, et les rues sont vides, — les
longues rues droites, qui paraissent plus larges et plus immenses,
sans passans ni cortèges. Dans le calme nocturne, la ville de
camaïeu rose, rose encore sous le rayonnement lunaire, semble
avoir agrandi le décor de ses palais et de ses miradors den-
telés.
Mais, sur les chaussées, à côté de ces sacs de grains amon-
celés par peur de la famine, et surveillés par des gardiens à
bâtons, restent aux mêmes places les tas noirâtres, haletant
sous des loques, les tas macabres, la foule effondrée des meurt-
de-faim. On voit aussi, de distance en distance, des petites niches,
des petites guérites de pierre qui, pendant le jour, disparais-
saient dans la foule; chacune d'elles abrite un dieu, Thorrible
Ganesa au visage d'éléphant, ou bien Çiva, prince de la Mort,
et chaque idole a sa guirlande de tleurs, et aussi sa lanterne qui
brûlera jusqu'au jour.
C'est presque informe et indéfinissable, ces tas couverts de
haillons, qui font toutes ces taches noires dans le gris rose de la
ville enchantée ; mais il en sort de temps à autre une toux, un
gémissement ou un râle ; parfois aussi des os de bras se relèvent
et s'agitent, secouent fiévreusement les guenilles, — ou bien ce
sont des os de jambe, réunis par une grosse rotule saillante...
Poui- ceux-là (|ui sont par terre, qu'importe le jour bruyant,
ou la nuit tranquille, ou le radieux matin, puisqu'il n'y a plus
d'espérance, puisque personne n'aura pitié, puis((u'il faut rester
où la tète alourdie est tombée, et attendre là, sur le môme j)avé,
la grande crispation qui finira tout...
DANS l'inde affamée. 257
X. — TERRASSES POUR TENIR CONSEIL AU CLAIR DE LUNE
La pleine lune encore pâle, suspendue dans le ciel crépuscu-
laire, n'a pas commencé d'épandre sa lumière morte sur le nouvel
amas de ruines qui s'en va dévalant à mes pieds. Le soleil, bien qu'il
ait disparu depuis une heure derrièiY' les montagnes d'alenlour,
continue d'éclairer d'une lueur jaunissante. Et j'attends la nuit,
seul, dans un lieu pompeux et farouche, au sommet des terrasses
d'une ancienne demeure de rois, sorte d'immense nid d'aigle qui
fut jadis empli de richesses, inabordable et redouté, mais qui
esi vide aujourd'hui, à la garde de quelques serviteurs, au
milieu d'une grande ville abandonnée.
Je suis déjà très haut dans l'air; si je me penche sur les
granits luxueusement ciselés c[ui servent de balustres à ces ter-
rasses, je surplombe des abîmes, — au fond desquels gisent des
débris de maisons, de temples, de mosquées, de splendeurs. Je
suis très haut dans l'air, et cependant je suis dominé de tous
côtés ; les rochers qui portent ce palais s'abritent au centre d'un
cirque de montagnes plus élevées encore, et, autour de moi, de
grandes cimes en pierres rougeàtres, pres{[ue verticales, minces
et comme tranchantes, sont couronnées de remparts qui suivent
la ligue du faîte extrême, et dont les créneaux eu dents de scie
se découpent cruellement sur le ciel jaune. Cette muraille eu
l'air, bâtie à coups de blocs cyclopéens sur des pointes à peine
accessibles, et enfermant un cercle de plusieurs lieues, est une
de ces œuvres du passé dont l'audace et l'énormité nous
confondent; tout cela monte trop haut, se tient debout avec trop
de confiance, et donne un peu le vertige à regarder. Pour cette
ville, depuis longtemps défunte, et pour ce palais de rois qui est
sous mes pieds, on avait imaginé une clôture sans pareille, un
avait transformé en forteresse toute la chaîne des sommets en-
veloppans. Et il n'y a qu'une seule coupée donnant accès dans
le cirque défendu, une espèce de grande fissure naturelle, là-bas,
par où l'on aperçoit les lointains d'un désert qui semble passé
au feu.
Pour venir ici, je suis parti, au déclin du jour, de Jeypore,
qui, depuis deux siècles (1), a remplacé comme capitale cette
ville d'Amber, ces ruines dont me voici entouré.
(1) Jeypore fut fondée en 1128.
TOME XIII. — 1903. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Je suis parti avec des guides et des chevaux mis à ma dispo-
sition par le Maharajah de la belle ville rose, — successeur des
rois qui habitaient jadis ce palais d'Amber, ces terrasses où je
viens de monter. J'avais hâte de sortir de cette Jeypore, d'échap-
per à son charme de féerie et à son horreur dantesque, hâte
d'arriver dans la campagne, où au moins tout est Uni et où c'est
le silence de la mort.
Cependant, je savais quel passage de plus grande épouvante
il me faudrait encore traverser aussitôt que j'aurais franchi les
portes des remparts : quelque chose comme un champ de
iDataille longtemps après la déroute ; quelque chose comme une
jonchée de cadavres longuement desséchés au soleil, mais des
cadavres qu'on entendrait souffler, des cadavres qui remueraient,
et qui parfois seraient capables de se lever, de me poursuivre,
de m'attraper avec leurs pauvres mains terreuses, dans une sou-
daine exaltation de prière...
Et, en effet, j'ai trouvé tout cela qui m'attendait.
Dans le cliarnier, aujourd'hui, il y avait beaucoup de vieilles
femmes, paquets de haillons et d'os, aïeules abandonnées, dont
tous les descendans étaient morts, de faim sans doute, et qui
s'étaient couchées là avec résignation pour laisser v(^nir leur
tour; elles ne demandaient rien, celles-là, elles ne bougeaient
pas; seulement leurs yeux grands ouverts exprimaient l'infini
morne de la désespérance. Et des corbeaux, au-dessus d'elles,
perchés sur les branches des arbres morts, ne les perdaient pas
de vue, attendant quil fût l'heure.
Mais il y avait surtout, et plus encore que les autres jours,
des enfans. Oh ! leurs petites figures, comme étonnées de tant
de misère et d'abandon, qui vous regardaient d'en bas avec une
expression d'appel!... On mettait pied à terre, on s'arrêtait aux
plus décharnés, ne pouvant s'arrêter à tous, car ils étaient lé-
gion... Petites têtes affaiblies, petites têtes emmanchées sur de
frôles squelettes qui ne pouvaient plus les porter; on les soule-
vait doucement, et elles retombaient, confiantes, dans vos mains,
les têtes enfantines, en refermant les paupières, coninu; pour
dormir là, sous votre protection. Parfois, un devinait bien que
le secours offert arrivait trop tard ; mais souvent aussi les inno-
cens fantômes se remettaient debout, et avec la pièce de monnaie
qu'on leur avait donnée, se traînaient chez les marchands de riz
pour acheter à manger.
DANS L*INDE AFFAMÉE. 259
Mon Dieu ! cela coûterait si pou de chose, ce qu'il faudrait à
ces petits-là pour ne pas mourir (1)!
Au sortir de ces portes roses, deux lieues de ruines, avant
darrixer au vi'ai désert de la campagne; dans des jardins
d'arbres morts, une suite interminable de coupoles, de temples,
de kiosques en pierre ajourée, où n'habitent plus que des tribus
lie singes, des corbeaux et des vautours. — Et il en va de même
aux environs de toutes les villes de ce pays; la terre, pleine de
sépultures, y est encombrée toujours par le prodigieux déchet
des civilisations antérieures.
Plus aucune trace de champs cultivés, il va sans dire, et,
dans les villages infestés de mouches, plus personne.
Quand ensuite nous avons atteint la base des montagnes, la
région des pierres rougeâtres, on eût dit qu'il y avait des bra-
siers partout ; même à l'ombre, chaque bouffée du vent sec,
chargé de poussière, causait une brûlure au visage. Pour végé-
tation, par ici, plus rien autre que de grands cactus morts,
restés debout; toutes les roches étaient hérissées de leurs bâtons
épineux. Et mes deux guides chevauchaient le bouclier au flanc,
la lance droite, tels autrefois des soldats de Bahadur ou d'Akbar,
Le soleil de cinq heures du soir éclaboussait nos yeux,
lorsque enfin nous avons aperçu devant nous cette brèche étroite
qui donne accès dans la vallée close dAmber; une porto redou-
table ferme Tunique passage, après lequel, tout de suite, lan-
cienne capitale nous est apparue.
Par des rampes dallées, où nos chevaux glissaient, nous
sommes montés au palais des rois, au palais de grès et de
marbre qui trône orgueilleusement sur les rochers, commandant
toutes les autres ruines.
D'abord, à lentrée, à l'un dos premiers tournans de la route
ascendante, nous rencontrions un temple noir et sinistre, dont
le sol est souillé d'éternelles taches de sang, et qui exhale une
puanteur de bête morte, de vieille boucherie; au fond, dans une
niche, réside la très horrifique Dourga, toute petite et presque
informe, l'air d'un gnome malfaisant blotti sous les plis dune
loque rouge; et un tamtam aussi largo qu'une tour est posé à
ses pieds. — Là, depuis des siècles, on n'a cessé dégorger chaque
matin, dès l'aube, un bouc, au bruit du tamtam énorme, pour
(1) La nourriture frugale d'un Indien èoûte à peu près trois sous par jour!
• 260 REVUE DES DEUX MONDES.
en offrir à la Déesse le sang tiède, dans un vase de bronze, et,
sur un plateau, la tète cornue. Comment a-t-elle pu s'introduire
dans le panthéon hraiimanique, à titre d'épouse du dieu de la
mort, la Dourga, la terrifiante Kali, si altérée de sang que,
même en ce pays où, depuis des millénaires, il est défendu de
tuer, on lui faisait naguère encore des sacrifices humains à cette
place? D'où sort-elle, avec son manteau rouge, de quels temps
antérieurs et de quelle nuit?...
A différens étages de la route, on a ouvert devant nous des
portes de bronze, lourdement cloutées. Et puis nous avons quitté
nos chevaux pour continuer à pied l'ascension, pai- des cours,
des escaliers, des jardins.
Des salles en marbre, aux piliers trapus, décorées avec un
goût minutieux et barbare; les voûtes, jadis patiemment revê-
tues de mosaïques en verroteries, en parcelles de miroir, y
restent encore étincelantes par places, sous la moisissure et le
salpêtre, comme des parois do cavernes à stalactites, et les
portes en bois de santal sont incrustées d'ivoire. Des piscines,
très haut perchées, recelant encore un peu d'eau prf'cieuse ; des
bains creusés dans le roc, pour les dames du harem. Et, au
centre de tout, un jardin suspendu, très muré, sur lequel
s ouvrent des appartemeiis sombi'cs, qui furent ceux des prin-
cesses, des reines, de toutes les belles cloîtrées ; des orangers de
cent ans y embaumaient l'air, quand j'y suis passé tout à l'heure
pour monter aux plus hautes terrasses; mais le vieux gardien
se plaignait amèrement des singes, qui, paraît-il, s'y croient les
maîtres aujourd'hui et ne se gênent point pour y cueillir toutes
les oranges.
Maintenant donc, j'attends la nuit, seul, sur ces terrasses
extrêmes: h>s rois les avaient fait construire et entourer de
somptueux balustres pour y tenir des assemblées, y donner
des audiences au clair de lune, et j'ai voulu connaître ce lien
à son heure, sous cette lune qui dans un instant rayon-
nera.
Le coucher des oiseaux, aigles, vautours, paons, tourterelles
et martinets, vient do finir, et, dans le palais abandonné, cela
laisse un redoublement de silence. Le soleil, qui m'était depuis
longtemps caché par les si hautes montagnes, vient sans doute
de s'éteindre, car, sur une esplanade au-dessous de moi, des gar-
diens, des musulmans, qui connaissent toujours avec précision
DANS l'inde affamée. 26 J
rheure sainte du Moghreb, s'orientent à présent vers la Mecque
et se prosternent pour la prière du soir.
En nithne temps, un bruit caverneux monte soudain jusqu'à
moi, d'en bas, du sanctuaire ensanglanté : c'est aussi l'heure de
la prière brahmaniijue, et le tamtam prélude, le tamtam de la
déesse-gnome au manteau rouge.
Il prélude à grands coups sourds, et c'était le signal attendu
pour une orgie de sons féroces ; des musettes gémissantes le
siiivent aussitôt, et des cymbales de fer, et une trompe, qui
beugle tout le temps sur deux notes, en appel lugubre indéfini-
ment répété; cela m'arrive comme de dessous terre; cela s'enlle
et se défigure en traversant, pour s'élever jusqu'aux terrasses,
tant de salles superposées, qui sont vides et sonores. Et tout à
coup, du haut de l'air, répond un carillon de cloches; c'est un
petit temple de Çiva qui sonne ainsi à pleine volée; il est
perché là-bas sur une des cimes coupantes qui m'entourent; il
est adossé à cette muraille aérienne dont les créneaux se pro-
lilent maintenant comme les dents d'un peigne noir, sur le jaune
du ciel pâlissant.
Je ne prévoyais pas tant de bruit dans ces ruines ; mais, aux
Indes, la désuétude des villes, le délabrement des sanctuaires
n'arrêtent point le cours des rites sacrés : les dieux continuent
d'être servis, même au milieu des régions les plus délaissées...
Depuis qu('l(|ues minutes, je levais la tête vers le petit
temple carillonnant. Et lorsque je jette ensuite les yeux à terre,
je frémis pres((ue en y reconnaissant mon ombre, très nette,
très subitement dessinée ; d'instinct, je me retourne, comme
pour voir si on ne vient pas d'allumer derrière moi, en sur-
prise, quelque lampe de clarté étrange, ou si quelque projec-
teur électrique ne m'envoie pas ses rayons blêmes. — Mais non,
c'est la grande lune ronde, la lune des audiences royales, que
j'avais oubliée et qui déjà, sans transition, commence de rem-
plir son office, tant le jour a vite fait de mourir, en ces climats.
D'autres ombres, des ombres immobiles de choses, se sont au
même moment précisées partout, alternant avec des lueurs spec-
trales. La lune, sur la terrasse des audiences lunaires, épand sa
majesté blanche...
Je descendrai quand aura cessé la musique sauvage; elle
me gêne, cette musique-là, pour traverser seul à cette heure
tant d'escaliers étroits, tant de couloirs, tant de salles dans ce
262 REVUE DES DEUX MONDES.
palais qui, la nuit, doit être livré aux singes et aux fantômes.
Et c est très long-, très long. Cela me laisse le temps de voir
s'allumer toutes les étoiles.
Combien ce lieu est à la fois dominateur et secret ! Et quels
princes du rêve étaient ces souverains, pour avoir imaginé ici
des assemblées lunaires!
Au bout d'une demi-heure cependant, les coups de tamtam
s apaisent et s'espacent, lesbeuglemens aussi de la trompe sacrée;
cela se traîne, cela salanguit, — avec par instans des reprises
désespérées, mais de plus en plus courtes ; on dirait que cela
agonise, — et cela meurt, comme d'épuisement. Le silence enfin
revient, et, tout en bas, au fond de la vallée que remplissent
les ruines dAmber, on commence de distinguer la petite voix
flûtée et lugubre des chacals.
Il n'y a pas de vraie obscurité, dans les escaliers et les salles
du palais, quand je redescends. Tout y est imprégné de blan-
cheurs de lune, de blancheurs bleuâtres ; par les petites fenêtres
dentelées, entrent les rayons d'argent, qui dessinent sur les
dalles la découpure charmante des ogives, ou bien font revivre
les mosaïques éteintes, sur des pans de murailles que l'on croi-
rait ce soir semés de gemmes ou de gouttelettes d'eau. Et dans
le jardin saturé de parfums de fleurs, les plus hautes branches
des orangers, quand je passe, s'emplissent de mouvement et de
bruit, au réveil éperdu des singes.
Devant les premières portes, en bas, où lair semble tout à
coup surchauffé après la quasi-fraîcheur des terrasses, mes
guides m'att(»ndent, déjà en selle et la lance au poing. Et nous
repartons, en tranquille chevauchée nocturne, pour cette Jeypore
que je quitterai définitivement demain niatin. Je renonce à con-
naître la ville de Beckanire, où je comptais aller, à une cen-
taine de lieues plus loin, mais où je sais à présent que l'horreur
atteint son comble et que les rues sont pleines de morts. Non,
j'en ai assez vu, hélas ! et je rebrousse chemin vers les pays
moins désolés où le voisinage de la mer de Bengale entretient
encore la vie.
XI. — LA VID.E DE GRÈS AJOURÉ
Au pays de la famine, que je quitte pour regagner les bords
du golfe de Bengale, ma dernière étape est dans la ville du roi
DANS l'inde affamée. 263
de Gwalior (1), la ville sculptée, la ville toute en dontello blanche,
célèbre dans llnde pour la magnificence et la fantaisie de ses
ciselures sur pierre. C'est presque trop joli, tout ce qu'on voit,
trop travaillé, trop ajouré ; on dirait des maisons de parade,
qui seraient en fin cartonnage découpé à l'emporte-pièce ; mais
elles sont en grès dur et leur luxe délicat n'est point fragile. Les
milliers de petites colonnes, encadrant les porches festonnés ou
les fenêtres frangées de stalactites, ont des chapiteaux qui
imitent des feuillages, et des bases en forme de calice de fleur.
Une quantité extravagante de loggias, de moucharabiehs, — tou-
jours en ce grès des carrières voisines, — se superposent et débor-
dent sur la rue. Au pays de Gwalior, si l'on veut faire un gril-
lage de balcon, ou une persienne pour rendre les belles dames
invisibles, on prend une grande plaque de grès, amincie comme
une planche, et on y découpe des arabesques finement exquises ;
une fois en lair, cela ressemble à de frêles boiseries, ou même
cela simule des légèretés de papier. Et tout est peint à la chaux,
blanc comme neige, avec çà et là, sur les murailles, d'écla-
tantes peinturlures représentant des fleurs, des promenades
di'dépbans, des cortèges de dieux.
Dès qu'on entre dans la ville féerique, le cauchemar de la
famine est déjà presque oublié, malgré la désolation des cam-
pagnes, la désolation qui de jour en jour augmente et s'approche ;
les gens sont riches, ici, pour acheter des graines; les gens ont
de l'eau encore pour entretenir les jardins, et on vend les roses
roses à pleins paniers sur les places, pour les parfums ou les
parures.
C'est une ville de Brahma, et cependant les turbans y
régnent comme en pays de Mahomet ; — des turbans très par-
ticuliers, il est vrai, qui s'enroulent toujours sur une forme
rigide et qui, suivant les castes et les situations, varient à
linfini. Les uns ressemblent à une conque marine, les autres à
un chaperon Louis XI, à un escoffion, ou encore à un bicorne
aux longues ailes relevées. Ils sont en soie écarlate, fleur de
pêcher, aurore, jaune soufre ou vert céladon ; comme à Hyde-
ral)ad, leurs nuances fraîches éclatent sur la blancheur des
foules et la blancheur des rues. — Quant au signe de Çiva sur
les fronts, il devient ici une sorte de papillon blanc, très soi-
(1) A environ 80 lieues dans Vest de Jeypore.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
gneiisement peint : deux ailes, éployées de chaque côté d'une
boule rouge; tandis que le signe fourchu de Vichnou denieuru
pareil à ce qu'il était dans le sud de l'Hindoustan.
C'est une ville de cavaliers, qui partout galopent, cara-
colent sur des bètes fières, aux harnais dorés ; on y monte
aussi beaucoup à éléphant, et les chameaux y processionnent
en files nombreuses, et les mulets n'y font point défaut, non
plus que les petits ânes, aux pelures grises tirant sur le
rose.
Les voitures y sont de la plus diverse extravagance. Il y a les
toutes petites, de louage, en cuivre étincelant, avec un toit aussi
pointu qu'un dôme de pagode, qui vont comme collées à la
croupe de leur cheval, et tout le temps assaillies de ruades. Il y
a celles qui roulent avec une lenteur majestueuse, traînées par
deux gros zébus indolens, qu'une barre de bronze maintient
écartés à un mètre lun de l'autre, de manière à encombrer toute
la rue ; invariablement elles sont en l'orme d'avant de trirème,
en forme d'éperon de navire très orné, mais d'éperon tout à fait
aigu, sur lequel les voyageurs sont assis à la file et à califourchon.
Les plus grandes enfin, à l'usage des belles qui font leur mysté-
rieuse, ont la tournure d'un œuf de quelque oiseau monstre ;
toutes rondes, et jalousement enveloppées d'étoflfes rouges, elles
se traînent aussi sans hâte; par l'entre-bàillement d'une draperie,
de temps en temps on en voit sortir un beau bras de chair
ambrée, avec des cercles d'or, ou bien un pied nu, aux doigts
chargés do bagues. Ensuite, il y a des litières de toutes les
formes, sur lesquelles on promène de jeunes seigneurs en robe
de soie orange ou de soie mauve, les yeux allongés à l'antimoine
et les oreilles ornées de diamans ; ou bien de vieux nabahs
sévèrement vôtus d'un fourreau en velours violet, en velours
pourpre, sur lequel s'épand une barbe couleur de neige ou teinte
en vermillon.
Et on se salue beaucoup, le long des jolies rues en dentelle,
des jolies rues en tulle de pierre blanche, car on est très cour-
tois, à Gwalior.
C'est assurément dans les hautes castes de ce pays que la
beauté des races ariennes atteint son maximum de perfection et
de finesse, en des pâleurs à peine plus bistrées que celles des
Iraniens. Oh ! les admirables yeux, les presque trop régulières
et exquises figures des promeneuses qui passent^ en groupes
DANS l'inde affamée. 265
d'un coloris éclatant, drapées à la romaine dans des mousselines
claires !
Comme on est loin, ici, do llndc des grandes palmes, des
nudités de bronze et des longues chevelures épandues !
Ces mousselines du Radjpoutan, où Ion s'enveloppe de la
tète aux pieds, ont des dessins savamment barbares; les couleurs
y sont toujours jetées comme des taches, comme des cernes
sans contours. Telle femme a choisi pour son voile du vert
mousse semé de larg'es cernes roses; une autre, qui chemine
en sa compagnie, est en jaune dor taclié de bleu lapis et de bleu
turquoise, ou bien en lilas avec des marbrures jaune orange.
La légèreté des tissus, les rayons de soleil qui traversent, la
transparence des ombres, font jouer tout cela comme les feux
du prisme. El, parfois, au milieu de ces nuances de fleurs et
de matin, passe une autre belle vêtue comme une fée de la nuit,
apportant la surprise de voiles tout noirs, zébrés de longues
raies dargent.
L'amusement des couleurs prend une telle importance pour
les gens de Gwalior, qu'il y a des rues entières où l'on ne s'oc-
cupe qu'à teindre les mousselines, à y semer des taches harmo-
nieuses. Gela se fait en présence des passans, qui s'arrêtent poui
regarder, pour exprimer leur avis. Et, quand une pièce est
achevée, on létend sur les balcons ajourés, ou bien on la confie
à deux enfans qui, la prenant chacun ^^ar un bout, s'en vont la
promener au soleil pour qu'elle sèche. Le quartier des teintu-
riers a lair en perpétuelle fête, avec toutes ces étoffes légères,
jetées en vélum sur les maisons, ou promenées à la main, flol-
tant comme des banderoles.
On rencontre par la ville des cortèges de noce, qui s'avancent
dune allure lente, précédés par des tambourins et des musettes,
le marié à cheval, et à labri d'un immense parasol que des ser-
viteurs balancent au-dessus de sa tête. On rencontre des cor-
tèges de mort, qui courent à toutes jambes, le cadavre ligoté
empaqueté d'étoffes, secoué par le trot des gens qui le portent
à l'épaule, et suivi d'une horde essoufflée qui hurle comme les
chiens à la lune. Aux coins des rues, des fakirs, barbouillés de
cendres, se tordent épileptiquement dans la poussière, et prient
comme s'ils agonisaient. Sur la grande place du marché, entourée
de temples et de kiosques en fines découpures, les femmes,
aux voiles de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, assaillent les
266 REVUE DES DEUX MONDES.
marchands de tapis, de soieries, de fruits, de galettes et de
graines ; on n'aperçoit nulle part ces horreurs cadavériques,
toujours étalées chez nous, — poissons fétides, entrailles ou
lamheaux de chair, — puisque le peuple de Brahma ne mange
d'aucune chose ayant vécu; et ce qui se vend surtout, ce sont
les roses roses, sans tige, apportées en monceaux, pour servir à
composer des essences, on simplement à faire des colliers.
Des porti(|ues très blancs, surmont<'s de miradors en grès
ajouré, donnent accès dans l'immense quartier royal : ce sont
des palais, tout neigeux de blancheur et entourés de parterres
de roses blanches, parmi de grands arbres languissans qui
gardent en avril leurs teintes d'arrière-automne; ce sont des
parcs solilaircs, qui se dessèchent de jour en jour, sans que le
roi ait le pouvoir de Tempêcher; ce sont des petits lacs, aujour-
d'hui taris, avec, sur les boi'ds, des kiosques merveilleusement
ciselés, où la cour venait prendre le frais, au temps où il y avait
de la pluie, de leau et des feuillées épaisses.
Dans les allées quasi automnales où, à force de soins, les
roses de bordure fleurissent encore, des paons se promènent, et
des singes plaintifs, qui ont lair de siiiquic'ter de toute cette
soif de la terre, de toute cette détresse envahissante.
Le roi de Gwalior, en ce moment, s'est retiré sur la cime des
rochers voisins, pour essayer d'échapper à la fièvre qui le ronge.
Je suis cependant autorisé de sa part à entrer, et les portes
s'ouvrent.
Des salles meublées à l'européenne; des dorures, des bro-
carts, des lustres de Baccarat : on se croirait au Palais-Bourbon
ou à l'Elysée. Mais, au milieu de ce luxe banal des appartemens,
on sent quand même l'Inde, qui est là derrière les murs tendus
de soie; on sent la mélancolie de ces parcs, effeuillés au prin-
temps, et l'angoisse de ce pays qui souffre. Quant au jeune sei-
gneur, qui m'a introduit là et qui me guide avec une grâce élé-
gante, c'est un personnage de féerie, vêtu de blanc et coiffé d'un
chaperon de soie rose : aux oreilles, des perles, et deux rangs
de grosses émeraudes en collier. Comme visage, il rappelle ces
princes invraisemblablement jolis, ((ue représentaient les vieilles
miniatures indiennes ou persanes : des yeux déjà trop grands,
allongés par des fards, un nez trop lin, une trop soyeuse mous-
tache noire, vÀ trop de sang vermeil aux joues, formant tache
rosée sous l'ambre transparent de la peau.
DANS l'inde affamée. 267
Les palais funéraires des anciens rois de Gwalior occupenl,
de l'autre côté de la ville, tout un silencieux quartier. Au milieu
de jardins, ce sont des temples en grès ou en marbre, dont les
pyramides ont l'oi'ine de cyprès colossal, de grand if de cime-
tière.
De tous ces mausolées, cjui dressent leurs tours pointues vers
le ciel, le plus somptueux est celui où dort, depuis peu d'an-
nées, le précédent Maharajah. Le grès et le marbre blanc y sont
travaillés avec magnificejice, et, au fond, à la place très sacrée,
est assise une vache en marbre noir, un des symboles les plus
vénérés du brahmanisme. On vient à peine de le finir, ce tom-
beau royal, et déjà les oiseaux l'ont envahi. Hiboux, tourterelles
et perruches nichent par tribus dans la pyramide, dont les esca-
liers sont semés de plumes vertes ou grises. La pyramide est
très haute, et, du sommet, la ville, sous le tournoiement des
corbeaux et des aigles, apparaît toute, avec ses nmisons en den-
telle, ses palais, ses jardins mourans, les grands ifs de pierre de
ses temples. Ses environs, ainsi qu'il arrive toujours dans Llnde,
sont encombrés de ruines : anciens Gwalior, anciens quartiers,
anciens palais, abandonnés au cours des siècles, à la suite de
fantaisies ou de guei'res. Un côté de l'horizon est occupé par
une de ces citadelles de Titans comme on en construisait par-
tout dans ces pays, aux âges héroïques, alors ((ue les nobles jjeu-
ples hindous, non encore domestiqués par l'étranger, vivaient
d'une vie libre, belliqueuse et superbe: une lieue de remparts,
de donjons et de vieux palais farouches, couronnent là-bas des
rochers abrupts, de plus de cent mètres de haut. Enfin se dé-
roulent les lointains extrêmes, dune nuance de ceudre et de
feuille rousse ; et ces forêts mortes, ces jungles mortes, aperçues
dans le recul effacé des derniers plans, jettent leur menace silen-
cieuse à la ville encore insouciante et gaie, annoncent que la
famine s'approche.
Sur un éléphant du roi, le dernier soir, et eu compagnie d'un
aimable personnage de la cour, j'ai fait ma promenade d'adieu
dans la ville du gT(''s ajouré, à l'heure moins chaude où les
femmes aux mousselines peintes, aux mousselines argentées,
prennent l'air sur les balcons précieux.
On reconnaissait mon compagnon et le costume des deux
coureurs qui nous précédaient; alors on saluait beaucoup.
268 REVUE DES DEUX MONDES.
Le long des rues étroites, le dos de l'énorme bêle — un élé-
phant femelle, dans la soixante-quinzième année de sa vie, —
nous mettait à la hauteur des premiers étages, à toucher les
moucharabiehs délicats, les galeries sculptées où rêvaient les
belles, et toutes s'inclinaient en portant les deux mains au front.
A un carrefour, des nattes avaient été tendues pour enclore,
jusqu'à hauteur d'homme, une partie de la place; mais nous
passions assez haut montés pour voir par-dessus la fermeture lé-
gère. Et c'('tait une fête de mariage que Ton avait ainsi installée
dans la rue, devant la maison des époux, jugée trop petite;
quantité de jeunes femmes très parées, aux voiles pailletés d'or,
se tenaient là assises en cercle pour écouter des musiciens et des
chanteurs.
Sur la place du marché, que de saints ! Les humbles mar-
chands et les pauvres se courbaient en révérences profondes. Les
beaux cavaliers se bornaient à un signe de tête, chacun retenant
son cheval — que toujours un éléphant terrorise — et qui ruait
ou se cabrait, chavirant des mannequins de roses. Même des
troupes de bébés, même d'adorables petites filles de cinq ou six
ans, aux yeux très peints, s'arrêtaient pour porter gravement les
mains au front, et leur gentil salut comique nous arrivait de
tout en bas, de presque dessous notre bête monstre, — qui du
reste posait ses pieds l'un devant l'autre avec des précautions
maternelles, pour ne pas leur faire de mal.
Et je me rappelle, au tournant d'une rue à peine assez large,
où nos lianes rasaient les murs, une secouss(% un brus(|ue arrêt:
la tête d'un autre éléphant plus énoruu' encore, un mfde avec de
longs ivoires, apparaissait, arrivant en sens inverse, juste en face
de nous... Une minute d'indécision! Vraiment on eût dit qu'ils
^e consultaient avec courtoisie, les deux colosses, — d'ailleurs
commensaux dans les mômes écuries royales et devant beaucoup
se connaître. L'autre, enfin, fit trente pas en arrière, entra à re-
culons dans une cour, et nous passâmes, frôlés par sa tiompe.
Xn. — LA MONTAGNE DES ROIS
L'heure méridienne approche, resplendissante et morne, sur
les désolations de l'Inde. Calmement, l'éléphant monte ; par une
rampe, taillée en des proportions surhumaines, il s'élève au
DANS t/tndf affamée, 269
flanc d'iinp montagne encombréo do ruines, qui est comme une
immense nécropole de dieux, de temples et de palais.
En montant, il zigzague sur la route, pour rendre l'ascen-
sion plus douce; toute sa masse dandinante me berce d'ondula-
tions molles, et chacun de ses pas donne le sentiment de sa
lourdeur de colosse, par lëcrasis de poussière qui se fait sous
son pied large. Cependant sa marche feutrée est à peine bruyante
et, dans le silence absolu des (nitours, on n'entend guère que le
son grave des deux cloches d'argent pendues à ses côtés, qui
sonnent un carillon mélancolique, à iutervalle mineur. Parfois
aussi un grand fouettement de plumes, dans l'air immobile et
chaud : un vautour, un aigle passe.
La montée est raide, au flanc des roches verticales. Du côté
du vide, un mur épais et bas, aux créneaux de forteresse, se
découpe sur les lointains grisâtres, estompés de poussière et
d'éblouissemens de soleil. Du côté de la montagne, on est do-
miné par des choses cyclopéennes ; cent mètres de granit à pie,
avec un couronnement de châteaux, de donjons comme les
hommes de nos jours n'oseraient ni ne pourraient plus en con-
struire ; en levant la tête, on aperçoit, sur une longueur infinie,
ces prodigieux palais des anciens âges, en style inconnu, qui,
depuis des siècles, tout au bord de l'abîme, se tiennent debout
sans vertige, avec leurs guérites surplombantes et leurs mira-
dors. Par-dessus la forteresse naturelle qu'était déjà cette mon-
tagne, des dynasties de rois dont nous n'imaginons plus l'exis-
tence ont fait pendant plus de mille ans entasser les blocs sur
les blocs pour se créer là-haut d'imprenables repaires. Vraiment
les manoirs et châteaux forts de nos petits hobereaux d'Occident
font sourire, à côté de ces ruines écrasantes dont l'Inde est par-
tout surchargée.
L'éléphant monte lourdement, au carillon de ses deux cloches
monotones et douces. Le soleil vertical dessine sous lui son
ombre ballottante et reproduit en noir par terre le balancement
de sa trompe. Deux hommes, qui par étiquette nous précèdent,
grimpent comme en somnolence, tenant en main de longues
cannes de parade à pomme argentée. Des portes, à différentes
altitudes, coupent ce chemin, par lequel nous nous élevons avec
une lenteur orientale ; il va sans dire, ce sont de terribles portes,
surmontées de donjons à meurtrières; et des soldats de Gwalior
les gardent, sans doute parce que leur roi habite en ce moment
270 REVUE DES DEUX MONDES.
là-haut, parmi les débris du passé grandiose. Les lointains élar-
gissent autour de nous leur cercle vague; la nuance des arbres
desséchés s'y fond en grisaille, sous l'espèce de brouillard de
cendre suspendu dans Tair; l'horizon gris se perd dans le ciel
gris, saturé de poussière étincelante, et les grands oiseaux de
proie se lassent de tourbillonner depuis le malin au-ilcssus de
tout cela, qui sent la soif, l'épuisement et la mort.
Une réverbération torride émane des rochers ; il n'y a aucun
souffle dans l'atmosphère; voici que les oiseaux mêmes s'en-
dorment, vaincus par la torpeur méridienne; aigles et vautours
replient leurs ailes, se posent et nous regardent passer. L'allure
de l'éléphant engourdit l'esprit peu à peu, comme un continuel
bercement de gondole; les yeux se ferment éblouis, et, bientôt,
au milieu de cet ensemble de choses grises, où le rouge même
des granits s'atlf-nue sous la poussière des années sans eau, je
ne perçois plus guère que les premiers plans, les objets qui
éclatent devant moi tout proches. C'est d'abord un turban doré,
une nuque brune, un dos drapé de blanc, une petite lance
acérée : le cornac hindou, accroupi à la Bouddha sur le front
de la bête et tenant en main rarme directrice. Ensuite c'est un
peu du drap écarlate de la têtière, et ce sont les deux gigantesques
oreilles roses, tigr('^es de noir, qui s'agitent en continuel mouve-
ment d éventail, pour écarter les taons et les mouches.
Il monte, l'éléphant, infatigable, docile et calme, meurtris-
sant la route sous ses pieds lourds. A côt('' de lui, au flanc des
roches, de gros blocs arrondis, qui déjà lui ressemblaient, ont
été plus ou moins retaillés à son image, par des hommes don
ne sait quelle époque perdue dans la nuit; de vagues bas-reliefs
représentent des trompes, des têtes à longues défenses, ou par-
fois des croupes, à peine dégagées de la masse primitive. Il y a
aussi maintenant des inscriptions en plusieurs langues disparues,
et beaucoup de dieux sculptés à même la montagne, dans des
niches, — œuvres des Pals ou des Jaïnas, qui furent les pre-
miers habitans de ce lieu formidable.
En bas, dans la plaine brûlante, sous l'espèce de buée de
cendre qui flotte, les ruines de l'ancien Gwalior commencent de
se découvrir; et aussi les blancheurs du nouveau, ■ — que les
Indiens appellent dédaigneusement Lachkar (le campement), —
ses grands ifs de pierre, les tours de ses temples brahmaniques.
Il est midi. Du feu blanc descend sur nos têtes, les granits sur-
BAINS l'inde affamée. 271
chauffés ont un rayonnement de fournaise. Aigles, vautours et
corbeaux dorment, hébétés de silence et de chaleur.
Et, montant toujours, nous arrivons au pied de ces palais
terrifians, qui sont assis au bord du vide et qui prolongent en
hauteur la crête de la montagne. Les façades à tourelles ont une
magnificence incomparable, bâties dans toute leur étendue par
assises régulières, en monstrueux blocs toujours égaux, et ornées
d'une profusion de mosaïques, en émail bleu, vert et or, repré-
sentant toutes sortes de personnages et de bêtes. C'étaient jadis
les demeures des puissans rois de Gwalior, qui, jusqu'au xvi" siècle,
vécurent là perchés, et inaccessibles.
Une dernière porte colossale, revêtue d'émaux bleu-de-lapis,
que gardent encore des soldats du jNlaharajah, nous donne enfin
accès sur ce plateau du sommet qui a presque une lieue dé long;
qui est entièrement entouré de remparts; qui est réputé la
position la plus imprenable de toute Tlnde occidentale; qui
depuis les temps historiques n'a cessé d'être un objet de convoi-
tise pour les rois guerriers; qui a vu d'étonnantes batailles;
dont l'histoire emplirait des volumes, — et qui n'est plus qu'une
haute solitude couverte de palais, de tombeaux, de temples et
d'idoles de toutes les civilisations et de tous les âges. Nulle part
dans notre Europe on ne trouverait un lieu qui puisse lui être
comparé, un si tragique musée des grandeurs disparues.
Devant le premier palais orné d'émail, qui est aussi le moins
farouchement archaïque et le moins détruit, l'éléphant s'age-
nouille, nous mettons pied à terre, et nous entrons.
Il a cinq cents ans à peine, celui-ci; mais ses soubassemens
cyclopcens datent des rois Pals, dont la dynastie fut régnante à
Gwalior depuis le iii^ siècle jusqu'au x" siècle de notre ère. Des
salles trapues, formidables, plafonnées en blocs de granit. Le
silence particulier des ruines, une pénombre subite et, pour
nous qui venons du brûlant dehors, un peu de fraîcheur. Il ne
reste du luxe d'autrefois que la profusion des sculptures et les
merveilleux émaux des nmrailles, représentant des bêtes ailées,
des phénix, des paons, aux plumes vertes ou bleues, d'un coloris
éclatant et inaltérable dont le secret est perdu. La vision du
monde extérieur ne pénétrait dans ce palais qu'à travers des
plaques de granit, scellées dans la maçonnerie et percées de
petits trous : telles étaient les fenêtres où venaient rêver les belles
captives, et où sans doute les rois s'installaient pour observer les
272 REVUE DES DEUX MONDES.
nuages, les lointains de la plaine, les armées, les batailles. Toute
la façade qui regarde Fabîme, — et qui n'a pas moins de cent
pieds de haut sur trois cents pieds de long, — toutes les salles,
toutes les chambres, solides comme des casemates, ne respirent
que par ces plaques ajourées, qui ne pouvaient s'ouvrir ni pour
la fuite, ni pour le suicide, ni pour l'amour; qui sont oppres-
santes plus que les barreaux de fer de nos prisons. Et partout,
sous les dalles, des escaliers sournois descendent dans des caves,
des souterrains, des oubliettes; on ne sait jusqu'à quelle pro-
fondeur la montagne est creusée de puits perdus et de galeries
noires.
D'autres palais, à côté de celui-là, se succèdent, de plus en
plus barbares. L'un, construit en blocs plus lourds encore, et
qui date des rois Pals. Un autre qui est du temps des Jaïnas,
presque informe aujourd'hui et confondu avec le rocher, n'ayant
que de toutes petites fenêtres percées en triangle, comme des
meurtrières.
Ailleurs, ce grand plateau fortifié est couvert de temples dont
la diversité seule raconterait toutes les phases du brahmanisme ;
il est percé de citernes, en cas de siège, assez grandes pour ap-
provisionner indéfiniment des milliers d'hommes ; il est tout
planté de statues et de tombeaux.
Dans un temple Jaïna. dont les dieux furent mutilés jadis par
les soldats du Grand-Mogol, je m'arrête à songer, à comparer
avec les monumens religieux de notre antiquité chrétienne...
nos églises, môme les plus belles, sont faites de petites pierres
inégales, collées au ciment. Ici au contraire, les blocs énormes,
choisis et tous réguliers, ajustés, emboîtés les uns dans les autres
avec une précision d'horlogerie, tiennent d'eux-mêmes par leur
exactitude et par leur masse, forment un ensemble presque
éternel...
Maintenant j'ai repris place, avec mes Indiens, sur le dos de
la bête lente et berceuse, et, au son des mêmes cloches argen-
tines, avec la même tranquillité, nous redescendons par l'autre
versant de la montagne, dans un gouffre de rochers rouges qui
bientôt jettent sur nos têtes un peu d'ombre. Nous croisons des
cavaliers qui montaient, mais dont les chevaux se cabrent et
s'affolent, et un dromadaire qui fait brusque volte-face, en lais-
sant tomber sa charge : même en ce pays de l'éléphant, il est
DANS l'inde affamée. 273
peu d'animaux qui s'habituont à passer près de lui sans terreur.
Gett(> gorge, par laquelle nous descendons, est peuplée de
géans de pierre (1); elle est la demeure des colosses des Tirtlian-
kars, taillés à même la montagne, debout ou assis, dans des
niches, dans des cavernes, lien est de vingt pieds de haut, com-
plètement nus et presque obscènes dans les détails de leur
nudité. D'un côté à l'autre de la vallée, ils se regardent, et nous
cheminons au milieu d'eux.
Mais l'armée iconoclaste du Grand-Mogol est passée, au
xvi" siècle, par cette route, entre les mômes personnages, bri-
sant à ceux-ci la tête, à ceux-là le sexe ou les mains, et tous
sont mutilés (2).
■ Il nous semble à présent en apercevoir de nouveaux, là-bas,
à travers la chaude poussière dont tout le pays s'embrume...
Dans d'autres vallées, qui se découvrent devant nous, dans d'au-
tres rochers, la peuplade immobile se continue ; nous ne la
voyons pas finir. 11 y a comme de la cendre en suspens dans l'air,
et toujours, partout, des éblouissemens de soleil ;la chaleur nous
endort, et aussi le tranquille carillon de nos deux cloches ; à
mesure que nous descendons, tout se voile de plus en plus, et
c'est en demi-sommeil que nous continuons notre marche oscil-
lante, au milieu des géans, dont la notion peu à peu se déforme
dans notre esprit...
Pierre Loti.
(1) Les plus grandes de ces statues sont celles de Parvasnath et celle du Tirthan-
kar Adinath, fondateur de la religion Jaina; elles ne remontent guère au delà du
XV" siècle.
(2) Mutilations ordonnées par l'empereur Babar, en 1527.
TOME XIII. — 1903. 18
AUGUSTIN COCHIN
SON ACTION SOCIALE ET RELIGIEUSE
Est-ce le moment de parler d'un homme dont il semble que
les événemens aient pris à tâche de confondre les efforts et de
démentir les espérances? Qui, plus qu'Augustin Cochin, a eu
foi pendant le dernier siècle aux conquêtes de la liberté? Qui
a cru, plus que lui, à l'apaisement des luttes de classes par le
progrès social et économique; au triomphe définitif des idées
de tolérance, de justice et de bonté? Qui a travaillé avec plus
d'ardeur à faire cesser les malentendus dont souffrent l'Eglise
catholique et la société contemporaine, à réaliser entre elles
une solide alliance dans le respect mutuel de leurs droits?
A quel point la déception est profonde, il serait vain de le dé-
montrer, quand on constate que la notion même de la liberté
se perd au milieu de nous, et qu'elle est remplacée par d'in-
cessans appels à la force. L'antagonisme aigu, le réveil d'un
fanatisme brutal, la haine croissante, la guerre religieuse ral-
lumée, l'amour du bien-être et de la fortune substitué à tout
idéal, voilà ce qu'est devenu le rêve d'autrefois.
El cependant, loin qu'il y ait une sorte d'ironie à choisir le
moment où tant de nobles causes semblent près de succomber
pour parler d'un de ceux qui les ont défendues avec le plus de
vaillance, nous croyons, au contraire, plus opportun que jamais
AUGUSTIN COCHIN. 275
de ramener l'attention publique vers les hommes de la trempe
d'Augustin Cochin, et de l'aire entendre, en évoquant leur sou-
venir, des paroles d'espérance, l'affirmation d'une foi invincible
dans la liberté. Cochin était de ceux dont l'exemple nous fait
croire au bien, et, comme il Ta dit lui-même, « dès que l'on
croit au bien, on en devient capable. »
I
Je n'entreprends pas ici une étude biographique : cette étude
a été faite par un illustre écrivain (1). Tout mon dessein est de
faire connaître la vie de Cochin sous ses principaux aspects,
dans les idées maîtresses qui la dirigèrent.
Il faut bien le constater : dans la génération nouvelle, beau-
coup n'ont entendu d'Augustin Cochin que le nom; et encore
leur est-il connu surtout par les héritiers qui le portent si bril-
lamment aujourd'hui. On sait trop peu de claose de ce qu'a été
cet homme vraiment moderne, pénétré du sens exact de la
démocratie, désireux de la servir, amoureux à la fois de l'Evan-
gile et de la liberté, et demeuré en même temps, par sa croyance
et sa vie, un catholique des premiers âges.
Sans doute, l'éclat extérieur a manqué à l'existence d'Au-
gustin Cochin. Les dramatiques événemens de ce temps ne l'ont
pas mis en lumière comme d'autres. Il n'a pas connu la popu-
larité bruyante, l'orgueil des premiers rôles. Par une singulière
fatalité, il semble que les grandes charges publiques se soient
dérobées devant ce bon Français, si bien préparé à les remplir,
et qui en était plus digne que tout autre ; ou bien, quand elles
allaient le chercher, quand le pays réclamait ses services, il
mourait à quarante-huit ans, ayant, longtemps avant sa mort,
dit adieu à la gloire, — non au devoir, — et s'étant résigné vo-
lontiers (( à faire du bien au lieu de faire de l'effet. » La carrière
publique de Cochin tient en quelques lignes. Né en 1824, à Paris,
il se fait inscrire, après de brillantes études, au barreau de la
capitale sans exercer la profession d'avocat. Bientôt, il est maire
du X" arrondissement, membre de l'Institut, administrateui
d'importantes sociétés industrielles, — des Compagnies du che-
tnin de fer d'Orléans et des glaces de Saint-Gobain, notamment,
{i)Augusiin Cochin, par le comte de Failoux,cle l'Académie française. Librairie
Didier, 1875.
276 REVUE DBS DEUX MONDES.
— et il meurt en 1872, après avoir été appelé à administrer le
département ou siège l'Assemblée nationale.
Je ne sache pas qu'aucune vie offre un exemple plus frap-
pant de ce que peut Tinfluence du milieu et des traditions, ni
fasse ressortir d'une façon plus saisissante la réalité des phéno-
mènes d'atavisme. Depuis l'ancêtre qui fut échevin de Paris
sous saint Louis, et dont presque tous les descendans exercèrent
des charges municipales, la vieille bourgeoisie parisienne revit
tout entière en Cochin, cette bourgeoisie à laquelle il appartenait
par le sang : religieuse, raisonneuse, laborieuse, indépendante,
avec ses volontés fprtes et persévérantes, son sens pratique et
sa bonne humeur.
De son grand-oncle, Tavocat Cochin, celui que le barreau du
xvui'' siècle avait surnommé le grand Cochin, il avait la sou-
plesse, la largeur, la lucidité d'esprit, labondance de ressources ;
il le rappelait par la flamme, par l'accent communicatif de son
éloquence et jusque par le son flatteur de sa voix. D'autres
aïeux, fondateurs d'écoles, d'asiles, d'hôpitaux, il tenait l'esprit
de charité, de dévouement, de sacrifice, et cette douceur patiente
qui est la plénitude de la force. Enfin, tous les traits caractéris-
tiques de la physionomie morale de son père se retrouvaient en
lui : l'amour désintéressé du travail et du progrès, une hardiesse
réelle, quoique sans témérité dans les aspirations; le goût des
réformes, la confiance datis la liberté, l'esprit de modération et
de tolérance.
Ceux qui Tout connu ont pu constater à quel point il se ré-
vélait dans son extérieur, et combien se trahissaient vite ses
qualités : la gravité et l'enjouement, la bonne grâce et la fermeté,
la douceur et la décision, la distinction et la modestie. Sur son
visage aux traits virils, au front puissant, encadré par une che-
velure d'un blond clair, se lisait l'habitude de la réflexion;
ordinairement méditatif, il était prompt à s'animer; le rayonne-
ment de ses yeux bleus profonds et questionneurs avait une
vivacité smgulière ; il semblait toujours que ses lèvres fines, spi-
rituelles, allaient so montrer railleuses : elles s'ouvraient pour un
sourire dont l'exquise bonté complétait celle du regard. De toute
sa personne se dégageait un charme irrésistible, je ne sais quoi
de cordial et de captivant. L'eftort personnel, l'éducation, la
haute culture développèrent tous ces dons naturels. Cochin
trouva dans la sollicitude du vénérable abbé Senac, aumônier de
AUGUSTIN COCHIN. 277
Rollin, et avant tout dans la direction éclairée de son père, à la
fois un stimulant et l'appui le plus précieux. Avocat à la Cour
de cassation, maire du XlIP arrondissement, député de Paris, si
absorbé que fût M. Cochin père par ses travaux multiples, par
les initiatives fécondes qu'il sut prendre dans le domaine des
institutions scolaires et charitables, il suivait attentivement les
progrès de son fils, dont il était le confident et l'ami.
Préoccupation devenue trop rare, M. Cochin entendait que
son fils se préparât, d'abord par une culture générale, ensuite
par des études spéciales, par des voyages, par des observations
recueillies à l'étranger, à remplir dignement les hautes fonctions
de la vie publique. Il ('tait de ceux qui pensent que, chez un
grand peuple, et là particulièrement où prévalent des courans
démocratiques et égalitaires, il doit se former librement une
élite capable dadministrer le pays. Il pensait que les hommes
d'Etat ne s'improvisent pas, et il comprenait la démocratie
comme l'entendait, aux Etats-Unis, l'illustre Jefferson lorsqu'il
montrait en elle le meilleur moyen de conduire au pouvoir les
supériorités naturelles. Il ne vit malheureusement pas l'appli-
cation de ce programme ; mais il en avait pénétré l'esprit de son
fils. Augustin Cochin alliait à une éducation littéraire très
complète la connaissance des sciences naturelles et physiques.
Docteur en droit, il possédait à fond la législation et l'économie
politique. L'usage familier des langues étrangères lui permet-
tait de tirer profit de tous ses voyages, d'apprendre à connaître
le monde et la politique de son temps, d'étudier et de comparer
les conditions industrielles, les finances des diverses nations.
Mais le problème qui l'intéressa de meilleure heure et le plus
profondément fut celui de l'éducation. Il avait eu occasion de
lapprofondir en prenant part à un concours institué par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques sur les doctrines de
Pestalozzi (1). Peut-être dut-il à la fréquentation de ce philo-
sophe une de ses idées maîtresses, la conviction que la solution
de toutes les questions vitales dépend de l'éducation, et que
celle-ci a pour point de départ, pour fondement essentiel, la
famille, le foyer domestique.
Lui-même, toutefois, fut de bonne heure privé du moyen de
formation qu'il appréciait le plus. Sa mère était morte lorsqu'il
(1) Son mémoire fut couronné par l'Académie.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait que trois ans, et il perdit son père en 1841, au moment
où il se réjouissait de pouvoir le soulager dans ses travaux. Il
restait, à vingt ans, abandonné à sa propre et unique responsa-
bilité. Avec un sang-froid et une énergie extraordinaires, il sut
organiser sa vie et, — chose rare dans un si jeune homme, —
l'orienter d'une manière définitive. Une maturité précoce lui
permettait de se gouverner lui-même et de tenir déjà ses yeux
fixés sur le but auquel devaient tendre ses efforts.
Dans l'isolement où il se trouvait, son oncle, M. Benoist
d'Azy, lui fut d'un grand secours. Mais sa consolation véritable,
sa ressource suprême, ce fut l'action. Il a été par excellence
l'homme d'action. Croyant, enthousiaste, confiant, épris de
l'idéal le plus élevé, et, malgré ses tristesses prématurées, envi-
sageant la vie dans ce qu'elle a de beau, dans les grandes choses
qu'elle permet d'accomplir pour Dieu, pour son pays, pour ses
semblables, ayant une haute idée du métier d'homme et, plus
encore, du rôle du chrétien, il se lança dans l'action à corps
perdu, justifiant dans toute sa conduite ce qu'il devait dire plus
tard et qui caractérise si bien cet esprit ouvert, cette Ame épa-
nouie : « J'aime la vie, la gaîté, la science, la liberté. » Un
champ indéfini s'ouvrait devant son ardente activité, car il était
né avec deux passions au cœur : l'amour de l'homme qui tra-
vaille et l'amour de l'homme qui soutïre.
II
La connaissance des problèmes qui se rattachent à la condi-
tion des ouvriers dans la société contemporaine a été le constant
objet et comme le point central des études de Gochin. Il ne s'est
pas borné à les approfondir dans des ouvrages spéciaux, dans les
écrits de Le Play, notamment, dont il était le disciple ; mêlé de
près à la direclitm de grandes industries, il a vécu au milieu des
ouvriers, et, quand il lui est arrivé de parler d'eux, il l'a fait en
homme du métier, avec l'expérience du professionnel. Cochin
n'avait pas seulement l'amour, il avait le respect du travailleur.
Il s'inclinait devant la noblesse du travail et s'étonnait que l'on
ne considérât pas comme un devoir pressant de s'occuper de ceux
qui, à peu d'exceptions près, constituent la grande famille hu-
maine. Ne sortons-nous pas tous, en effet, de souches de tra-
vailleurs? « Une loi mystérieuse ne conduit-elle et ne reconduit-
AUGUSTIN COCHIN. 21 9
elle pas au travail tous les hommes, après qu'ils ont traversé
pendant quelques générations la richesse, comme une région for-
tunée vers laquelle ils aspirent tous et où ils se perdent? » Quand
ce n'est pas un soldat, c'est un laboureur, un artisan qui ont été
les aïeux des plus illustres familles.
D'un autre côté, il ne pouvait sans s'émouvoir constater à
quel point, depuis des siècles, sur le sol de notre patrie, le tra-
vailleur a été trompé par les vaines promesses des meneurs et
des utopistes; comment, après tant de révolutions censément
faites pour lui et qui tournent toujours contre lui, il demeure en
définitive, selon l'énergique expression populaire, un homme de
peine. Mais était-ce une raison pour séparer sa condition de
celle des autres classes sociales, comme si les gains et les pertes,
les risques et les périls, les progrès et les défauts de tous les
membres d'une nation ne se mêlaient pas, ne se correspondaient
pas? Rien ne semblait plus dangereux à Cochin que d'opposer
sans cesse les intérêts et les droits des ouvriers à ceux des autres
citoyens. Il y voyait autant de provocations à la division, à la
haine, et une façon de refaire par en bas la classe des privilégiés.
Ce n'était pas, bien entendu, qu'il se refusât à admettre l'exis-
tence de maux spéciaux, inhérens à l'organisation nouvelle de
l'industrie dans la société contemporaine, tels que l'isolement
moral de l'ouvrier, les agglomérations factices, loin de la saine
vie des champs, la destruction du foyer, l'instabilité, le paupé-
risme; mais il comprenait que, si ces maux particuliers appellent
des remèdes particuliers, cependant il existe au-dessus de tout
le reste une vie générale de la société, à laquelle tous ses
membres participent, en sorte que les progrès de la condition
ouvrière dépendent premièrement des progrès communs de la
société prise dans son ensemble.
Décidé à se garder de la théorie pure, Cochin se mit de bonne
heure en contact direct avec les ouvriers. D'une initiative hardie,
il fonde pour eux, dès l'âge de dix-neuf ans, dans le faubourg
Saint-Jacques, une société de secours mutuels dont il reste pré-
sident jusqu'à sa mort. Sa porte leur est toujours ouverte ; il se
fait leur conseiller; il les aide à résoudre leurs difficultés et
même à placer leurs économies. Mais il s'impose aussi le de-
voir d'étudier très méthodiquement tout ce qui se rattache à
leur existence : salaire, habitation, nourriture, vêtement. Il ne
faut pas oublier que ce fut lui qui, à l'Exposition de 1855, or-
280 REVUE DES DEUX MONDES.
ganisa sous le nom de galerie d'Economie domestique une sec-
tion spéciale destinée aux objets à bon marché, utiles au bien-
être physique et au développement intellectuel des classes labo-
rieuses. Le fait était absolument nouveau. On vit pendant des
mois cet esprit délicat et raffiné s'attacher à cette spécialité sans
éclat, n'ayant pas de préoccupation plus vive que de mettre en
lumière tout ce qui constitue l'humble vie de l'ouvrier. Il pour-
suit le même but aux Expositions de 1862 à Londres, de 1867 à
Paris. Mais ces généreuses initiatives, il trouve moyen de les
exercer sur un terrain bien autrement vaste et important, quand
il est devenu maire d'un des arrondissemens de Paris et admi-
nistrateur de grandes compagnies industrielles. L'énumération
serait longue de tout ce qu'il a entrepris et réalisé d'utile de 1855
à 1867 pour améliorer les habitations ouvrières, pour propager
les caisses d'épargne, la pratique des assurances, en un mot,
tout ce qui peut permettre au travailleur d'accéder au capital
et lui faciliter le libre exercice de ses facultés, de son énergie
physique et morale. Pour le dire en passant, on lui doit certai-
nement la création des caisses d'épargne postales. Mais c'est dans
les mesures prises en faveur des ouvriers par les compagnies des
chemins de fer d'Orléans et des glaces de Saint-Gobain que s'est
manifestée surtout son intervention. On peut mesurer à quel point
elle a été féconde, en constatant que les résultats qu'elle a obte-
nus non seulement subsistent encore, mais se sont fortifiés et
généralisés. Son activité s'est étendue à toute une série de me-
sures ou de créations : logemens, restaurans, magasins de vê-
temens, sociétés coopératives, écoles ménagères, écoles du soir,
cercles, bibliothèques, chambres garnies pour les jeunes gens,
voilà quelques-unes des créations, nouvelles en ce temps-là, qui
excitaient la curiosité parisienne et attiraient, il m'en souvient,
nombre de visiteurs.
Personne n'a, je le crois, plus attentivement médité que
Gochin sur les solutions que comporte ce que l'on a appelé le
problème ouvrier. Il n'estimait pas possible de le résoudre
sans le concours simultané des quatre facteurs suivans : l'ou-
vrier, le patron, l'Etat, la religion.
C'est de l'elTort individuel qu'avec raison il faisait avant tout
dépendre l'amélioration du sort de l'ouvrier. Si, en effet, la des-
tinée du travailleur est à la merci de bien des intluences diverses,
rien ne saurait le dispenser d'être laborieux et prévoyant. Le
AUGUSTIN COCHIN. 281
rôle de l'effort collectif, c'est-à-dire de l'association, est immense,
sans doute, et nécessaire; mais l'association elle-même repose
sur l'effort particulier, elle ne vaut que par ceux qui la composent
et lu dirigent. Elle n'est qu'un instrument ; c'est toujours à lin-
dividu qu'il appartient de s'en servir. Tout dépendra donc de la
formation intellectuelle et morale de l'ouvrier, c'est-à-dire de la
bonne organisation de la famille, de l'éducation. C'est à cette
conclusion que Cochin est sans cesse ramené.
Il croyait à l'avenir de l'association libre, non obligatoire, et
elle lui semblait, — à condition bien entendu, de ne pas devenir
un instrument politique, un organe de combat, — destinée à trans-
former, en partie, le prolétariat, notamment en supprimant les
intermédiaires, au moins dans les grandes villes. Mais il ne con-
sidérait pas le salariat lui-même comme un obstacle à l'ascen-
sion pacifique du prolétariat vers la propriété industrielle ou
commerciale, et assez d'exemples lui donnaient raison : 80 pour 100
des patrons ont commencé par être ouvriers. Peut-être même
Gocliin se serait-il mis en garde contre certain engouement qui
s'est emparé aujourd'hui des esprits, et qui fait que l'on attribue
à la mutualité le secret de toutes les solutions, et comme, une
vertu magique, perdant trop facilement de vue que tout réside
dans la valeur des sociétaires.
A l'époque où vivait Cochin, le mot de patronage ne sonnait
pas aussi mal qu'aujourd'hui à l'oreille d'une démocratie ombra-
geuse. Des incitations de toutes sortes n'avaient pas encore amené
l'ouvrier à prendre, dans certaines régions, le patron en mé-
fiance; mais on commençait déjà à dire que l'ouvrier, plus ins-
truit, plus éclairé, ayant part à la souveraineté publique par le
droit de vote, avait de moins en moins besoin de tutelle et que
l'émancipation politique devait avoir pour corollaire l'émanci-
pation économique. Dans l'opinion de Cochin, le rôle du patron
n'avait, malgré tout, rien perdu de son utilité. 11 estimait que,
là où le patron est non pas hostile, mais seulement indifférent,
l'amélioration sérieuse du sort des ouvriers est rendue très dif-
ficile ; que les lois qui leur sont le plus favorables peuvent être
compromises dans l'application quotidienne; que la contrainte
est insuffisante; que le bon vouloir est nécessaire. Et l'on ne
devait pas oublier, selon lui, que, sur bien des points du pays,
les patrons ont pris l'initiative de presque toutes les réformes
qui constituent l'inventaire de l'économie sociale ; que tous les
282 REVLE DES DEUX MONDES.
jours, au point de vue de l'installation matérielle, au point de
vue de riivgiène, leur sollicitude est précieuse; qu'il n'est pas
indifférent d'avoir ou de n'avoir pas des ateliers inondés d'air et
de lumière, avec tout un ensemble de facilités, de conditions spé-
ciales, qui sauvegardent mieux la vie de famille, rendent l'exis-
tence plus commode, plus saine, plus gaie. Il eût déploré de voir
l'action du patron étouffée entre le syndicat et l'intervention de
l'État, toujours persuadé que, dans l'intérêt de l'ouvrier, le but
pratique à poursuivre est de combiner, par une alliance féconde,
le principe de l'association avec le patronage librement offert et
librement accepté. Avec tous les esprits sensés, Gochin admettait
que l'État garde ici une mission à remplir ; que son intervention
est légitime, nécessaire, quand il s'agit de préserver l'ouvrier des
abus du régime industriel, de défendre sa santé, de protéger la
faiblesse de la femme et de l'enfant contre la cupidité, contre
l'inhumanité de certains patrons, oublieux de leurs devoirs.
Tout n'est pas dit, évidemment, quand on a prêché à l'ouvrier
la résignation, le courage pour supporter la misère et les inéga-
lités sociales, ni quand on a fait appel à l'esprit de justice, à
l'intelligence pratique des patrons. Il y a des mesures qui
doivent être placées sous la sauvegarde des pouvoirs publics ;
une législation protectrice à édicter, à maintenir, à compléter.
Gochin accordait même, — c'est le duc de Broglie qui en a fait la
remarque — « qu'en forçant les heureux de ce monde, ne fût-ce
que par intérêt bien entendu, à songer un peu plus à ceux qui
souffrent à côté d'eux, et un peu moins à leurs propres jouis-
sances, la démocratie obtient parfois de leur égoïsme ce que
l'Évangile réclame vainement de leur conscience. »
Mais, en dehors de sa mission de protection et d'encourage-
ment, l'intervention de l'État rencontrait en lui un adversaire ré-
solu. Il s'élevait avec force contre la tendance qui porte de plus
en plus à faire appel à la contrainte sous toutes les formes, à
changer toutes les obligations morales en obligations légales.
Il s'élevait contre la proclamation de ces prétondus droits,
comme il les appelait : droit au travail, à la pension de retraite,
qui n'engendrent que des fainéans ; et il les envisageait comme
devant, dans l'avenir, tuer l'initiative, détruire tous les ressorts
qui font un pays riche et prospère et, partant, une classe ou-
vrière aisée. A la question des retraites ouvrières, en particulier,
il ne voyait de solution que dans la liberté, dans le concours
AUGUSTIN COCHIN. 283
d'institutions volontaires et libres, comme celles dont la Bel-
gique a donné l'exemple.
Quant au quatrième facteur appelé à résoudre le problème
social, c'est-à-dire la religion, les faits à eux seuls et létat desprit
de la classe ouvrière suffisaient, d'après Cochin, pour en justifier
la nécessité. Depuis cinquante ans, les ouvriers sont devenus
plus libres, plus instruits, plus puissans; ils ont bénéficié des
découvertes, des progrès de la science, de plus de justice dans les
lois, d'un mouvement généreux ; ils vivent dans une société fondée
sur légalité et la liberté. Or, ils deviennent, à mesure que ces
progrès s'accomplissent, plus aigris, plus mécontens, plus mena-
çans à l'égard des autres classes; le fardeau, depuis qu'il est
moins lourd, leur paraît plus pesant; ils ne le supportent qu'avec
colère. D'où viennent cette contradiction, ce trouble, cette absence
de sécurité? C'est qu'il y a dans le problème ouvrier, comme le
disait avec tant de justesse Jules Simon, avant tout un mal
moral, et que ce sont les âmes qu'il faut guérir. Or, il n'est
qu'une seule puissance au monde qui possède le secret d'agir
efficacement sur les âmes, de les pacifier, de refréner les ap-
pétits, de réveiller les consciences; et cette puissance, elle vient
des enseignemens de l'Evangile. Seul, le christianisme peut
atténuer les conséquences d'un régime économique fondé sur
le facile avancement des forts, et sur le mépris ou l'oubli indif-
férent des faibles, des petits, des vaincus de la vie. Je me sou-
viens d'un fait qui m'a singulièrement frappé, à ce sujet, lors de
l'Exposition universelle de 1867, à Paris. Appelé à l'honneur de
diriger les enquêtes du jury spécial du nouvel ordre de récom-
penses, institué pour mettre en lumière les établissemens et
les localités agricoles et industrielles, où régnent, au degré le
plus éminent, le bien-être et l'harmonie sociale, j'ai eu entre
les mains, examiné, annoté des milliers de dossiers venus
de tous les points du monde. Or, je puis affirmer que je n'ai,
à vrai dire, pas rencontré de milieux réunissant ces conditions
là où le sentiment chrétien n'existait pas, et que j'en arrivais
presque invariablement à cette conclusion, devenue banale tant
elle a été souvent formulée, qu'un progrès de bien-être dépend
d'un progrès moral, et qu'un progrès moral dépend d'un progrès
religieux (1).
(1) Dans une conférence faite à la mairie du VIII' arrondissement de Paris, en
1868. sous la présidence d'Augustin Cocliin. j ai exposé les résultats de cette
284 REVUE DES DEUX MONDES.
Le programme de Cochin, approprié à son époque, a-t-il
perdu aujourd'hui son actualité? Je ne le pense pas; je crois, au
contraire, que les généreux esprits dont le zèle s'inspire à la
même source, et qui, sous le nom de démocrates-chrétiens, se
dévouent à la classe ouvrière, n'ont pas eu beaucoup à innover.
Cochin eût applaudi certainement à leur ardent désir de servir
l'ouvrier, sous quelque nom que ce désir se produise; il eût
applaudi à leur courage, à leur activité. Mais peut-être, avec son
esprit si juste, si avisé, leur eût-il signalé certains périls. De tout
temps, l'on a riscjué d'aigrir davantage l'ouvrier, en ne mettant
en lumière que ses souffrances, les torts dont il a à se plaindre,
les injustices sociales, de même que l'on s'expose à lui donner des
illusions, à le conduire à de graves mécomptes, en allant trop loin
dans la voie des promesses, en exagérant ce que peuvent l'Etat,
la loi. Le danger ne serait pas moindre, dans un temps surtout
où les idées jacobines ont repris faveur, de frayer la voie au socia-
lisme révolutionnaire, de familiariser l'opinion avec son succès,
de faire tomber les méfiances, les craintes dont il était à bon
droit l'objet. Le nombre est de plus en plus grand aujourd'hui des
esprits qui considèrent qu'aimer l'ouvrier, se rapprocher de lui,
panser ses plaies, le défendre contre une exploitation cupide,
travailler à obtenir une meilleure répartition des avantages
sociaux, c'est le socialisme. A ce compte, tous les cœurs géné-
reux lui appartiendraient. Mais Cochin voyait tout autre chose
dans le socialisme : il y voyait avant tout la suppression de la
propriété individuelle. Absolument chimériques dans leur appli-
cation, les doctrines socialistes ne lui semblaient que trop dé-
finies et trop positives dans les haines qu'elles inspirent, et il
estimait qu'avec le parti de la destruction violente, aucune tran-
saction n'était possible, aucune coquetterie inoiTensive. Au fond,
comme il l'a écrit, l'homme et la société ne se nourrissent que
de cinq ou six grosses vérités, que l'on peut appeler le pain, la
chair et le vin des nations. Lorsque l'homme a dit : « Mon Dieu,
ma femme, mes enfans, mes parens, ma maison, il a nommé les
principaux biens dont il lui soit donné de jouir en cette vie. »
Or, ce sont ces biens, la religion, la famille, la propriété que
détruit le socialisme, et en retour desquels il ne promet que de
fallacieuses compensations. Les démocrates-chrétiens ne peuvent
enquête sous ce titre : De la condilion de l'ouvrier dans la société contempo-
raine.
AUGUSTIN COCHIN. 28o
avoir et n'ont rien de commun avec une école révolutionnaire et
athée. Ils sont, au contraire, trop près de l'Evangile pour ne pas
entrer dans la plupart des vues de Cochin, pour ne pas cher-
cher, par des méthodes qui se rapprochent de la sienne, à amé-
liorer le sort des travailleurs et à défendre efficacement leur
cause.
III
Des deux passions qui s'étaient emparées du cœur de Cochin,
je serais embarrassé pour dire quelle était la plus forte, ou son
amour pour l'homme qui travaille, ou son amour pour l'homme
qui souffre. Il apportait dans ses rapports avec les pauvres quelque
chose d'autre que son respect pour l'ouvrier : un sentiment indé-
finissable, composé à la fois de délicatesse, de pitié, de ten-
dresse ; une crainte extrême d'humilier, de montrer un air pro-
tecteur. Consolateur incomparable, il savait entrer dans toutes
les tristesses, écouter les plaintes avec une patience sans bornes,
trouver le mot qui réconforte. La grande œuvre charitable
d'Ozanam l'avait séduit dès ses jeunes années, A peine sorti du
collège, il établit la conférence de Saint- Vincent-de-Paul du fau-
bourg Saint-Jacques, et il en est élu président. A partir de ce
moment, sa vie devient un véritable apostolat. Il appartient à
tout ce qui souffre. Il choisit un jour de la semaine, le vendredi,
pour recevoir les pauvres, et il demeure fidèle jusqu'à sa mort à
cette coutume. « Dieu sait, a écrit son fils, Henry Cochin, à tra-
vers quelle foule de solliciteurs il lui fallait démêler une misère
réelle et honnête ; il s'y trompait souvent, mais ne s'en repentait
pas. Je revois encore l'antichambre remplie de ces visiteurs
mystérieux dont mon père ne parlait jamais (1). »
L'effort de sa charité prend toutes les formes. Il assure, en
1855, l'installation des Petites Sœurs des Pauvres et de leurs
180 vieillards dans la maison qu'elles occupent avenue de Bre-
teuil; il trouve des patronages; il recueille les fonds nécessaires.
En 1838, il facilite aux Frères de Saint-Jean-de-Dieu la création
d'un établissement pour les petits incurables, rue Lecourbe, et
comble ainsi une grave lacune en offrant un asile à des malheu-
reux qui ne peuvent en trouver ni à Técole, ni à l'atelier, ni
(1) Henry Cochin, Préface des Espérances chrétiennes.
286 Revue des deux mondes.
même à Thôpital. Il s'occupe de la fondation d'une maison de
convalescence pour les pauvres aux environs de Paris, d'un
hôpital pour les enfans phtisiques dans le Midi; il assure le
bénéfice du séjour de Berck-sur-Mer aux enfans pauvres. Avec
le vénérable M. Meignan, il établit pour la jeunesse ouvrière le
cercle Montparnasse, qui a été le point de départ de toutes les
créations de ce genre en France. Partout, en un mot, dès qu'il
s'agit d'instituer une œuvre utile, on retrouve son ingénieuse et
infatigable activité. Elle se déploie, en particulier, dans tout ce
qui touche au bureau de bienfaisance du X^ arrondissement,
qu'il présidait comme maire ; il sait recruter, multiplier les con-
cours sans distinction d'opinions, susciter les dons, rechercher
et adopter les meilleurs modes d'assistance, assurer la distribu-
tion intelligente des secours, dresser la statistique de la misère,
veiller aux mesures d'hygiène et de salubrité. Aussi discret qu'in-
fatigable, il ne donne son nom à aucune des œuvres qu'il
fonde.
Mais, il faut le reconnaître, Cochin a eu la précieuse fortune
d'être initié à la pratique de la charité par deux maîtres incom-
parables, M. de Melun et la soîur Rosalie ; « car, si la charité est
bien plus qu'une science, si elle est une vertu, — comme il le dit
très justement, — la manière d'exercer la charité est une science
et touche à une infinité de questions qu'il n'est pas prudent
d'ignorer. »
M, de Melun, dont le nom ne devrait être prononcé qu'avec
un sentiment de respect et de reconnaissance, est un des hommes
de ce temps auxquels les malheureux sont le plus redevables. C'est
à son initiative, à son zèle persévérant, qu'il faut rapporter l'ori-
gine de la plupart des mesures législatives qui ont eu pour
objet d'organiser l'assistance, de remédier à la misère, de même
qu'il a participé, et le plus souvent d'une manière prépondé-
rante, à presque toutes les grandes œuvres dont la charité privée
a doté notre pays dans la seconde moitié du siècle dernier. Sa
carrière parlementaire n'a pas été longue, et l'on est émerveillé
de sa fécondité. Le nom de M. de Melun est resté attaché aux
lois sur l'assistance votées en 1850; aux lois sur les logemens
insalubres, sur les caisses de retraites, sur les sociétés de secours
mutuels, sur l'éducation et le patronage des jeunes détenus,
aussi bien qu'aux mesures projetées alors relativement aux
hôpitaux, aux secours à domicile, au service médical dans les
AUGUSTirS COCIIIN. 287
campagnes, à l'apprentissagG, au travail des femmes et des en-^-
fans dans les manufactures.
Quant à la sœur Rosalie, cette humble fille de saint Vincent
de Paul, qui a passé cinquante ans dans lobscure maison dont
elle était supérieure, rue de l'Epée-de-Bois, près de la rue Mouf-
fetard, toute son ambition était de se montrer la servante de
Jésus-Christ et des pauvres ; elle a été vraiment l'incarnation vi-^
vante de la charité dans Paris au xix*' siècle. Une sorte de célé-
brité l'a poursuivie malgré elle. Sa petite salle d'audience était
assiégée à toute heure, non seulement par des misérables, mais
par les heureux ou les soi-disant heureux du siècle. Quelques-
uns, sans doute, y étaient amenés par la curiosité, et d'autres
par le désir de rendre hommage à la sainteté du dévouement ;
mais presque tous y venaient chercher un appui, un conseil, un
réconfort. Remarquée et visitée par les souverains eux-mêmes,
par les hommes les plus illustres de ce temps, elle était adorée
de la multitude, au point qu'elle garda toute son autorité dans
les heures les plus sanglantes de la Révolution de 1848, Dieu sait
le nombre de pauvres qu'elle a vêtus, consolés, nourris! Il les
faut compter par milliers. Dieu sait que de courages elle a re^
levés, que de généreuses actions et de dons magnifiques elle a
suscités; que de blessures, si je l'ose dire, elle a fermées, en y
apposant la douce main du Christ !
Ce sont ses leçons qui ont instruit Gochin. C'est d'elle qu'il a
appris combien le secours matériel est insuffisant, corrompt
même et dégrade, s'il est donné mal à propos ou séparé de l'ac-
tion moralisante ; combien toute réforme de l'âme profite au
corps; combien l'extinction de la misère dépend de l'extinction
du vice, « Enlevez à un homme un vice, disait-elle souvent,
vous écartez de lui une cause de ruine ; à mesure que vous lui
donnez une vertu, vous lui ôtez une chance de misère, » Elle
lui enseigna encore dans quel large esprit la charité doit être
pratiquée, sans demander aux institutions de bienfaisance leur
extrait de baptême ; sans considérer la couleur du drapeau poli-
tique de leur fondateur; sans hésiter jamais à s'associer, pour
faire le bien, avec des hommes dont on reste séparé sur beau-
coup de points, avec l'unique souci de faire sortir de chaque
bonne volonté tout ce qui est en elle. Sœur Rosalie encore lui
enseigna comment Ton parle aux malheureux le langage qu'ils ont
besoin d'entendre et, par-dessus tout, combien est profitable.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ne pas dire nécessaire, le contact direct avec les pauvres.
Il a senli auprès d'elle toute l'étendue des devoirs qui incombent
aux favorisés de la fortune, et à quel point sont coupables ou
insensés ceux qui se dispensent de payer la rançon de leur con-
dition privilégiée, ou qui s'imaginent pouvoir l'acquitter sans
aucun effort personnel, sans s'imposer de sacrifice. C'est sans
doute au retour d'un de ses entretiens avec elle, et encore tout
enflammé en constatant dans le monde la folie des dépenses
inutiles, l'oubli de la souffrance d'autrui, qu'il écrivait, comme
pour soulager son indignation, les lignes suivantes, apostrophe
sanglante jetée aux cœurs endurcis par la prospérité :
« Qu'est-ce qu'on donne en comparaison de ce qu'on garde,
et quand donc la générosité va-t-elle jusqu'à se priver? Quel
abus de se faire remplacer et de ne pas voir le champ de ba-
taille de la vie ! Qui donc visite les pauvres et entre un peu avant
dans leur histoire? Vous ne savez rien, si vous n'avez pas vu en
tous lieux, à la ville, aux champs, l'escalier noir, la chambre
sale, le petit carreau de papier, la paillasse infecte, le haillon
sans nom, la poussière, la nudité. Et vous le voyez au jour, au
soleil, la porte ouverte, quand l'homme est dehors et qu'un peu
de feu cuit un peu de soupe. Mais la nuit, le soir, par la neige,
la pluie, la lueur de la chandelle, quand les enfans tremblent et
que le père se tait, sous le toit, sur la paille et sans lendemain !
Vous ne connaissez pas la voisine qui jure, le créancier qui me-
nace, le boulanger qui refuse, la maladie qui entre et le sein
tari .
« Connaissez-vous le vieux pauvre qui se refroidit peu à peu
près de son tison, sous ses guenilles sans forme? Connaissez-
vous le brutal qui s'alourdit, et surtout la femme pauvre, tantôt
un ange, tantôt une sauvage sans décence et sans bonté? Et les
étrangers emprisonnés par leur langage, fuyant la pitié et dé-
testés? Les connaissez-vous? Et la plaie qui saigne et les cheveux
malpropres? Savez- vous que ces gens ne mangent jamais de
viande, jamais ?
« Oh ! si je dis ces choses, c'est pour ajouter que nul senti-
ment humain ne peut donner le désir d'entrer là ni l'amour de
ces êtres dégradés^ et qu'on n'aime la face hideuse du pauvre
que seulement quand on voit la face radieuse du Christ (1). »
(1) Notes inédites.
AUGUSTIN COCHIN. 289
Les occasions n'ont pas manqué à Cochin de professer en
public les principes et les conclusions de ses doctrines, en ma-
tière d'assistance. Il l'a fait notamment, avec beaucoup d'éclat,
au Congrès de bienfaisance tenu à Londres, en 1802, sous la
présidence du vénérable lord Sliaflesbury. Son programme a été
souvent formulé depuis : aider avant tous ceux qui s'aident; s'at-
tacher à distinguer les divers élémens dont se compose la foule
des misérables, afin d'appliquer à cliacun le remède qui con-
vient ; se garder avec soin de tout ce qui pourrait encourager les
familles à déserter les devoirs qui leur incombent, à se décharger
sur l'Etat de leurs enfans, de leurs malades, de leurs vieillards ;
distribuer les secours autant que possible dans la famille même,
dont le lien ne se relâche que trop ; développer dans la plus
large mesure possible l'emploi des moyens préventifs, la mora-
lité, l'instruction, l'épargne, les assurances ; empêcher les
familles de tomber dans la misère héréditaire. Il précisait avec
beaucoup de netteté le rôle, la mission des deux assistances pu-
blique et privée, estimant que le rôle principal de la première
est de parer aux défaillances de la seconde, mais que l'action
vraiment efficace, féconde, reste l'apanage de celle-ci; que l'as-
sistance privée doit être secondée, stimulée, subventionnée par
l'État; que l'Etat cependant garde son droit de surveillance, et
qu'il a pour mission directe de créer, d'entretenir certains éta-
blissemens ayant un caractère d'utilité générale, comme ceux
qui sont, par exemple, destinés aux aliénés ou bien aux aveu-
gles. On retrouve ici encore l'aversion de Cochin pour les mo-
nopoles, pour un monopole surtout capable de fermer toutes les
issues par où la charité privée tenterait de se faire jour; sa
crainte des empiétemens de l'Etat, des confiscations, de la
bureaucratie coûteuse et stérile, de la charité purement légale ;
on y retrouve, disons-le, sa confiance dans la liberté et l'initia-
tive privée.
Maiç les misères dont le spectacle frappait ses yeux n'étaient
pas les seules à l'émouvoir, à le porter vers l'action. Si loin-
taine qu'elle fût, la plainte de la souflVance humaine arrivait à
son oreille ; il semblait qu'il fût toujours aux écoutes, prêt à
vibrer au cri de toute créature opprimée. Ainsi, la plaie de l'es-
clavage faisait saigner son cœur. Il s'étonnait qu'elle pût sub-
sister encore et s'indignait en particulier de rencontrer un tel
fléau dans la grande République américaine, pour laquelle il
TOME XIII. — 1903. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était laissé aller à un enthousiasme qui passait un peu la me-
sure : « Qu'une nation illustre, chrétienne , généreuse, éclairée,
qui possède des orateurs, des poètes, des historiens, contienne,
tolère, justifie, autorise des hommes qui achètent des hommes,
des pères qui vendent leurs enfans , des magistrats qui chas-
sent aux esclaves, des femmes qui ne servent qu'à reproduire
des enl'ans qui seront vendus; des mœurs qu'aurait flétries, des
lois qu'aurait réprouvées l'antiquité païenne, ah ! je ne crois pas
qu'on rencontre dans l'histoire un démenti plus douloureux
infligé à la sagesse humaine, et un mécompte plus dur imposé
à de généreuses espérances. »
Sa campagne contre l'esclavage ressemble à une véritable
croisade : il se multiplie, écrit, parle, remue la presse ; se met
en rapport, au nom du comité anti-esclavagiste, dont il est
le secrétaire, avec les abolitionnistes de tous les pays; agit
auprès des gouvernemens, et d'une façon particulièrement pres-
sante auprès de l'empereur du Brésil. Ses deux volumes sur
l'aboliticm de l'esclavage, composés à la suite d'une véritable
enquête sur les colonies du monde entier, constituent une œuvre
magistrale.
Il lui avait semblé qu'en présence d'un fléau comme l'escla-
vage la voix la plus humble devait faire entendre sa protesta-
tion. Il était, du reste, pénétré de la conviction que le bon droit
l'emporte toujours à la longue, et que les campagnes entre-
prises contre l'injustice finissent nécessairement par triompher.
Il avait pitié à la fois des opprimés et des oppresseurs, — oui,
des oppresseurs, pour le mal qu'ils se font à eux-mêmes. Il ne
croyait pas qu'on pût séparer Tidée du christianisme de celle
d'une pareille croisade. « On n'a pas, disait-il, aboli l'esclavage
avant lui; on ne l'abolit pas en dehors de lui, on ne l'abolira
pas sans lui. » L'intervention si persévérante de Cochin a certai-
nement porté ses fruits, et on peut à juste titre lui attribuer une
part importante dans l'abolition de l'esclavage au Brésil.
Au fond, dans toutes les luttes auxquelles il s'est associé,
ou dont il a eu l'initiative, c'est toujours, on le voit, la liberté
qui est en cause et qui fait l'objet de ses efforts. Nous le pour-
rions constater une fois de plus, si nous suivions la campagne
qu'il mena avec ses amis pour renverser le monopole uni-
versitaire et conquérir la liberté de l'enseignement. Mais c'est
la période la plus connue de sa vie. La part qu'il a prise à la
AUGUSTIN COCHIN. 291
préparation de la loi de 1850 a été rappelée bien des fois et, plus
que jamais, en présence des événemens actuels. On sait que la
merveilleuse activité qu'il avait déployée au service des travail-
leurs et des pauvres, il l'avait portée dans ces luttes mémorables.
Aussi est-ce de son exemple que s'inspirent, en ce moment, tout
ce qui reste à la liberté de défenseurs résolus. Il semble qu'il
suffirait de lui trouver beaucoup d'imitateurs comme ceux qui
portent aujourd'hui son nom, pour conduire à bien la campagne
nouvelle qu'il faut, hélas ! recommencer, alors que l'on s'était
accoutumé à considérer comme au-dessus de toute atteinte les
résultats d'une victoire si laborieusement achetée, et qui consa-
crait un droit primordial.
IV
Pour servir les causes auxquelles il s'était dévoué, Cochin dis-
posait de deux armes puissantes : la plume et la parole. On le
doit compter parmi les bons écrivains de ce temps. Cependant,
il n'a fait paraître qu'un seul grand ouvrage, ses deux volumes
sur l'esclavage, qui lui ont ouvert les portes de l'Institut. Les
Espérances chrétiennes sont restées inachevées. Son tort a été
de ne prendre aucun souci de sa réputation littéraire. Il se fût
amèrement reproché de négliger la moindre occasion d'être
utile pour rendre plus parfait un écrit sorti de sa main et obéir
à ce qu'il appelait un vain souci de gloriole littéraire. Il a, en
prodigue, dépensé des trésors dans ses conférences, dans des
articles de revues, de journaux. Quelques-unes de ces confé-
rences et certaines études économiques et sociales ont été réu-
nies; elles forment deux volumes. On en ferait je ne sais com-
bien, si on réunissait ses articles de la Revue des Deux Moîides,
du Correspondant, du Français, des Annales de la Charité, sans
parler de ses lettres, qui seront publiées, ni des notes ou frag-
mens encore inédits.
Dans les conférences de 1869, dont les plus remarquables
sont des portraits d'Abraham Lincoln, d'Ulysse Grant, de Henry
Longfellow, ou nous font connaître la Philosophie d'un grand
seigneur écossais, la Vie de village en Angleterre, le Récit d'tme
sœur, il se rencontre des pages exquises de forme et à la fois
d'une singulière richesse d'idées. Clair, abondant en images sai-
sissantes, d'un tour original, ayant le secret de porter toujours
292 REVUE DES DEUX MONDES.
en haut la pensée, Cochin excelle à s'emparer de l'attention des
lecteurs, comme de celle des auditeurs, soit qu'il traite des
poésies de Longfellow ou de la condition de l'ouvrier français,
soit quïl étudie les institutions de prévoyance, ou la réforme
sociale, soit encore qu'il décrive les spectacles qui s'olïraient à
ses yeux, au cours de ses voyages.
Il possédait à un haut degré le sentiment de la nature. Sa
correspondance abonde en descriptions, dont la couleur, le pitto-
resque, l'inattendu, sont d'un charme achevé. Quel tableau, par
exemple, que celui qu'il trace, en traversant, en 1863, l'Italie
centrale, de ces plages de Porto d'Anzio « où la nature, l'histoire,
la vie présente s'unissent, à ses yeux, pour composer un spectacle
unique : la nature fournissant les couleurs, l'azur du ciel, les
rayons du soleil, l'aspect changeant de la mer, la sombre cein-
ture des falaises entremêlées de riantes villas; l'histoire ressus-
citant, les plus anciens souvenirs de la Rome païenne, les Vols-
ques, Antiuni, Néron, sa naissance, les ruines de son palais avancé
dans la mer, l'Apollon découvert dans ces ruines, le triomphe de
l'Eglise sur l'Empire ; et, sur cette scène, décorée de tant de
splendeurs naturelles, agrandie par tant de réminiscences histo-
riques, au déclin du jour, des groupes animés, remuans, pleins
de joie : ici, des enfans; là, des pêcheurs avec leurs filets; à l'ho-
rizon, les zouaves pontificaux faisant retentir les clairons, pen-
dant que leur drapeau flotte sur les tentes de leur camp; au
centre enfin de tous les regards, le Pape, revêtu de sa soutane
blanche avec son chapeau rouge à franges d'or, marchant gaie-
ment au bord des ilôts, suivi et entouré de la foule, comme
l'était autrefois son maître sur la rive lointaine des lacs de
Judée ! »
Cochin avait un culte pour la poésie; aussi lui arrivait-il de
sentir et d'écrire en poète. On en peut juger en lisant ses pages
sur Longfellow, ce poète tendre et viril, dont la sensibilité mêlée
de force révèle une inspiration si chrétienne : « La poésie, écri-
vait-il (1), ne nous charme que parce qu'elle rend plus aimable
ce qui peut être aiiiK', plus admirable ce qui doit être admiré,
plus sensible ce qui doit être senti. C'est la prose vulgaire qui a
tort. L'enthousiasme a raison : Dieu, amour, gaieté, courage,
lutte, ardeur, larmes, fidélité, merveilles de l'âme, splendeurs
(1) Conférences et Lectures, 1817. Librairie Perrin.
AUGUST1^' COCHIN. 293
de la nature, tous ces mots sont les mots vrais, les mots sacrés
de la vie. Les effacer, c'est remplacer la réalité par un rêve, et
la chimère est du côté de ceux qui nient. » Et, dans ces quelques
lignes tirées des Espérances chréficnnes,(\\\Q\\i'. profondeur, quelle
délicatesse et quelle poésie à la fois! « En vain, la science et la
force, unissant leurs mains, rayent le nom de Jésus-Christ dans
les lois, l'effacent des livres, le grattent sur le front des monu-
mens. Peine perdue! Au coin des sentiers fleuris, au fond des
mansardes, sur les tombes silencieuses, deux bâtons mis en croix
parlent toujours de lui ! »
On a souvent comparé son éloquence à celle de Thiers. On
rappelait « le Thiers catholique. » Il avait de lui la clarté, la
belle ordonnance ; mais il possédait en plus l'élévation, l'origi-
nalité; une voix, un geste qui, à eux seuls, commençaient de
persuader. Par un rare privilège, son éloquence s'adaptait
comme spontanément aux auditoires les plus variés : ouvriers,
jeunes gens, lettrés, mondains; et elle abordait avec le mémo
bonheur les sujets les plus différons. Il s'en fallait pourtant
qu'il ne fût qu'un artiste habile à prendre des rôles successifs.
L'art, chez lui (si c'en est un), consistait (c à donner de l'intérêt
aux questions les plus arides, par la hauteur des principes
auxquels il les rattachait et à faciliter l'accès des plus hautes
par la grâce familière de l'expression. Sachant ainsi élever
tour à tour et baisser sa pensée comme sa voix, sans en changer
le ton, il comblait sans effort la distance qui sépare les ordres
d'idées les plus différens. Puis, sous la diversit/' extérieure, on
sentait persister le même fond, une conscience toujours in-
quiète de la vérité, un désir toujours ardent de tout bien
faire (1). » J'étais auprès de lui à l'Assemblée de Matines,
en 1863, quand il prononça le grand discours où il s'attache à
démontrer que « toutes les sciences prouvent Dieu, que tous
les progrès servent Dieu. » J'ai pu suivre lès mouvemens divers
provoqués par sa parole chez les trois mille hommes qui l'écou-
taient. J'ai pu constater à quel point il savait associer l'auditoire
au travail de sa pensée, le remuer par la force communicative
de sa conviction, le surprendre et le charmer par les horizons
nouveaux qu'il ouvrait devant lui, par les saillies de son esprit;
j'ai senti cette foule séchaufter de plus en plus pour éclater
(1) Duc de Broglie, Préface aux Études économiques et sociales d'Augustin
Cochin, 1880. Librairie Perrin.
2§4
REVUE DES DEUX MONDES.
dans un indescriptible enthousiasme. Le plus souvent, il im-
provisait, possédant cette faculté si peu commune, non pas de
réunir rapidement quelques lieux communs, des phrases banales
et déclamatoires, mais de rencontrer soudainement et d'ex-
primer des idées, neuves, profondes, justes, dans un langage
choisi, avec un à-propos surprenant, et en restant toujours maître
de sa parole.
Il serait étrange qu'un homme doué à ce point n'ait pas eu
l'intelligence des arts. Combien sonl restés gravés dans ma mé-
moire certains entretiens sur les grandes œuvres des maîtres, que
nous avions au sortir des concerts du Conservatoire à Paris, et
que j'aurais voulu prolonger indéfiniment! Les beautés de la
peinture ne lui étaient pas davantage fermées. Dans le cours de
ses voyages, en Italie surtout, il a étonné plus d'une fois ses
compagnons par sa connaissance approfondie des diverses écoles,
par la sûreté de ses jugemens sur la valeur comparative des
maîtres, sur les influences qui modifièrent leur génie. Tel chef-
d'œuvre de Raphaël, longuement contemplé au musée du Vatican,
ou, à Florence, tel Primitif, lui ont inspiré des appréciations que
n'eût pas désa^'T3uées le plus expérimenté et le plus délicat cri-
tique d'art.
Cependant, tous ces dons, mis au service des plus nobles
causes, devaient être encore fortifiés et fécondés par les influences
extraordinairement précieuses de son foyer et de ses amitiés.
Je voudrais pouvoir raconter ici, — et ce serait le plus délicat,
le plus attachant des poèmes, — ses fiançailles avec sa cou-
sine M"'' Benoist d'Azy, la vie de famille au château d'Azy,
cet intérieur si doux, si respecté, tout imprégné de foi. Depuis
la mort de son père, son oncle M. Benoist d'Azy, qui fut vice-
président de TAssemblée nationale, avait été son conseil, son
meilleur appui. Cochin avait trouvé à son foyer un peu de cette
tendresse qui avait fait défaut au douloureux isolement de son
enfance et de sa jeunesse : il n'avait pas connu sa mère, qui,
jeune et belle, était morte en le sauvant d'une angine. L'amour
était entré dans son cœur sans qu'il s'en doutât. Il avait cédé
à l'attrait que lui inspirait une compagne digne de lui. Tous
ceux qui ont eu Lhonneur d'approcher M""' Cochin savent
quels dons incomparables étaient réunis en elle, et compren-
dront que, dans son testament daté de 1870, Cochin ait pu dire
<' qu'elle avait mérité tous les jours, à toute heure, son ardente
AUGUSTIN COCHIN. 295
tendresse e-t son profond respect, et qu'il laissait, avec une ab-
solue confiance, entre ses mains la tutelle de ses trois enfans,
leur recommandant d'aimer, d'écouter, de respecter, toute leur
vie, la sainte et intelligente mère qu'ils tenaient de la bonté de
Dieu. »
On peut apprendre de Gochin comment se fonde un foyer
cbrétien, tout ce qui s'y rencontre de charme, de pureté, de
paix; comment des enfans se gouvernent par la confiance, par
l'honneur, par le sentiment du devoir. Aucun intérieur n'était
mieux ordonné que le sien. Levé de grand matin, nous dit son
biographe, il appelait le premier tout le monde au travail; il
disait la prière en commun avec sa famille, entendait une lec-
ture spirituelle habituellement empruntée à Bossuet, faisait sou-
vent cette lecture lui-même et la commentait. Après les premiers
instans donnés à Dieu et à sa famille, il n'appartenait plus qu'à
ses fonctions et à ses devoirs. C'est le comte de Falloux, si au
courant des moindres détails de cette existence, qui rapporte le
fait. On sait la place que M. de Falloux a tenue dans la vie et les
affections de Gochin, et combien lui et le comte de Melun con-
tribuèrent à donner tout leur essor à ses merveilleuses facultés.
Gochin méritait de telles amitiés, il méritait le privilège dont il
a joui d'être étroitement lié, non seulement avec plusieurs des
hommes les plus remarquables de son temps, mais avec quel-
ques-unes des plus belles âmes qui aient jamais existé : Lacor-
daire, Ozanani, Montalembert, Dupanloup, Albert de Broglie,
Gratry, Perreyve...
Ozanam était pour lui le type du chrétien du xix" siècle, au
premier rang des maîtres de la littérature nationale par ses
écrits, au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité par sa
charité et par l'œuvre qu'il avait fondée. L'amitié de Monta-
lembert avait éclairé sa route comme une gerbe lumineuse, et
l'avait réchauffé pour tout le reste de sa vie; c'était l'homme en
qui les arts, le patriotisme, la puissance, l'amour, l'histoire lui
étaient apparus marqués du sceau de la croix. Mgr Dupanloup
représentait à ses yeux l'apôtre que le souci de la vérité et de la
justice tient toujours en éveil, d'une ardeur que rien ne lasse
pour conquérir les âmes et pour les défendre. Il admirait dans
Albert de Broglie une hauteur, une puissance de pensée, une
noblesse de caractère auxquelles s'alliaient une simplicité, une
bonté trop peu connues. Comment n'eût-il pas été séduit par le
296 REVUE DES DEUX MONDES.
P. Gratry, par ce cœur d'enfant, d'artiste et de prêtre, par ce
grand semeur de désirs, d'idées, par ce missionnaire de la paix?
Comment ne se fût-il pas laissé emporter en haut par ses coups
d'ailes, et rapprocher de la lumière de Dieu? Et quelle tendresse
dans son attachement pour l'abbé Perreyve dont Ozanain avait
formé l'adolescence, et Lacordaire inspiré la jeunesse, pour ce
prêtre jeune et imposant, attrayant et austère, virginal et viril,
amoureux de tout ce qui était bon, saint, généreux!
Ah! les grands croyans, si courageux, si délicats, si fiers et
si humbles, si épris de liberté et d'honneur, inébranlables dans
leur foi, et en même temps ouverts à tous les souffles de pro-
grès, pitoyables à toutes les souffrances, adversaires de toutes
les injustices, défenseurs intrépides des faibles ! A quelque parti,
à quelque religion que l'on appartienne, il les faut saluer. Ce
sont de telles âmes qui font Tair pur autour de nos demeures.
Je m'estime heureux, pour ma part, d'en avoir approché, connu,
aimé quelques-unes. Elles m'ont vraiment révélé ce qu'est sur
terre la Ijeauté morale, et elles ont donne une forme visible à
l'idéal dont j'aurais voulu inspirer ma vie.
V
Le charme d'un commerce assidu avec des amitiés si rares,
et, par-dessus tout, les joies de son foyer atténuèrent singuliè-
rement et môme eurent bien vite effacé l'amertume qu'avait pu
laisser à Cochin, en 1869, l'échec d'une campagne électorale à
laquelle le succès semblait promis. Ces joies du foyer étaient
dans leur plein épanouissement. Cochin en jouissait et en fai-
sait jouir ceux qui l'entouraient, quand vinrent le frapper, coup
sur coup, la mort de Montalembert, — vide irréparable, — et, bien
peu de temps après, les terribles événemens du mois de juillet
1870. Ce fut Léopold de Gaillard, alors directeur politique du
Correspondant, qui lui porta à sa campagne, près de Corbeil,
l'annonce de la défaite de ReichshofTen. « Je le vois encore, a
écrit Léopold de Gaillard, essayant de lire tout haut la fatale dé-
pêche et ne pouvant l'achever, tant son émotion était profonde. »
Quelques jours après, son fils aîné, âgé de moins de dix-neuf
ans, obtenait de ses parens l'autorisation de s'engager. Il fit cette
rude campagne comme porte-fanion du général Bourbaki.
Cependant les désastres se succédaient, et la Révolution écla-
AUGUSTIN COCIIIN. 297
tait à l'intérieur, à la suite de l'invasion. Le 4 septembre, l'Em-
pire cessait d'exister. On a peine à s'imaginer à quel point Cochin
se multiplia pendant le siège de Paris. On le voit tour à tour faire
son service actif comme garde national, avec son plus jeune fils,
et se rendre aux remparts par 21 degrés de froid; recueillir,
comme "ambulancier, les blessés sur le champ de bataille, sous
le feu de l'ennemi; s'occuper des pauvres, provoquer des libéra-
lités en leur faveur, créer avec l'argent recueilli des fourneaux
économiques, des réfectoires populaires, et, au milieu de tant de
devoirs remplis, trouver encore le secret de réconforter le moral
des assiégés, soit par la parole publique, soit par des articles de
journaux. Il garde toute sa confiance, malgré les angoisses qu'il
éprouvait comme père de famille, — car il était sans nouvelles
de son fils, — et aussi malgré le déchirement que lui causait le
bombardement de Paris. Cette œuvre de destruction, s'abattant
sur une ville qu'il aimait comme une personne, lui causait une
douleur inexprimable. Paris était pour lui, il l'a dit, une créa-
ture vivante, ayant un sens, une histoire; il aimait les tours de
Notre-Dame comme le paysan aime le clocher de son village.
Lui-même s'étonnait « que Ton pût sentir au cœur quelque chose
de semblable pour un amas de pierres. » Il avait applaudi à
l'immense effort tenté pour prolonger la résistance, remplacer
les armées prisonnières par des armées nouvelles, recruter des
soldats de toutes parts et faire face à l'ennemi. Plus tard, il s'est
demandé si l'audacieuse entreprise de Gambetta, qui a singuliè-
rement contribué à sauver l'honneur du pays devant l'Europe,
n'aurait pas pu, à défaut de la victoire devenue impossible, avoir
pour objet de rendre moins dures les conditions de la paix. Elle
permettait de traiter debout, quand Paris résistait au delà de
toute prévision, quand les armées nouvelles se formaient, quand
on pouvait encore faire du mal à l'ennemi. Bien des faits don-
nent à penser qu'il se présenta, dans le cours du mois de dé-
cembre, une heure où l'ennemi lui-môme était las, où l'on
aurait pu éviter de se rendre à merci et conclure peut-être une
paix moins désastreuse.
Cochin, qui partagea toutes les illusions du peuple de Paris
sur l'efficacité de sa résistance, fut atteint en plein cœur par la
capitulation. La guerre civile, avec ses horreurs, vint bientôt
mettre le comble à sa douleur. Malgré les menaces de la Com-
mune, il s'obstinait à demeurer à Paris. « Cependant, a écrit
298 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Henry Cochin (1), dès le 19 mars, mon père fut secrètement
averti, par un ouvrier, que son arrestation était résolue au Comité
central. Après une grande hésitation, il se décida à partir. A onze
heures, nous étions en route avec mon frère aîné, revenu l'avant-
veille seulement de captivité. A midi, les fédérés arrivaient à la
maison et la trouvaient vide. A la gare, un homme galonné
fouilla nos valises, il mania le manuscrit des Espérances Chré-
tiennes et, n'y trouvant sans doute rien de suspect, nous laissa
passer. A Vitry, nous attendîmes deux heures le visa des auto-
rités allemandes sur nos feuilles de route ; un peu plus loin, on
nous fit descendre de voiture, sans donner de raisons, et il nous
fallut continuer la route dans le fourgon des bagages, assis sur
des caisses. Enfin, nous arrivâmes à la nuit tombée dans notre
maison dévastée, évacuée depuis peu de jours par les troupes
allemandes. Là, que restait-il à mon père de tout le labeur de
sa vie, de toutes ses confiances, de toutes ses illusions? »
Qu'on se représente l'état d'esprit d'un homme passionné
pour la grandeur de son pays, et qui le voit tout à coup envahi
par l'étranger, réduit à la dernière extrémité par une lutte fra-
tricide. Gomment s'expliquer un écroulement si subit et si com-
plet au lendemain de splendeurs sans pareilles? Cochin demeu-
rait étourdi, accablé par ce spectacle, se croyant le jouet d'un
cauchemar affreux, et cherchant autour de lui une réponse à se^
questions poignantes, un médecin qui lui dît si vraiment sa
patrie n'allait pas mourir.
C'est alors que, dans sa maison désolée, au son du canon de
Paris, sur sa table de travail à moitié brisée par les coups
de crosse des fusils allemands, en même temps qu'il écrivait
l'Introduction de son livre Les Espérances C hrétiennes , il adres-
sait à Le Play la lettre admirable que Ion connaît, et où sont
consignées toutes ses angoisses patriotiques. Il se tourne vers
l'homme dont Sainte-Beuve a dit qu'il avait étudié et comparé
tous les peuples avec un diagnostic merveilleux, qu'il était muni
de toutes les lumières de son temps. Il lui demande où en est
la société française. Est-elle guérissable? Est-elle fatalement
vouée à la décadence? L'appel fut entendu, et Le Play y attacha
tant d'importance, que plusieurs publications spéciales qu'il fit
alors, et qui obtinrent du retentissement, eurent pour but d'y
(1) Préface des Espérances ckréliennes.
AUGUSTIN COCIIIN. • 299
répondre. Ces écrits ont mis en lumière la désorganisation qui
s'est produite dans les rapports fondamentaux d'une société
troublée par les luttes de la religion et de la politique. Ils ont
indiqué la cause du mal et ses remèdes. Ils ont montr('' comment
l'Allemagne abaissée, écrasée au début du siècle dernier, a pu
se relever, grâce à l'énergique effort de quelques hommes su-
périeurs, grâce à la fidélité de tout un peuple aux lois éternelles
du travail et du devoir. Ils ont montré le rôle qu'a joué, dans la
reconstitution nationale, la préoccupation constante de mettre à
prollt le sentiment religieux et d'en favoriser le développement
jusque dans la composition des chants patriotiques, des chants
militaires. A ces considérations, Le Play donna plus tard un
commentaire significatif en'publiant la lettre que lui adressait,
sur la même matière, un membre de la Chambre des communes,
lord Robert Montagu. Elle ne sera pas, croyons-nous, sans
intérêt pour le lecteur.
(c Lorsque je vins à Paris, en décembre dernier (1872), quel-
qu'un me demanda si j'y étais venu pour assister à des fêtes ou
aller au théâtre. Je répondis : « Je suis venu pour savoir si les
Prussiens reviendront. » Alors mon interlocuteur me débita une
longue tirade sur l'armemen't, les soldats, et la résolution de
chaque Français « d'avoir une revanche. » Quand il s'arrêta
enfin, je lui dis : « Je pense qu'il vous serait possible de l'avoir,
cette revanche. — Comment donc? — En devenant meilleurs
chrétiens que vos vainqueurs. »
Cochin eut dès lors la vue claire de la grande bataille du len-
demain; il vit que le problème qui se posait pour notre pays,
allait être le choix entre la bonne et la mauvaise démocratie.
L'une, chrétienne et libérale, pouvait amener l'avènement de la
justice et de la paix parmi les hommes; Tautre, autoritaire et
athée, conduisait au triomphe de la brutalité et des convoitises
sauvages. Laquelle devait l'emporter? C'était alors le secret de
l'avenir. Cochin, toutefois, ne put jamais se résoudre à admettre
l'abaissement définitif de son pays. De tout temps, il s'était
élevé contre les appréciations pessimistes; je l'ai entendu plus
d'une fois protester contre certaines prophéties de Donoso Cortès,
annonçant, au début de l'Empire, que la France reviendrait à la
République, mais pour tomber au-dessous des Républiques Sud-
américaines, et montrant d'avance la multitude appliquée à se
servir, pour des destructions stupides, de l'arme redoutable que
300 REVUE DES DEUX MONDES.
le suffrage universel aurait mise en ses mains. Un moment dé-
concertée, sa foi dans l'avenir du pays avait repris loiite sa
force. Il croyait les Français capables de revenir à la pacification
sociale et à la prospérité, pourvu qu'ils voulussent bien se cor-
riger du détestable préjugé qu'il n'y a de beau dans leur histoire
que les révolutions qu'ils y ont faites ; pourvu quils se sou-
vinssent que, suivant une parole de J.-J. Weiss, « le drapeau de
Jemmapes et de Marengo n'est pas d'une seule couleur, mais a
gardé précieusement dans ses plis la couleur de Bouvines et de
la Mansourah. » La part que les catholiques étaient appelés à
prendre dans l'œuvre de la rénovation le préoccupait vivement :
le concours du clergé pouvait être singulièrement efficace et
précieux, s'il arrivait à convaincre la nation qu'il ne prétendait
plus à rien qu'au droit commun, qu'il respectait le passé, mais
ne voulait pas faire revivre les choses mortes, qu'il n'aspirait qu'à
une chose : à l'entière liberté de sa parole, de ses mouvemens,
de son enseignement, dans le respect sincère de la liberté d'au-
trui. C'était le programme de Lacordaire : ni oppresseurs, ni
opprimés. C'est celui dont, en ce moment, les Evêques de France
se réclament pour protester contre des mesures oppressives.
Cochin s'était placé, dès le début de sa carrière, sur le terrain
de la liberté générale, ne demandant pour l'Eglise ni privi-
lèges, ni faveurs; il s'y est maintenu avec une loyauté, un
scrupule absolus, s'élevant en toute occasion, et dans l'intérêt de
ses adversaires comme dans l'intérêt de ses amis, contre l'em-
ploi de la contrainte dans le domaine de la conscience, mon-
trant, avec les enseignemens de l'histoire, combien les expé-
riences contraires ont été souvent désastreuses pour la vitalité
chrétienne.
VI
Au milieu de tant de ruines, sous le coup de tant d'émotions
et d'incertitudes douloureuses, la pensée de Cochin se tournait
plus que jamais en haut. Peu à peu, reprenaient possession de
lui les études qui l'avaient passionné jadis. Depuis plusieurs
années, la composition d'un ouvrage apologétique le préoccupait.
Déjà, en 1869, banni de la politique, il était retourné vers une
œuvre plus sereine, et, comme écrit son fils, « vers la demeure
qu'il s'était faite au-dessus de l'ingratitude des hommes, des
AUGUSTIN COCIIIN. 301
folies de la foule et des déceptions de la vie. » Tout entier à ce
travail, Cochin prit alors la résolution de renoncer définitive-
ment à la vie publique.
Il n'avait, du reste, pas eu de peine à s'élever aux spéculations
philosophiques. Au cours de sa vie si remplie et, à la fois, si
morcelée, si dispersée en apparence, il avait toujours gardé le
secret de la vie intérieure. J'ai eu occasion de constater plus
d'une fois à quel point il avait pris l'habitude de vivre dans le
monde invisible, dans ce monde qu'il a si bien décrit, où ré-
sident l'art, l'idéal, la poésie, la justice, la certitude, Dieu enfin,
qui en est le centre et le pivot. Ceux qui le connaissent insufli-
samment pourront être surpris de mon affirmation : elle est jus-
tifiée. Peu d'hommes parmi ses contemporains, même les plus
religieux, ont possédé au même degré le don si rare de la ré-
flexion, cette faculté maîtresse par où l'âme se retrempe en sa
source, se recueille dans son fond.
Mais Cochin n'a laissé que des fragmens du grand ouvrage
où il avait dessein d'exposer toute l'économie de la doctrine
chrétienne, — fragmens écrits au jour le jour, sans apprêt et
tout naturellement, quelques-uns d'une rédaction achevée,
d'autres à l'état de simples notes. L'un de ses fils, M. Henry
Cochin, a entrepris de les classer dans un ordre qui représentât
les grandes divisions de louvrage et formât un tout homogène.
C'est ainsi que nous possédons le livre intitulé : Les Espérances
chrétiennes. Si inachevée et incomplète qu'elle soit, l'œuvre est
pleine de beautés, d'envolées, de démonstrations originales, sai-
sissantes, faites pour émouvoir quiconque cherche de bonne foi
la lumière.
Cochin s'y est complu, ne se plaignant pas d'avoir eu très
jeune, avec les vérités éternelles, la rencontre qu'il faut ac-
cepter tôt ou tard. La plupart des hommes, disait-il, aiment à
reculer cette entrevue jusqu'au moment de quitter le monde ou
la vie; ils reçoivent la religion comme on prend, le soir, un
flambeau avant d'entrer dans les ténèbres. « Du moins-, ajoutait-il,
mon premier acte de foi n'aura pas fait alliance avec mon dernier
soupir. » Son livre était, à ses yeux, un nouvel essai de démons-
tration de la vérité par l'expérience de la vie. C'était, en effet,
par cette expérience que s'était formée sa philosophie. « Je ne
suis pas un docteur ni un prédicateur, disait-il. Je suis un homme
du monde, emporté par le tourbillon des études, des affaires, de
302 REVUE DES DEUX MONDES.
la presse, de la politique, mais rattaché par la loi aux croyances
qui rendent l'âme forte et le devoir facile. Je viens raconter
simplement comment, par la grâce de Dieu, la vérité chrétienne
m'est apparue et pourquoi je l'aime. » Cochin n'était pas un
rêveur, bien qu'il goûtât fort la poésie ; c'était un esprit scien-
tifique, méthodique, très peu enclin à une vague métaphysique,
mais avide, au contraire, de faits, de réalité. Il avait vécu dans
l'action. Nul n'était d'humeur plus indépendante, ni de raison
plus fière. Sa nature correspondait donc aux préoccupations de
ce temps, accoutumé à tout rapporter à l'observation précise et
au jugement libre.
Divisé en quatre parties, — Dieu, la Vie humaine, la Rédemp-
tion, le Temps présent, — ce livre n'aboutit à aucune conclusion
qui n'ait pour point de départ des faits. S'il affirme Dieu, c'est
parce que l'observation de la nature, du plus petit fait de la
nature, présente, dans le moindre détail, des combinaisons et un
dessein qui ne peuvent venir de la créature, et obligent à affirmer
qu'il y a, au delà des sens, un esprit souverain; c'est parce que,
constatant qu'il y a une cause et que ce n'est pas lui, une perfec-
tion et que ce n'est pas lui, une vérité et que ce n'est pas lui, il
constate en même temps que cette cause, cette perfection, cette
vérité lui apparaissent en lui-même, dès qu'il réfléchit : au fond
de son esprit, il sent la présence d'un esprit autre, et, s'il peut
se défendre de cette vision, il ne peut s'en défaire.
Regarde-t-il du coté de la vie, du côté de la créature humaine,
il observe que plus on avance dans la découverte des lois univer-
selles, plus elles dénotent un ordre parfait et une souveraineté
sans limites, tandis que, dès que l'on touche aux lois qui con-
cernent les hommes et leurs relations avec la nature terrestre, on
constate un ordre imparfait, une souveraineté bornée. De toutes
parts s'élève vers un sauveur le cri de la nature meurtrie, le cri
d'une volonté blessée. — Un être qui n'atteindrait pas sa fin,
qu'un lourd et stupide destin écraserait, serait un non-sens. —
La chute de notre race et l'infirmité de notre volonté mènent à
l'effort de toute notre existence pour se relever, et à l'espoir
d'une seconde existence. — L'homme est conduit dans la vie
par quelqu'un de meilleur que l'homme, à quelque chose de
meilleur que la vie.
Cochin résume sa foi chrétienne en la croyance à trois grands
faits : la Création, la Rédemption, la Résurrection. Au-dessus de
AUGUSTIN COCIllN. 303
Thomme responsable et immortel, un créateur, un sauveur, un
juge expliquant la naissance et la mort : autant d'affirmations qui
sont des faits avant d'être des dogmes. Mais c'est la Uédemplion
qui l'ait le centre et qui illumine en quelque sorte toutes ses
croyances. Il y rattache naturellement l'idée de l'épreuve et du
rachat, et voit en elle les autres dogmes : la Rédemption, en effet,
suppose l'Incarnation d'une personne divine; elle implique le
pardon et la grâce, et la grâce elle-même implique une forme
sensible pour parvenir à l'homme, c'est-à-dire les sacremens, en
môme temps qu'une institution pour les dispenser et garder in-
tacte la doctrine, c'est-à-dire l'Eglise. Le Dogme tient dans ce
résumé, et Cochin s'étonnait que, présenté en ces termes, il parût
si difficile à accepter à des esprits pleins d'admiration, d'ailleurs,
pour l'influence morale du christianisme. Il ne s'expliquait pas
ce christianisme sans dogmes, qu'il serait question d'instituer,
et en dehors duquel, prétend-on, les meilleures volontés des
penseurs du xx*" siècle seraient condamnées à se heurter à des
postulats théologiques, inconciliables avec l'esprit moderne.
Il y a dans le livre Les Espérances chrétiennes une réponse
indirecte, sans doute, mais singulièrement forte et émouvante, à
l'espèce de mise en demeure qu'adressent dans ce sens, au catho-
licisme, certains écrivains actuels. Je veux parler de cette école
qui, tout en reconnaissant que le cadre de l'Eglise est admirable
et fort, que le dessin du tableau tracé par la main de Jésus s'y
retrouve encore, estime cependant que ce dessin est défiguré par
des surcharges artificielles. Ce badigeonnage enlevé, c'est-à-dire
les dogmes supprimés, il resterait, selon eux, un christianisme
qui ne serait plus en contradiction avec la critique scientifique,
le christianisme de la raison et de la bonté, où les vertus pure-
ment humaines prendraient je ne sais quels reflets du divin, nom
nouveau donné à un Dieu moins exclusif que les dieux anciens.
Toute l'argumentation de Cochin dans les Espérances chré-
tiennes tend, au contraire, à établir que ce n'est pas d'une doctrine
transformée, remaniée, encore à formuler, qu'il peut êfre ques-
tion, quand on proclame que la société contemporaine ne saurait
se passer du cbristianisme, qu'elle tient de lui toute force mo-
rale, et que, sans lui, nous allons à la barbarie. Il s'agit de la doc-
trine chrétienne telle qu'elle existe, telle que nous la connais-
sons et la pratiquons, et qui n'est opposée ni à la raison, ni à
la bonté. Est-il déraisonnable, en effet, que Dieu s'occupe de sa
304 REVUE DES DEUX MONDES.
créature, qu'il remédie aux conséquences de Tabus de la liberté,
qu'il aide l'homme à satisfaire à la justice? Est-il déraisonnable
qu'il ait voulu s'unir plus étroitement à la créature? Dieu déjà
est présent dans chaque âme, et sa lumière est le fond de la
raison; on ne s'explique pas comment, il est vrai; mais s'ex-
plique-t-on la vie? s'explique-t-on la mort? Et les nie-t-on pour
cela? Est-il déraisonnable que Dieu assiste l'homme en renouve-
lant son union avec lui sous une forme sensible, plus mystérieuse
encore, dans une union, en quelque sorte, organique et substan-
tielle? Est-il déraisonnable que le Christ ait voulu confier la dis-
pensation de cette force nouvelle, la garde de sa parole à une
institution permanente, créée par lui? Or, voilà tout le christia-
nisme.
Rien ne pouvait être plus vain au regard d'un esprit aussi
pratique que celui de Cochin, que la prétention de retenir le
christianisme, de le conserver vivant, de sauvegarder l'efficacité
de son action, en faisant de son fondateur une sorte de fantôme
impalpable et crépusculaire, trop parfait pour être homme, pas
assez pour être Dieu; en fait, dépourvu do toute réalité. Dans
ce christianisme intérieur dont chacun serait le prêtre, il ne
voyait que l'effort d'une imagination pieuse, d'une représentation
fantaisiste, et qui ne répondrait qu'à un seul côté de la nature
humaine, le côté sensible; tandis que la religion véritable doit
correspondre à l'homme tout entier : intelligence, volonté, sen-
sibilité. Insuffisante môme pour une élite, une telle doctrine ne
pourrait être que sans action sur la multitude; elle ne laisse-
rait plus subsister de société religieuse. Et, enfin, qu'est-ce qui
atteste la nécessité de ce christianisme nouveau et l'impuissance
de l'ancienne doctrine? Ce Christ, tel que nous le montre This-
toire, tel que l'ont connu et adoré tant de siècles, qu'est-ce qui
nous prouve que l'humanité s'en détourne et que l'écho de sa
voix aille s'affaiblissant? Inspire-t-il moins d'amour? inspire-t-il
moins de haine? Par la violence des assauts dont son enseigne-
ment reste l'objet, on peut juger si sa doctrine est une doctrine
vieillie et prête à disparaître; par les prodiges d'abnégation et
de dévouement qu'elle ne cesse d'inspirer, on peut juger si,
après deux mille ans, elle a rien perdu de sa puissance.
C'est ainsi que Cochin, au cours de ce livre, est ramené sans
cesse vers le Christ, comme l'était Pascal. Comme Pascal, il voit
le Christ annoncé par un peuple, espéré par tous, réalisant les
AUGUSTIN COCHIN. 305
prophéties juives, confirmant les théories grecques, répondant
à un besoin de la vie, à un désir de l'âme, étant lui-même la
vérité qu'il annonce, le mot de l'énigme, le Verbe, le mot devenu
vivant : « Ne me parlez pas, dit-il, de séparer les préceptes et
les exemples du Christ de sa Divinité. S'il n'est pas Dieu, ils
sont déraisonnables. Dieu seul peut tout demander et tout obte-
nir... Et ne m'objectez pas que la philosophie est suffisante,
que la morale est native. Quelle philosophie me porte à aimer
l'âme de mon voisin, et quelle morale me porte à ne pas aimer
sa femme?... Vous ne pouvez comprendre, ô philosophes, com-
bien nous aimons le Christ et ce qu'il est pour nous. Il est là,
toujours là, devant nos yeux, en quelque sorte, la main sur
notre épaule... Nous ne sommes jamais seuls; il y a entre lui et
nous une alliance que l'Ecriture a raison de comparer au ma-
riage. Il est pour l'âme un époux... Quand viennent les heures
solitaires, les heures sombres, la visite de l'injustice, de l'ingra-
titude, de la maladie, du désenchantement, du long ennui, sans
cause et sans trêve, il est là... Mais aussi, quand viennent les
heures saintes, les heures de combat généreux, d'effort isolé
contre tous, de lutte pour opérer le bien, réaliser le beau, les
heures où, à un degré quelconque, l'on sacrifie ce qui est bas
et agréable à ce qui est pénible et haut, il est là. »
Et, transporté sur ces sommets, tout disparaît aux yeux de
Cochin, hormis le Christ :
« Passez, passez, visions charmantes des poètes, ombres
adorées, divinités inspiratrices, muses des arts, démons fami-
liers; passez aussi, apparitions réelles, dames des chevaliers,
amantes des poètes, charmeresses de la vie; passez, passez vous-
mêmes encore, saintes affections, femmes chéries, enfans aimés
souA^enirs d'une mère, trésors du cœur ! Ni poésie, ni passion,
ni charme , n'égaleront jamais le réel, énergique et tendre
amour que nous inspire certainement la personne de Jésus-
Christ. J'en appelle à vous, mes frères protestans, aussi bien
qu'aux croyans de mon Eglise. »
Gomme ces accens trahissent l'âme de Cochin ! quelle ten-
dresse et quelle éloquence ! Mais une foi si ardente ne se sépare
pourtant point de l'observation, de l'expérience des faits. « Au
moment, dira-t-il encore, à propos des sacremens, au moment où
vous croirez sacrifier votre raison. Dieu viendra la délier et
l'inonder de joie, de paix et de lumière. Comment vous en cou-
tome xiii. — 1903. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
vaincre? Chaque croyant est ici un témoin, un voyageur qui
connaît la traversée. Qu'y a-t-il au delà de la mort et comment
le savoir? Nul n'en est revenu. Mais, au delà des sacremens, qu'y
a-t-il? La paix, la joie, la force, la lumière. On en est revenu
et l'on peut l'affirmer. Il en est de ce voyage comme de la visite
aux malheureux. Je puis vous affirmer que vous descendrez
de la mansarde humble et rafraîchi avec l'âme chaude. Ici le
témoignage est la seule preuve^ mais souveraine. »
Tel est ce livre, dont le but est de prouver que la foi est
belle, qu'elle est possible, qu'elle est certaine, et qui a pour
ambition de la rendre accessible, de la propager. Il s'inspire,
dans sa méthode, d'une sorte de positivisme chrétien. Gochin
n'est pas de ceux qui séquestrent la foi, sous prétexte de la
mieux préserver, qui sont pressés de condamner, d'exclure qui-
conque pense autrement qu'eux, qui mettent une sorte de com-
plaisance à restreindre le nombre de leurs coreligionnaires ; il
n'est pas de ceux, non plus, qui, pour faire accepter leurs
croyances, en diminuent le caractère et la portée, et qui, volon-
tiers, se prêteraient à des compromis. S'il n'hésite pas à aller
au delà des frontières, à porter jusque dans les camps opposés
la parole de paix, si, partout où il rencontre une parcelle de
vérité, il s'applique à profiter'de ce point de contact, s'il tend la
main aux frères séparés, à tous ceux qui, cherchant la vérité
d'un cœur sincère et avec le désir de la servir, font partie de
l'âme de l'Eglise, si, en un mot, il met en pratique sa maxime :
dilatamini, aucune considération au monde ne pourrait l'en-
traîner à une concession téméraire, faire dévier ses croyances
religieuses, solides comme le roc, le séparer un instant des
enseignemens et de l'autorité de l'Eglise catholique. Il repré-
sente plus particulièrement une des forces qui existent dans cette
Eglise, comme dans toute association renfermant en elle-même
les conditions de vitalité et de durée, la force qui porte en avant
les hommes d'initiative, d'élan, préoccupés d'étendre l'action de
la société dont ils sont membres, de lui faire réaliser d'incessans
progrès, d'appeler à eux des adhésions nouvelles. Mais, à côté
de cette force, il sait qu'il en existe une autre qui, s'appuyant
sur l'expérience et la sagesse, est la gardienne fidèle du patri-
moine commun, le conserve dans son intégrité, le met à l'abri
des surprises et des aventures. Nul n'a mieux compris ni plus
admiré que Cochin le grand rôh^ de la Papauté, chargée de pon-
AUriT'STIN COCTTIN.
307
dérer ces deux forces, en dépit du violent et changeant effort
des passions, tour à tour prête à intervenir contre les emportés
et contre les attardés pour maintenir en tout la juste mesure.
Il ne croyait pas abdiquer sa raison en s'inclinant devant une
autorité que sa raison avait délibérément acceptée ; et les doc-
trines mêmes qu'il a professées dans son livre prouvent combien
il reste de vraie liberté aux penseurs chrétiens.
Pour moi, en lisant les Espérances chrétipnnes, je me suis
dit plus d'une fois que mon chagrin serait profond de ne pas
partager la foi de celui qui a écrit ces pages. Se peut-il ren-
contrer une force de démonstration plus décisive que celle qui
sort de ce livre, résumé d'une vie consacrée tout entière à la
pratique du bien? Et si une âme si droite, si pure, si sincère, si
lumineuse, n'a pas connu la vérité, quelles peuvent donc être
les conditions qu'il faut réunir pour la découvrir?
VII
Cochin s'était flatté vainement de quitter la vie politique et
de se vouer désormais à sa grande étude d'apologie. Les instances
de ses amis vinrent le chercher dan"B sa retraite. Ils lui repré-
sentèrent l'état du pays, le besoin qu'on avait de services tels
que les siens; à côté des plaies matérielles à panser, la grande
œuvre de restauration morale, nationale, à accomplir. Pouvait-il
rester indifférent, même en apparence, à tant de maux, à une
semblable tâche, lui, si profondément patriote et chrétien? Alors
qu'un devoir pressant le conviait à l'action, allait-il s'enfermer
dans les spéculations philosophiques, se murer dans sa tour
d'ivoire? Ne craignait-il pas d'y être bientôt poursuivi par le
remords, et n'était-ce pas démentir toute une existence de dé-
vouement?
Ces efforts finirent par triompher, non seulement de goûts
très décidés, mais encore de la sourde résistance qu'opposait une
santé compromise. Déjà, en effet, malgré son énergie, on pouvait
lire sur ses traits quelque altération, et dans ses regards une ex-
pression de tristesse ; mais c'étaient là des symptômes que l'on
avait sujet d'attribuer aux épreuves de la guerre et du siège.
Cochin finit par se rendre. Qu'allait-on lui proposer? On ne
pouvait guère songer pour lui à un portefeuille : il n'était pas
député. M. Thiers, alors chef du pouvoir exécutif, le connais-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
sait et l'appréciait de longue date ; il savait qu'il pouvait compter
sur son zèle éclairé et ardent ; il eut la pensée de l'appeler à un
poste qui faisait contraste avec sa valeur et ses services, mais
auquel les circonstances donnaient une importance exception-
nelle, je veux parler de la préfecture de Versailles, où siégeait
l'Assemblée nationale, et qui était ainsi le centre du Gouver-
nement. C'était une sorte de poste diplomatique, dont le titu-
laire devait être capable de travailler à l'apaisement et à la con-
corde. La préfecture de Versailles fut acceptée. Plus d'un d'entre
nous trouva, d'une part, que Cochin se diminuait et, d'autre
part, que c'était une faute de ne pas tirer meilleur parti d'un
homme aussi remarquablement doué, d'un orateur de premier
ordre. Mais cette âme, si haute et si humble à la fois, était in-
sensible à toute considération d'amour-propre, et mesurait lïm-
portance des fonctions au bien immédiat qu'elles permettaient
d'accomplir. Dans cette situation nouvelle, Cochin se dépensa
sans mesure. On a dit alors de lui, et avec raison, qu'il était,
hors de la Chambre, un des députés les plus remarquables, et,
hors du pouvoir, un des ministres les plus compétens.
Les occupations multiples de sa charge ne l'empêchaient pas
de suivre encore ses œuvres charitables et de se dévouer, avec
une persévérance que rien ne lassait, à la grande cause de l'abo-
lition de l'esclavage. Il la soutenait, la défendait la plume à la
main, ou auprès des gouvernemens par ses démarches mul-
tiples. Il se surmenait ainsi, achevait d'user ses forces et hâtait
les progrès du mal qui le minait. Ce mal le terrassa tout à coup
avec une violence inouïe. Après quelques alternatives d'espoir
et de découragement, il apparut clairement qu'on ne le pouvait
plus conjurer. Cependant de longues souffrances précédèrent le
dénouement fatal. Cochin demeura pendant vingt-neuf jours une
partie du corps sans mouvement, ne remuant le bras libre que
pour chasser de son front l'atroce douleur qui le torturait. Et
cette douleur ne put lui arracher une plainte, un murmure.
La nouvelle d'un état si grave s'était bientôt répandue et
donnait lieu à des manifestations bien rares de sympathie. Non
seulement les amis accouraient, mais des pauvres, des ouvriers
s'informaient, écrivaient, exprimaient leurs inquiétudes et leurs
vœux. Les travailleurs, dont il s'était occupé avec tant d'amour,
et qui, par milliers, devaient bientôt assister à ses funérailles,
prouvaient qu'ils n'étaient pas ingrats. Je me souviens des té-
.ATTf.USTIN rOCIllN. 309
moignages d'intérêt, des préoccupations qui se manifestaient au
sein même de TAssemblée nationale. Le vénérable M. Benoist
d'Azy, beau-père de Cochin, était chaque jour entouré, ques-
tionné sur les progrès du mal, sur les chances de succès des
médecins. Il semblait qiion eûl conscience qu'un bon citoyen
allait manquer au pays dans un moment où son concours eût été
particulièrement précieux. Et, en effet, Cochin disparaissait alors
que son intervention eût pu s'exercer de la manière la plus utile
pour les intérêts publics. Il avait la confiance de M, Thiers,
il était intimement lié avec les membres de la majorité de
l'Assemblée, avec ses chefs, avec le duc de Broglie, notam-
ment. Il était écouté. Nul n'aurait eu plus de chances d'empê-
cher la rupture entre les conservateurs et le chef du pouvoir
exécutif, — rupture qui devint inévitable du jour où n'exista
plus, entre les deux camps, aucun porte-parole, aucun messager
de paix. Cette scission évitée, que de conséquences auraient pu
s'ensuivre pour l'avenir du pays, pour l'orientation de sa politique
intérieure !
Faut-il, au môme degré, déplorer pour Cochin une mort pré-
maturée ? Revenu à la santé, il aurait peut-être joué un grand
rôle. Il y était, en tous cas, parfaitement préparé : aucune des
qualités de l'homme d'Etat ne lui manquait; son éloquence seule
l'eût placé au premier rang. Mais, d'autre part, qui nous assure
que Cochin eût connu de la politii|ue autre chose que ses mé-
comptes, ses amertumes, ses trahisons; qu'il n'eût pas été promp-
tement la victime des factions, perdu par ses qualités mêmes,
taxé de faiblesse pour sa modération, réduit à l'impuissance et
à l'isolement par son impartialité, méconnu dans ses meilleurs
actes, calomnié dans toute sa conduite? Qui sait si ceux-là
mêmes, qu'il eût voulu défendre, n'auraient pas rendu ses efforts
stériles?... Et qui oserait dire qu'il ne serait pas sorti de ces
luttes diminué, abattu, écœuré? La seule chose dont on ne puisse
douter, c'est que, dans n'importe quelle situation, il eût fait son
devoir jusqu'au bout. Mais, sans nous arrêter vainement à des
hypothèses, félicitons-nous d'avoir devant les yeux, pour nous
élever, nous consoler, nous fortifier, le spectacle réel de cette
admirable vie, toute de charité, et si une, si harmonieuse, qu'elle
fait songer à ces êtres privilégiés dont l'antiquité pensait qu'ils
avaient une lyre dans le cœur, et dans l'esprit une musique
qu'exécutaient leurs actions.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'heure où succombait Cochin, les destinées de la France
demeuraient indécises, et son regard d('faillant entrevoyait sans
cloute bien des épreuves encore. Mais il avait conscience que les
causes auxquelles il s'était dévoué ne pouvaient pas périr,
qu'elles n'avaient pas à s'inquiéter des outrages de l'homme,
assurées qu'elles étaient d'être vengées par le temps. Aucun
peuple, répétait-il souvent, n'a jamais pu vivre sans religion ni
sans liberté : cela suffit à l'avenir. Accoutumé à voir en tout
l'action providentielle, il demeurait plein de confiance, soit quil
pensât à son pays, soit qu'il se préoccupât des siens. Jusqu'à son
dernier soupir, il appartint « au parti de l'espérance, » et telle
fut la sérénité de sa mort, qu'elle donne raison à la pensée de
Lacordaire, voyant dans notre dernière heure la plus belle de la
vie. C'est là, en effet, que se retrouvent toutes les vertus qu'on a
pratiquées, toute la force et la paix dont on a fait provision,
tous les souvenirs, toutes les images chéries, et cette belle per-
spective de Dieu, devant laquelle s'évanouissent les choses ter-
restres.
Cochin s'éteignit le 15 mars 1873. Il mourait avec la certitude
de n'avoir travaillé qu'au triomphe de la vérité et au rappro-
chement des esprits, de n'avoir réellement ambitionné qu'un
seul titre, celui, qu'il reçut souvent, de bienfaiteur des pauvres.
Quand il sentit que ses instans étaient comptés, il fit approcher
ses enfans et ses serviteurs, et il leur dit : « Venez me voir dans
la paix du Seigneur. » Et, comme on lui objectait que tout espoir
n'était pas perdu, qu'il ne devait pas devancer l'arrêt de la Pro-
vidence, mais s'associer à ceux qui demandaient pour lui la vie :
« Ah ! répondit-il, enfermant dans ces suprêmes paroles le tes-
tament de son âme, je ne désire vivre que pour ser\'ir Dieu, et
mourir que pour le rencontrer! »
Léon Lefébure,
L'INUTILE EFFORT
PREMIERE PARTIE
I
Lorsque les Ferreuse dînaient en ville, — quatre ou cinq
fois par semaine dans la saison, — ils ne se faisaient jamais
attendre : Léonard mettait une sorte de coquetterie à passer pour
exact; et il éprouvait un vrai plaisir lorsqu'une maîtresse de
maison, ennuyée des retards de ses invités de marque, l'accueil-
lait en disant :
— Avec vous, mon cher maître, on est Iranquille : vons êtes
toujours à riieure. Pourtant ce ne sont certes pas les occupations
qui vous manquent.
Il répondait presque toujours :
— Affaire d'habitude, madame. Un homme actif sait régler
son temps, s'il tient à profiter de ses loisirs pour la société.
Et il souriait, de ce sourire qui lui était particulier : un sou-
rire presque gai, presque juvénile, qui changeait pour un instant
l'expression calculatrice de son visage fermé, trop sérieux, mal
éclairé par des yeux pâles ; un sourire tellement inattendu sur
ses lèvres dures, que quelques-uns s'en méfiaient, l'interprétaient
comme un signe de fausse bonhomie ou de ruse hypocrite.
En réalité, M<= Léonard Ferreuse était simplement de ceux qui
ont deux manières d'être : l'une pour leurs proches et pour eux-
mêmes, l'autre pour la galerie, — et cela moins par habileté que
312 REVUE DES DEUX MONDES.
parce que la vie leur a l'ait une seconde nature, sous laquelle une
autre subsiste. L'avocat et l'homme public d'un côté, de l'autre
le mari, le père et Tliomme privé, différaient autant que peuvent
différer deux êtres qui pourtant nen font qu un. Le premier,
grave, âpre, préoccupé, très volontaire, l'esprit tendu vers son
but, faisait sa carrière avec vigueur et précision; le second pou-
vait s'oublier. Ainsi, l'exactitude rentrait dans l'ensemble des
qualités artificielles qu'il s'imposait : il l'adopta, une fois pour
toutes, au moment oii il coupa sa barbe, régularisa sa chevelure
et déposa sa jeunesse; il s'en délivrait comme d'une gène dès que
rien ne l'obligeait plus à se contraindre. Quand il dînait chez lui,
par exemple, il en prenait à son aise, sans s'inquiéter ni de sa
femme, ni de son frère cadet, Raymond, qui partageait souvent
leurs repas. La petite comédie qui se jouait alors dans son appar-
tement formait un amusant contraste avec celle qu'il donnait chez
les autres. A sept heures et demie précises, un coup du timbre
électrique annonçait Raymond. Le valet de chambre, Frédéric,
ne se gênait pas pour faire attendre : si bien que souvent le
timbre résonnait une deuxième ou même une troisième fois, en
prolongeant ses appels. Introduit enfin, Raymond entrait de son
pas boiteux, en promenant autour de lui ses regards de myope
comme pour s'assurer qu'il ne se trompait pas de maison. Il allait
poser son chapeau sur un meuble, dans un coin, revenait vers
la cheminée, dont ses épaules mal bâties dépassaient à peine
la tablette, et restait debout jusqu'à ce que sa belle-sœur entrât à
son tour :
— Bonjour, Raymond, vous êtes là?
— Bonjour, Lucienne, vous allez bien?
— Oui, je vous remercie.
— Les enfans aussi?
— Les enfans aussi.
j\[">« Perreuse avait les gestes décidés, la démarche bruyante,
une figure énergique, presque virile, aux grands traits chevalins,
sans autre beauh' que celle d'une chevelure abondante, d'un
blond riche. — Elle prenait sans cordialité la main fine, maigre,
parfois un peu fiévreuse de son beau-frère, montrait un fauteuil
à côté de la cheminée et s'installait en face de lui. Des phrases
prévues se croisaient alors devant la flamme en hiver, devant
l'écran dans l'été. Puis Lucienne regardait la pendule Empire, —
un cadran sur le dos d'un bel aigle doré, — son pied s'agitait
l'inutile effort. 313
sous sa jupe, ses doigts tambourinaient sur ses genoux; elle disait :
— Votre frère est incorrigible : il n'aura jamais le sentiment
de riieure.
Son visage exprimait l'impatience et le blâme : à Finverse
de son mari, elle était exacte pour elle-même, par goût naturel
de régularité.
La bonne anglaise amenait les deux enfans, Marc etRaymonde,
— six et cinq ans — habillés comme deux bébés de Millais, avec
beaucoup de velours et de dentelles. Marc, — une figure pâlotte,
des membres menus, de longs cheveux blonds bouclés comme
ceux du petit bonhomme qui souffle des bulles de savon sur
l'éternelle affiche du Pears Soap — s'asseyait à côté de sa mère,
gravement, comme un invité ; Raymonde, plus brune, plus forte,
avec des yeux immenses, des fossettes aux joues, des sourires
aux lèvres, grimpait sur les genoux de son parrain. Les deux
petits êtres se comportaient d'abord comme des visiteurs mo-
destes, qu'intimident les splendeurs du salon et qui prennent
bien garde de n'y rien déranger ; mais bientôt, l'attente se pro-
longeant, ils retrouvaient l'esprit de leur âge, devenaient bavards,
rieurs, gentiment indiscrets, presque espiègles, couraient de
leur mère à leur oncle, en gazouillant, et finissaient par se
trouver aussi à l'aise que dans leur nursery. Alors Lucienne, qui
les voulait très bien élevés, les rappelait à l'ordre :
— Marc, tu vas froisser ta fraise!... Raymonde, tu déranges
tes cheveux!
Quand elle ne semblait pas d'humeur trop revéche, son beau-
frère se hasardait à l'implorer :
— Laissez-les s'amuser un peu ; les enfans ont besoin de jouer
de temps en temps.
Neuf fois sur dix elle répondait :
— Les enfans ne sont pas des chevaux sauvages !
Un « chut » sévère suivait aussitôt, les rires s'éteignaient, les
deux petits reprenaient leur position première. Marc, les jambes
ballantes, jetait des regards d'envie sur sa sœur que l'oncle amu-
sait en sourdine, jusqu'à ce qu'elle s'oubliât de nouveau et partît
d'un grand éclat de rire. Lucienne, dont les regards improbateurs
suivaient le manège, s'écriait en grondant :
— En vérité, Raymond, cette enfant devient insupportable
dès qu'elle est avec vous. Vous la gâtez abominablement.
Raymond, penaud, balbutiait quelque chose; un coup dœil
314 REVUE DES DEUX MONDES.
irrité lui coupait la parole; et il se tenait coi, en serrant contre
lui sa filleule qui ne disait plus rien.
Ces discussions périodiques, qui d'ailleurs ne s'aigrissaient
jamais davantage, attestaient la sourde antipathie du beau-frère
et de la belle-sœur : antipathie instinctive, comme il s'en forme
entre des âmes incompatibles que les hasards de l'existence obli-
gent à tourner dans le môme cercle, antipathie congénitale qu'un
effort réciproque peut à peine atténuer, que la fréquence des
rapports menace d'exaspérer, et qui, pour peu que les caractères
ou les circonstances s'y prêtent, peut se changer en aversion ou
éclater en haine.
La douceur passive de Raymond écartait un tel danger.
Il semblait de ceux que leur naissance a placés comme en
marge de la vie, étant très petit, un peu boiteux, légèrement con-
trefait : pas assez pour prendre rang parmi les infirmes, assez
pour attrister sa famille, pour prêter aux railleries, surtout pour
se sentir d'avance vaincu dans l'arène ouverte aux forts. La fai-
blesse de sa complexion accentuait les défectuosités de sa taille,
qu'aucun traitement ne réussit à corriger : on lui mit en vain des
corsets de fer; on le soumit, sans succès, à l'hydrothérapie et à
l'électricité : il resta presque nain, avec une jambe trop courte
et une épaule déviée, dut s'astreindre à des soins de toute sorte,
observer des régimes, s'envelopper dans des châles, des cache-
nez, des tricots de laine, et voir quand même ses moindres
rhumes se prolonger pendant des mois. Le médecin qui surveil-
lait son enfance valétudinaire dit un jour : « — Ce garçon-là ne
grandira jamais qu'en dedans. » La prédiction se réalisa : l'âme
de Raymond Ferreuse acquit la noblesse et même, à certains
égards, la vigueur qui manquaient à ses membres ; il devint un
homme en gardant la taille d'un enfant; sa flamme intérieure le
fit rayonner d'une espèce de beaut/' : les femmes l'admiraient
quand elles ne voyaient que sa tête sérieuse aux traits finement
dessinés, éclairée par de grands yeux de velours sombre qui re-
flétaient une pensée passionnée et fière ; elles le plaignaient en-
suite quand il dressait son corps malingre parmi des hommes au
visage banal, mais qui le dépassaient de toute la tète et l'humi-
liaient par la comparaison de leur robustesse. Ses parens, — des
industriels lyonnais qui avaient acquis dans les affaires une riche
aisance, — rêvaient pour leurs deux fils plus de fortune et des
honneurs : la mauvaise santé du cadet découragea leur réalisme.
l/liXUTILE EFFORT. ?li5
Jugeant qu'ils ne pouvaient rien attendre de lui, ils l'abandon-
nèrent à son goût du travail désintéressé, tandis qu'ils plaçaient
sur laîné seul le capital intégral de leurs ambitions. C'est ainsi
qu'il put étudier à son aise sans dessein positif. Il prit son doc-
torat, après avoir soutenu une solide dissertation sur V Origine
des idres politiques de Locke, s'enfonça dans l'étude des philo-
sophes anglais, en sortit un instant pour publier un fantaisiste
Dialogue sur la légalité', dont les cent exemplaires distribués à
des destinataires de choix ne trouvèrent pas dix lecteurs. Ray-
mond ne souffrit point de cet insuccès : il aimait la réllexion
pour elle-même ; les problèmes sociaux qu'il poursuivait de pré-
férence ne l'intéressaient que dans l'abstrait, sans qu'il eût le
moindre souci de leur importance pratique ; il pouvait donc, sans
amertume, rester incompris. — Moins curieux des êtres que des
idées, il possédait pourtant le sens aigu de l'observation : son
œil perçait les apparences et pénétrait jusqu'au fond des carac-
tères, dont son jugement excellait à dégager les traits les plus
intimes. Il acquit ainsi une connaissance très fine des personnes
de son entourage : en petites phrases incisives, il les expliquait,
les détaillait, les délinissait, les classait, comme un botaniste
les plantes de son herbier, tantôt avec une humeur bienveillante,
tantôt avec une pointe d'ironie, selon qu'il les jugeait d'une es-
pèce inoffensive ou vénéneuse. Dans certains cas, sa pénétration
devenait inquiétante : il lisait les pensées, il devinait les senti-
mens. Son frère utilisa plus d'une fois cette l'acuité singulière,
dont il avait pu mesurer 1 étendue et la sûreté ; mais, étant lui-
même de ceux dont le regard ne dépasse pas la ligne de l'horizon
immédiat, Léonard ne se douta jamais qu'elle pouvait le gêner
un jour. Le culte aveugle que Raymond lui avait voué dès l'en-
fance le défendit longtemps contre les indiscrétions de cette
clairvoyance, qui s'exerçait au contraire sur sa femme avec une
liberté qu'il n'eût point soupçonnée. Pendant des années, en effet,
Lucienne fut pour son beau-frère un objet de curiosité malveil-
lante et d'étonnement hostile. D'imagination romanesque, de cœur
sensible, d'intelligence désintéressée et contemplative, il souffrait
de trouver en elle une àme sèche, ambitieuse, matérielle, exclu-
sivement attachée aux réalités, incapable d'un élan généreux ou
d'une rêverie inutile. Ayant renoncé à l'amour pour son propre
compte, il avait toujours suivi avec une attention passionnée la
vie sentimentale de son frère, dont il faisait les frais de poésie;
316 REVUE DES DEUX MONDES.
et son désir eût été de la voir aboutir dans le mariage, après
des expériences de jeunesse qu'il avait connues et désapprouvées
sans perdre aucune de ses illusions, à un foyer de pure ten-
dresse, de confiance absolue, d'union parfaite. Or, il devina
d'emblée qu'avec Lucienne il ne pouvait être question de cet
idéal : une telle femme, jugea-t-il, ne serait jamais pour son
mari qu'une « associée, » — honnête d'ailleurs, fidèle, habile, sou-
cieuse de la prospérité commune, incapable de la compromettre
par quelque étourderie, et à ces points de vue digne do toute es-
time, mais inaccessible aux vertus moins utiles, aux délicatesses
plus indispensables qu'il eût souhaité de voir fleurir en elle. Dès
leur première rencontre, son opinion fut fixée ; et quelques jours
avant le mariage de son frère, il traça de Lucienne, dans le
carnet oii il prenait des notes sur toutes choses, un croquis au-
quel il n'aurait eu plus tard que peu de lignes à retoucher :
« Hyacinthe (Raymond donnait des noms de fantaisie aux
personnes réelles qui figuraient dans le recueil de ses instan-
tanés) Hyacinthe a les traits trop allongés, le regard trop dur,
le menton trop volontaire pour être jolie. Elle s'en est aperçue
de bonne heure et en a pris son parti. Toutefois, comme elle a
la taille bien faite, de beaux cheveux, de belles mains, elle pour-
rait plaire; mais elle n'en est pas assez sûre pour le désirer. Et
puis elle a d'autres soucis. Elle croit bien plus à l'importance de
la fortune qu'à celle de la beauté, du bonheur ou du sentiment.
Pour elle, la grande affaire de la vie, c'est d'acquérir les biens
qu'elle regarde comme les plus précieux : le succès, l'argent,
une maison luxueuse, une position brillante, des relations con-
sidérables. Elle les veut pour elle-même, et surtout pour les
siens qu'elle aime à sa manière; et sa manière de les aimer, ce
sera de faire mille sacrifices pour leur assurer ces conquêtes : je
la crois susceptible de grands dévouemens, — pourvu que ses dé-
vouemens rapportent quelque chose qui demeure dans la famille.
(c Si Hyacinthe épouse Théodore, c'est qu'elle devine en lui
« un homme de grand avenir : » aussi l'épouse-t-elle avec plai-
sir. Dans son esprit, en effet, le mariage est une association
dont les fins sont aussi déterminées que celles d'une entreprise
commerciale : la femme et le mari mettent en commun ce qu'ils
ont et ce qu'ils sont, exploitent ce capital, l'augmentent par des
moyens honnêtes, sen serveni pour acquérir tous les biens ac-
cessibles, — de manière à gra^' ^insi quelques échelons de
l'inutili: effort. 317
cette échelle sociale où grimpent patiemment les générations
bourgeoises, et surtout à y pousser leurs enfans. La femme et le
mari sont donc, à ses yeux, des outils : ils sont utiles. Les en-
fans seront le but : ils sont sacrés, — non pas pour cette raison
commune et magnifique qu'ils continuent le mystère de la vie,
mais parce que, nés un peu plus haut que leurs parens sur
l'échelle en question, ils posséderont plus d'argent, représen-
teront une considération plus étendue, seront salués plus bas
par un plus grand nombre de cliens mieux placés, et pourront
à leur tour hisser leurs descendans à quelques degrés au-dessus
d'eux-mêmes, — la hiérarchie étant en dernière analyse l'àme
véritable du monde.
« Telle est Hyacinthe. En y regardant de près, on trouverait
comme une sorte de bas idéalisme au fond de son àme toute
terrestre ; mais son regard ne se perdra jamais dans le ciel, son
effort ne l'emportera jamais au delà du saisissable, la tentation
du vol éperdu des Icares ne l'effleurera pas, elle restera parmi
les êtres qui ne sortent jamais tout à fait du limon. Puisse-t-elle
respecter le feu divin que j'ai vu quelquefois briller en Théo-
dore!... »
La ressemblance était parfaite; quelques détails sur Tenfance
de Lucienne eussent achevé le portrait.
Son père, le docteur Moncharny, exerçait la médecine dans
le morne quartier de Grenelle. Il devint veuf après cinq ans de
mariage. Totalement dépourvu de sens pratique, désintéressé,
philanthrope, il soignait gratis les pauvres gens, payait leurs
remèdes, fondait des œuvres pour les filles-mères ou les enfans
abandonnés, en même temps qu'il s'endettait et négligeait ses
deux filles. L'aînée, Sophie, — une blonde un peu efTacée, mais
gracieuse et douce, — eut la chance d'être recherchée en mariage
dès sa dix-neuvième année par un jeune architecte nommé
Robert Gastellier : cheveux au vent, confiance en soi, grands
gestes sans façon, volonté généreuse de fonder un foyer selon
son cœur et de conquérir le monde après. Lucienne, qui venait à
peine d'atteindre ses seize ans, resta donc chargée d'un ménage
où les largesses paternelles installaient la gène en permanence :
elle y prit en aversion la bienfaisance qui la privait des joies de
son âge et multipliait ses soucis; elle aima peu son père, qu'elle
surnommait à part soi <■< le père des autres, » en lui reprochant
d avoir plus de bonté pour les moindres guenilleux que d'atten-
318 REVUE DES DEUX MONDES,
tion pour elle; elle rêva pendant ses longues solitudes de quitter
le voisinage des usines et des casernes pour s élancer vers les ma-
gnificences du vrai Paris, qu'elle connaissait à peine; elle s'im-
prégna de cette croyance qu'il importe de vivre pour soi et
pour les siens, la masse du prochain n'étant qu'une fourmilière
ennemie. C'est ainsi que, souvent, le spectacle de certains
excès jette de jeunes âmes vers des extrêmes opposés : ayant été
victime d'une passion charitable poussée presque à la manie,
Lucienne laissa se développer en elle, sans mesure, l'égoïsme et
l'ambition personnelle.
L'héritage inattendu d'un collatéral en ligne maternelle ayant
enrichi les deux sœurs, la cadette ne vit dans cette aubaine
qu'une première mise de fonds pour des conquêtes futures : elle
oublia de s'en réjouir, tant elle se promit d'en profiter. Son ca-
ractère, jusqu'alors indécis, s'affirma tout à coup dans l'énergie
qu'elle mit à défendre son bien contre le docteur, qui voulait
tout donner. C'est à ce moment que son beau-frère lui présenta
M" Ferreuse, auquel il devait le gain d'un petit procès. Elle avait
hâte d'échapper à la tutelle paternelle : la rencontre d'un jeune
homme ambitieux, devant qui s'ouvrait « une belle carrière, » la
satisfît. De son côté Léonard, ayant depuis peu perdu son père,
se trouvait à la tête d'un capital qui, triplé par un mariage avan-
tageux, constituerait un commencement de fortune. L'entente
fut facile. Sophie, un peu romanesque, se chargea de répandre
autour des fiançailles la légende conventionnelle du « coup de
foudre, » et le docteur Moncharny, en toute bonne foi, se félicita
de voir sa seconde fille faire, comme l'aînée, un « mariage d'in-
clination, )> En réalité, les deux jeunes gens avaient simplement
reconnu en eux cette espèce de sympathie qui naît de la simi-
litude des appétits.
Très vite, Lucienne jugea son mari, connut son fort et son
faible, mesura les difficultés de sa carrière, en comprit les con-
ditions.
Léonard Ferreuse, malgré cette volonté de réussir qui gou-
vernait sa vie, avait des momens d'indolence, ou plutôt des accès
de faiblesse, des défaillances qui pouvaient gêner son activité ou
contrarier son ambition : elle s'eli'orça de lui inculquer la persé-
vérance tenace que nul incident ne distrait. Il se laissait aller
trop volontiers à compter sur sa chance : plus calculatrice, plus
défiante aussi des forces inconnues qui troublent notre voie,^ elle
l'inutile effort. 319
lui enseigna à compter plutôt sur son adresse. Elle Taida autre-
ment encore : avec un sens très juste de la puissance des coteries,
elle lui composa un milieu où les élémens inutiles, quand il fallait
les subir, devenaient bientôt efficaces. Gastellier, constructeur de
maisons excentriques, propugnateur du « Modem Style, » déco-
ratoiir des tlioâtres « à côté, » soldat bruyant du bataillon qu'il ap-
pelait « lavant-garde des Idées, » se flattait de connaître beaucoup
d'artistes, de journalistes, de gens de lettres : elle en attira
quelques-uns, choisis prudemment parmi les plus notoires et les
moins « avancés, » qui commencèrent à jeter le nom de M'' Fer-
reuse au vent de la renommée. Raymond, si dénué d'esprit d'in-
trigue, lui procura pourtant, sans s'en douter, de bonnes relations
dans le monde universitaire. Des camarades d'étude de son mari,
dont l'un devint bientôt ministre, quelques magistrats ou con-
frères, deux ou trois bons cliens de son père, formèrent bientôt
autour d'elle un cercle un peu hétérogène, si Ton veut, mais
assez bien composé pour qu'une femme de son intelligence en
pût tirer parti. Sans coquetterie, elle sut retenir ces hommes,
en caressant leurs faiblesses, en les enveloppant d'une atmo-
sphère où ils pouvaient respirer, selon leurs tempéramens, une
illusion de sympathie, d'intimité, de flatterie ou d'admiration.
On revenait à ses mercredis, on se plaisait chez elle, on com-
mença bientôt à lui faire une petite réputation de femme qui
sait recevoir, et ses mains adroites, tout en distribuant les tasses
de thé, tiraient déjà d'invisibles ficelles qui mouvaient deux ou
trois douzaines d'hommes forts dont aucun ne sentait la despo-
tique secousse. Du reste, M""" Ferreuse déployait son activité
dans des domaines assez divers : on la voyait partout où il est
bon d'être vu ; jamais elle ne remettait au lendemain les visites
utiles; cheville ouvrière de plusieurs de ces « œuvres » où mille
petites intrigues courent sous le manteau de la charité, tout en
quêtant, en vendant, en semant des billets de concerts ou de
tombolas, elle augmentait le nombre et élevait le niveau de ses
relations. Flaceuse aussi, à l'occasion, elle avait toujours quelque
occupation à procurer, ou du moins à promettre, aux jeunes pro-
tégés que ses amis introduisaient chez elle. Aussi passait-elle
pour très bonne ; et ceux qui ne pénétraient pas ses secrets mo-
biles chantaient ses éloges avec une entière bonne foi; mais Ray-
mond haïssait ses manèges :
«... Hyacinthe, nota-t-il dans ses carnets un jour de veine
320 REVUE DES DEUX MONDES.
satirique, fait le bien comme on exerce certains métiers, pour
gagner. Elle y met d'ailleurs tant d'art qu'elle force l'admiration.
Seulement, lorsqu'on pénètre le secret de ses manœuvres, on se
prend de goût pour les francs égoïstes, de méfiance pour les
philanthropes. Quand la charité n'est pas toute désintéressée,
elle est la plus noire des hypocrisies ; quand on se pousse dans le
monde à coups de bonnes œuvres^ on marche à pas précipités
vers l'Enfer. Ne pouvoir aimer le bien pour le seul plaisir de le
faire, jouer de la charité comme d'un levier ou d'un outil, feindre
la bonté pour en tirer profit, voilà des signes certains d'instincts
cupides. Je les trouve plus odieux chez une femme. »
Pourquoi Raymond, sévère à l'excès pour Hyacinthe, se mon-
trait-il au contraire d'une aveugle indulgence pour Théodore?
Ses cahiers ramenaient à chaque page le nom convenu de ce
frère tant aimé. Ils évoquaient de place en place, en les envelop-
pant de voiles discrets, des souvenirs, des portraits, des paysages
de leur commune enfance : des coins silencieux de la vieille cité
lyonnaise; les profils allongés des collines du Rhône; un inté-
rieur trop envahi par le souci du gain ; un père strict et borné
qui s'efforçait d'inculquer à ses fils ses notions de la vie où l'on
acquiert, épargne et réussit; une mère plus affectueuse, mais si
docile au despotisme de l'époux, si résignée à ses étroits hori-
zons! Ils racontaient les exploits de l'aîné dans les batailles du
lycée, les rêveries du cadet pendant les jeux violens des récréa-
tions. Ils recueillaient des anecdotes, des réponses, des traits qui
dessinaient en vigueur les deux caractères dissemblables. Mais
quelle que fût la couleur de ces notes, le nom de Théodore n'y
passait jamais qu'accompagné d'expressions tendres ou louan-
geuses. Pour Raymond, Théodore, avec ses membres vigoureux
et son esprit positif, représentait la force, le courage, l'énergie,
l'homme complet qu'il eût ambitionné d'être; s'il ne parvenait
pas toujours à l'admirer, du moins ne le blâmait-il qu'en des
occasions très rares, et avec regret; il interprétait résolument
dans le sens favorable les manifestations d'une âme où il ne
lisait que ce qu'il voulait bien; il accomplissait ainsi chaque jour
au profit de son frère, sans d'ailleurs s'en douter, le plus grand
sacrifice qu'il pût accomplir : celui de sa clairvoyance ; en un seul
mot, il l'adorail, dans l'aveuglement que ce mot suppose.
Léonard devait ce culte à un trait de son caractère que l'ima-
gination de son cadet amplifiait jusqu'à s'en éblouir : une certaine
r/lMÎTILE EFFORT. 321
générosité courageuse bien qu'intermittente, à la fois désinté-
ressée et vantarde, chevaleresque et calculatrice. Jusqu'à la fin
de leur adolescence, cette générosité fit de l'aîné le protecteur
prêt aux coups de poing, mais en même temps le tyran aussi exi-
geant que dévoué du petit être malingre, effaré, souffreteux,
susceptible, tremblant qui grandissait dans son ombre. Avec
l'ardeur passionnée de son cœur silencieux, Raymond poussa la
reconnaissance jusqu'à la superstition. C'était elle seule, à coup
sûr, qui lui dictait des phrases comme celles-ci, absolument con-
traires à la vérité :
(' Théodore a la bonté de la vraie force, qui ne pense jamais
à soi ni au lendemain. »
Ou bien :
« Ceux qui méjugent Théodore ne le connaissent pas. En le
voyant vivre au jour le jour, croître, se déployer, on comprend
la noblesse de la plante humaine quand elle est vigoureuse et
saine, quand elle peut profiter librement de l'air qui passe, de
la pluie qui rafraîchit, de la beauté du monde éparse autour
d'elle et de toute la lumière que lui verse le ciel. »
Ou encore :
« J'aime Théodore beaucoup plus qu'il ne m'aime. Je le sens,
je le sais, et je n'en souffre pas : il est tellement plus digne
d'être aimé! »
Quand un incident trop clair venait contredire son parti pris,
Raymond, s'il en avait un instant pressenti le sens, se hâtait de
l'oublier; ou bien il mettait les faiblesses de son héros sur le
compte des « exigences de la vie, » et l'admirait encore de s'y
soumettre. C'est ainsi qu'il put garder intacte son illusion, et ne
lut jamais dans l'âme de Léonard que ses propres pensées, ses
propres sentimens, ses propres rêves.
II
Ce jour-là, — un mercredi, — Léonard Ferreuse se fit attendre
plus longtemps encore que d'habitude; et Lucienne eut une pe-
tite querelle avec son beau-frère.
Elle venait de renouveler son salon, d'après les indications de
Gaslellier et la mode du moment : jusque-là on s'était contenté
des pesans sièges Louis-Philippe, recouverts d'une moquette inu-
sable, qui faisaient partie de l'héritage inespéré. Jugés depuis
TOME XIII. — 1903. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
longtemps « province, » ils venaient d'ôtre définitivement con-
damnés et vendus à un brocanteur. Des meubles anglais, con-
tournés, tordus, incrustés, garnis d'étoffe à volutes, les rempla-
çaient, et se détachaient sur le fond d'un papier vert d'eau,
décoré de virgules et d'éclairs couleur brique, tandis que de
larges palmes orangées éclataient sur le vert plus foncé des rideaux.
Les tapissiers avaient travaillé tout le jour. Une odeur de vernis
flottait encore dans la pièce. Satisfaite comme on tient à Tètre
quand on arrive au bout d'une installation longuement méditée
et coûteuse, Lucienne attendait un mot d'éloge. Marc et Ray-
monde, le petit à cheval sur ses genoux, la fillette comme posée
à ses pieds sur un tabouret, avaient admiré les détails qu'elle
désignait à leur curiosité attentive. Mais Raymond, enfoncé dans
un fauteuil bas oii il disparaissait presque, se bornait à regarder
sans mot dire les sièges incohérens, les guéridons falots, les des-
sins compliqués du tapis pâle, la gamme des nuances que de
petits vases multiformes s'efforçaient d'entonner sur la cheminée,
des deux côtés de la pendule Empire qu'on avait conservée en
raison de sa valeur; et ses yeux couraient d'un objet à l'autre
avec une expression malicieuse que sa belle-sœur guettait. Il se
leva, s'approcha d'un secrétaire en marqueterie, passa la main
sur le meuble comme pour s'assurer de quelque chose, puis
alla soulever deux vases sur la cheminée, les examina, revint s'as-
seoir sur une petite chaise haute où il semblait perché comme
un oiseau inquiet. Lucienne n'y tint plus :
— Eh bien, demanda-t-elle, vous ne m'avez pas encore dit
comment vous trouvez notre nouveau meuble ?
La petite flamme malicieuse pétilla plus fort dans les yeux
de Raymond, qui tendit ses jambes vers le sol et ne parvint à y
poser que la pointe des pieds.
— Oh ! tout à fait à la mode, répondit-il. Dernier cri !
Ses lèvres remuèrent, comme pour retenir la malice qu'elles
finirent pourtant par laisser tomber :
— ■ Seulement... pourquoi tant de virgules? Il y en a par-
tout ! Votre papier, on dirait une page où il n'y a que de la ponc-
tuation !
Lucienne répliqua sèchement :
— Dites plutôt que cela est affreux. Dites-le, si vous le pensez !
Raymond n'avait pas résisté à la tentation de la taquiner ; il
regrettait déjà d'y avoir trop bien réussi :
l'inutile effort. 323
— Mon Dieu, fit-il, vous savez que j'ai des goûts particuliers.
J'aime le style ; et je trouve que ce qu'on appelle le Modem style
n'en est pas un. Mais la mode est contre moi. Je ne prétends pas
avoir raison.
Cette demi-concession n'adoucit point M™" Ferreuse, qui
reprit, du même ton agressif et tranchant :
— Nous ne sommes d'accord sur rien : il y a longtemps que
je m'en aperçois.
Ses regards passèrent une fois de plus la revue de son mobi-
lier, en prenant une expression satisfaite :
— Du reste, expliqua-t-elle, ce n'est pas mon goût seul que
j'ai écouté, ni même celui de mon mari. J'ai consulté mon
beau-frère Gastellier, pour tout. C'est un artiste, lui !
Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de Raymond.
Il vit se dresser, dans les quartiers neufs, les combinaisons de
briques, de faïences, de fer, de faux marbre, de f-aux verre, de
taux bois, de faux bronze et de porcelaine auxquelles se com-
plaisait l'architecte dans ses bâtisses ; il évoqua les monstres
hybrides, les bêtes sans nom, les lignes enchevêtrées de leurs
motifs décoratifs ; et il répéta, avec une ironie que Lucienne
n'entendit pas :
— En effet, M. Gastellier est un artiste, dans son genre.
D'ailleurs, qu'importent les meubles et les papiers ? Tout cela
n'est qu'un décor. L'essentiel, c'est de se plaire chez soi.
Lucienne ne répliqua pas. Raymond essaya de parler d'autre
chose : il n'obtint plus que des monosyllabes. Il se mit alors à
jouer avec sa filleule, en sourdine. Tout à coup la petite, excitée,
s'oublia jusqu'à pousser trois ou quatre miaulemens de chat,
imités à la perfection. M"'*' Ferreuse appela:
— Raymonde !
Et l'on n'entendit plus, entre les enfans, qu'un murmure de
causeries discrètes, jusqu'à ce qu'enfin Léonard apparût.
M" Ferreuse était grand, svelte, presque élégant d'allures.
Bien qu'il n'eût guère plus de trente-cinq ans, ses cheveux, assez
longs et plats, grisonnaient autour des tempes. Avec son front
élevé et sans rides, les traits nets de sa figure rasée, au nez un
peu fort, au menton un peu lourd, il eût été plutôt sympathique,
sans l'expression ambiguë de ses yeux pâles. En entrant, il se
laissa presque choir sur le sofa, dans une lassitude momen-
tanée d homme épuisé par le travail dune journée trop. rem-
324 REVUE DES DEUX MOxNDES.
plie. Duli geste brusque, il lit tomber son pince-nez, et passa
deux ou trois fois la main sur ses yeux: courbé en avant, il
parut un instant beaucoup plus vieux que son âge. D'ailleurs
cette défaillance dura peu : ses enl'ans coururent à lui, grim-
pèrent sur ses genoux, Tentourèrent de leurs petits bras affec-
tueux, et il se redressa pour rendre les caresses. Mais quelque
passagère qu'elle eût été, sa faiblesse n'avait point échappé à
Raymond, qui l'interpella en disant :
— Vraimenl, Léonard, tu n'es pas raisonnable : tu as encore
trop travaillé aujourd'hui, jo le vois bien. A quoi bon te sur-
mener ainsi? Nos forces ont des limites.
L'avocat sourit en haussant les épaules : que faisait-il de plus
que tant d'autres, dont les journées s'enfuient de même, aussi
haletantes, fiévreuses, exténuées? Sa femme répondit à sa place :
— Il faut bien travailler. On n'est pas maître de s'arrêter
quand on veut, lorsqu'on a une carrière et qu'on tient à réussir.
Son regard dur reprochait à Raymond une paresse d'amateur.
Pour être mieux comprise, elle ajouta :
— Tout le monde ne peut pas vivre dans le dilettantisme.
Raymond ne répondit que par un regard rapide de ses beaux
yeux de velours, où passa la tristesse d'un scrupule ou d'un
regret. Lucienne, satisfaite d'avoir frappé juste, quitta son fau-
teuil, s'approcha de son mari, lui frappa sur l'épaule et dit, d'une
voix adoucie :
— Le dîner va te remettre. Il sera bon. Un bon dîner, c'est
l'huile dans la machine. N'est-ce pas, cher?
On passa dans la salle à manger, très gaie avec son dressoir
à trois corps garni d'argenterie, sa rangée de potiches de Delft
sur la cheminée, ses parois décorées de plats de cuivre imités
de la Renaissance. Ferreuse goûta le potage, l'approuva, but un
verre de Marsala, — un vin dont la chaleur spéciale le récon-
fortait tout de suite, — et dit :
— Gela fait du bien !
Il ne parlait jamais aux repas de ses affaires en cours, soit
pour en secouer la préoccupation, soit que, chargé d'intérêts
délicats ou considérables, il craignît de laisser tomber quelque
involontaire indiscrétion dans l'oreille des domestiques. Mais
les sujets qu'il introduisait touchaient presque toujours à sa
profession : c'étaient des « tuyaux » inédits sur une affaire reten-
tissante, une plaidoirie que le Palais discutait, des réflexions
l'im:t[le effout. 325
sur une pièce à thèse juridique ou sur une récente décision du
Conseil de l'Ordre dans une question de discipline intérieure.
Ce jour-là, il était préoccupé d'un crime anarchiste que la Cour
d'assises jugeait depuis deux jours : une bombe lancée à la
Bourse, dont les éclats avaient tué un cocher et un garçon de
café.
— C'est cette affaire qui m'a mis en retard, dit-il. J'étais
fatigué, mais j ai tenu à entendre la plaidoirie de M^ Lecot. Un
modèle de prudence, d'adresse, de discussion serrée et correcte !
Il regarda son frère avec qui, la veille, il avait discuté la
déposition des médecins chargés d'examiner l'état mental de
l'accusé ; et il ajouta :
— Tu aurais reconnu, Raymond, que, vraie ou fausse, la
seule thèse qu'un avocat pût plaider avec quelque chance de
succès, était bien celle de l'atténuation de la responsabilité par
les antécédens héréditaires et le dérangement des facultés.
Lucienne s'empressa de l'approuver, avec un regard de dédain
à son beau-frère :
— C'est évident !
— Je n'en suis pas persuadé, répliqua Raymond. Je lirai
la plaidoirie de ton confrère, dont j admire le talent, mais je
ne crois pas qu'elle me convainque. Plus j'y réfléchis, plus il me
semble qu'on comprend mal ces sortes d'attentats ; c'est d'autant
plus fâcheux qu ils deviennent plus fréquens, qu'il faudrait donc
les étudier de très près, comme un phénomène social important.
Sauver la tête des coupables en inspirant au jury des doutes
sur leur raison, ce n'est pas une méthode, c'est un expédient. Les
récentes expériences prouvent que cet expédient n'a pas même
l'excuse de réussir : les jurés ne l'admettent pas. De plus, il est
détestable, parce qu'il est un mensonge. Ces malheureux ne sont
pas fous : ils sont, au contraire, très maîtres de leur pensée,
leurs déclarations en font foi. Si l'on veut donc trouver une atté-
nuation à leur responsabilité, il faut la chercher là où elle se
trouve, c'est-à-dire en dehors d'eux. Comme les autres malfai-
teurs, ils sont des produits de causes multiples et fatales...
~ Oh ! fatales ! interrompit Léonard, quel terme démodé,
pour un philosophe ! Voyons, qui est-ce qui croit encore à la
fatalité ?
— Mettons qu'elle ait perdu une partie de son mystère;
mettons, si tu veux, qu'elle ne soit que l'ensemble des causes
3â6
REVUE DES DEUX MONDES.
inconnues qui déterminent nos actes, et par conséquent notre
destinée. Son rôle dans les affaires humaines ne reste-t-il pas
essentiel? Eclairer ce rôle, voilà la vraie manière de défendre les
criminels, à quelque catégorie, d'ailleurs, qu'ils appartiennent.
En le fixant, on marque la nuance exacte de leur culpabilité :
cela suffirait pour les sauver de la peine capitale.
— Tu peux y compter ! dit ironiquement Léonard. Notre
droit pénal repose sur une conception de la faute qui n'admet pas
de pareilles atténuations et fait peser sur le coupable le poids
intégral de sa responsabilité.
— Aussi je le trouve injuste et barbare.
Lucienne écoutait en donnant maint signe d'impatience ; elle
intervint, et s'échauffa :
— Gomme on vous reconnaît à de tels paradoxes, mon
pauvre Raymond! Vous êtes toujours dans la fantaisie, et dans
quelle fantaisie, mon Dieu ! Il n'y a pourtant pas besoin d'être
un grand clerc pour voir que le crime de cet homme est abomi-
nable, lâche, monstrueux ! Il n'a aucune excuse : la folie même,
à mon avis, n'en serait pas une ; à plus forte raison ces prétendues
causes que vous voudriez éclairer. Je plains l'avocat qui a été
forcé de le défendre : on a toujours l'air de pactiser avec ces
gens-là, quand on essaye d'alléger leur juste châtiment. Si
jamais Léonard se trouvait dans une telle obligation, — ce qu'à
Dieu ne plaise ! — j'espère bien que...
Ferreuse la rassura, avec un geste de tranquille certitude :
— Sois sans inquiétude!... Quoi qu'il puisse marri ver, je ne
passerai jamais pour un anarchiste. Il y a, c'est vrai, des intel-
lectuels qui flirtent avec ces doctrines-là. Je n'en suis pas ! Mon
point de vue est très net : nous vivons dans un monde que l'in-
dustrie humaine a rendu le meilleur possible. Les pessimistes
disent : « Le moins mauvais. » C'est la même chose. Nous en
avons accepté les conditions...
— Quand cela? demanda Raymond.
Léonard, sa fourchette à la main, lit un de ces beaux gestes
d indifférence par lesquels les gens positifs écartent les questions
oiseuses :
— En naissant, si tu y tiens !... Nous n'avons pas le droit de
les refuser, puisqu'elles sont la raison d'être de notre existence
sociale. Et nous ne saurions nous montrer trop sévères pour les
énergumènes qui violent ce pacte universel en attaquant une
l'inutile effort. 327
organisation établie par le travail des siècles et le consentement
de tous. J"ai pour eux la haine qu'ils méritent. Pourtant, comme
avocat, je puis être appelé à défendre quelqu'un de leur secte.
Je plaiderais alors comme Lecot. Affirmer leur folie, n'est-ce pas
le meilleur moyen de les détruire ? Songe donc : il y a tant d'or-
gueil, dans leur cas, un besoin si maladif de faire du bruit! Ce
sont des Érostrate du trottoir. Ils ne craignent pas la guillotine :
c'est encore de la représentation. Fous ou non, il faudrait les
traiter comme tels : pas de Cour d'assises, avec des journalistes
qui transcrivent leurs ri'ponses, des dessinateurs qui croquent
leurs effets de torse, des belles dames qui ne demandent qu'à les
trouver jolis garçons. Charenton ou Bicêtre, la cellule capi
tonnée, la camisole de force, les douches froides, — voilà leu.
affaire ! . . .
— La torture est abolie ! insinua Raymond dont les lèvres
frémirent.
Lucienne riposta :
— Hé ! hé ! elle avait du bon !
Et, se retournant vers son mari : .
— Tu as raison. Un crime commis ainsi, au hasard, contre
l'ensemble de la société, par haine des hommes...
Raymond voulut relever le mot, qui lui paraissait injuste :
— Oh ! par haine...
Mais Lucienne, sans l'écouter, lui imposa silence en haus-
sant le ton :
— ... Est un crime si abominable, qu'il ne peut être que le
crime d'un fou !
Elle fixa sur son beau -frère ses yeux despotiques, comme
pour lui signifier que la cause était entendue. Raymond n'osa
pas braver ce regard, qu'il évita; il eut pourtant le courage de
répliquer :
— C'est très bien raisonné, sans doute ; seulement, si cela
n'est pas vrai ?
Lucienne affirma :
— Cela doit l'être !
Et Léonard :
— En tout cas, c'est bien la vérité la plus probable.
Aussitôt, Raymond reprit l'offensive.
— La vérité la plus probable! s'écria-t-il, qu'est-ce que cela
veut dire?... La vérité provisoire, n'est-ce pas? Celle qui nous
328 REVUE DES DEUX MONDES.
dérange le moins, colle qui s'adapte le mieux à nos habitudes...
— Mon Dieu ! oui, convint Léonard, sans paraître gêné par
cet aveu. Appelons-la, si tu préfères, la vérité commune, la
vérité pratique, la vérité relative. N'est-ce pas la seule que nous
supportions ?
— Parce qu'elle n'est qu'une forme du mensonge !
— Peut-être. L'autre, la vérité vraie, qui la jamais vue, dis-
moi donc? Elle reste au fond de son puits.
— Elle en sort quelquefois.
— Toute nue: c'est dans la fable. On lui défend alors de
paraître dans les rues, par respect pour la décence publique.
Elle se promène un instant, dans des lieux abandonnés, regarde
autour d'elle, et s'enfuit. Que pourrait-elle ? On se sent très
timide, quand on est aussi nu qu'elle. Et sa seule arme est un
pauvre miroir !
— Son miroir lui suffit : elle le tend à ceux quelle rencontre
en passant, ils y voient leur image, telle qu'elle est, et malheur
à eux!... Nous vivons sans nous connaître. Qu'un hasard nous
place sur le chemin de la vérité, par une de ses rares sorties,
que notre regard nous contemple une seule seconde dans le verre
fragile qui ne ment pas : elle est à jamais vengée, car nous
savons ce que nous sommes... Et trop tard, quelquefois, oui,
trop tard pour que notre effort puisse réparer les maux que nous
avons causés, les dégradations que nous avons subies...
Raymond donnait volontiers ce ton grave à leurs entretiens,
peut-être pour maintenir les droits de sa pensée dans ce. milieu
où elle détonnait. Très scepti([ue dans Tordre de la réflexion,
où sa critique ne reconnaissait aucune des autorités devant
lesquelles s'inclinait Léonard, il ne transportait pas ce scepti-
cisme tout spéculatif dans Tordre de Faction; là, au contraire,
il se heurtait à l'indifférence facile de son frère et au bon sens
utilitaire de sa belle-sœur, l'un et l'autre d'ailleurs remplis d'af-
firmations sur tous les « principes, » et prêts à proclamer la
nécessité de tous les cultes auxquels ils ne croyaient guère. Quel
que fût le sujet qu'on discutât, cette opposition finissait par
éclater. C'était la faute aux « chevaux bleus » du philosophe,
disait Lucienne; et elle détestait ces « chevaux bleus, » aux
galops traîtres, dont elle redoutait l'influence sur son mari; aussi
mit-elle fin à la conversation en s'écriant :
' — Vous parlez comme l'Apocalypse, Raymond ! Vous voyez
l'inutile effort. 329
pourtant que votre frère es! très las. Un homme qui travaille
autant que lui doit trouver à la maison du calme et du délasse-
ment. Laissez-le donc causer de ce qui l'intéresse sans l'obliger à
se fatiguer lesprit pour discuter !
Frédéric servait le dessert. Les enfans s'agitèrent, excités par
la vue des pâtisseries. Comme on allait se lever de table, Ray-
mond demanda la permission d'amener à dîner, le lendemain,
une de ses amies anglaises, lady Leavermore :
— Comment donc ! tu es ici chez toi ! répondit Léonard.
Lucienne, très froide, linterrogea sur l'étrangère; et l'on
retourna au salon.
Bien que les sièges ne fussent plus ceux de la veille, chacun
retrouva sa place habituelle. Lucienne s'installa sur un sofa,
devant un guéridon, avec sa corbeille à ouvrage; Raymond, avec
un livre, au coin de la cheminée; Léonard, dans le meilleur fau-
teuil, avec les journaux du soir. Il n'avait pas encore donné son
avis sur l'aspect nouveau du salon ; il l'approuva, mais en ajou-
tant avec une nuance de regret qui fît pétiller les yeux de son
frère :
— Pourtant, il est moins confortable, moins intime.
— Il est beaucoup plus élégant, dit Lucienne.
Léonard en convint :
— C'est vrai, il faut seulement s'habituer : affaire de deux ou
trois jours !...
La bonne vint chercher les enfans, qui prolongèrent le plus
possible leurs bonsoirs : ils savaient leur mère plus indulgente
quand leur père était là, et leur malicieuse diplomatie exploitait
cette tolérance. L'Anglaise, très digne dans sa robe noire, avec
son bonnet et son tablier blancs, les attendit sur le seuil, dans
une pose de sentinelle, jusqu'à ce que Léonard leur dît :
— Maintenant, assez, les petits ! allez dormir !
Ses yeux, si peu expressifs, s'attendrirent en les suivant
jusqu'à la porte, qui se referma derrière eux. L'oreille tendue,
il écouta leurs pas s'éloigner dans le vestibule. Et il s'écria, en
regardant son frère :
— Tu me plains de me fatiguer : si tu savais avec quel plaisir
je travaille, quand je pense que c'est pour eux ! J'en ferais trois
fois autant, vois-tu. Nul effort ne me coûte, pour leur assurer
une belle vie.
— On n'existe que pour ses enfans, appuya Lucienne.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
— Naturellement ! On voudrait leur donner tout ce qu'on n'a
pas eu soi-même, des choses qu'on n'oserait jamais ambitionner
pour son propre compte. Moi, par exemple, je n'ai pas à me
plaindre de mon sort, n'est-ce pas ? Mais je ne m'en contenterais
pas pour eux. Aussi, j'entends leur mettre dans les mains tous
les meilleurs outils : l'instruction, l'argent, les relations, — avec
les moyens de s'en servir. Ils n'auront plus qu'à conquérir le
monde !
Il regarda sa femme; leur ambition commune sépanouitdans
un sourire de bonne entente. Raymond ne répliqua pas: il aurait
eu trop de choses à dire; mais il poussa un soupir étouffé,
comme pour soulager la mélancolie qui l'envahissait chaque fois
qu'il rencontrait, dans l'atmosphère de son frère, le souffle de
cette ambition positive et de ces désirs vulgaires. Et la veillée com-
mença, paisible, pareille aux rares soirées de loisir qu'ils passaient
ensemble, et qui s'écoulaient lentes, douces, reposantes, comme
des haltes salutaires. La lumière électrique, tamisée par des
abat-jour vert pâle, éclairait agréablement les meubles neufs.
L'aiguille de Lucienne bruissait dans le silence. Raymond tour-
nait ses pages sans qu'on l'entendît. Léonard disparaissait der-
rière le déploiement de son immense gazette, qu'il parcourut une
première fois, en cherchant les nouvelles, avant de lire avec
plus d'attention les articles qui l'intéressaient. Il constata que
les cours de la Rourse montaient allègrement; et il dit, avec la
satisfaction d'un homme qui se félicite d'une opération bien
réussie :
— Les Beacock et G'^ sont à 670. Vingt francs de hausse de-
puis hier !
Il ne se doutait pas que pour la dernière fois il s'intéressait
à ces choses, et que jamais plus désormais il ne se réjouirait aux
soubresauts de la cote.
— Bien, cela, fit Lucienne. Mais ne va-t-on pas bien vite? Tu
pourrais peut-être réaliser ?
— Sois tranquille, je vendrai au bon moment !
Raymond avait levé les yeux à la voix de son frère : il fronça
légèrement les sourcils et se replongea dans sa lecture. La pen-
dule sonna la demie après neuf heures. Elle avait un son grave
dont les vibrations se prolongèrent. Il y eut un silence. Lucienne
le rompit en disant :
— Bon ! j'ai cassé ma soie !
l'inutile effort. 334
Ses mains froufroutèrent dans la corbeille, parmi les pelotes
et les morceaux d'étoffes. Par moment, le roulement éloigné de
quelque lourd véhicule faisait vibrer les vitres, puis le silence
recommençait. On eût presque entendu le murmure régulier des
haleines. Les minutes se succédaient ainsi, sans hâte, comme si
elles dcA'aient s'égrener tranquilles et pareilles jusqu'à l'heure
du repos. Nulle oreille n'aurait deviné, là tout près, les pas
muets du destin. Soudain, derrière le grand journal qui trembla
comme au souffle d'un vent de mystère, le front de Ferreuse se
crispa, des éclairs d'effroi traversèrent ses yeux pâles, ouverts
démesurément sur une Lettre de Londres, où il lisait:
« C'est le 21 du mois courant que s'ouvriront les débats d'une
affaire criminelle qui paraît devoir passionner l'opinion, en rai-
son du mystère dont elle est entourée. L'héroïne en est une mo-
diste française, qui travaillait depuis plusieurs années dans une
de nos maisons les plus élégantes. Elle est accusée d'avoir tué
son enfant illégitime, une petite fille d'environ huit ans, en la
poussant dans la Tamise, derrière Kew-Gardens, vis-à-vis de la
belle propriété du duc de Northumberland qu'on appelle Syon-
house. La prévenue est une jeune femme de trente-deux ans,
sans famille, nommée Françoise Dessommes. Elle proteste éner-
giquement de son innocence, et affirme que sa fillette a glissé
par accident, sans qu'elle ait pu la retenir. Cette version n'est
pas invraisemblable, à cause de la crue du fleuve à ce moment-
là et de la force du courant ; mais elle est contredite par les
témoignages assez précis de deux promeneurs et d'un gardien
du parc. L'accusation relève d'autres indices qui paraissent égale-
ment défavorables à la prévenue, dont les déclarations se contre-
disent sur plusieurs points. Tout cela paraît fort obscur; on
compte que les débats feront la lumière sur cette dramatique
affaire, dont je ne manquerai pas de suivre les péripéties. »
Il y avait bien là: une modiste française... Françoise Des-
sommes,... une petite fille d'environ hait ans... Et le reste: ce
scénario de roman feuilleton, cette horrible histoire de noyade...
Des milliers dVeux pouvaient la lire, des milliers de voix la
commenter avec la curiosité malsaine qu'on apporte à de tels
drames. Mais tandis que cette (( information » glissait sur tant
d'âmes indifférentes, celle de Léonard Ferreuse en frémissait d'une
inexprimable horreur. Pour tous les lecteurs de ce journal et de
tous les autres journaux, il ne s'agissait que d'un fait étranger^
332 RKVUE DES DEUX MONDES.
dont rémotion n'est pas même aussi directe que celle d'un cin-
quième acte où Ton pleure. Lui seul au monde frissonnait autre-
ment devant le crime de cette mère sans famille, devant la mort
de cette enfant qui n'avait que sa mère. Léonard sentit que sa
figure se décomposait. Il s^abrita derrière le journal que serraient
ses mains raidies. Et dans le silence amical, d'autres minutes
tombèrent, pendant que Raymond continuait à lire et que l'ai-
guille de Lucienne bruissait dans la soie. Les dix coups de dix
heures résonnèrent gravement. j Lucienne demanda, sans lever
la tête :
— Le journal est intéressant aujourd'hui ?
La voix étranglée de Léonard balbutia :
— Non... non... Il ny a rien...
— Tu me le donneras quand tu auras fini, n'est-ce pas? A
cause du feuilleton...
La même voix, qui semblait venir de très loin, répondit :
— Le feuilleton... Il n'y en a pas, ce soir...
En même temps, plus maître de ses nerfs, Perreuse se levait,
en jetant le journal froissé sur son fauteuil, et se mettait à
marcher dans le salon,
— Qu'as-tu donc? demanda Lucienne, de son ton paisible.
— J'ai pensé tout à coup que... que j'ai encore... un travail
urgent... ce soir...
— Oh ! s'écria Raymond en fermant son livre, tu as un tel
besoin de repos ! Laisse donc cela !
— Hé ! je ne peux pas .. Javais oublié... Pour demain... Une
affaire importante... de gros intérêts...
II se troublait, gêné par les yeux fidèles qui devaient effleurer
son secret. Il ne pensait qu'à cacher l'horrible chose. Il oubliait
que, un peu plus tut ou plus tard, son frère, le confident de
toute sa jeunesse, serait bon gré mal gré celui de son angoisse;
pour donner le change ou gagner du temps, il se plaignit avec
volubilité :
— Tu ne sais pas ce que c'est que les affaires, toi !... Quelle
tyrannie!... Quel souci!... Un engrenage!... Cela vous prend,
cela vous broie... Si je te racontais mon programme de demain...
Ah ! tu ferais une jolie tête !... Il y en a tant qu'on en oublie...
J'ai failli en oublier une... Et pas des moindres, ma parole!...
Réellement, je n'y pensais plus... Non, pas plus que si elle n'eût
jamais existé !... Et pourtant, c'est une affaire qui...
t/tm'ttle effort. 333
Il s'aperçut qu'il ne mentait plus, et s'interrompit net :
— Allons, bonsoir !
Sur le seuil, il se rappela le journal abandonné, revint le
chercher, et attira ainsi, de nouveau, l'attention de son frère.
Mais Raymond regarda Lucienne, qui se remettait paisiblement
à son ouvrage.
III
Le trouble évident de Léonard, sa brusque sortie, son retour
vers le journal oublié, réveillèrent dans l'àme de Raymond une
sourde inquiétude, que la tranquillité de leur vie tenait assoupie.
Habitué à se mouvoir dans la sphère des abstractions, il conce-
vait la vie pratique comme une forêt semée de pièges, où mille
dangers vous guettent dans les .taillis. Aussi, dès l'enfance,
craignait-il pour son frère un péril inconnu : cette sûreté de soi
dans l'incertitude dont nous sommes comme enveloppés, cette
activité toujours prête à se tendre vers quelque possession, cet
égoïsme inconscient qui fausse sans s'en douter les balances où
chacun pèse ses propres actes, cette ambition qui marche sans
scrupule vers des fins avides, autant de traits étrangers à sa
nature, et qu'il voyait parfois passer en Léonard comme des
ombres menaçantes. L'aimant trop pour le juger, il les lui par-
donnait sans peine; mais il en redoutait pour lui les effets, et
le suivait à travers l'existence avec de continuelles émotions.
Tantôt il établissait le bilan des convoitises qui croisaient celles
du jeune avocat, irritées par la concurrence, menaçantes, per-
fides; tantôt il mesurait le cube des difficultés dressées devant
lui, masse branlante dont la chute pouvait l'écraser. A plus d'une
reprise, au spectacle d'une de ces catastrophes si fréquentes dans
l'existence actuelle, il frissonna comme au souffle d'un ténébreux
pressentiment : la vie, quand des désirs ambitieux la compliquent,
lui semblait trop difficile pour être vécue sans accident, et son
imagination l'excitait à en calculer les surprises. Cette inquiétude
latente le tourmentait d'autant plus, que sou aîné le laissait dans
une complète ignorance de ses affaires et de ses soucis, soit pour
ménager une sensibilité dont il connaissait les excès, soit parce
qu'il le regardait comme un être un peu puéril et inachevé,
impropre à rien comprendre au « positif. »
— Qu'est-ce que mon frère peut avoir aujourd'hui ? demanda
334 REVUE DES DEUX MONDES.
Raymond à sa belle-sœur, en ramenant sur elle le regard qui
venait de suivre les pas de Léonard.
Il savait cette question inutile, en raison des sentimens de
Lucienne à son égard ; il la posait pourtant, peut-être dans l'espoir
d'y trouver lui-même, une fois qu'il l'aurait formulée, une ré-
ponse rassurante,
La jeune femme, qui comparait des soies de nuances diverses,
répondit sans lever les yeux :
— Que voulez-vous qu'il ait? Rien de grave, en tout cas.
Vous l'avez entendu. Tous les hommes ont leurs préoccupa-
tions.
Elle avait trouvé la nuance quelle cherchait : d'un petit coup
sec, elle cassa la soie, et l'aiguille glissa de nouveau dans l'étoffe.
Le tic tac de la pendule résonna plus fort dans le silence plus
profond. Raymond, le cœur en peine, aurait voulu parler encore,
ne fût-ce que pour entendre le son de sa propre voix. Il n'osa
pas : ce salon remis à neuf lui semblait une demeure étrangère,
d'où l'âme familiale était partie avec les vieux meubles; cette
femme, vis-à-vis de lui, qui ne le regardait pas, était une enne-
mie; les virgules de Gastellier frétillaient sur les tentures comme
des tronçons de serpens. Il essaya de se remettre à lire : sa
pensée abandonnait les phrases avant d'en avoir compris le sens
Il lui tarda d'être seul, chez lui; et il prit congé plus tôt qu'à
l'ordinaire.
— Au revoir, Lucienne.
Elle le regarda, debout devant elle, pas plus haut qu'un en-
fant, avec sa taille déviée et ses grands yeux tristes, et lui tendit
le bout des doigts :
— Vous partez déjà ? Au revoir !
Avant de regagner la rue Perronet, où il occupait au dernier
étage d'un vieil hôtel un petit appartement de garçon, Raymond
Ferreuse eut l'idée d'entrer dans un café, pour lire le journal
reconnu dans les mains de son frère. On le lui apporta, avec un
grog auquel il ne toucha pas. Il le parcourut une première fois,
sans y rien voir do plus que les nouvelles courantes. Puis il le
reprit, en cherchant mieux. Il pensa : « Peut-être s'agit-il d'une
chose que je ne puis comprendre ; » et son imagination partit
sur la piste des grandes affaires mystérieuses qui touchent à la
politique. Mais ses yeux tombèrent sur la Lettre de Londres: il
la négligeait, ne concevant pas que le coup pût venir de si loin.
l'inutile effort. 335
Par hasard, il aperçut le nom de Françoise Dessommes; et il
reçut le choc en plein cœur.
Plusieurs minutes passèrent. Dans la salle vide et morne, la
dame du comptoir chuchotait avec le garçon. Deux cliens en-
trèrent en discutant. Raymond vida machinalement son verre,
jeta une pièce de monnaie sur le marhre de la table, et sortit. A
grands pas, courant presque, il redescendit le boulevard jusqu'à
la porte de son frère. Mais sous quel prétexte remonter? Que
dire à Frédéric quand il ouvrirait? à Lucienne s'il la rencontrait?
Il hésita un moment, immobile sur le trottoir où se profilait son
ombre falote, et reprit lentement le chemin de la rue Perronet.
Mille souvenirs se levaient dans sa mémoire, évoquaient la figure
de Françoise, lui rapportaient des épisodes charmans ou mélan-
coliques de l'idylle qu'il avait suivie en y mêlant sa poésie et sa
tendresse; et des images de terreur les chassaient. En montant
son escalier, il s'arrêta, hors d'haleine, pour se demander s'il ne
rêvait pas ; des visions de meurtre et de prison se dressèrent
dans l'obscurité, si intenses qu'il faillit s'évanouir. Sur le palier,
comme il introduisait sa clef dans la serrure de sa porte, il en-
tendit tout à coup, — aussi distinctement que s'ils eussent été
face à face, — la voix de son frère, résolue, péremptoire, lui
renvoyer à travers les années la réponse qui l'avait repoussé,
quand il intercédait pour la délaissée :
— Mon cher, si on écoutait les rêveurs de ta trempe, on ne
ferait que des bêtises.
Ce fut alors comme si un mystérieux phonographe, récep-
tacle de tous les propos d'autrefois, se déroulait à côté de lui. Il
retrouvait les mots, il reconnaissait l'accent, il revoyait l'allée
du Luxembourg où leurs discussions se poursuivaient le plus
souvent. Ses propres paroles résonnaient dans sa mémoire, sup-
pliantes, désespérées, — tant il mettait de cœur dans son plai-
doyer, — et du fond du passé, les réponses décisives de Léonard
le cinglaient encore de leur dureté :
— Je t'assure que tu perds ta peine, mon ami. La chose n'a
pas l'importance que tu crois. Françoise se consolera, elle est
très raisonnable; et moi, par bonheur, je suis à l'abri des atten-
drissemens.
Et puis, la voix de Françoise parlait à son tour, très douce,
celle-là, avec des vibrations de cristal :
— Que voulez- vous, monsieur Ravmond, votre frère dit qu'il
Îi36 REVUE DES DEUX MONDES.
ne m'a jamais rien promis. C'est la vérité ; aussi je ne lui de-
mande rien.
Sa propre voix répondait, dans l'angoisse :
— Mais, qu'allez-vous devenir?...
Et, de nouveau, celle de la jeune fille, assurée, confiante :
— J'ai toujours gagné ma vie, monsieur Raymond ; eh bien,
je travaillerai pour deux; et j'aimerai mon enfant. Si vous saviez
comme je l'aime déjà!
La porte s'était ouverte ; Raymond tâtonnait dans l'entrée en
cherchant des allumettes. Il cria :
— Non, non, elle n'est pas coupable, c'est une horrible
erreur !
... Depuis plus d'une heure, Léonard tournait dans son
cabinet, de ce mouvement de fauve enfermé qui devient na-
turel aux hommes pris dans les filets du destin. Les objets qui
l'entouraient, meubles élégans, livres reliés avec soin, bibelots
rares, affirmaient la prospérité de sa vie présente et la sécu-
rité de son avenir. Un cartonnier Louis XV, en bois de rose orné
de très beaux cuivres, regorgeait de dossiers dont plusieurs
représentaient des profits importans, des succès probables, peut-
être de la gloire. Sur sa table de travail, d'un côté de la chimère
japonaise qui lui servait d'encrier, il y avait, dans un cadre d'ar-
gent ciselé, une jolie miniature de Lucienne, en toilette de
soirée, au temps de leurs fiançailles : ce portrait, un peu flatté,
attestait la persistante union du ménage ; de l'autre côté, dans
un de ces cadres de vélin gaufré qui viennent de Rome, une
grande photographie représentait Marc et Raymonde, les mains
enlacées; celle-ci, toute enfant, joufflue, potelée, avec un beau
sourire qui dessinait les fossettes des joues; celui-là, plus sérieux
dans son premier costume de garçon, avec sa figure menue
d'enfant trop réfléchi et ses jambes grêles. Placée ainsi sur la
table où il travaillait pour eux, cette double image lui repré-
sentait son bien le plus précieux, la part durable de son être.
En la regardant, il s'attendrissait à sa manière, songeait à la
destinée plus brillante que ses efforts préparaient aux deux
petits, en rêvait parfois les péripéties : Marc serait magistrat,
procureur général, premier président de la Cour ; Raymonde
épouserait un homme riche, de famille notable, titré peut-être.
Il jouissait de ces espérances, — les plus hautes qu'il pût conce-
l' [INUTILE EFFORT. 337
voir, — et son cœur se gonllaii d'orgueil. Mais voici qu'une énorme
vague du passé revenait sur lui, Féclaboussait de sang et de
honte, et qu'il se trouvait tout à coup, comme un naufragé,
tremblant et seul dans l'orage.
Au premier moment, ce ne fut qu'une révolte furieuse contre
la certitude du fait, un vouloir fou d'en secouer à tout prix l'ob
session, la sensation d'une force obscure qui 1 "écrasait, des
efforts désespérés pour s'en délivrer, comme dans une lutte où
le plus faible se débat. 11 se dégagea, comme d'un mouvement
brusque, par surprise : « Cette affaire ne me regarde pas : je
n'y suis pour rien ! » Mais aussitôt il comprit l'inutilité de ce
mensonge de pilote qui nie la tempête au moment où le vent
casse son timon. Et il revint à des habitudes plus retorses, il
voulut plaider. Son aventure avec Françoise? Celle de tant de
jeunes hommes, après tout ! Combien n ont-ils pas rencontré la
femme libre, chercheuse aussi d'amour, qui se donne sans rien
demander, qu'on prend sans rien promettre? On ne réfléchit pas,
on écoute la nature, on s'abandonne, jusqu'au jour où le lien se
dénoue comme il s'est formé. Cependant voici qu'un enfant sur-
vient... Ici, ses argumen s fléchirent, ses idées se brouillèrent; il
essaya de continuer comme dans un discours où l'on a perdu le
fil. Ceux qui le peuvent... oui, sans doute, ceux qui le peuvent,
font leur devoir, et ils ont raison... Lui, dépendait d'un père in-
transigeant, qui n'aurait rien écouté; il n'aurait pas pu... D'ail-
leurs, Françoise ne réclamait rien. Ah ! si elle eût pleuré ou me-
nacé, comme eussent fait tant d'autres, — qui sait? peut-être
aurait-il eu plus de courage... Mais tout s'était passé si facile-
ment! Vaillante et orgueilleuse — trop orgueilleuse! — Fran-
çoise acceptait seule tout le fardeau de la commune faute, et
disparaissait après des adieux très simples, sans récrimination,
ni violence... Le nœud léger se rompait sans effort, si bien qu'il
s'en apercevait à peine, et quil oubliait... Combien en l'ont au-
tant!... D'ordinaire, la vie passe son éponge complaisante sur
ces choses-là!...
... Mon Dieu, oui ! il oubliait!
Il traversait alors la période importante où la carrière se des-
sine, où l'homme établit la base de ses édifices futurs. Il travail-
lait énormément, il allait passer ses derniers examens ; vraiment,
sa petite amie disparut sans presque qu'il s'en aperçût. Sans les
propos de Raymond, il se serait seulement félicité de rompre à
TOME XIII. — 1903. '22,
338
REVUE DES DEUX MONDES.
si bon compte. Puis, peu de temps après, vint la rencontre de
Lucienne, l'établissement sérieux ; à ce moment-là, il brûla une
boucle de clieveux, un portrait, quelques lettres, — tout ce qui
lui restait de Françoise; et jamais plus, dès lors, sauf à peine en
de très courts instans de langueur et de rêverie, son souvenir ne
s'égara sur sa compagne de six mois. L'oubli fut si complet, qu'à
cette heure, il retrouvait difficilement dans l'amas d'ombre du
passé les traits incertains de la jeune femme, — sa jolie figure
fraîche dans le cadre de ses cheveux blonds, son corps frêle, si
fin, si blanc, sa grâce amoureuse dont aucun effort de mémoire
ne pouvait lui rendre limpression. Qu'était-elle devenue pondant
toutes ces années? Il l'ignorait, comme le navire ignore où s'en
vont les vagues que sa proue a brisées.... Hélas! il ne savait
rien non plus de l'enfant, cette demi-sœur inconnue de Marc et
de Raymonde, dont la Tamise aA'ait emporté le corps submergé...
La vision indistincte de cette [tauvre petite, qui pouvait être
blonde comme Françoise ou brune comme lui-môme, arrêta sa
plaidoirie. Il s'aperçut qu'il dr-naturait les faits ou les arrangeait,
et que c'était bien inutile, puisqu'il était son propre juge. Et dans
le désespoir de ne pouvoir changer rien au passé, il se tordit
les mains. Et puis, revenant à sa première idée, il s'assit devant
sa table, frappa du poing sur un dossier ouvert, en s'écriant :
— Gomment m'arrive-t-il ce qui n'arrive à personne?...
Pourquoi un tel malheur sur moi... sur moi?...
C'était le cri suprême de son égoïsme aux abois, inutile aussi,
comme les cris des naufragés que la tempête disperse sur les
flots. Et pendant qu'il en suivait la vaine résonance, un mot de
son frère traversa son désarroi : « le miroir de la Vérité... » Nul
doute, le miroir passait devant lui; il y apercevait son image,
confuse encore, comme une épreuve imparfaite qu'un peu de
lumière ou quelques secondes d'attente suffiraient à préciser...
Il commençait à craindre... Il allait raidir ses forces pour
échapper au fantôme qui tendait la main vers lui... Oh ! fermer
les yeux pour ne pas voir ! . . .
... Dans sa bibliothèque, — une pièce où, dans l'ombre
laissée par la lampe, on ne distinguait que des livres et les
formes confuses de quelques moulages d'œuvres aimées, — Ray-
mond rassemblait ses souvenirs, réfléchissait, cherchait un plan
d'action. Tandis que son frère pensait aux siens, à sa carrière.
[v liMITlLE RFFORT.
339
à soi-même, il ne pensait, lui, qu'à Françoise. Cette abnégation
simplitiait le problème ou, du moins, facilitait Télaboration des
plans romanesques. Du reste, sa me'moire était mieux armée que
celle de Léonard, et il pouvait l'éclairer, puisque pendant une
longue période le nom de la jeune femme avait rempli ses car-
nets. Il les feuilleta. Il cueillit le triste bouquet de ses impres-
sions d'autrefois, fixées là comme des fleurs séchées entre les
pages d'un herbier. Il relut:
<( Quel doux être charmant que Petite-Angèle ! Elle est bien
la grâce et l'amour. Elle est blonde comme il faut l'être à vingt
ans, avec des yeux couleur de tendresse, un petit nez au vent qui
tlaire les bonnes choses de la vie, une petite bouche qui sourit
comme si le sourire était le rouge de ses lèvres, avec une petite
àme gentille, insouciante et gaie, faite pour voleter sur les fleurs
comme un papillon. Tout la réjouit, elle ne craint rien, elle a
l'ignorance divine et la confiance sereine, qui sont des vertus
célestes. J'entends les matrones lui reprocher de mal faire ! Mais
le mal est dans la science qu'on en a, et Petite- Ange h' ne soup-
çonne pas qu'il existe. Elle aime et se donne comme la Heur
s'ouvre et répand son parfum, parce qu'ainsi le veut l'harmonie
mystérieuse qui a fait d'(^lle un petit insecte d'amour. En la
regardant courir par les prés épanouis, on voyait bien que la
terre est son jardin. Les inconnus qui la rencontraient en avaient
l'âme réjouie. Et moi je pensais : « Si Petite-Angèle aimait
Dorcis, Dorcis n'aurait d'autre désir que de faire sourire la petite
bouche, que de s'absorber dans la petite âme comme une goutte
de rosée dans la corolle des primevères. Mais Dorcis est un
pauvre être qu'elle ne regarde pas. Elle aime Théodore, parce
qu'il est grand, fort et brillant, et qu'on ne peut le voir sans
l'aimer. Hélas ! et Théodore, qui veut conquérir le monde, tuera
peut-être un jour le sourire sur ses lèvres, la confiance dans son
cœur ! . . . »
Cette page datait d'un déjeuner printanier dans les bois de
Meudon où le couple avait emmené « le petit frère, » — sans
songer que le spectacle de l'amour n'est point une aumône pru-
dente à jeter aux disgraciés. — D'autres notes suivaient, prises
au jour le jour ; leur ton voilé trahissait pourtant un sentiment
discret qui ne s'exprimait pas : chansons nostalgiques de désirs
et de renoncement qu'accompagnait en sourdine le regret d'une
jeunesse sans joie, tendresse profonde et pure, vouée en silence
niO PEVUE DES DEUX MONDES.
à kl petite amie légère, bienveillante et douce, qui plus d'une fois
tendit charitablement sa joue au compagnon mélancolique, sans
soupçonner qu'il en restait bouleversé. Le parfum de ces bai-
sers, les seuls que Raymond eût jamais goûtés, sortit un instant
des feuilles jaunies pour se dissoudre dans Tair où ne passaient
plus que des souffles de tragédie...
Cependant l'idylle s'achevait — comme tant d'autres ! — sans
éclat violent, entre les derniers sourires des derniers rendez-
vous et les premières larmes des premières heures d'abandon,
Raymond s'attarda sur la courte page où, renonçant à ses dé-
guisemens de bergeries, il avait exprimé l'amertume indignée
que lui laissait ce dénouement :
« Etrange chose que le jeu des destinées! L , certes, est
un honnête homme; je le sais, j'en suis sûr, j'en ai eu mille
fois la preuve. Et pourtant, lui dont je connais la bonté, commet
une cruelle infamie : il abandonne sa maîtresse, qui va devenir
mère, — sans comprendre que cet acte coupable ouvre une série
de conséquences que nul n'oserait prévoir! C'est moi qui ai
honte pour lui, et je crois bien que c'est moi qui pleure pour
elle. Est-il possible qu'une telle chaîne se brise aussi facilement?
Ils sont aveuglés l'un et l'autre, lui par son ambition, elle par
son ignorance. Elle est vaillante avec la même inconscience
qu'il est égoïste. Il a pensé : « Je ne veux pas cet enfant, je
l'écarté ; » elle s'est dit : « L'enfant est mien : je le prends pour
moi seule ! » Il a pensé : « L'enfant gênerait ma carrière, il
n'aura pas de père; » elle a dit: « Une mère peut suffire : je
lui dévouerai ma vie. » Je sais bien qu'elle est une fée et que
son aiguille fera des miracles. Je sais aussi qu'il faut que L
brille parmi les hommes, puisqu'il aime l'éclat et possède les
dons nécessaires. Ah ! si j'avais ses désirs, comme ils s'évanoui-
raient à la seule pensée de l'enfant que j'aurais appelé à la vie!
Mais je ne le jugerai pas : j'enferme au] fond de mon cœur le
souvenir des heures où j'ai douté de lui. Je voudrais croire en
Dieu pour le prier de ne jamais punir l'ambitieux qui s'est sous-
trait au devoir, et de protéger la mère qui a trop compté sur
ses forces et que je ne reverrai plus! »
En écrivant ces lignes, Raymond croyait que « Petite-
Angèle » allait disparaître à jamais de son horizon. Mais les évé-
nemens démentent souvent les probabilités. Au moment de
partir pour Londres, où l'appelaient les (avantageuses proposi-
t/im'tilf. kffort. 'UI
lions dune maison de RegenI Street, Françoise tomba gravement
malade. Ayant refusé la « compensation » offerte par Léonard,
elle se trouvait à peu près sans ressources. Ce fut Raymond qui
lui vint en aide : d'où une affection reconnaissante et, plus tard,
quand elle put après son rétablissement reprendre ses projets,
une correspondance assez active. Ses lettres étaient là, dans le
môme tiroir que les cahiers intimes où revenait si souvent le
nom de Petite- Angèle. Dans le silence de la nuit qui passait
lentement, Raymond les relut toutes : toujours confiantes, tou-
jours courageuses, muettes sur les difficultés des premiers temps,
puis joyeuses avec le succès, elles abondaient en détails charmans
sur l'enfant, en confidences amicales, en petits croquis londo-
niens enlevés avec la prestesse et la grâce qui paraient si joli-
ment les chapeaux des belles dames du West-End. Pas une qui
ne révélât im sentiment maternel dont la simple et calme ex-
pression repoussait l'accusation terrible :
« Ne vous figurez pas que je m'ennuie, ou que je sois triste :
ma petite Aurélie remplit ma vie. Je pense à elle quand je ne
la vois pas; et dès que je la vois, je suis si parfaitement heureuse
que je ne changerais pas mon sort contre celui de la Queen en
personne. »
Une autre fois :
« ... Il me semble, mon cher Raymond, que j'ai ignoré la
joie quand je croyais la posséder et vivais dans l'insouciance :
je ne la connais que depuis que j'appartiens à ce petit être, qui
pourtant me cause aussi de terribles tourmens. Peut-être qu'on
n'a pas l'une sans avoir les autres. Aurélie vient d'avoir le faux
croup. Quelle frayeur! quelle épouvantable angoisse! Mais quel
bonheur aussi, quand le médecin m'a dit que ce n'était rien!
Seulement, l'alerte m'a laissée toute nerveuse. Je n'avais jamais
eu l'idée que je pouvais perdre ma fille. Maintenant, cette idée
me traverse quelquefois. Et c'est horrible! Mais je la soignerai
si bien, qu'aucune maladie n'osera l'atteindre. Oh! pour elle,
je me battrais avec la Mort!... »
Ailleurs, — et dans la même enveloppe il y avait une carte
de Noël, un cottage dans la neige au clair de lune :
(( Je glisse à travers le fog sans le voir, aussi contente que
si le plus beau soleil du Midi brillait sur cette ville sombre :
c'est que je rentre dans mon lodging^ où ma petite Aurélie
m'attend sous la garde de Mrs Duke. Oh! si vous connaissiez
342 revup: des dkux mondes.
Mrs Duke, la grande Mrs Duke, la majestueuse Mrs Duke,
femme solennelle d'un grave marchand de pipes, qui m'a loué
son rez-de-chaussée et me tient mon ménage ! Si vous voyiez sa
robe de chambre bleu turquoise, très convenablement semée de
taches de graisse, — d'une vraie constellation de taches, rondes,
ovales, carrées, de toutes les formes, de toutes les dimensions !
Si vous voyiez les mèches de ses cheveux respectables, qui pen-
dent le long de ses joues comme des ficelles enduites de pom-
made ! Si vous entendiez son français, le français qu'elle exerce
avec moi (qui exerce ma patience), en me tenant des propos
méthodistes ! Car elle est d'une secte qui sera seule sauvée, dans
l'autre monde, et veut absolument me convertir. Avec ces petits
travers, Mrs Duke est une excellente personne ; et puis elle a
un faible pour Aurélie, qu'elle trouve belle comme un ange, très
avancée pour son âge, beaucoup plus avancée que les petites
filles anglaises. Moi, vous comprenez, je n'en demande pas
davantage, parce qu'Aurélie, c'est tout... »
Ailleurs encore :
(( Aujourd'hui, une cliente importante a fait l'éloge d'un de
mes chapeaux. Cela m'a remplie de joie. J'en ai conclu que je
ne baissais pas, qu'on n'allait pas me renvoyer à Paris pour me
remettre au courant, comiu<' on fait souvent : ce qui représente
une forte dépense. Sans doute, j'ai quelquefois le mal du pays,
et je m'attendris en songeant aux bords de la Seine. Mais quand
ces idées-là me prennent, je me dépêche de penser : « Non,
non, je suis ici pour Aurélie, c'est pour elle que j'avale le
brouillard et la fumée et que je suis devenue très économe.
Mon Dieu, que c'est bon, la fumée, le brouillard et l'économie! »
Alors, je me mets à embrasser la petite coquine, qui m'embrasse
aussi, et je sens bien qu'il n'y a pas d'autre bonheur, et qu'avec
elle je suis bien partout! »
... Quels juges, en lisant ces lettres, les croiraient d'une cri-
minelle?...
Peu à peu, cependant, le temps faisant son œuvre, les lettres
devinrent plus courtes, moins fréquentes. Mais Raymond dut
passer quelques jours à Londres, pour des recherches de biblio-
thèque. Il revit Françoise — avec une émotion que son visage
ne trahit pas, — dans le lodging de Ghelsea, où il fît la con-
naissanci' d'Aurélie et de Mrs Duke. Le lodging était le lodging
classique, impersonnel et confortable, avec son botr-windoio
l'inutile effort. 343
garni de fusains, sa bonne cheminée noire, son vaste fauteuil
de cuir brun, sa table massive, son solide dressoir d'acajou; la
fenêtre ouvrait sur une petite rue, et les deux lignées de maisons
toutes pareilles, poudrées du haut en bas de noir de fumée,
fuyaient bien droit jusqu'à une vieille chapelle en pierres de
taille, qu'entourait un gazon : l'appartement et la rue déga-
geaient cette impression de monotonie qui étonne l'étranger,
mais dont s'imprègnent les habitans dans la douceur de laccou-
tumance. Quant à Mrs Duke, avec sa robe de chambre bleue où
chaque année ajoutait des taches nouvelles, ses cheveux enduits
(le pommade, la solennité de ses moindres gestes, elle semblait
échappée toute vive d'un roman de Dickens. Et Aurélie, grasse,
blonde, rose, pomponnée comme un bébé de conte de fées, confon-
dait le français et l'anglais dans un gazouillis de petite perruche
pas très bien élevée. Françoise s'épanouissait en la regardant,
aussi jolie qu'autrefois, presque aussi fraîche encore, mais avec
un air plus sérieux, des lèvres moins promptes au sourire, une
lueur pensive au fond des yeux. Elle semblait d'ailleurs heu-
reuse, n'eut pas un mot d'amertume pour Léonard, s'informa de
lui sans affectation, apprit avec indifférence qu il était marié :
le petit être d'amour des folles années était bien mort ; Raymond
ne voyait plus devant lui qu'une mère, éperdument mère. Il
l'admira, — non sans regretter un peu Petite- Angèle, dont il
n'existait plus dans ses carnets et dans sa mémoire qu'une image
vacillante, qui s'effacerait bientôt. « Tous changent, se dit-il en
pensant aussi à son frère; moi seul, je garde les mêmes désirs,
parce que je sais qu'ils ne seront jamais atteints... »
Ils dînèrent ensemble, un soir, dans un restaurant du Strand,
avec Mrs Duke pour chaperon. Ils se quittèrent en se promettant
de recommencer à s'écrire avec plus de régularité ; et en effet,
Raymond reçut encore de bonnes lettres, affectueuses, confiantes,
dont Aurélie fournissait la matière. C'était toujours la même
ferveur exclusive, presque dévote, la même maternité pas-
sionnée, les mêmes extases, le même esprit enjoué et tendre.
Puis, de nouveau, les lettres s'espacèrent; puis elles cessèrent.
Pourquoi?...
La dernière remontait à deux ans : pourquoi, dès lors, cet
oubli succédant aux expansions amicales, presque fraternelles?
Que cachait ce silence, que dix lignes dans un journal ve-
naient de rompre si tragiquement? Voilà ce que Raymond igno-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
rait, — ce qu'il ne saurait pas expliquer aux juges, ce qui ouvrait
devant lui le champ infini des hypothèses. Il y a tant de choses
imprévues qui peuvent bouleverser une âme jusqu'en ses pro-
fondeurs, tant de raisons mystérieuses qui tirent une existence
hors de sa voie paisible ! Si Françoise s'était lassée de Chelsea,
du lodging, de Mrs Duke? Si la femme d'amour s'était réveillée
un matin, éprise et inconsciente comme au temps de Léonard?
Si la petite Aurélie avait reculé dans son cœur à la seconde
place, — puis davantage, — jusqu'à n'être plus qu'une gêne ou
qu'un poids mort, — jusqu'à susciter au fond d'elle un regret
déjà coupable, le vœu rétrospectivement criminel : « Si cette
enfant n'était jamais née?... » Battu par ces pensées, Raymond
se prit à douter. Les soupçons, repoussés d'abord, s'avancèrent
pour une nouvelle attaque. Il se raidit pour les repousser encore :
— Non, non, c'est impossible, cela ne peut pas être, cela
serait trop monstrueux !
Mais un doute empoisonnait sa douleur :
— Ah! mon Dieu! savoir, comment savoir?
... Des souvenirs correspondans , des doutes pareils labou-
raient l'âme de Léonard.
Il croyait son aventure avec Françoise si bien enterrée dans
l'oubli ! Jamais il ne la tirait de la chambre éloignée de sa mé-
moire où il l'avait reléguée comme un papier qu'on juge sans
importance et qu'on jette au fond d'un tiroir. Et voici quelle
revenait, non pas telle que tout à l'heure, lorsqu'il l'arrangeait
comme un témoignage pour les besoins de sa défense, mais dans
toute sa vérité accusatrice, et d'une minute à l'autre plus com-
plète, plus claire. Des mots qu'il avait prononcés, des calculs
qu'il avait échafaudés sans se les avouer, des senti mens si
secrets qu'il les avait cru cachés à soi-même, remontaient peu à
peu du passé : et maintenant qu'aucun regret, qu'aucun effort
ne pouvaient plus les anéantir ni rien changer à leurs consé-
quences éloignées, ils prenaient tout à coup leur sens vrai, mé-
connu si longtemps, qui l'aveuglait! Une force intime le rame-
nait aux incidens de la rupture, — à ces heures dont le vol
léger avait fixé sa destinée et celle de Françoise. Comme Ray-
mond, il entendit des voix, — les mêmes, mais qui lui rap-
portaient des échos différens. Ce fut d'abord un cri, — le cri
vulgaire qui lui échappa quand il apprit l'état de sa maîtresse :
r/lN'UTir.E EFFORT. 34?)
— Ah! sapristi, quelle tuile!
Et la réplique de Françoise, d'une si sereine insouciance :
— Mais non. Je serai très contente d'avoir un bébé, moi!
Par delà les paroles qui résonnaient dans le lointain des
années, il entendit d'autres voix encore, que lui seul connaissait,
car elles n'avaient parlé qu'en son cœur : elles n'exprimaient
que des craintes viles, des soucis bas, des souhaits meurtriers,
jusqu'à ce qu'elles s'accordassent à lui suggérer cette résolution
« d'en finir, » qui fut prise froidement et prudemment, dans la
certitude qu'il n'y aurait au bout ni revolver ni vitriol.
Ensuite, ce fut la voix de Raymond, ignorant de la vie, mais
instruit par une intuition si profonde de ce qui est humain et
juste : elle parla longtemps, refusant de s'avouer vaincue, mê-
lant les bons argumens aux prières , concluant toujours :
— Tu n'as rien à lui reprocher. Elle va être mère. Épouse-la!
A présent il lécoutait jusqu'au bout, cette voix qui tremblait
d'émotion, sans éprouver la moindre envie de la railler, tandis
qu'alors... Et il entendit — horreur! — le rire, oui, un rire
sonore et clair de bon vivant, le rire dédaigneux dont il accueillit
cette <( énormité, » suivi d'une réponse nette et brutale, qui
tranchait la question :
— Mon cher, un homme fort n'embarrasse pas sa vie au
début!
Il vit les grands yeux tristes, pleins de reproches, de son
frère, qui ne dit plus rien, et il se souvint encore des paroles
exactes par lesquelles il avait taché de le réconforter, en lui
frappant sur l'épaule :
— Allons! allons! ne prends pas la chose plus au tragique
qu'elle-même, que diable! Quand tu connaîtras la vie, mon petit,
tu t'apercevras qu'on en voit bien d'autres!
Raymond avait repris, avec une timide insistance :
— Au moins, tu reconnaîtras l'enfant? Tu viendras en aide
à la mère?...
— Sans doute, je me conduirai en galant homme, je ferai de
mon mieux.
Là-dessus, il revit son geste, — le geste d'un homme un
peu vexé, mais résolu à Tindifférence, — quand un facteur lui
rapporta la lettre chargée (valeur deux mille francs, cinq cachets
rouges) que Françoise lui retournait. Son frère étant là, par
malechance, il avait dissimulé son dépit, et fourré la lettre
346 REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa poche, en sécriant, — et il entendit le son de sa voix :
— Oh ! oh ! elle fait la fière et la délicate !
— Non, Léonard, elle lest!
— En tout cas, c'est autant de gagné...
Fut-ce l'humiliation de ce refus qui rempêcha de songer à
l'autre partie, si juste, de sa demi-promesse : reconnaître l'en-
fant? Personne ne lui en parla plus; et il se tint quitte. De temps
en temps, la pensée importune de ce petit être traversa son
esprit : il ne l'arrêtait pas, elle s'envolait, elle finit par dispa-
raître : quoi qu'il fût arrivé, l'on n avait sûrement nul besoin de
lui, puisqu'on ne lui demandait rien. Et maintenant!...
Vers onze heures, Lucienne apparut sur le seuil. Son mari,
affalé sur la table de travail, la tête dans les mains, ne l'entendit
pas entrer. Elle eut peur :
— Qu'as-tu? s'écria-t-elle, qu'as-tu donc?
Léonard tressaillit, tâcha de détendre ses Iraits presque
crispés, essaya de sourire :
— Ce que j'ai?... La fatigue, naturellement... Je m'endormais
sur ce dossier.
On lit bien peu de chose sur les visages les mieux connus,
quand ils veulent rester fermés. Lucienne ne put qu'accepter
l'explication. Elle s'approcha de la table, remit en place quel-
ques objets, en bonne ménagère qui pense à l'ordre, s'assit sur
la chaise des cliens. Et elle se mit à causer des petites affaires
qui la préoccupaient. Décidément, le tapissier n'avait pas placé
les rideaux selon les instructions reçues :
— On n'obtient jamais ce qu'on veut de ces maîtres d'état.
Quoi qu'on leur dise, ils n'en font qu'à leur tête. Aussi, il s'agira
d'examiner le mémoire !
Léonard acquiesça :
— Sans doute.
Autre chose : M""" Le terrier, la femme du conseiller à la
cour d'appel, ne rendait pas une visite qu'elle devait pourtant
depuis plus de quatre semaines.
— Qu'est-ce que cela peut signifier? Comprends-tu?
— Je crois qu'elle a la grippe, dit Léonard.
— La grippe? Elle la bien souvent!... Enfin!
Après un silence, Lucienne aborda un sujet plus important,
qui lui tenait au cœur : la croix que des amis influens avaient
l'inutile effort. 347
failli obtenir pour (nistellicr au nouvel an, et que dos intrigues
firent ajourner :
— Ce sera certainement pour le 14 juillet : Nagel, que j'ai
rencontré cet après-midi, ma dit que nous y pouvions compter.
— Gastellier l'a bien méritée! murmura Léonard sans écou-
ter ses propres paroles.
— A coup sûr, et personne ne dira le contraire... Il l'ait de
très belles choses, depuis quelque temps... Mais toi aussi, mon
cher, tu la mériterais. Et ce serait le moment de s'en occuper.
Il importe que chaque clu>se arrive à son heure, cest-à-dire le
plus tôt possible. Si Ton te décore à quarante-cinq ans, à quoi
cela te servira-t-il? Tandis qu'à ton âge, c'est un bon atout pour
ta carrière!... Quand tu auras la croix...
Elle poursuivit, dévidant l'éclieveau de ses ambitions conju-
gales. Par momens, sa voix devenait agressive : elle attaquait
des adversaires ou perçait à jour les machinations des envieux.
Mais elle s'aperçut que Léonard ne l'écoutait pas :
— Ah! s'écria-t-elle, pourquoi donc es-tu si indifférent aux
résultats, toi qui travailles tant? Dès qu'on te parle de choses
pratiques, tu n'écoutes plus. Bonsoir!
... Coupable ou non? Comment savoir?... Tout est possible,
dans ces vies de pauvres femmes délaissées, que mille dangers
entourent, qui vacillent parmi la défiance universelle. Comme
aussi, le soupçon les guette, la main de la Justice s'abat sur elles
au moindre indice, elles sont la matière propice aux plus tra-
giques erreurs, — à celles qu'on ne répare jamais et qui demeu-
rent ensevelies dans la fosse commune des iniquités sans éclat...
Mais pourquoi prévoir d'aussi lugubres péripéties? Même dans
ces affaires enveloppées de tant de mystère, la Vérité, le plus
souvent, se manifeste, soit en cours d'instruction, soit au grand
jour de l'audience. Peut-être en serait-il ainsi pour Françoise...
Et cette espérance fut l'épave qui vient aider le naufragé : de
même que tout à l'heure il se débattait pour se tromper à ses
propres mensonges. M*" Perreuse saisit ce lambeau flottant d'es-
pérance, et parvint à s y cramponner un moment. Oui, oui, cela
se passerait ainsi : Françoise sortirait d'Old Bailey les mains
libres, blanchie aux yeux de tous, mais sans ressources, malade
peut-être. Alors il accourrait à son aide. Elle lui dirait : « Je ne
vous en veux pas : il n'y a eu là qu'un affreux accident, dont ni
348 REVUE DES DEUX MOINDHS.
VOUS ni moi ne sommes responsables. » Rien ne ^subsisterait du
©auchemar, il l'oublierait, et, ses anciens torts réparés par un acte
généreux, les choses reprendraient leiu' cours paisible, comme
la mer reprend son calme quand l'orage a passé... Mais tandis
qu'il s'abandonnait à cet optimisme si conforme à son caractère,
un frisson le secoua : il se trompait encore, il se berçait de
vaines paroles : jamais plus sa vie ne pourrait être ce qu'elle
était deux heures auparavant, jamais plus il ne pourrait répondre
insoucieux aux caresses de ses enfans, jamais plus s'égayer aux
promesses de leur avenir : entre eux et lui, entre lui et le
monde entier, il y avait ce petit cadavre gonflé par l'eau de la
Tamise, et cet effroyable mystère dont le dénouement, peut-
être... Ses yeux se dilatèrent d'effroi : il n'y avait point d'er-
reur, Françoise était coupable, on la condamnait, le drapeau
noir flottait sur la prison de New-Gate...
Il réprima un cri d'épouvante, et murmura, la main sur ses
yeux :
— Mon Dieu! mon Dieu! ce que j'ai cru voir...
Edouard Rod.
[La seconde partie au prochain numéro.)
LA
SECONDE ABDICATION
II')
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE. — NAPOLEON II.
LE DÉPART DE L'EMPEREUR POUR LA MALMAISON
I
Dans la nuit, l'Empereur avait encore longuement réfléchi.
Se résoudrait-il à abdiquer, ou, fort de ses droits constitutionnels,
dompterait-il le parlement? Un instant, il arrêta dans sa pensée
les mesures pour la prorogation delà Chambre. De bon matin, il
irait avec ses ministres au Palais des Tuileries où serait con-
voqué le Conseil d'Etat et dont toutes les troupes de la Garde
et de la ligne présentes à Paris, les tirailleurs fédérés et quelques
bataillons de garde nationale occuperaient les abords. C'est aux
Tuileries que serait rendu le décret de prorogation, qui serait
aussitôt communiqué aux Chambres par les ministres d'Etat. En
cas de résistance, on emploierait la force. Mais c'était moins une
résolution ferme qu'un vague projet, moins un projet qu'un
rêve. Pour ce coup d'Etat légal, bien du temps avait été perdu.
Tout simple à faire dans la matinée de la veille, encore exécu-
table dans l'après-midi et surtout dans la nuit, où Ton aurait pu
(Il Voyez la Revue du 1" janvier.
350
REVUE DES DEUX MONDES.
arrêter chez eux les principaux meneurs, Fouché, La Fayette,
Lanjuinais, Manuel, Jay, Lacoste (1), il devenait plus hasardeux
le 22 juin. Cependant, si l'Empereur avait trop tardé d'agir, les
moyens d'action ne lui manquaient pas encore. Il y avait à
Paris 4300 hommes des dépôts de la garde, 0000 hommes de
la ligne, huit compagnies de fusiliers vétérans, 700 gendarmes,
deux bataillons de militaires retraités (2), enfin, les tirailleurs fé-
dérés qu'aurait soutenus tout le peuple des faubourgs. C'était
suffisant pour imposer à la garde nationale censitaire (3), en ma-
jorité hostile ù l'Empereur, mais peu combative de sa nature.
Des ministres de l'Intérieur, de la Guerre et de la Police, les
seuls qui eussent à intervenir ce jour-là, Napoléon aurait entraîné
aisément le premier et ramené, non sans quelque peine peut-être,
le second à l'obéissance passive. Quant au troisième, il y avait,
pour le remplacer sur Theure, Rovigo ou Real. Napoléon com-
prenait tout cela. S'il hésitait, s'il reculait même devant l'entre-
prise, ce n'est pas qu'il doutât du succès immédiat, c'est qu'il
envisageait avec inquiétude les conséquences de ce succès.
En ajournant le parlement, il supprimerait un obstacle capital,
mais en même temps il détruirait le point d'appui qu'il jugeait
indispensable pour soulever tout le pays. <( Je pourrai tout avec
les Chambres, avait-il dit à Lucien ; sans elles, je ne pourrai
sauver la patrie. » Et il continuait de penser qu'une mesure
violente contre les Chambres, accréditant l'opinion que les
puissances s'étaient armées contre lui seul, désintéresserait de la
défense nationale, provoquerait la désunion jusque parmi les
chefs de l'armée et paralyserait tous ses efforts. En cette journée .
et cette nuit douloureuses, l'Empereur eut des révoltes d'orgueil
froissé et d'espérance déçue, des paroles de menace, des vel-
(1) « Pendant la nuit, a écrit La Fayette lui-même, Bonti parte pouvait faire ar-
rêter les membres influens de la Chambre, la dissoudre et prendre la dictature. 11
manqua de résolution. »
(2) Dépôts de la vieille garde, grenadiers, chasseurs et troupes à cheval :
2638 hommes. Jeune garde, 4», 5^ et 7" tirailleurs, 4" et 5'= voltigeurs : 1048 hommes.
— 4°' bataillons des 11% 23° et oV de ligne; dépôts des 1", 2», 69^ et 76" de ligne,
et des 1", 2" et 4' légers ; 8 compagnies des 2" et 4* d'artillerie, 12 compagnies
d'artillerie de la marine. Retraités de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne.
(3) II y avait 36 000 gardes nationaux inscrits sur les contrôles, mais seuls les
grenadiers et chasseurs, ensemble 20245 hommes, étaient habillés et armés. (Situa-
tion de la garde nationale de Paris au 1" juin. Arch. Nat., F. 9, 760). C'était tout
de même une force importante. Mais il ne semble pas probable que la garde na-
tionale eût résisté à la troupejf appuyée par les Fédérés et la population ou-
vrière.
LA SECONDE ABDICATION. 351
léités do résistance; mais pas un instant, malgré les premiers
conseils de Davout et les exhortations constantes de Lucien, il
ne pensa sérieusement à dissoudre les Chambres. Et c'est pré-
cisément l'infamie de Fouclié de lui en avoir attribué le des-
sein, et la mauvaise action de La Fayette d'avoir donné à cette
imposture l'autorité de sa parole,
Caulaincourt, Regnaud, Rovigo, Lavalette vinrent au lever
de l'Empereur. Tous lui représentèrent la nécessité d'abdiquer.
Il y était déjà résigné. Avec une profonde tristesse, il répéta ses
paroles de la veille : « Je ne puis rien seul. On croit se sauver
en me perdant, mais on verra combien on s'abuse. » Il inter-
rompit Lavalette qui s'étendait sur les périls d'un nouveau
18 Brumaire : « Cette pensée, dit-il doucement, est bien loin de
moi. » Mais, comme il y a les révoltes de la chair devant la
souffrance physique, il y a les révoltes de l'âme devant le sacri-
fice définitif, le renoncement à toute espérance, la tombe anti-
cipée. De là, les dernières hésitations de l'Empereur, à mieux
dire ses temporisations. Il avait pris son parti, mais il différait, il
attendait. Dans l'illusion persistante d'un retour d'opinion à la
Chambre, il craignait d'accomplir trop tôt l'acte irrémédiable.
Les ministres ayant rendu compte de la séance de nuit aux
Tuileries, l'Empereur déclara consentir à la nomination par la
Chambre d'une commission chargée de traiter directement avec
les puissances coalisées. Il ajouta que, s'il était reconnu que sa
présence sur le trône empêchât l'ouverture de toute négociation,
il serait prêt à se sacrifier. En attendant que cette déclaration
fût communiquée officiellement aux Chambres sous forme de
message, il autorisa Regnaud à la transmettre officieusement à
ceux des députés qui avaient été adjoints au Conseil des minis-
tres. Comme Regnaud allait quitter l'Elysée, l'Empereur reçut
des nouvelles de l'armée. Un officier du prince Jérôme, le capi-
taine de Vatry, venu à franc étrier, rapporta qu'il avait vu plus
de 20000 hommes sur la route d'Avesnes. De son côté, Soult
mandait qu'il avait rallié 2000 soldats de la vieille Garde et
de nombreux détachemens de la ligne. Dejean avait rassemblé
à Guise 1 700 cavaliers des divisions Roussel, Jacquinot et Pire.
Grouchy, enfin, écrivait de Givet qu'il ramenait ses deux corps
d'armée, et que ses communications avec le maréchal Soult
étaient libres. L'Empereur pressa Davout de courir à la Chambre
a(in de ranimer par ces réconfortantes nouvelles le courage des
352 REVUE DES DEUX MONDES.
représentans. Il y avait encore vers la IVontière du Nord une
armée de 60000 hommes.
II
Dès neuf heures et demie, la Chambre s "était réunie ; on
était impatient de connaître les résolutions prises dans la séance
de nuit aux Tuileries. Le rapporteur, le général Grenier, résuma
très sommairement cette longue délibération. Il dit que les mi-
nistres s'étaient engagés à proposer au parlement des mesures
de salut public, et que l'on avait voté la nomination, par les
Chambres, dune ambassade chargée de négocier directement
avec les puissances alliées. Il ajouta que l'Empereur allait donner
par un message son assentiment à cette décision cl déclarer en
même temps qu'il était prêt à tous les sacrifices, s'il devenait un
invincible obstacle à la paix.
La lecture de ce rapport fut écoutée avec un mécontentement
non dissimulé. Ce n'était pas ce que la Chambre attendait. Elle
croyait que la conférence tenue dans la nuit devait avoir eu à
peu près pour unique objet la question de l'abdication, et ses
délégués venaient lui parler de vagues mesures de défense et de
police, et de l'assentiment promis par l'Empereur à un acte de la
représentation nationale. La Chambre avait-elle donc besoin du
consentement d'un souverain virtuellement déchu? Duchesne,
de l'Isère, prit la parole. Nommé par l'Empereur, au retour de
l'île d'Elbe, procureur général à Grenoble, et élu ensuite député
comme bonapartiste, ce Duchesne s'était signalé dès l'ouverture
de la session par son hostilité contre l'Empire. Il dit : « Je ne
pense pas que la Chambre puisse ofï'rir des négociations aux
puissances alliées, car elles ont déclaré qu'elles ne traiteraient
jamais tant que Napoléon régnerait. Il n'y a donc qu'un parti à
prendre, c'est d'engager l'Empereur à abdiquer. » Des applau-
dissemens, des murmures, des protestations, des cris : <( Appuyé !
aux voix! aux voix! » accueillirent cette motion. On prononça
même le mot déchéance : la déchéance était dans la pensée de
la grande majorité de la Chambre, mais ses chefs, inspirés par
le prudent Fouché, ne voulaient recourir à ce moyen extrême
qu'après avoir épuisé tous les autres. Ils redoutaient un coup de
violence de l'Empereur offensé, l'indignation du peuple de Paris,
les colères de l'armée. Pour que la révolution souhaitée s'ac-
LA SECONDE ABDICATIOX. ^tVA
complît sans risques, il fallait que Napoléon abdiquât « de son
propre mouvement. »
Le président Lanjuinais tenta de calmer l'Assemblée en lui
conseillant d'attendre le message de l'Empereur avant de prendre
aucune décision. Mais le général Solignac, qui avait coopéré aux
journées du 13 vendémiaire, du 18 fructidor et du 18 brumaire,
voulait aussi avoir un rôle ce jour-là. Reprenant, en la précisant,
la proposition de Duchesne, il demanda qu'une députation de
cinq membres, élue incontinent dans la Chambre, se rendit au-
près de lEmperoiir « pour lui exprimer l'urgence de sa dc'ci-
sion. »
Ah! qu'en termes galans ces choses-là sont mises!
Malgré quelques murmures, la proposition allait être votée
à la chaude, lorsque Solignac, écoutant les raisons de plusieurs
de ses collègues, en demanda lui-même rajournement. « Je
viens, dit-il, proposer un amendement. Plusieurs de nos hono-
rables collègues m'ont fait observer qu'il est hors de doute que
la Chambre ne soit bientôt informée de la détermination prise
par Sa Majesté. Je pense donc qu'il est convenable que nous
attendions une heure le message de l'Empereur. >^ Les avis sem-
blaient très partagés. On criait : oui! à droite, et non! à
gauche. Solignac reprit : « Nous voulons tous sauver la patrie,
mais ne pouvons-nous pas concilier ce sentiment unanime avec
le désir de conserver l'honneur du chef de l'Etat?... Si je deman-
dais d'attendre à ce soir ou à demain, on pourrait m'opposer
quelques considérations, mais une heure,... une heure seule-
ment ! » La proposition fut votée. La Chambre daignait accorder
une heure à Napoléon pour se décider entre labdication et la
déchéance.
Il était environ midi, la séance fut suspendue. Dans un groupe,
La Fayette, très animé, dit brutalement à Lucien, qui se trouvait
à la Chambre comme commissaire de l'Empereur : « — Dites à
votre frère de nous envoyer son abdication; sinon, nous lui
enverrons sa déchéance. » — « Et moi, riposta Lucien, je vous
enverrai Labédoyère avec un bataillon de la Garde! » Vaines
menaces qui ne pouvaient plus intimider La Fayette et aux-
quelles moins encore croyait Lucien.
Les députés rentrèrent bientôt en séance pour entendre
Davout. Il était chargé par l'Empereur de leur communiquer les
TOME xiii. — 1903, 23
3o4 REVUE DES DEUX MONDES.
jiouvelles qui venaient darriver de l'armée. Son rapport, pour-
tant assez encourageant, ne produisit pas l'effet espéré. On sus-
pecta Davout de donner des renseignemens faux. Un représentant
lui demanda effrontément s'il n'était pas vrai que l'ennemi eût
déjà des troupes légères aux environs de Laon ? Tour à tour, la
censure fut proposée contre le ministre et contre son inter-
rupteur. On suspendit la séance au milieu du tumulte.
Le général Solignac était à l'Elysée. Il avait sans peine con-
senti à demander que l'on ajournât l'envoi, proposé par lui,
d'une députation à l'Empereur pour le sommer officiellement
d'abdiquer; mais il avait pensé au même moment à une dé-
marche officieuse immédiate. Il s'en chargea lui-même avec deux
autres membres de la Chambre. (Il fallait vraiment être enragé
pour prendre la tâche d'une pareille mission sans y être con-
traint !) Admis en présence de l'Empereur, Solignac et ses col-
lègues lui exposèrent les prétendues raisons d'intérêt national
qui devaient l'engager à se sacrifier à la France. Il est présumable
qu'ils parlèrent avec respect, et qu'ils s'abstinrent de dire à
l'Empereur, qui l'avait déjà appris de Lucien, que les représen-
tans lui accordaient une heure pour se déterminer. Après les
avoir écoutés avec calme, Napoléon les congédia en les assurant
qu'il allait envoyer un message qui donnerait satisfaction à la
Chambre.
Regnaud, qui faisait constamment la navette entre le Corps
législatif et l'Elysée, revint peu après dans le cabinet de l'Em-
pereur, où se trouvaient réunis les ministres et les princes Joseph
et Lucien. Il rapporta que la communication de Davout avait
encore mécontenté la Chambre, que de minute en minute s'ac-
croissaient lïmpatience et l'irritation, qu'il avait entendu des
propos menaçans. C'était rappeler un peu trop durement au
général vaincu, au souverain abandonné, le délai d'une heure
qui lui était concédé pour déférer au vœu impératif de l'Assem-
blée. Napoléon eut une dernière révolte. (( — Puisque l'on veut
me violenter, s'écria-t-il d'une voix que faisait vibrer iindigna-
tion, je n'abdiquerai point ! La Chambre n'est qu'un composé
de Jacobins, de cerveaux brûlés et d'ambitieux. J'aurais dû les
dénoncer à la nation et les chasser... Le temps perdu peut so
réparer... » Et il se promenait à grands pas dans son cabinet
et sur le perron du jardin, se parlant à lui-même, prononçant
des mots entrecoupés, inintelligibles.
La seconde abdication. 358
Il s'arrêta, les yeux radoucis, ayant repris son calme. « Sire,
dit alors Regnaiid, ne cherchez pas, je vous en conjure, à lutter
plus longtemps contre l'invincible force des choses. Le temps
s'écoule, l'ennemi s'avance. Ne laissez pas à la Chambre, à la
nation, le moyen de vous accuser d'avoir empêché la paix. L'an
dernier, vous vous êtes sacrifié au salut de tous... » La colère,
chez l'Empereur, avait fait place à l'humeur. Il dil d'un ton
bourru: « Je verrai. Mon intention n'a jamais été de refuser
d'abdiquer. Mais je veux qu'on me laisse y songer en paix...
Dites-leur d'attendre. »
Dans la pensée de Regnaud, jouet aux mains de Fouché,
l'abdication impliquait la reconnaissance de Napoléon IL C'est
pourquoi il mettait tant d'ardeur et de fermeté à vaincre les
dernières hésitations de l'Empereur. Il redoutait que la Chambre,
irritée et inquiète à la fois de ces temporisations, ne proclamât
la déchéance comme en 1814, auquel cas tomberaient les droits
du prince impérial. Derechef, il conjura l'Empereur d'abdiquer
sans plus tarder. Joseph et Caulaincourt firent les mêmes in-
stances. Cambacérès, Bassano, Garnot, étaient atterrés ; ils incli-
naient plutôt vers la résistance, mais, pour prendre la respon-
sabilité de la conseiller, celui-ci avait trop de scrupules de
légalité et ceux-là trop de doutes sur le succès final d'un coup
de force. Muet et impassible, Fouché cachait son triomphe sous
son masque de glace. Les autres ministres gardaient un silence
contraint comme s'ils ne voulaient pas ajouter à une si grande
infortune l'humiliation de leurs tristes avis. Seul entre tous,
seul contre tous, Lucien proposa encore de dissoudre la Chambre.
« Vous ne vous êtes pas trop mal trouvé, dit-il à l'Empereur,
d'avoir suivi mon conseil au 18 brumaire. Le pays nous a
approuvés, il vous a acclamé; mais il n'en est pas moins vrai
que, légalement, nous n'avions pas le droit de prendre des
mesures qui n'étaient ni plus ni moins qu'une révolution. Quelle
différence aujourd'hui ! Vous avez tous les pouvoirs. L'étranger
marche sur Paris. Jamais dictature, dictature militaire, ne fut
plus légitime. » Inutiles raisons ! l'Empereur avait pris son parti.
La veille, il avait admis l'éventualité de l'abdication, et quand
Napoléon avait une fois reconnu la possibilité d'un événement
dépendant de sa volonté, cet événement était déjà presque ac-
compli dans sa pensée. Pendant les vingt-quatre heures qu'il
venait de passer dans des affres pareilles à celles de la mort,
356 REVUE DES DEUX MONDES.
il 11 avait eu que des velléités de résistance, sous l'aclioii de pas-
sagers retours à l'espoir et de colères sans durée. Au fond de
soi-même, il était plus ou moins inconsciemment résigné à l'iné-
luctable. Il temporisait quand Regnaud et Caulaincourt lui con-
seillaient de céder. Mis par Lucien en demeure d'agir, il prit
brusquement sa résolution. « Mon cher Lucien, dit-il, il est vrai
qu'au 18 brumaire nous n'avions pour nous que le salut du
peuple; et pourtant, quand nous avons demandé un bill d'in-
demnité, une immense acclamation nous a répondu. Aujour-
d'hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user... »
D'une voix plus grave, il ajouta : « Prince Lucien, écrivez! »
Puis, il se tourna vers Fouché et lui dit avec un sourire moqueur,
d'une admirable ironie : « Ecrivez à ces bonnes gens de se tenir
tranquilles; ils vont être satisfaits. » Fouché subit le sourire
sans avoir Pair d'en comprendre l'intention, et il griffonna aus-
sitôt un petit billet à Manuel.
Lucien s'était assis à la table, mais, aux premiers mots dictés
par l'Empereur, il écrasa sa plume sur le papier, se leva d'un
soubresaut on repoussant sa chaise avec bruit et marcha vers la
porte. « Restez ! » commanda l'Empereur. Subjugué, Lucien se
rassit, et devant ses ministres profondément émus, au milieu
d'un silence solennel qui permettait d'entendre, par delà le grand
jardin, les : Vive l'Empereur ! criés par la foule, Napoléon dicta
Pacte d'abdication : « En commençant la guerre pour soutenir
l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les
efforts, de toutes les volontés, et le concours de toutes les auto-
rités nationales. J'étais fondé à en espérer le succès. Les circon-
stances me paraissent changées. Je m'ofiVe en sacrifice à h\ haine
des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs
déclarations, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne.
Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation
indépendante. »
Pas un mot sur les Chambres, sinon l'allusion que leur
concours lui avait manqué pour défendre la France. Sa décla-
ration était adressée non aux mandataires du peuple , qu'il
aflfectait de ne plus connaître, mais au peuple français tout
entier. C'était un sacrifice complet , absolu , une renonciation
sans conditions à tout droit, à toute garantie, à toute sauve-
garde.
Fort surpris que l'Empereur n'eût point même nommé son fils,
I.A SECONDE ABDICATION. 357
Lucien, Carnot, et vraisemblablement anssi Regnaud, lui en tirent
1.1 remarque; ils l'engagèrent avec instances à n'abdiquer qu'en
faveur du Prince impérial. Quelqu'un ayant dit qu'il fallait écarter
les Bourbons, l'Empereur s'écria : « — Les Bourbons!... Eh
bien ! ceux-là du moins ne seront pas sous la férule autrichienne. »
Il céda cependant et fit ajouter ces mots : « Je proclame mon
fils, sous le nom de Napoléon 11, empereur des Français. Les
princes Joseph et Lucien et les ministres actuels formeront pro-
visoirement le conseil de gouvernement. L^intérêt que je porte
à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans
délai la régence par une loi. » Sur l'observation du duc de Bas-
sano, que la participation de Joseph et de Lucien au conseil pro-
visoire de gouvernement pourrait donner de l'ombrage à la
Chambre, Napoléon fit biffer sur la minute les noms des deux
princes. Que lui importait! En sa claire vision du lendemain, il
ne s'abusait pas sur la valeur de la clause en faveur de son fils,
que ses conseillers lavaient engagé à ajouter à son acte d'abdica-
tion. Il connaissait trop ses « bons frères » les monarques pour
espérer qu'ils sanctionneraient la transmission d un pouvoir issu
de la Révolution ; il méprisait trop les Chambres pour croire
qu'elles résisteraient à la volonté de l'Europe. « Les ennemis
sont là, dit-il, et les Bourbons avec eux : il faut repousser les
premiers ou subir les seconds. Unis, nous pourrions nous sauver
encore; divisés, vous n'avez plus de ressources que dans les
Bourbons. »
Fleury de Chaboulon avait achevé les deux expéditions de la
minute; il les présenta à la signature de l'Empereur. En signant,
Napoléon s'aperçut qu'une larme maculait le papier. Il remercia
Fleury par un regard sans prix, et murmura, résigné : « Ils l'ont
voulu ! »
Carnot fut chargé de communiquer la déclaration à la
Chambre des pairs. Pour la même mission à la Chambre des dé-
putés, l'Empereur, avec une élégance d'une ironie souveraine,
désigna Fouché, le principal artisan de l'abdication.
III
Manuel, à la réception du billet de Fouché, avait modéré les
impatiences et calmé les alarmes de la Chambre. On était tran-
quillisé, l'abdication n'étant plus qu'une question de minutes.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand, à deux heures, Fouché, Gaulaincourt, Decrès et Regnaud
entrèrent dans la salle des séances, chacun connaissait l'objet de
leur mission. Lanjuinais, craignant que la lecture de l'acte d'ab-
dication ne provoquât des manifestations injurieuses à l'Em-
pereur, rappela l'article du règlement qui interdisait toute
marque d'approbation ou d'improbation. Après cette précaution
oratoire, il lut lui-même la pièce que lui avait remise Fouché.
Cette lecture s'acheva dans le plus froid silence. Aussitôt, Fouché
monta à la tribune pour demander la nomination immédiate
de cinq commissaires chargés de négocier avec les puissances
alliées. Il crut devoir ajouter quelques phrases à effet sur les
sentimens que devaient inspirer le malheur et la grandeur
d'âme de l'H^mpereur. Celle pitié du crocodile n'émut pas la
Chambre.
On émit plusieurs projets de résolution. Dupin proposa que
la Chambre se déclarât Assemblée nationale et qu'il fût nommé
une commission executive, de cinq membres, dont trois élus par
les députés et deux par les pairs, qui exercerait provisoirement
le pouvoir avec les ministres actuels; il serait élu, en outre, une
autre commission chargée de préparer une nouvelle Constitution
et les conditions auxquelles le trône pourrait être occupé par le
prince que le peuple aurait choisi. Scipion Mourgues appuya la
motion de Dupin en ce qui regardait l'élection d'une commission
executive de cinq membres, mais il voulait que la Chambre se fît
Assemblée constituante, déclarât le trône vacant jusqu'à l'émis-
sion du vœu du peuple, et, enfin, nommât le maréchal Macdo-
nald généralissime. Macdonald, qui avait accompagné Louis XVIII
jusqu'à la frontière et qui avait refusé de prendre un comman-
dement pendant les Cent-Jours, passait pour royaliste. Son nom
prononcé dans cette Chambre, dont la majorité était ardemment
anti-bourbonienne, fît l'effet d'une pierre qui tombe dans une mare
à grenouilles. La voix de Mourgues fut couverte par les mur-
mures, les protestations, les cris : « L'ordre du jour! » Malgré les
efforts de Lanjuinais, l'ex-conventionnel Garraud lut, au milieu
des applaudissemens du plus grand nombre et des réclamations
de quelques-uns, l'article 67 de l'Acte additionnel portant que
les Chambres, même en cas d'extinction de la dynastie impériale,
n'auraient jamais le droit de proposer le rétablissement des Bour-
bons.
Nul, cependant, n'avait parlé de proclamer Napoléon II. Bien
LA SRCONDR ABDICATION. 359
loin de là, Uupin et Mourgiios avaient marqué par le texte môme
de leurs projets de résolution que l'on devait tenir pour nulles
et les Constitutions de l'Empire et la clause de l'acte d'abdication
concernant la reconnaissance du Prince impérial comme empe-
reur des Français. Regnaud était très déconcerté, car, en poussant
avec tant d'ardeur et d'insistance Napoléon P' à abdiquer, il avait
cru agir dans l'intérêt de Napoléon II. Il combattit habilement
les deux propositions, démontra que l'existence de la Chambre
des pairs empêchait la Chambre des députés de se déclarer
Assemblée nationale, et qu'à se déclarer Assemblée constituante,
elle risquerait de livrer la nation à l'anarchie. « Notre premier
devoir, dit-il, est de conserver, de maintenir et de réorganiser. »
Mais il s'abstint de développer tout ce qu'il entendait par ces
mots : conserver et maintenir. Vraisemblablement endoctriné
par Fouché, qui, « voulant faire place nette, » conseillait de
temporiser pour ne rien compromettre, il jugea imprudent
d'aborder avec franchise la question dynastique. Il n'osa pas pro-
poser l'établissement d'un conseil de régence et se borna à
demander la nomination d'un conseil exécutif sans préciser com-
ment il serait composé. Regnaud termina son discours en exaltant
la grandeur du sacrifice qu'avait accompli Napoléon et en invitant
le bureau de la Chambre à se rendre chez l'Empereur pour lui
exprimer la reconnaissance du peuple français. Cette péroraison,
émouvante parce ([uelle était d'une inspiration sincère, rachetait
un peu l'équivoque voulue du discours. Les propositions de
Regnaud furent votées d'enthousiasme. Les applaudissemens de
l'Assemblée purent lui donner l'illusion qu'il avait sauvé les droits
du Prince impérial.
Le bureau de la Chambre se rendit à l'Elysée. L'Empereur fit
un accueil froid, presque sévère, à cette députation composée en
partie de ses ennemis, Lanjuinais, La Fayette, Flaugergues. En
leur phraséologie de circonstance, il entendait leur vraie pensée.
« Je vous remercie, dit-il, des sentimens que vous m'exprimez.
Je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la
France, mais je ne l'espère point; elle laisse l'État sans chef,
sans existence politique. Le temps perdu à renverser la mo-
narchie aurait pu être employé à mettre la France en état
d'écraser l'ennemi... Renforcez promptement les armées : qui veut
la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande
nation à la merci des étrangers. Craignez d'être déçus dans vos
3()0 REVUE DES DEUX MONDES.
espérances, c'est là qu'est le danger. » A ces paroles prophétiques,
Napoléon ajouta qu'il recommandait son fils à la France et qu'il
espérait qu'elle n'oublierait point qu'il n'avait abdiqué que pour
lui. « Sire, répondit froidement Lanjuinais, la Chambre n'a dé-
libéré que sur le fait précis de l'abdication. Je me ferai un de-
voir de lui rendre compte du vœu de Votre Majesté. »
De retour à l'Assemblée, Lanjuinais rapporta avec une inexac-
titude absolue la réponse de Napoléon (1). Il se fit néanmoins scru-
pule de ne pas dire que l'Empereur avait rappelé qu'il n'avait
abdiqué qu'en faveur de Napoléon II. Durbach prit texte de ces
derniers mots pour faire remarquer que, si la Chambre avait re-
connu l'abdication de Napoléon, la loi d'hérédité n'en subsistai!
pas moins. « Le fils de Napoléon est mineur, continua-l-il ; ainsi
c'est au conseil de régence... » De tous côtés, on interrompit avec
une sorte de fureur cet imprudent qui allumait un brandon dans
une poudrière. Unanime le matin à exiger l'abdication de l'Em-
pereur, la Chambre était maintenant divisée, indécise, désem-
parée. Mais adversaires et partisans de la régence s'entendaient
d'instinct pour en éluder temporairement la discussion, les uns
et les autres craignant, de cette assemblée en effervescence, un
vote par entraînement.
Le tumulte calmé, on procéda à l'élection des trois membres
de la Commission executive. Il y avait, à la Chambre, des parti-
sans de Napoléon II, de Louis XVIII, du duc d'Orléans, de la Ré-
publique ; mais aucun député n'était ardemment bonapartiste,
bourbonniste, orléaniste ou républicain, et tous étaient éperdu-
ment libéraux. Il semblait donc que La Fayette, Lanjuinais,
Flaugergues, chefs du parti libéral, dussent réunir la majorité
des votes pour la Commission de gouvernement. C'était compter
sans Fouché. Le duc d'Otrante voulait être élu par les députés,
estimant que leurs suffrages lui donneraient plus d'autorité morale
et effective que ceux des membres de la Chambre haute. En outre,
il ne voulait avoir pour collègues à la Commission de gouver-
nement ni La Fayette dont il redoutait les élans inconsidérés, ni
Lanjuinais dont il craignait la fermeté. Ces deux personnages
étaient, en outre, de qualité à lui disputer la présidence de la
(1) 11 est tout à fait curieux de comparer avec les paroles de l'Empereur la tra-
duction qu'en donna Lanjuinais [Moniteur du 23 juin) : « S. M. a répondu en té-
moignant le plus touchant intérêt pour la nation française, le plus vif désir de lui
voir assurer y<x liberté, son indépendance et son bonheur. »
LA SECONDE ABDICATION. 361
Commission, où il comptait régner en maître. A ces fins, Fouché
s'entendit pendant les suspensions de séance avec les meneurs
des divers partis, promettant, selon les personnes, la régence,
le duc d'Orléans ou Louis XVIIl avec le maintien des libertés
constitutionnelles, pourvu que les impatiences inconsidérées
de la Chambre ne vinssent pas traverser ses plans. Il désigna
ses candidats. C'était d'abord lui-môme, Fouclié, qui se donnait
pour l'homme indispensable et que chacun, d'ailleurs, prenait
pour tel; puis, le maréchal Macdonald; enfin Lambrecht ou
Flaugergues, comme on voudrait. Pour écarter La Fayette, il le
représenta aux bonapartistes comme un adversaire irréconci-
liable de la dynastie impériale, aux libi'raux comme un partisan
de Louis XVIIl, aux royalistes comme un républicain ; il ajouta
que, en compensation, le commandement en chef des gardes
nationales lui serait donné. Contre Lanjuinais, Fouché avait un
autre argument : dans des circonstances si graves, ne devait-
on pas le laisser à la présidence de la Chambre?
C'était bien manoeuvrer. Le duc d'Otrante eut cependant des
mécomptes. Il fut élu, mais le second seulement, avec 293 voix,
tandis que Carnot passa le premier de la liste avec 324 voix. Les
ex-conventionnels, tous les bonapartistes, dont un certain nombre
n'étaient pas dupes de Fouché, et tous les ennemis déterminés des
Bourbons avaient voté pour l'ancien membre du Comité de salut
public. Un des vice-présidens de la Chambre, le général Grenier,
obtint 204 voix. Malgré de beaux services (1), il n'avait jamais
été persona grata au quartier impérial et il était resté pendant les
Cent-Jours sans commandement aux armées. La Fayette eut seu-
lement 142 voix; Macdonald, porté par Fouché et soutenu par
les royalistes, 137; Flaugergues, 46; Lambrecht, 42. La majorité
absolue étant de 236, il fallut, pour l'élection du troisième com-
missaire, un nouveau tour de scrulin. On se rallia au général
Grenier, candidat neutre, qui donnait, sans le savoir, des espé-
rances à tous les partis par la raison qu'il n'était compromis avec
aucun. Il fut élu par 350 suffrages. La séance ne prit fin que
passé neuf heures du soir.
(1) Général de division de 1794. Grenier prit part aux diverses campagnes sous
Jourdan, Koche et Championnet. 11 fit la campagne du Rhin dans l'armée de
Moreau et la campagne de 1809 dans le corps du prince Eugène. Employé ensuite
dans le royaume de Naples, il rejoignit en 1812 la Grande Armée en Russie et
revint en Italie où il combattit les Autrichiens en 1813-1814.
362 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
La Chambre des pairs s'était réunie seulement à deux heures
après midi. Dès le début de la séance, présidée par Lacépède,
Carnot lut l'acte d'abdication. Afin de donner à la Chambre
des députés le temps de prendre une résolution qui dictât la
leur, les pairs renvoyèrent à une commission la déclaration de
l'Empereur. Carnot remonta à la tribune pour lire la note que
Davout avaif déjà lue à la Chambre élective et qui résumait les
nouvelles assez rassurantes reçues de l'armée le matin. Il n'avait
pas tout à l'ait achevé sa lecture quand une voix rude, éclatante,
impérieuse l'arrêta par ces mots : « — Cela n'est pas! » Tous les
yeux convergèrent du côté de l'interrupteur. On crut voir un
spectre : c'était le maréchal Ney. Hors de lui, tout en feu,
comme pris de vertige, Ney poursuivit avec une véhémence
croissante : « La nouvelle que vient de vous lire M. le ministre
de l'Intérieur est fausse, fausse sous tous les rapports. L'ennemi
est vainqueur sur tous les points. J'ai vu le désordre, puisque je
commandais sous les ordres de l'Empereur. On ose nous dire
qu'il nous reste encore GO 000 hommes sur la frontière! Le fait
est faux. C'est tout au plus si le maréchal Grouchy a pu rallier
de 10 à 15000 hommes, et Ion a été battu trop à plat pour qu'ils
soient en état de résister. Ce que je vous dis est la vérité la plus
positive, la vérité claire comme le jour. Ce que l'on dit de la
position du duc de Dalmatie est faux. Il n'a pas été possible de
rallier un seul homme de la Garde. Dans six ou sept jours,
l'ennemi peut être dans le sein de la capitale. Il n'y a plus
d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations. »
L'Assemblée demeura courbée sous les paroles du maréchal,
interdite, anéantie. Carnot balbutia quelques explications pour
démontrer sa bonne foi et la véracité du rapport de Davout ; il
ne pensa point à protester contre l'étrange discours de Ney,
qui, en un véritable accès de folie, osait, lui, maréchal de France,
déclarer publiquement devant la Chambre et devant le pays que
toute résistance était impossible et qu'il fallait traiter avec l'en-
nemi (1). Il y avait dans cette salle d'anciens conventionnels
(1) Les paroles de Ney produisirent sur l'opinion la plus funeste impression,
tous les rapports des préfets, commissaires généraux de police, commandans de
gendarmerie, du -24 au 28 juin en témoignent. — Ney, le 22 juin, avait-il complè-
LA SKC()M)F<; ABDICATION. 'M'hi
comme Roger-Ducos, Thibaudeau, Quinette, Sieyès; il y avait de
grands et vieux soldats comme Masséna, Lefebvre, Moncey,
Mortier, La Tour-Maubourg, Durosnel. Pas un n'éleva la voix,
pas un ne trouva dans son cœur de patriote un mot entlammé
pour rappeler l'infortuné maréchal au devoir et à la raison.
Le général de Latour-Maubourg se borna à dire que, si le rap-
port lu à la Chambre était reconnu inexact, il demanderait
la mise en accusation de Davout. Sous la Convention, ce n'est
pas le ministre de la Guerre que l'on eût décrété d'accusation
pour avoir voulu ranimer les courages et élever les résolutions,
c'est le chef d'armée qui par son cri de désespoir pouvait faire
tomber des mains frémissantes de la France le tronçon d'épée
qu'elle y tenait encore.
Vers quatre heures, on reçut par un message la résolution de
la Chambre des députés. Avec leur docilité accoutumée, les
pairs y doimèrent leur adh<'!sion pure et simple. En valu La-
bédoyère, timidement appuyé par le comte de Ségur, objecta que
l'on ne devait pas adopter une résolution équivoque : « Je de-
mande, dit-il, que nous déclarions si c'est Napoléon II que nous
proclamons, ou bien si nous voulons un nouveau gouvernement. »
L'assemblée passa outre, jugeant, selon l'expression de Boissy
d'Anglas, que cette proposition était « intempestive et impoli-
tique. » En lidèle imitatrice de la Chambre des députés, la
Chambre des pairs délégua son bureau à l'Elysée afin « d'ex-
primer à Napoléon sa reconnaissance pour la manière illustre
dont il terminait une illustre vie ])olitiqiie. » L'Enlpereur ne
présenta pas un front impassible à ces couronnes d'épines. Il
accueillit la députation de la Chambre des pairs à peu près
comme il avait reçu celle de la Chambre élective, d'un air moins
sévère peut-être, mais avec non moins d'aigreur. « Je n'ai ab-
diqué qu'en faveur de mon tils, dit-il; si les Chambres ne le
proclamaient pas, mon abdication serait nulle... D'après la
marche que l'on prend, on ramènera les Bourbons. Vous verserez
tement perdu la tête, comme il le parut à plusieurs membres de la Chambre des
pairs? C'est à espérer. Il faudrait des témoignages positifs pour me faire admettre,
comme on l'a dit, que le maréchal prononça ce fatal discours à l'instigation de
Fouché. Il semble bien que Ney avait vu P^ouché la veille ou le matin, afin de lui
demander des passeports qui lui furent délivrés. Mais cette visite ne prouve point
que le maréchal se soit fait l'instrument criminel du duc d'Otrante; elle prouve
seulement qu'il n'avait plus aucune foi dans la résistance, puisqu'il s'y prenait
si tôt pour se munir de passeports.
3G4 RRVT'E DES rtKl'X MONDES.
bientôt des larmes de sang. On se flatte dobteuir dOrléans, mais
les Anglais ne le veulent point. DOrléans lui-même ne voudrait
pas monter sur le trône sans que la branche aînée eût abdiqué.
Aux yeux des rois de droit divin, ce serait aussi un usurpateur. >;
La séance reprit à huit heures et demie. Lucien, Joseph, le
cardinal Fesch, et les plus dévoués partisans de l'Enjpereur
étaient présens. Ils comptaient faire revenir LAssemblée sur son
vote de l'après-midi et obtenir la proclamation de Napoléon II.
Fort de la décision de la Chambre haute, l'Empereur, pensaient-
ils, pourrait imposer à la Chambre élective la reconnaissance de
son fils ; autrement, il retirerait son abdication. Quand Lacépède
eut rendu compte en termes atténués de sa visite officielle à
l'Elysée, Lucien s'écria : « L'Empereur est mort. Vive l'Empe-
reur! L'Empereur a abdiqué. Vive l'Empereur! Il ne peut y
avoir d'intervalle entre FEmpereur qui meurt ou qui abdique
et son successeur. Je demande qu'en continuité de l'Acte consti-
tutionnel, la Chambre des pairs, sans délibération, par un mou-
vement spontané et unanime, déclare qu'elle reconnaît Napo-
léon II comme empereur des Français. J'en donne le premier
l'exemple et lui jure fidélité. » En défendant les droits du jeune
prince, Lucien parlait aussi pour soi-même, car la reconnais-
sance de Napoléon II impliquait, en vertu des constitutions
impériales, l'établissement d'un conseil de régence où entreraient
nécessairement les frères de l'Empereur.
Loin d'entraîner l'Assemblée, les paroles chaleureuses de
Lucien provoquèrent des murmures. Pontécoulant combattit la
proposition. Par une précaution oratoire au moins inattendue,
il commença par déclarer que Napoléon était son bienfaiteur,
qu'il lui devait tout et que « sa reconnaissance durerait jusqu'à
son dernier soupir. » Puis, changeant soudain de ton et de sen-
timent, il demanda à quel titre le prince Lucien avait parlé
dans la Chambre. « Est-il Français? dit-il. Je ne le regarde pas
comme tel. Lui qui invoque la Constitution, n"a pas de titre
constitutionnel. Il est prince romain, et ainsi ne fait plus
partie du territoire français... » — « Je vais répondre, » pro-
testa Lucien qui avait, en effet, de bons argumens(l). Mais Pon-
(1) En 1810, par ordre écrit de l'Empereur, Lucien avait été officiellement rayé
de la liste des sénateurs, mais cette radiation, motivée, il est vrai, par un séjour
de plusieurs années, sans autorisation, en pays étranger, entraînait-elle implici-
tement, en vertu de l'article 17 du Code civil, la perte de la qualité de Français?
LA SriCONDE AHDir.ATION. 30!')
técoulant l'interrompit : « Vous répondrez après, Prince ; respec-
tez l'égalité dont vous avez tant de fois donné Fexemple. » Et,
abordant enfin la question, il poursuivit : (( Le préopinant a de-
mandé une chose inadmissible. Nous ne pouvons l'adopter sans
renoncer à l'estime publique, sans trahir notre devoir et la patrie.
Je déclare que je ne reconnaîtrais jamais pour roi un enfant,
pour mon souverain un individu non résidant en France. Prendre
une pareille résolution, ce serait fermer la porte à toute négocia-
tion. » Lucien répliqua : « Si je ne suis pas Français à vos
yeux, je le suis aux yeux de la nation (Mitière... Du moment que
Napoléon a al)diqué, son fils lui a succédé. Ne demandons pas
l'avis des étrangers. En reconnaissant Napoléon II, nous faisons
ce que nous devons faire, nous appelons au trône celui qu'y ap-
pellent la Constitution et la volonté du peuple. » — « J'avais prévu
cette difficulté, » dit ingénument Boissy d'Anglas. Il ajouta : « Ne
nous divisons pas. On a adopté à l'unanimité l'abdication, il ne
s'agit plus que de nommer un gouvernement provisoire. J'espère
que nous arrêterons l'étranger, mais il ne faut pas nous ôter
les moyens de traiter avec lui. » C'était déclarer trop ouvertement
ce que Pontécoulant s'était borné à insinuer, à savoir que la
Chambre haute avait déjà pris son parti d'accepter un souverain
des mains de l'ennemi.
Révolté de ce manquement à la pudeur patriotique, le jeune
général de Labédoyère bondit de sa place et escalade comme
à lassant les degrés de la tribune. Son animation est efTrayantc
« Je répéterai, s'écrie-t-il, ce que j'ai dit ce matin. Napoléon a
abdiqué en faveur de son fils; son abdication est nulle, de toute
nullité, si, à l'instant, on ne proclame pas Napoléon IL Et qui
s'oppose à cette résolution? Des individus constans à adorer le
pouvoir et qui savent abandonner un monarque avec autant d'ha-
C'esl très discutable. Quoi qu'il en soit, si l'Empereur, en 1810, avait voulu ou
cru priver Lucien de cette qualité de Français, il la lui avait rendue en 1815, en
lui reconnaissant les mêmes droits et honneurs qu'aux princes Joseph, Louis et
Jérôme; en le faisant désigner dans le Moniteur sous le titre de S. A. L le prince
Lucien; en le nommant membre de la Chambre des pairs et membre du Conseil
de l'Empire. De plus, Lucien avait été élu député de l'Isère, et la commission
pour la vérification des pouvoirs n'avait soulevé contre cette élection d'autre
objection que l'entrée de droit de Lucien à la Chambre des pairs.
Dans la séance du 16 juin à la Chambre des pairs, Pontécoulant, appuyant une
motion de Lucien, n'avait nullement pensé à contester au prince la qualité de
Français. Il s'en avisa seulement quand l'Empereur eut abdiqué. C'était peut-être
Jiabile; ce n'était pas chevaleresque.
366 REVUE DES DPJUX MONDES.
bileté qu'ils en montrèrent à le flatter. Je les ai vus autour du
trône, aux pieds du souverain heureux! Ils s'en éloignent quand
il est dans le malheur! Ils repoussent aussi Napoléon II, parce
qu'ils sont pressés de recevoir la loi des étrangers à qui déjà ils
donnent le titre d'alliés, d'amis peut-être... »
Jamais assemblée de courtisans renégats n'a été traitée si bien
selon ses mérites. A chaque parole qui les cravache, à chaque
nouvel outrage, ils font entendre des exclamations de colère et
des murmures menaçans. Les cris: «A l'ordre! à Tordre! assez!
quittez la tril)une ! » partent de tous les bancs. Mais, à mesure
qu'augmente le tumulte, la voix de l'ardent Labédoyère se fait
plus forte; elle domine toutes les autres. 11 continue de parler
au milieu des violentes interruptions qui hachent incessamment
ses phrases : « — Oui, l'abdication de Napoléon est indivisible.
Si l'on refuse de proclamer le Prince impérial. Napoléon doit
tirer Tépée. Tous les cœurs généreux viendront à lui, et malheur
à ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné et qui peut-être en
ce moment méditent de nouvelles trahisons ! Quoi ! il y a quel-
ques jours à peine, à la face de l'Europe, devant la France
assemblée, vous juriez de le défendre! Ovi sont donc ces sermens,
cette ivresse, ces milliers d'électeurs? Napoléon les retrouvera,
si, comme je le demande, on déclare que tout Français qui
désertera ses drapeaux sera jugé selon la rigueur des lois; que
son nom soit déclaré infâme, sa maison saisie, sa famille pro-
scrite!... Alors, plus de traîtres, plus de ces manœuvres qui ont
occasionné les dernières catastrophes, et dont peut-être quelques
auteurs siègent ici! » En disant ces mots, Labédoyère darde un
regard de feu sur le malheureux maréchal Ncy. Une violente
clameur s'élève. Toute la Chambre est debout, vociférant : « A
l'ordre ! à l'ordre ! » Les apostrophes se croisent : « Désavouez ce
que vous avez dit ! » commande d'un ton impérieux le général
de Valence. <( Jeune homme, vous vous oubliez! » dit gravement
Masséna. « Vous vous croyez au corps de garde! » crie le comte
de Lameth. Lacépède prononce le rappel à Tordre. Mais La-
bédoyère veut parler encore. La face convulsée, les lèvres frémis-
santes, ses beaux yeux bleu d'acier lançant des éclairs, il brave
la tempête qu'il a soulevée. Le président se couvre; on assiège
la tribune, on en arrache Labédoyère, qui marque la Chambre
de ce suprême stigmate : « Il est donc décidé, grand Dieu! que
Ton n entendra jamais dans cette enceinte que des voix basses! »
LA SECONDE ABDICATION. 367
Le calme très lentement rétabli, la discussion reprit. Ségur,
Bassano, le prince Joseph, Rœderer exposèrent tour à tour les
raisons d'ordre constitutionnel et d'intérêt militaire qui enga-
geaient à proclamer Napoléon II. Ils furent combattus par Gor-
nudet, Lameth, Quinette, Thibaudeau, et derechef par Ponté-
coulant. Ces débats se prolongeaient vainement, car la majorité
de la Chambre avait depuis longtemps arrêté sa résolution.
Flahaut ayant interrompu Pontécoulant par ces mots : « Si l'Em-
pereur avait ct(> tué, n'est-ce pas son fils qui lui succéderait? Il
a abdiqué, il est mort politiquement; pourquoi son fils ne lui
succéderait-il pas? » le ministre de la Marine, Decrès, repartit
avec sa brutalité habituelle : (( — Est-ce le moment de s'occu-
per des personnes quand la patrie est en danger? Ne perdons pas
un moment pour prendra les mesures que son salut exige. Je
demande que la discussion soit fermée. » Il était plus de minuit,
on avait hâte d'en finir. Mis aux voix, rajournement de la
proposition de Lucien et la clôture de la discussion furent votés
à une grande majorité.
Restait encore l'élection des deux membres de la Commission
de gouvernement. Les rares bonapartistes demeurés fidèles
votèrent pour Lucien; il eut dix-huit voix sur soixante-six vo-
tans. Caulaincourt et Quinette furent élus par cinquante-deux
et quarante-huit sutîrages. Caulaincourt était désigné en sa qua-
lité de ministre des Relations extérieures; on savait en outre
que le Tsar lui témoignait de l'amitié. Quant au régicide Qui-
nette, baron de l'Empire, il avait pour lui de s'être montré tou-
jours plein de zèle et de servilité à l'égard du parti au pouvoir.
Un homme de ce caractère convenait bien à Fouché, qui, à la
Chambre des pairs comme à la Chambre des députés, avait secrè-
tement intrigué pour le choix des candidats.
Pendant que les députés et les pairs sacrifiaient si allègre-
ment sur Tautel de la peur Napoléon et son fils, des bandes de
populaire, des officiers sortant du café Montansier et du café
Lemblin parcouraient les rues en criant : « L'Empereur ou la
mort! » Toute cette journée, il y avait eu dans Paris beaucoup
d'agitation. Dès le matin, des ouvriers portant des branches
vertes, « comme emblèmes de liberté, » dévalaient en longues
colonnes du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine, du
faubourg Saint-Marcel. La plupart étaient en blouse ou en bour-
geron de travail ; quelques-uns avaient revêtu leur habit bleu à
368
REVUE DES DEUX MONDES.
collet jaune de tirailleur fédéré, uniforme qui évoquait dans
l'esprit des gens bien pensans des visions de visites domiciliaires,
de pillage et de massacre. Les quais, les grands boulevards, la
rue Saint-Honoré, le Palais-Royal, la place Vendôme, les Champs-
Elysées étaient sans cesse troublés par les cris et les chants de
ces colonnes qui convergeaient toutes vers l'Elysée. Sur les cinq
heures, le bruit se répandit dans la foule que les Chambres
avaient accepté l'abdication. Cette nouvelle, faite pour réjouir
les pacifiques, qui étaient nombreux, fut accueillie par la plèbe
avec une sorte de fureur. On entendait dans les groupes : « Non,
Jion! pas d'abdication! c'est une trahison. Vive l'Empereur ou
la mort! » 11 y eut des rixes, car tout individu qu'un mot équi-
voque ou même un sourire pouvait faire soupçonner de sen-
timens royalistes était insulté, maltraité. Sur plusieurs points,
les patrouilles de la garde nationale durent intervenir. Place
Vendôme, deux à trois cents personnes s'agenouillèrent devant
la colonne en jurant de mourir pour Napoléon.
Le peuple ne pouvait se résignera l'humiliation d'une défaite
sans tentative de revanche. Il pensait que cette défaite était un
grand malheui-, mais qu'avec de l'énergie et du courage (( on sau-
verait la France comme en 93. » Eclairé par un instinct supérieur
qui souvent supplée chez lui au raisonnement, il croyait que
seul Napoléon était capable d'organiser et de grouper les der-
niers élémens de résistance et de s'en servir pour la victoire; il
sentait que les Chambres, en s'imaginant arrêter par l'abdication
la marche des alliés, étaient dupes d'illusions imbéciles; il pré-
voyait que cette abdication, qui décapitait la défense, aurait
pour inévitables résultats l'occupation étrangère et le retour des
Bourbons.
Dans la bourgeoisie, on croyait aussi à une nouvelle invasion
bientôt suivie d'une seconde restauration. Mais, là, on acceptait
généralement, sans aucune révolte, ces conséquences de l'abdica-
tion. Les bonapartistes étaient abattus, atterrés; tout ressort
semblait brisé en eux. Les royalistes attendaient leur roi. Tout
en déplorant la victoire des alliés, les libéraux se réjouissaient
de la chute de Napoléon ; ils le regardaient comme le plus
redoutable ennemi de la liberté; avec Louis XVIII, elle serait
moins en péril. Quant à la masse des gens sans opinion décidée
qui jugent des événemens par rapport à leurs intérêts, la con-
viction d'une paix prochaine et l'espoir d'une prompte reprise
LA SECONDE ABDICATION. 369
des affaires les consolait de revoir à Paris les Prussiens et les
Cosaques. Le 21 juin, à la nouvelle terrible de la défaite, la
rente avait monté de 2 francs; le 22 juin, à l'annonce de l'abdi-
cation, elle monta de 4 fr. SO. Cette hausse injurieuse et cepen-
dant logique indigna les patriotes : ils en accusèrent les roya-
listes bien qu'elle fût surtout l'œuvre des agioteurs. « Croirais-tu,
lit-on dans une lettre écrite ce soir-là, que les rentes sont aug-
mentées de 0 francs! On dit qu'elles vont toujours aller en
hausse. C'est la canaille de royalistes qui achète parce qu'elle
compte revoir son exécrable roi en croupe sur un cosaque,
comme le représente la caricature, et écrasant les cadavres des
défenseurs de la patrie. »
Carnot et Fouché comptaient l'un et l'autre sur la présidence
de la Commission de gouvernement. Mais si Carnot regardait
cette présidence comme une charge que son devoir lui imposait
d'accepter dans l'intérêt public, Fouché la désirait ardemment
pour la réussite de ses intrigues et le triomphe de ses ambitions.
Convoqués d'abord par Carnot au ministère de l'Intérieur, puis
par Fouché aux Tuileries, les membres de la commission se réu-
nirent aux Tuileries, le 23 juin à onze heures du matin. Fouché,
qui n'était jamais embarrassé, dit à Carnot : « — Il faut élire
un président, je vous donne ma voix. — Et moi, la mienne, »
répondit Carnot, pensant que cette parole de pure courtoisie
n'inQuerait pas sur le vote de ses collègues. Mais le vote eut lieu
par surprise. Avant même qu'on se fût assis, le général Grenier
dit : « Messieurs, il faut nous constituer promptement. Je pro-
pose de nommer président M. le duc d'Otrante. » Caulaincourt
et Quinette inclinèrent la tête en signe d'adhésion. La majorité
s'étant exprimée, Carnot crut inutile de voter. Fouché ne vota
point davantage, mais sans perdre un instant il s'installa au fau-
teuil. S'était-il concerté avec Grenier? c'est possible. Peut-être
aussi Grenier agit-il de sa propre initiative, entraîné par le sen-
timent général, pensant, comme à peu près tout le monde dans le
parlement, que Fouché était l'homme des circonstances, l'homme
nécessaire, l'homme indispensable.
Dans cette première séance, on se borna à pourvoir aux va-
cances que l'élection de Fouché, de Carnot et de Caulaincouxi,
TOME xm. — 1903. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
comme membres du gouvernement provisoire avait faites dans
le ministère. Bignon fut nommé aux Affaires étrangères, Pelet
de la Lozère à la Police, Garnot de Feulins, le frère de Garnot, à
l'Intérieur : Fouché s'était empressé d'appuyer cette candidature
afin de faire parade de bonne camaraderie envers son collègue.
Garnot, qui ne s'abusait pas sur l'amitié du duc d'Otrante, fut
peu sensible à l'attention. Pour combattre l'élection de La Fayette
à la Gommission de gouvernement, Fouché avait fait entendre
que l'on devait réserver à l'illustre général le commandement en
chef des gardes nationales, que c'était là qu'il pourrait le mieux
servir la patrie et la liberté. Mais Fouché, qui redoutait les coups
de tête de La Fayette, ne voulait pas plus de lui comme chef de
la garde nationale que comme membre de la Gommission execu-
tive. Après l'avoir écarté du gouvernement, il l'évinça du com-
mandement sous prétexte qu'il serait plus utile en qualité de plé-
nipotentiaire. Il proposa Masséna, qui usé de corps et d'esprit
n'était plus qu'une relique glorieuse. Le maréchal fut nommé
sans discussion. Fouché, ainsi qu'il y avait compté, était dès
le premier jour, non pas seulement le président, mais le maître
de la Gommission executive.
Il n'avait pas attendu son élection à la présidence pour agir
en chef du gouvernement. Dès la soirée de la veille, il avait fait
mettre en liberté le baron de Vitrolles, détenu depuis la mi^avril
à la prison de l'Abbaye. M™'' de Vitrolles, à qui il avait remis
l'ordre d'élargissement, était chargée de dire à son mari qu'il
l'attendait le lendemain de bon matin : Vitrolles n'eut garde de
manquer à cet intéressant rendez-vous. Le 23 juin à sept heures,
il était rue Cérutti. Fouché avait déjà des intelligences à Gand,
mais il pensait que nul mieux que Vitrolles ne pourrait l'y
servir. Il lui dit : « Vous allez trouver le roi. Vous lui direz que
nous travaillons pour son service, et lors même que nous n'irions
pas tout droit nous finirons par arriver à lui. Dans ce moment,
il nous faut traverser Napoléon II, et, après, probablement le duc
d'Orléans; mais enfin nous irons au roi. » Vitrolles objecta
avec vivacité qu'il vaudrait mieux aller au roi tout de suite.
Après un instant de réflexion, il insinua qu'il serait plus utile
à sa cause à Paris qu'à Gand, mais qu'il ne se déterminerait à
rester que sous trois conditions : la garantie de sa tête, la pro-
messe de passeports pour tous les courriers qu'il aurait à envoyer
au roi, la faculté de voir secrètement Fouché une fois par jour.
LA SECONDE ABDICATION. 371
« Remarquez, conclut-il, que si ma présence ici peut être utile
au roi, elle le serait encore plus à vous-mênie. La confiance du
roi s'en augmenterait, et je pourrais faire valoir auprès de Sa
Majesté la franchise de vos intentions. »
En offrant sa protection, Vitrolles imposait sa surveillance.
Fouché le comprit, mais il n'était pas de nature à se priver d'un
protecteur, ni à s'inquiéter beaucoup d'un surveillant. Il approuva
l'idée du royaliste. « Je vous ferai délivrer cinquante passeports,
dit-il; vous en ferez l'usage qu'il vous plaira. Ce n'est pas une fois
par jour que vous pourrez me voir, c'est deux et trois fois, en
tout temps, en tout lieu. Quant à votre tête, elle sera aux
mêmes crochets que la mienne qui est passablement menacée.
Si je sauve l'une, je vous garantis l'autre. » Ces deux hommes,
doués tous deux, bien qu'à des degrés différens, du génie de
l'intrigue et ayant tous deux le goût de conspirer, étaient faits
pour s'entendre. Ils se quittèrent bons compères.
Fouché, qui peu après cette entrevue avec Vitrolles s'était
fait élever à la présidence du gouvernement provisoire, était con-
tent de sa matinée. Mais divers rapports lui donnaient de graves
inquiétudes pour la journée. Napoléon était fort irrité de la façon
dont la Chambre et surtout la Chambre des pairs avaient éludé
la proclamation de son fils. Sans doute l'Empereur n'avait
ajouté cette clause à l'acte d'abdication que sur les instances de
Lucien et de quelques ministres, et il n'espérait guère qu'elle
fût respectée par la coalition, mais puisque nolens volens il s"y
était déterminé, il regardait comme une offense la conduite du
Parlement. En termes très vifs, il reprocha à Regnaud de n'avoir
pas su défendre les droits de son fils. Regnaud était sincèrement
affligé de la tournure que prenaient les choses, car il n'avait
poussé à l'abdication que dans le ferme espoir de la régence. Il
protesta de son dévouement et s'offrit à rouvrir la discussion
devant la Chambre. Boulay et Ginoux-Defermon s'engagèrent de
même à prendre la parole pour faire reconnaître l'indivisibilité
de l'abdication. Fouché craignait qu'ils n'y réussissent; et s'ils
échouaient, restait le danger que, sous l'impulsion de la colère,
l'Empereur ne déclarât nulle son abdication et ne tentât de
reprendre le pouvoir. Il aurait pour lui une importante mi-
norité dans la Chambre, les troupes de la garnison, et toute la
population turbulente de Paris. Par les rapports de police,
Fouché connaissait les manifestations patriotiques de l'avant-
372 RFVUE DES DEUX MONDES.
veille et de la veille. Les soldats et les fédérés pouvaient passer
des cris à l'action. Des officiers avaient déclaré qu'ils iraient en
masse ce jour-là demander leur empereur à la Chambre et que
s'ils ne l'obtenaient point, « ils mettraient le feu aux quatre
coins de Paris. »
Fouché vit la nécessité de calmer l'irritation de l'Empereur
et d'endormir les passions populaires. Il était urgent que la
Chambre reconnût Napoléon II. Mais il ne fallait cependant pas
qu'elle s'engageât trop, ni surtout qu'une reconnaissance du jeune
prince sans aucune restriction entraînât, en vertu des Constitu-
tions impériales, l'établissement d'un Conseil de régence qui se
fût substitué à la Commission de gouvernement. La Chambre
devait donc reconnaître Napoléon II par une délibération de pure
forme et déclarer en même temps qu'elle entendait maintenir
en fonctions la Commission executive. Ce plan ébauché, le
duc d'Otrante l'exposa à Manuel qui se chargea de le mûrir et
d'amener la Chambre à émettre le vote souhaité par son habile
protecteur.
VI
Le débat s'engagea au milieu de la séance, vers deux heures,
à l'occasion de la formule du serment que devaient prêter les
membres du gouvernement provisoire. Dupin proposait : Je jure
obéissance aux lois et fidélité à la nation. « Avons-nous, oui ou
non un Empereur des Français? demanda Defermon. Nous
devons nous rallier aux Constitutions. Napoléon I" a signé en
vertu de ces lois. Napoléon II est donc notre souverain... Quand
on verra que nous nous prononçons en faveur du chef désigné
par nos Constitutions, on ne pourra plus dire que vous attendez
Louis XVIII ! )) Defermon touchait là le point \Tilnérable de
cette assemblée qui, tout en travaillant aveuglément depuis deux
jours au retour du roi, ne voulait pas des Bourbons. Mêlés aux
applaudissemens les cris de : Vive l'Empereur ! Vive Napoléon II I
s élevèrent de presque tous les bancs et furent répétés dans les
tribunes.
Boulay renouvela avec plus de précision l'argumentation de
Defermon, démontrant que l'abdication était indivisible et ne
pouvait être admise en partie seulement. « J'ai les yeux ouverts
en dehors de cette Assemblée, dit-il avec véhémence. Nous
LA SECONDE ABDICATION, 373
sommes entourés d'intrigans et de factieux qui voudraient faire*
déclarer le trône vacant afin d'y placer les Bourbons ! » Inter-
rompu par les cris : « Non ! Non ! Jamais ! » il reprit : « Si le
trône était censé vacant, la France ne tarderait pas à subir le mi-
sérable sort de la Pologne. Les alliés se partageraient nos pro-
vinces et ne laisseraient aux Bourbons qu'un lambeau du terri-
toire français... Je vais mettre le doigt sur la plaie. Il existe une
faction d'Orléans... On a beau m'interrompre , je parle d'après
des renseignemens certains. Cette faction entretient des intelli-
gences même avec les patriotes, mais elle est purement roya^
liste. Au reste, il est douteux que le duc d'Orléans veuille
accepter la couronne, ou, s'il l'acceptait, ce serait pour la resti-
tuer à Louis XVIIl. »
En dénonçant « le parti d'Orléans, » Boulay provoqua les
rumeurs. Gomme il le faisait entendre, la monarchie constitu-
tionnelle avec le fils de Philippe-Egalité était dans les vœux
secrets de la majorité des représentans. Mais les partisans d'Or-
léans appréhendaient tant d'obstacles de la part des Puissances,
tant de colères parmi les royalistes purs, tant d'hésitation chez
le prince lui-même, qu'ils ne voulaient pas se déclarer avant
d'avoir sondé le terrain et aplani les voies. Ils craignaient de
tout compromettre s'ils dévoilaient trop tôt leur candidat. A
l'envi, ces orléanistes honteux protestèrent contre les paroles
de Boulay par des murmures et des dénégations indignées.
Au milieu du bourdonnement, le général Mouton-Duvernet,
qui siège comme député de la Haute-Loire, crie de sa place :
— L'ennemi marche sur Paris. Proclamez Napoléon II. Les
armées seront à la disposition de la nation pour le service de
Napoléon IL
— Tous les militaires, l'Empereur et vous êtes au service de
la nation, interrompt Flaugergues.
— Je me suis mal expliqué, je reprends et je dis que la volonté
de la nation, la volonté des soldats est d'avoir un gouvernement
national et non celui de l'étranger. L'armée de la nation se rap-
pelle que sous Louis XVIII elle a été humiliée, elle se rappelle
qu'on a traité de brigandages les services qu'elle a rendus à la
patrie depuis vingt-cinq ans. Voulez-vous lui rendre tout son
courage et l'opposer avec succès à l'ennemi? Proclamez Napo-
léon II !
Garât demande le renvoi aux bureaux. Regnaud s'écrie :
374 REVUE DES DEUX MONDES.
— Veut-on ajourner la délibération jusqu'à ce que Wel-
lington soit à nos portes?
— L'ordre du jour, dit Malleville. Attendons le résultat des
r\égociations ; du reste, l'abdication de l'Empereur a été acceptée
purement et simplement.
— Vous calomniez l'Assemblée ! crie-t-on de divers côtés.
A son tour, Regnaud monte à la tribune ; il insiste pour le
vote immédiat : « La Commission de gouvernement ne peut et
ne doit agir qu'au nom de Napoléon II ; sans cela l'armée ne
sait plus à qui elle obéit ni pour qui elle verse son sang. » Inter-
rompu par des murmures et des cris, au milieu desquels on
entend : <( L'armée verse son sang pour la nation î » il reprend
. sans se laisser déconcerter : « Non seulement les soldats doivent
savoir au nom de qui on leur donne des ordres, mais les négo-
ciateurs eux-mêmes devront savoir au nom de qui ils parlent. »
Il conclut que, pour sauver la patrie, il faut proclamer Napo-
léon II séance tenante. Bigonnet objecte que les Puissances op-
poseront à la proclamation du Prince impérial cette raison pé-
remptoire qu'elles se sont armées contre la violation du traité
de Paris, traité qui exclut du trône Napoléon et sa famille.
Dupin dit que « si l'on a accepté l'abdication parce qu'on déses-
pérait que l'Empereur pût sauver la patrie, il est déraisonnable
d'attendre d'un enfant ce que l'on ne pouvait espérer d'un
héros. » Bien que la logique en soit un peu spécieuse, cet argu-
ment frappe l'assemblée, mais Dupin ayant ajouté : « C'est au
nom de la nation qu'on se battra, c'est au nom de la nation qu'on
négociera, » Bory Saint-Vincent lui crie : « Que ne proposez-
vous la République? » Interdit, Dupin quitte la tribune avec un
'geste de dénégation, murmurant le vers de Corneille :
Le pire des états est l'état populaire.
Tout l'efTet de son discours était détruit. La Révolution, même
avec ses troubles, — surtout avec ses troubles, — avait encore
des partisans dans les masses populaires. Au Parlement à qui ce-
pendant la foi et l'énergie des terroristes devait servir d'exemple
en ces jours de péril national, les souvenirs de la Convention
n'inspiraient que craintes et aversion (1).
(1) Ni dans les articles des journaux, ni dans les discours des Chambres, on ne
trouve pendant les quinze jours d'interrègne aucune motion en faveur de la Répu-
blique aucune allusion même à la possibilité d'un gouvernement républicain. Les
LA SECONDE ABDICATION. 375
On réclama le vote. L'Assemblée semblait gagnée, en grande
majorité, à la reconnaissance formelle de Napoléon II. Il était
temps que Manuel intervînt.
Jusque-là les orateurs, à quelque parti qu'ils appartinssent,
avaient parlé avec franchise et netteté; Manuel prit un autre ton.
Ce ne furent plus, selon l'expression de l'Empereur, que « des
si, des mais et des car, » des circonlocutions, des réticences, des
équivoques, des conséquences démentant les prémisses, une
obscurité cherchée, une confusion voulue. Par un miracle
d'habileté, Manuel réussit à satisfaire les bonapartistes, à flatter
les royalistes, à contenter les libéraux. Il démontra la nécessité
de reconnaître Napoléon II, et les dangers de cette reconnais-
sance. Il déclara qu'il fallait proclamer le « fils de l'Empereur
en vertu de la Constitution, et qu'il fallait cependant porter
atteinte à Constitution » pour que tel ou tel prince ne pût être
appelé à la tutelle du souverain mineur et pour laisser les inté-
rêts immédiats de la patrie aux mains « des hommes éprouvés »
(c'est-à-dire Fouché et ses dupes) à qui ils venaient d'être confiés.
Il insinua que la reconnaissance de Napoléon II, « à quoi l'on
ne pouvait se soustraire, » n'engagerait pas la Chambre au
delà de l'ouverture des négociations, car si elles étaient défavo-
rables au jeune empereur, les représentans seraient bien forcés
« de sacrifier leur vœu le plus cher aux intérêts de la patrie,
rares hommes politiques restés républicains de sentiment redoutaient le retour de
jours sanglans et pensaient que la proclamation de la République équivaudrait à
une nouvelle déclaration de guerre à l'Europe monarchique. « Il y a bien quelques
républicains dans la Chambre, écrivait le 29 juin l'architecte Philippe Héron à un
ami; mais le rétablissement de la République est impossible. Cette forme de gou-
vernement fait peur. Elle a été chez nous le prétexte de je ne sais combien
d'horreurs, » Dans la séance du 22 juin, la proposition de Dupin que la Chambre
se déclarât Assemblée nationale et la proposition de Mourgues que la Chambre
se déclarât Assemblée constituante avaient été accueillies par des murmures una-
nimes et les cris : l'ordre du jour! Et cependant une Assemblée nationale ou une
Constituante n'impliquaient pas l'établissement delà République, mais on pouvait
appréhender ce résultat. Le 28 juin, lorsque l'ex-conventionnel Gamon conjura
la Chambre de voter la constitution de 1791, il fit remarquer bien expressément
que cette Constitution voulait un roi, et que lui-même, au nom du peuple fran-
çais, demandait « un roi, un roi constitutionnel, un roi juste et bon qui fît exé-
cuter religieusement la Constitution et qui donnât à l'Europe la garantie d'une
longue paix. » Sa proposition, que d'assez nombreux députés regardèrent comme
une manifestation royaliste, fut renvoyée à la Commission de constitution.
Au reste, pour juger de l'opinion sur la République en 1815, il n'y a qu'à se
reporter à ces paroles de Manuel dans son célèbre discours du 23 juin dont il va
être parlé : « Je ne vois rien qui donne lieu de penser que le parti républicain
existe, soit dans des têtes encore dépourvues d'expérience, soit dans celles que l'ex-
périence a mûries. »
376 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours supérieurs aux intérêts d'un homme. » Il conclut, en
proposant cette délibération captieuse : « La Chambre passe à
l'ordre du jour motivé : l'* Sur ce que Napoléon II est devenu
Empereur des Français par le fait de l'abdication de Napoléon P*"
et par la force des Constitutions de l'Empire ; 2<* Sur ce que les
deux Chambres ont voulu et entendu, par leur arrêté à la date
d'hier, portant nomination d'une Commission de gouvernement,
assurer à la nation la garantie dont elle a besoin pour sa liberté
et son repos, au moyen d'une administration qui ait toute la
confiance du peuple. »
Cet équivoque ordre du jour, qui en donnant une satisfaction
apparente aux bonapartistes maintenait le pouvoir dans la main
de Fouché et laissait toute espérance aux orléanistes comme
aux bourbonistes, fut voté à la presque-unanimité. Les bona-
partistes crièrent plusieurs fois : Vive l'Empereur ! Furent-ils
dupes de leur illusoire triomphe, ou feignirent-ils de l'être?
Ainsi qu'il l'avait concerté avec Fouché, Manuel avait fait
proclamer Napoléon II pour la forme et provisoirement. 11 s'était
révélé comme un virtuose de l'escamotage.
VII
« Tout s'est très bien passé, » dit triomphalement Regnaud
en venant annoncer à l'Empereur le vote de la Chambre. Napo-
léon voyait trop clair dans le jeu des hommes pour se faire la
moindre illusion sur cet ordre du jour. Mais la sanction donnée
par les représentans à la clause de son abdication en faveur
du Prince impérial sauvait son amour-propre. C'était tout ce
qu'il voulait, car, dans l'état des choses, aggravé par l'état des
esprits, c'était tout ce que sa souveraine raison lui permettait de
vouloir. Il écouta Regnaud d'un air indifférent, et, le récit achevé,
il demanda brusquement à quoi s'occupaient les représentans.
« — Au projet de Constitution, sire. » « — Toujours le Bas-
Empire, dit l'Empereur. Ils délibèrent, les malheureux! quand
l'ennemi est aux portes. »
Déjà Napoléon avait arrêté le lieu de sa retraite. Son premier
dessein, auquel il trouvait une grandeur digne de lui, était de
se confier à l'hospitalité du peuple anglais. Mais les prières de
la princesse Hortense, les conseils de Bassano, les représen-
tations de Flahaut, qu'il ne fallait pas croire à la foi britannique,
LA SECONDE ABDICATION. 377
lui avaient fait abandonner ce projet. Il était déterminé à aller
vivre aux Etats-Unis. Bertrand, Gourgaud et, au défaut de Drouot
qui venait de recevoir le commandement des débris de la Garde
impériale, Rovigo, étaient prêts à l'y accompagner, ainsi que
son ancien secrétaire Meneval, ses chambellans Montholon et Las
Cases et ses officiers d'ordonnance Planât, Saint-Yon, Chiappe,
Résigny. Il savait qu'il y avait en rade de Rochefort deux fré-
gates, la Saale et la Méduse, en état d'appareiller. Dès le soir
du 23 juin, il fit demander au ministre de la Marine que ces
deux bâtimens ou l'un des deux fussent mis à sa disposition
pour le transporter en Amérique avec sa suite. Decrès dit qu'il
allait en référer incontinent à la Commission de gauvernement
et qu'aussitôt après avoir reçu l'autorisation il s'empresserait de
donner les ordres nécessaires. Le lendemain, l'Empereur envoya
Bertrand à Decrès pour renouveler sa demande : Decrès fit la
même réponse.
Fouché, qui dominait la Commission de gouvernement,
n'était point pressé de prendre un parti à l'égard de l'Empereur.
Il voulait, auparavant, être bien assuré que les Puissances n'exige-
raient pas que Napoléon fût confié à leur garde.
Les plénipotentiaires allaient partir. Ils avaient pour instruc-
tions écrites d'ouvrir des négociations sur les bases suivantes :
intégrité du territoire français; renonciation des alliés à tout
projet d'imposer le gouvernement des Bourbons; reconnaissance
de Napoléon II; sûreté et inviolabilité de Napoléon I" dans sa
retraite. Resté bonapartiste, Bignon, ministre intérimaire des
Affaires étrangères, avait rédigé ces instructions dans le sens le
plus favorable à l'Empereur et au Prince impérial ; elles répon-
daient d'ailleurs à la répulsion contre les Bourbons manifestée
par la grande majorité de la Chambre et au texte sinon à l'esprit
de l'ordre du jour de Manuel. Mais Fouché était sans inquiétudes.
Il savait que, pour beaucoup de raisons, cette mission ne pourrait
aboutir à la reconnaissance de Napoléon II. Et tout d'abord, il
avait pris soin de faire nommer plénipotentiaires, pour soutenir
les droits de la dynastie impériale, les hommes qui y étaient le
plus opposés. C'était La Fayette, c'était d'Argenson; c'étaient
Sébastiani, qui s'était prononcé avec violence pour l'abdication;
Pontécoulant, qui avait entraîné la Chambre des pairs contre la
proposition de régence; La Forest, enfin, élu député après avoir
été rayé, au retour de l'ile d'Elbe, de la liste des conseillers
378 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Etat (1). Quand ils quittèrent Paris, le 24 juin, ils étaient ré-
solus, d'accord avec Fouché, à s'écarter autant qu'ils le jugeraient
nécessaire des instructions du ministre Bignori. Mais où ils diffé-
raient de sentiment avec le duc d'Otrante, c'était sur l'importance
de leur mission. Fouché, lui, n'en attendait aucun résultat. Il y
avait prêté la main en exécution du vote de la Chambre et pour
endormir ses collègues de la Commission de gouvernement. Mais
il n'avait pas la naïveté de croire, comme La Fayette et les libé-
raux du Parlement, à la déclaration des Puissances que la guerre
n'était faite qu'à Napoléon, et d'en conclure, comme eux, que
l'ennemi repasserait la frontière au premier avis de l'abdication.
Le langage qu'allaient tenir les plénipotentiaires français lui sem-
blait vain, et même quelque peu ridicule, puisqu'ils prétendaient
poser des conditions alors que les circonstances leur comman-
daient d'en subir. Au reste, cette mission officielle lui importait
peu. Il s'en désintéressait. C'était par des menées occultes qu'il
comptait arriver à un dénouement plus ou moins sortable pour
le pays et, en tout cas, heureux pour lui-même.
' Napoléon croyait rester à l'Elysée jusqu'à son départ pour
Rochefort. Mais, si Fouché ne voulait point que l'Empereur s'em-
barquât prématurément, il ne voulait pas non plus le laisser à
Paris. Les manifestations populaires continuaient autour de
l'Elysée. La fallacieuse reconnaissance de Napoléon II n'avait
trompé que ceux qui voulaient bien Têtre. Jugée illusoire par la
noblesse et la bourgeoisie, qui attendaient les Bourbons, elle
n'inspirait guère plus de confiance aux soldats et aux gens du
peuple. Ils se défiaient du gouvernement provisoire, des ministres,
des Chambres, soupçonnaient mille intrigues, sentaient partout
la trahison, et voyaient déjà les Bourbons renversant le trône
fragile de cet Empereur de quatre ans. L'arrêt subit de tous les
travaux du bâtiment, et, conséquence du découragement général,
l'abandon graduel des ateliers employés aux ouvrages de défense,
avaient désœuvré une multitude d'ouvriers. Ils parcouraient Paris
en bandes nombreuses, portant des drapeaux tricolores et des
branches vertes, et criant : « Vive Napoléon II, vive l'Empereur !
Mort aux royalistes! Des armes ! » Leurs colonnes tumultueuses,
(l) Quand on apprit à l'Empereur l'objet de la mission et les noms des pléni-
potentiaires, il dit, avec plus d'ironie que d'amertume : « S'il est vrai que les
instructions données soient dans le sens de ma dynastie, il fallait choisir d'autres
hommes. Les ennemis du père ne seront jamais les amis du fils. »
LA SECONDE ABDICATION. 379
que grossissaient des soldats, des fédérés en uniforme, des offi-
ciers à la demi-solde, se succédaient sans relâche aux abords de
l'Elysée pour engager l'Empereur, par les cris et les ovations, à
reprendre le commandement. « Jamais le peuple, dit un étudiant
en droit, témoin de ces jours troublés, jamais le peuple qui paye
et qui se bat, ne lui avait montré plus d'attachement. » Napo-
léon entendait ces acclamations avec quelques tressaillemens au
cœur mais sans espérance. Il ne voulait pas se servir de si dan-
gereux auxiliaires, il ne voulait pas retremper son glaive im-
périal au feu de la guerre civile. Une députation de fédérés
ayant pénétré dans la cour de l'Elysée, Napoléon parut à une
fenêtre. « Qu'on nous donne des armes ! crièrent ces hommes,
nous soutiendrons notre Empereur !» — « Vous aurez des armes,
dit l'Empereur, mais c'est contre l'ennemi qu'il faut vous en
servir. » Quelques heures plus tard, comme il se promenait dans
le jardin, il vit accourir à lui, se jeter à ses genoux, et embrasser
les pans de son uniforme un officier qui d'un bond avait franchi
le saut de loup. Cet ardent jeune homme venait le supplier, au
nom de tous ses camarades du régiment, de se mettre à la tête
de l'armée. L'Empereur le releva en lui pinçant l'oreille avec
bonté. « Allez, dit-il. Rejoignez votre poste. »
Malgré la retenue de l'Empereur, Fouché ne laissait pas d'être
inquiet. Dès l'après-midi du 23 juin, il avait fait distribuer de
l'argent pour empêcher de crier : Vive l'Empereur! On empochait
l'argent, et cinq minutes après on criait de plus belle. Il avait
aussi donné des instructions pour que des patrouilles de garde
nationale dissipassent les rassemblemens, sans toutefois faire
usage des armes. La foule s'éloignait en grondant, puis, le dé-
tachement passé, elle revenait dans l'avenue de Marigny. Ne
pouvant arrêter ces manifestations, Fouché s'avisa d'en éloigner
l'objet. Il n'y avait qu'à engager ou à contraindre l'Empereur à
partir pour la Malmaison, Le 24 juin, le représentant Duchesne,
inspiré par Fouché, demanda en séance que « l'ex-empereur fût
invité au nom de la patrie, à quitter la capitale où sa présence
ne pouvait plus être qu'un prétexte de trouble et une occasion de
danger public. » Aussitôt, le duc d'Otrante chargea Davout d'aller
voir l'Empereur pour l'engager à se retirer à la Malmaison. En
arrivant dans la cour de l'Elysée, Davout y vit un grand nombre
d'officiers, « qui faisaient étalage, dit-il, de leurs beaux senti-
mens et de leur inutile jactance. » Il les apostropha durement,
380 REVUE DES DEUX MONDES.
leur représentant qu'il était « indigne de leur uniforme de rester
là, oisifs et loin du danger. » Gomme si ce n'était pas précisé-
ment à l'Elysée, et non au ministère de la Guerre, que se trouvait
l'homme qui pouvait encore mener les soldats français au péril
des batailles ! La vue de Davout, à qui il en voulait de l'avoir si
vite et si facilement abandonné, ranima l'irritation de l'Empe-
reur. S'il ne lui fit pas, peut-être, de reproches directs, il ful-
mina contre les députés, les pairs, les ministres, les membres du
gouvernement provisoire, — les cinq empereurs, comme il les
appelait, — enveloppant implicitement le prince d'Eckmûhl dans
le même blâme et le même mépris. « Vous entendez ces cris!
dit-il. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple, qui a
l'instinct des vraies nécessités de la patrie, j'en aurais bientôt fini
avec tous ces gens qui n'ont eu du courage contre moi que quand
ils m'ont vu sans défense !... On veut que je parte, cela ne me coû-
tera pas plus que le reste. » Ces deux hommes, si longtemps com-
pagnons d'armes et rayonnant d'une gloire commune, sentaient
l'un comme l'autre, qu'ils se voyaient pour la dernière fois. Ils
se quittèrent sans un serrement de main, sans une effusion de
cœur. Napoléon encore vibrant de colère, Davout impassible et
glacial.:
Au moment du dîner, l'Empereur dit à la princesse Hortense :
« Je veux me retirer à la Malmaison. C'est à vous. Voulez-vous
m'y donner l'hospitalité? » Hortense partit le soir même afin
de tout disposer de son mieux pour le séjour de l'Empereur.
Mais Fouché, paraît-il, ignorait ce départ, et dans sa défiance
d'homme accoutumé à biaiser, il soupçonnait Napoléon de ne
point vouloir tenir l'engagement pris avec Davout. Il chercha à
l'intimider. Dans la nuit du 24 au 25 juin, il fit avec grand bruit
doubler les postes de l'Elysée, sous prétexte d'un coup de main
projeté par des royalistes. Le fourbe en fut pour ses frais d'in-
vention. Les officiers de service à l'Elysée ne s'émurent ni de la
mesure ni de l'avis; ils n'en parlèrent même pas à l'Empereur. En
dernière ressource, Fouché et ses collègues du gouvernement pro-
visoire firent agir Carnot. Le 25 juin, de bon matin, celui-ci se
présenta à l'Elysée. L'Empereur le reçut avec amitié, et, sans
discuter ni récriminer, il l'assura qu'il partirait le jour même. Au
".ours de l'entretien, qui se prolongea et fut très cordial, il lui de-
manda conseil sur le lieu de sa retraité définitive. « N'allez pas
en Angleterre, dit Carnot. Vous y avez excité trop de haine,
LA SECONDE ABDICATION. 381
VOUS seriez insulté par les boxeurs. N'hésitez pas à passer en
Amérique. De là, vous ferez encore trembler vos ennemis. S'il
faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre
présence dans un pays libre soutiendra l'opinion nationale. »
L'Empereur avait donné les ordres de départ pour midi. Il y
eut des indiscrétions de la livrée. Dès onze heures, la foule se
massa dans la rue du faubourg Saint-Honoré, criant à pleine
gorge : « Vive l'Empereur! Vive l'Empereur! Ne nous abandonnez
pas! «Trop ému pour affronter ces acclamations, et appréhendant
peut-être qu'une chère violence ne le retînt dans le palais au mé-
pris de sa promesse à Carnot, Napoléon fit sortir les carrosses
avec ses aides de camp et l'escorte par la grande porte de l'Elysée;
lui-même gagna à pied la petite porte du jardin où stationnait
la voiture de ville de Bertrand; il y monta avec celui-ci et ne
reprit son carrosse que passé la barrière de Ghaillot.
La nouvelle fut apportée à Fouché comme il présidait la Com-
mission de gouvernement. Il resta encore en défiance. La Malmai-
son n'était pas, après tout, si éloignée de Paris, et l'on pouvait
craindre quelque démarche de généraux, de groupes d'officiers,
susceptible d'entraîner l'Empereur. Pour plus de sûreté, Fouché
fit, séance tenante, décider par la Commission que le général
Becker, député du Puy-de-Dôme, recevrait le commandement de
la garde de Napoléon à la Malmaison. Becker était en disgrâce
depuis 1810 pour la liberté de ses opinions : c'est pourquoi
Fouché l'avait désigné ; mais ce brave soldat, peu empressé de
remplir ce rôle équivoque, accourut aussitôt chez Davout, le
priant avec insistance d'en charger un autre officier général. Le
ministre réitéra l'ordre au nom de la Commission executive.
Becker dut partir dans la soirée pour la Malmaison. Ses instruc-
tions portaient : « L'honneur de la France commande de veiller
à la conservation de l'empereur Napoléon. L'intérêt de la patrie
exige qu'on empêche les malveillans de se servir de son nom
pour exciter des troubles. » Il n'était pas besoin de lire beau-
coup entre les lignes pour comprendre que Fouché entendait
qu'à la Malmaison Napoléon fût prisonnier. Et, dans la pensée
secrète du duc d'Otrante, ee prisonnier était aussi un otage.
Henry Houssayf,
POÉSIES
AVRIL
0 ma vie! il n'est rien dans les villes du monde
Que ne puisse t'offrir la beauté de ce soir!
Paris, avant la nuit, se regarde au miroir
Du fleuve, — et quand le pont s'ouvre en arche profonde
La Seine rose y fait un bruit étrange et noir.
Je longerai longtemps le quai crépusculaire,
Car rien ne m'émeut plus que cette heure et ces lieux;
Ils dorment dans mon âme et vivent dans mes yeux!
Toute rumeur a fui la berge solitaire,
Et les passans tardifs seront silencieux.
J'aime ce fleuve étroit, et sa courbe imprécise.
Et les vieux monumens reflétés dans ses eaux,
Mieux qu'Amsterdam, luisante au cœur de ses canaux,
Que l'opale irisée où je revois Venise;
Plus que le bord des mers ces quais me semblent beaux
Tout près, le vieux jardin régulier et tranquille,
Allonge sa terrasse aux arbres reverdis...
Que de fois, accoudée aux balustres tiédis.
J'ai regardé bouger le reflet de la ville.
Quand les bruits des bateaux lointains sont assourdis!
C'est la même fraîcheur de ce nouveau feuillage,
La même acidité d'avril et du vent vert,
Le même charme obscur de ce jardin désert;
J'y songe au même instant, j'ai le même visage,
Et j'y respire encore un narcisse enlr'ouvert.
POÉSIES. 383
J'ai dû vivre cette heure et son amère ivresse;
Je retrouve le goût de l'air soudain glacé,
Le frisson du soir brusque et du soleil baissé,
Et, dans ce flot transi qui passe avec paresse,
Mes yeux pourraient revoir les yeux de mon passé.
J'entends le même écho, la même voix peut-être;
L'or d'un couchant pareil aux toits du Louvre luit.
Ai-je cru le temps mort comme on sait que l'eau fuit?
Quelque chose est en moi qui germe et va renaître,
Puisque tout recommence et que rien ne finit.
APPARITION
D'un petit pas glissant au parquet qui miroite
Ou plus lent, sur la laine en fleur des longs tapis,
Vous avancez, lascive et lasse, et chaude et moite,
Crispant vos doigts aigus, simiesque Balkisl
Entrez. Je reconnais vos grâces étrangères :
Malice langoureuse, œil trop grand, nez qui bat,
Buste étroit balancé sur les jambes légères...
Vous êtes bien ce soir la reine de Saba.
Je vous connais, ô parfumée, ô belle, ô sombre!
Qui, dans vos brunes mains, m'apportez tant de maux
Qu'ils courberaient, plus lourds que des trésors sans nombre.
Vos esclaves, vos onagres et vos chameaux.
Je vous connais. Je sais tout ce qui se dérobe
Sous Fétoft'e et sous l'or des joyaux suspendus,
Et je vois piétiner sous la traînante robe
Vos petits pieds de bouc fantasques et fendus.
Mais, comme à Salomon jadis vous apportâtes
Les plus mystérieux et les plus purs parfums,
Vous venez pour m'offrir d'étranges aromates
Dans la troublante odeur de vos cheveux si bruns.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la coupe des seins doublement renversée,
Dans les flacons égaux de vos bras onduleux,
Les baumes différens de la chair nuancée
Et l'ondoyant sachet d'un corps voluptueux;
Et ce souffle lointain, salin et balsamique,
Haleine maléfique ou philtre ardent et frais,
Qui semble avoir passé sur la mer arabique
Pour enivrer mon rêve et ravir mes secrets I
REFUS
Va, pars. Je ne veux rien du bonheur vil des hommes.
Qu'ai-je besoin d'avoir un enclos plein de pommes,
Sous des mains pleines d'or, un cœur plein de souci,
D'inutiles désirs et de colère aussi.
Un front barré d'orgueil, un esprit lourd d'envie ?
Pourquoi ? N'ai-je donc pas à moi toute la vie
Et le soleil et l'ombre avec la terre et l'eau?
Mon corps n'est-il pas jeune et mon visage beau ?
N'ai-je pas tout l'amour et toute la jeunesse?
Pourquoi me parles-tu de gloire et de richesse ?
Les heures en collier orneront ma beauté.
Ainsi, que les saisons, de leur diversité
Changent à l'infini la parure du monde.
Pars seul. Ecoute en toi l'ambition qui gronde.
Travaille, lutte et crie, et crois-toi libre et fort;
Sans regarder la vie et sans croire à la mort,
Cours, vers l'espoir humain des choses incertaines !
... Moi, je verrai le soir assombrir les fontaines
Avec des yeux emplis de sagesse et d'amour ;
J'accueillerai la nuit sans regretter le jour,
Etant sûre d'avoir toujours toutes les choses
Dans ma tombe allongée, où fleuriront les roses.
STANCES
Qu'êtes-vous devenue, enfant songeuse et triste
Aux sombres yeux?
Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste,
Rêves ou jeux?
POÉSIES. 385
Qu'êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre
Au cœur pensif?
Dans quel étroit tombeau repose votre cendre,
Corps grêle et vif?
Vous êtes morte au fond de moi, vous êtes morte.
Petite enfant !
C'est moi qui vous abrite, et moi qui vous emporte,
Tout en vivant.
Ah ! vous aviez si peur de cette ombre lointaine
Que fait la mort,
Et l'écartiez déjà d'une main incertaine.
Tremblant très fort.
Vous étiez douce et caressante et souvent sage;
Je vous revois,
Mais les yeux clos, car je n'ai plus votre visage,
Ni votre voix.
Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie,
Jusqu'à ce jour
Où, de l'espoir qu'on rêve au regret qu'on oublie.
Tristesse, amour,
Je ne serai plus rien dans la nuit sûre et noire
Qu'un poids léger,
Et pourrai sans reflet, sans ombre, et sans mémoire,
Ne plus changer.
SOUHAIT
Avoir une maison tranquille et solitaire
Qui serait loin de tous dans un jardin en fleur.
Et là, pouvoir t'attendre, ô si chère à mon cœur,
T' attendre en respirant les parfums de la terre,
0 sombre amie, ô Mort! toi qui m'as fait si peur!
TOUE XIII. — 1903. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur le sol carrelé des salles surannées
L'arrosoir balancé ferait un frais dessin;
La pêche à l'espalier mûrirait comme un sein;
Et moi je sentirais s'alourdir les années,
Comme à la branche pend la grappe d'un essaim.
Ma fenêtre ouvrirait sur la pelouse herbeuse
Pour écouter le bruit des faulx dans la chaleur;
Ainsi je pourrai mieux, toi si chère à mon cœur.
Tout en rangeant les fruits dans la faïence creuse,
Entendre que tu viens remplacer le faucheur.
Or, ayant préparé sur la table abondante
Auprès des flacons clairs le lumineux raisin
Et les rayons de miel, et le lait, et le pain,
Je t'attendrai dans la demeure où, prévoyante,
J'aurai tout disposé pour la soif et la faim.
Et je pourrai te dire : « Entre, ô toi, bienvenue,
Qui viens avec le soir et la sombre fraîcheur;
0 si chère, ô si douce ! et qui m'as fait si peur I
Tu le vois, tout est prêt, et je suis pâle et nue,
• Tu pourras me faucher comme une grande fleur.
Je suis lasse. Prends-moi pour les noires paresses
De l'ombre étroite et longue et du repos sans fin.
Mais, ô toi que jamais nul n'attendit en vain,
Il faut que de longs jours dans ma maison tu laisses
Mon enfant radieux, près des fruits et du vin ! »
L'AUTOMNE
1
C'est toi, Septembre, ami des rêves et des ombres.
Qui reviens alanguir mon cœur toujours plus las;
Et, parmi la douceur de tes soirs déjà sombres,
L'automne aux talons d'or assourdira ses pas.
POÉSIES. 387
Te voici donc encor, beau mois'de^ iiiicrë et d'ambre,
Qui dans l'air tiède étends ton voile nébuleux
Et poses sur les eaux et la terre, ô Septembre!
Pâles et transparens, tes doigts jaunes et bleus.
Tu portes dans tes mains comme de belles armes
Des glaïeuls enflammés en haute floraison,
Et je ne revois pas sans ivresse et sans larmes
Tes pieds aériens entrer dans ma maison.
De tous les souvenirs de ma lente jeunesse,
Tendres, légers, ou lourds d'anciennes douleurs,
Tu viendras délier le charme et la tristesse,
Quand sur mes genoux joints tu poseras ces fleurs.
Ami! n'en garde qu'une, acérée et brûlante,
Pour la jeter, lorsque le soir est rouge encor,
De l'arc de ce grand pont, comme une flèche ardente,
Dans le long fleuve impur qui s'étire et s'endort.
II
Ma jeunesse est liée à ce fleuve, à la pierre
Des hautains monumens, des maisons et des quais,
Aux arbres, aux jardins, à cette ville entière
Qui m'a donné ce que ne me rendront jamais
Les plus belles cités dont se pare la terre.
Que les soirs de Paris sont beaux! du haut des pontî
Lorsque l'ombre descend sur la Seine endormie,
Et qu'elle semble avoir fermé des yeux profonds
Sous les arches qui sont ses paupières sans vie;
Quand la nuit qui s'allume y tremble en feux si longsl
Je sais qu'elle n'a pas de nymphe transparente.
Qu'elle coule sans hâte et sans limpidité,
Sans cacher sous son onde une sirène errante;
Mais j'aime son mystère, et son impureté,
Et son nom dénoué qui sinue et serpente.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Tant d'ors décomposés ont verdi dans ses eaux!
Crépuscules éteints en torches submergées;
Jours clairs, où les rayons ont bordé de roseaux
Roses et irréels, ses berges ombragées;
Matins qui font songer à des couchans plus beaux I
L'hiver qui la transit la fait neuve et morose,
Et l'ondoyant été pâlit ses soirs brumeux;
Mais si le printemps nu Teffleure d'un pied rose,
Octobre y jettera ses fruits miraculeux
Et la corolle en sang de sa dernière rose.
III
Automne I je te vois ; aux balcons ajourés
Dont le relief fleurit les façades du Louvre .
Tu rêves, et tu tiens entre tes doigts dorés
Une fleur de métal qui paraît vivre, et s'ouvre,
Et hausse jusqu'à toi ses feuillages cuivrés.
Sur ta tête éphémère et pourtant éternelle,
Le grand ciel nuageux suspend de noirs raisins.
Comme un bois jaunissant ta robe est triste et belle,
Ta chevelure tombe en grappes sur tes seins ;
Et tu descends vers l'eau, tu te penches sur elle.
La pourpre des forêts qui rougit ton orteil.
Trempe-la, belle Automne, en l'onde taciturne
Du fleuve qui, ce soir, au vieux Styx est pareil
Et, debout dans les plis de ton manteau nocturne,
Tends à quelque passeur l'obole du soleil !
LA NAVIGATION AÉRIENNE
CATASTROPHES ET PROGRÈS
I
Quoi que puisse dire Aristophane clans la plus admirable de
ses comédies, jamais les oiseaux n'ont été jaloux des hommes.
Ce sont, au contraire, les lourds bipèdes condamnés à se mou-
voir à la surface du globe qui, toujours, ont été jaloux des
hôtes emplumés du firmament. L'exclamation : Des ailes! des
ailes! que le poète met dans la bouche d'un des deux fondateurs
de la « Ville des nuages et des coucous » est bien l'expression
de la plus sublime ambition de l'être que notre Lamartine a eu
raison d'appeler « un dieu tombé qui se souvient des cieux. »
Le 13 octobre 1902, au moment où le baron Ottocar de Bradsky
était trahi par les fils fragiles sur lesquels il comptait pour em-
pêcher sa nacelle d'obéir à la force impitoyable qui se nomme la
pesanteur, la Nouvelle Presse libre de Vienne publiait un article
dû à la plume de l'intrépide et malheureux inventeur. Avant
d'exposer des théories aéronautiques dont il n'est pas utile de
discuter la valeur, et de décrire le dirigeable auquel il avait
confié sa fortune, M. de Bradsky donnait les raisons qui, d'un
gentilhomme n'étant ni savant, ni aéronaute, avaient fait le con-
structeur d'un aérostat automobile.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
« C'est par le sport, s'écrie-t-il, c'est par le sport que j'ai été
conduit à consacrer mes capitaux, ma vie, à la navigation
aérienne. J'ai commencé à me faire connaître comme écuyer et,
dans le salon de mon château, j'ai suspendu bien des fois le prix
de grandes luttes sportives. Mais, qu'il soit à cheval, à bicyclette
ou en automobile, jamais le coureur ne cherche à réaliser autre
chose que le mouvement le plus libre et le plus rapide qu'on
puisse atteindre. Quel mouvement plus libre et plus rapide que
le vol des oiseaux? Que peut rêver de plus impétueux l'ima-
gination vagabonde? Il ne me restait donc plus qu'à m'arracher
du sol et à faire de l'air le théâtre de mes exploits ! » Belles pa-
roles qui, à l'heure fatidique oii on les admirait dans la capitale
de l'empire d'Autriche, provoquaient la plus cruelle des cata-
strophes en vue de nos remparts. Comment n'auraient-elles point
séduit l'esprit impressionnable et ardent de Paul Morin, l'habile
électricien, le compagnon de gloire de l'intrépide et malheureux
inventeur ?
Dans la séance du 2 octobre de l' Aéro-Club, nous avons
proposé à nos collègues de consacrer l'ascension qu'ils organi-
saient à l'observation de l'éclipsé de soleil qui devait avoir lieu
le dernier jour du mois. Cette proposition fut immédiatement
acceptée par des jeunes gens enthousiastes pour les progrès
d'une science si française et que le sport a conduits, comme
M. de Bradsky, à se faire aéronautes.
L'éclipsé en question devait être très courte. A Paris, elle
ne devait durer que neuf minutes. Lors de la sortie de la lune,
le disque du soleil allait être encore presque tangent à l'horizon.
Dans de pareilles conditions, les observations devaient être im-
possibles à la surface de la terre, même avec les lunettes excel-
lentes que l'on possède dans nos grands établissemens astro-
nomiques. Ni M. Janssen à Meudon, ni M. Lœwy à Paris,
n'avaient fait de préparatifs qui auraient été forcément inutiles.
A Greenwich, on avait dû s'abstenir de même, et le Nautical
Almanac ne donnait que des nombres incomplets pour les sta-
tions anglaises.
Déjà, sous les auspices de M. Janssen, le Club a fait exécuter
avec ses ballons plusieurs ascensions astronomiques. Il m'a semblé
qu'il y avait lieu de faire un nouvel effort. Les ballons ont cer-
tainement fait quelques progrès depuis qu'ils ont servi dans la
guerre, et leur emploi pendant le siège de Paris a été le com-
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 391
mencement d'une véritable renaissance. Mais que sont ces pas
en avant auprès de ceux qui se succéderaient, si nous étions
assez heureux pour rapporter une photographie d'éclipsé obtenue
à bord d'un aérostat en cours de route ?
Morin avait été un des premiers à se faire inscrire, et faisait
par conséquent partie de l'équipage de l'Aéro-Club qui devait
réaliser ce haut fait d'astronomie aéronautique.
Pour guider cet aérostat, on avait désigné un des pilotes offi-
ciels du Club, un des plus habiles collègues des comtes de la
Vaulx et de Saint-Victor, qui se sont acquis, en si peu de temps,
une réputation universelle par tant d'expéditions mémorables.
De mon côté, je me mis à étudier de plus près les appareils que
je voulais emporter. On exécuta sous mes yeux une épreuve du
soleil avec la chambre noire qui m'était destinée. Je constatai à
mon amer désappointement que le diamètre du disque solaire
n'avait pas beaucoup plus d'un millimètre sur le plus grand
cliché que l'on pût obtenir d'un fort joli paysage céleste. Gom-
ment soumettre un cercle d'un rayon si minime à un grossis-
sement suffisant pour faire apparaître sur sa circonférence une
toute petite échancrure que l'œil le plus exercé confondrait avec
une bavure, une granulation quelconque? Désespéré, je déclarai
que je renonçais à l'expérience et que l'ascension projetée n'au-
rait pas lieu. Pourquoi ai-je eu tant de scrupules? Pourquoi me
suis-je tant occupé du succès immédiat? Est-ce que je ne sais
pas, par expérience, que ce ne sont jamais les aéronautes qui
ont le droit de s'écrier comme César : vem, vidi, vici... C'est de
nous que l'on peut dire que notre faible génie est une longue
patience. Les circonstances atmosphériques sont si variées, si
instables; les forces qui dominent dans l'océan invisible sont si
prodigieuses que, comme Pierre le Grand dans sa lutte contre
Charles XII, nous ne pouvons arracher la victoire qu'à force de
défaites successives.
Certes, les périls de l'air sont grands, et les plus habiles
pilotes, comme le capitaine von Siegsfeld, un des inventeurs du
ballon cerf-volant, peuvent être surpris par la tempête dans des
circonstances où la mort est inévitable. Moi-même, j'ai éprouvé,
plus d'une fois, des accidens dans lesquels il semblait que j'al-
lais périr. Mais ces épisodes n'ont point refroidi mon zèle. L'âge
a ajouté un sac de lest au poids de mon corps sans diminuer
l'ardeur de mon âme, et ma devise est toujours : Excelsior!
392 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois, lorsque je songe à tous les amis que j'ai succes-
sivement perdus parce qu'ils sont morts martyrs d'un élan irré-
sistible, lorsque je pense au brave Gower, à l'intrépide Eloi, aux
deux vaillans Lhoste et Mangot, à l'aventureux Sivel et à son
inséparable Grocé-Spinelli, à l'héroïque Andrée, à l'étudiant
Strindberg et à l'ingénieur Franckel, ses chevaleresques com-
pagnons, je me sens pris d'une sorte de tremblement intérieur.
Je me dis que je n'aurais pas dû renoncer si facilement à l'expé-
dition à laquelle Paul Morin devait prendre part.
Mais la froide raison m'apprend que la prévision de cette
tentative ne l'aurait pas détourné de celle qui devait faire couler
tant de larmes d'une épouse et d'une fille, mêlant leurs pleurs
à celles d'une noble étrangère dont l'enfant ne connaîtra jamais
les caresses d'un père...
A peine avais-je renoncé à l'expédition aérienne que
M. Bordé, vice-président de l'Aéronautique-Club , me rappela
qu'à l'occasion de l'Exposition de 1900, le ministre de la Guerre
avait institué un concours pour la construction d'un télé-
objectif.
Il fallait qu'à l'aide de cet appareil on pût obtenir, à 8 kilo-
mètres de distance, une épreuve photographique sur laquelle un
homme aurait 0,12 millimètres de hauteur et 0,04 de largeur.
Ce sont les dimensions nécessaires, à ce qu'il paraît, pour qu'en
restant hors de portée du canon, les aéronautes militaires rap-
portent un cliché sur lequel on puisse compter les hommes,
les chevaux, les pièces, et deviner tous les détails de la batterie
lointaine que l'on a visée. Il faut interpréter l'épreuve rien qu'à
l'œil nu. Il ne serait pas prudent de compter sur un grossisse-
ment ultérieur.
M. Bordé m'apprit de plus que ce problème avait été résolu
d'une façon brillante, que le prix avait été décerné, et il me
montra le rapport du capitaine Houdaille que vient de publier la
Revue du génie înilitaire. Naturellement de si bonnes nouvelles
exaltèrent mon enthousiasme, surtout quand je vis que la seule
difficulté pour obtenir une image parfaite est d'avoir assez de
lumière. « Nous n'en manquerons pas, m'écriai-je, puisqu'il
s'agit de photographier le soleil ! Nous n'aurons qu'à mettre de-
vant l'objectif un verre jaune pour ne pas voiler la plaque, in-
staller un chercheur avec un verre noir pour ménager l'œil du
photographe et diminuer le temps de la pose, qui est bien lente.
LÀ NAVIGATION AÉRIENNE. 393
Elle est d'un cinq-centième de seconde : nous la restreindrons,
j'en suis certain, à un cinq-millième ! »
Tout semblait marcher admirablement. L'appareil ainsi dis-
posé n'avait qu'une longueur de 60 centimètres. Il pesait 5 à
6 kilos seulement. Il était parfaitement maniable et garni d'une
douzaine de plaques extra-sensibles de dimensions suffisantes.
Nous tenions entre nos mains un soleil n'ayant pas moins d'un
centimètre et demi de diamètre et supportant un développement
notable.
Nous nous occupâmes donc avec ardeur de nos préparatifs de
départ. M. Saunière, président de l'Aéronautique-Club, devait
piloter notre aérostat.
Malheureusement, nous avons été mis en déroute dans la
nuit du 30 au 31 octobre par les nuages dont nous nous imagi-
nions triompher facilement. Nous avons recueilli une nouvelle
preuve de la fragilité des combinaisons aérostatiques lorsqu'on
n'accumule pas toutes les ressources de la science, du gaz
hydrogène, un hangar pour le gonflement, et des études préa-
lables sur le maniement des instrumens scientifiques dont on va
se servir.
L'usage des ballons-sondes date de plus de dix ans : c'est le
4 août 1892 que MM. Hermite et Besançon ont eu l'honneur de
lancer leur premier aérostat explorateur, à l'usine à gaz de
Noisy-le-Sec. Des savans tels que MM. Assmann, Berson, Siiring
se sont attachés à cette spécialité. On a établi un comité inter-
national duquel font partie, pour la France, MM. Bouquet de la
Grye, Mascart, Violle et Cailletet. M. Teisserenc de Bort a fondé
un établissement spécial près de Trappes; il en a organisé un
autre à Viborg, en Danemark. Un observatoire aéronautique a
été établi à Tegel, par le gouvernement allemand. Mais que de
peines, que de soins ont été nécessaires ! Trois congrès inter-
nationaux ont été tenus à Strasbourg, à Paris et à Berlin, à pro-
pos d'une question qui paraît aussi simple. Cependant, c'est
seulement depuis moins d'un an que les lancers mensuels ont
pris une forme définitive, que les ballons-sondes parviennent
quelquefois à des hauteurs voisines de 20 000 mètres, que les as-
censions libres nécessaires à l'interprétation des tracés exécutés
par les enregistreurs ont atteint dans une même ville (Berlin),
pendant trois mois consécutifs, des altitudes de 5 à 6 kilomètres.
C'est pour la première fois dans l'expérience mensuelle d'oc-
394 REVUE DES DEUX MONDES.
tobre que M. Gilles Valentin, du bureau météorologique de
Vienne, s'est élevé jusqu'à l'altitude de près de 7 kilomètres,
avec un ballon de 1200 mètres.
Notre désappointement a été très vif, lorsque, après avoir
franchi une première couche flottant de 800 à 1 000 mètres au-
dessus de l'usine à gaz de Rueil, nous avons aperçu les falaises
nuageuses qu'il nous fallait franchir avant de tourner notre ob-
jectif vers le soleil.
La situation était d'autant plus désespérante et désespérée
que nous étions partis en retard, à cause des difficultés imprévues
qu'avait offertes le gonflement. Le 30 au soir, on avait étalé, sur
le sol de la cour des gazomètres, l'étoffe disposée en cercle au-
dessous de son filet et recouvrant complètement une manche en
toile amenant le gaz léger d'un gazomètre spécialement destiné
à l'usage des aéronautes partant de cette usine. Tout était disposé
habilement pour que rien n'entravât l'arrivée de l'hydrogène
carboné. Mais il était tombé une pluie intense. Le filet s'était
gorgé d'eau et, par conséquent, ratatiné d'une façon déplorable.
Il aurait été complètement impossible d'y faire entrer l'étoffe, si
l'on ne s'était résigné à former un pli détruisant sa régularité,
diminuant sa capacité, et augmentant sa tendance aux mouve-
mens giratoires.
Non seulement notre matériel était lourd, mais nous arri-
vions bien tard au pied d'un mur formidable de nuées ayant
une épaisseur tout à fait inusitée. Pour arriver à l'heure dans les
régions lointaines où les doigts de rose de l'Aurore nous rappe-
laient de plus en plus que l'éclipsé n'attend personne, nous
n'avions qu'une ressource : jeter, sac sur sac, tout ce que nous
avions de lest. Mais si, par impossible, nous avions réussi à
atteindre la zone choisie pour l'observation, nous serions arrivés
en tourbillonnant dans tous les sens. Il aurait été absolument
impossible d'exécuter une visée correcte et sérieuse. Dans ces
circonstances, je crus devoir modérer l'ardeur de mes compa-
gnons et leur demander de regagner le voisinage de la terre. Là
nous attendait, maigre compensation cependant, une des ascen-
sions les plus heureuses et les plus intéressantes que j'aie
exécutées dans toute ma carrière.
Je pensais que nous rapporterions, au moins, une fiche de
consolation, un cliché du soleil non éclipsé pris à bord d'une
nacelle avec un appareil téléphotographique d'un grossissement
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 393
de plus de cinq diamètres. Mais cette modeste espérance ne
devait pas se réaliser.
Vainement nous sommes remontés à deux reprises à 1 100 ou
1 200 mètres afin de profiter d'une éclaircie, nous n'avons rapporté
à terre que la photographie des nuages qui ont arrêté notre essor
et le meilleur souvenir des habitans d'un hameau voisin de
Chartres où nous avons organisé notre descente au guide-
rope.
II
La catastrophe du 13 octobre 1902 a inspiré à un auteur
anonyme une pièce de vers insérée dans le numéro de novembre
de VAéronaute viennois. Le poète nous présente un inventeur
en train de préparer son dirigeable. La Reine des airs apparaît;
elle interpelle l'audacieux. Elle l'avertit que l'Eternel lui a donné
l'empire de l'Océan atmosphérique. L'aéronaute s'indigne qu'une
divinité jalouse songe à lui interdire l'accès de la région des
nuages. Oubliant la chute d'Icare, il invoque l'exemple de Dédale.
La reine se montre accommodante ; elle lui fait une proposition
fort acceptable : elle le laissera librement pénétrer dans son
domaine, pourvu qu'il consente à la laisser guider ses pas, et
qu'il s'en fie aveuglément à elle pour le choix de sa route. L'in-
venteur ne veut rien entendre; il repousse cette proposition
comme ignominieuse. Dans un accès d'orgueil, il déclare auda-
cieusement qu'il prétend régner en souverain absolu sur l'air;
il doit être le maître, le seul maître là-haut comme ici-bas. En
même temps il jette à tour de bras son sable, et à corps perdu
il lance son aérostat dans l'espace !
C'est ainsi que sont partis, hélas ! le célèbre Brésilien Severo
et son mécanicien, dans leur expérience tragique du 12 mai.
Cet élan a été la cause première, la seule peut-être, de leur
naufrage. En effet, toutes les imperfections d'un dirigeable con-
spirent en quelque sorte pour perdre le capitaine qui s'éloigne
trop vite de la terre
En indiquant, comme il le fait, par un mot énergique la
gravité de l'erreur commise par son héros, le poète autrichien
met en évidence d'une façon éloquente la terrible leçon de choses
que les amis de la navigation aérienne ont reçue dans cette cir-
396 REVUE DES DEUX MONDES.
constance lamentable. Le plus digne hommage que l'on puisse
rendre à la mémoire des intrépides qui ont succombé dans la
grande lutte pour la conquête de l'air n'est-il point de faire en
sorte que leur sacrifice ne soit point inutile? En opérant ainsi,
ne les associe-t-on pas aux triomphes de ceux qui, s'ils ne peu-
vent être plus braves, seront plus habiles et plus prudens parce
qu'ils tireront parti des fautes de leurs prédécesseurs? Si d'autres
inventeurs d'automobiles volans parviennent à évoluer avec suc-
cès au-dessus de Paris, pendant ou après l'exposition qui s'est
ouverte au Grand-Palais le 10 décembre, ne serait-ce point parce
que les catastrophes de leurs aînés leur ont servi de leçon et
d'exemple ?
Aussitôt que la Reine des airs voit le dirigeable s'envoler, elle
fait un signe et déchaîne la tempête. Le navire aérien chavire,
il tombe à terre devant les hommes frappés de stupeur. La
nacelle se brise au milieu d'un tourbillon de flammes. L'aéro-
naute respire encore. Avant de rendre son âme à Dieu, il a la
force de prononcer des paroles dignes du Prométhée d'Eschyle
lorsqu'il prend l'éther et la terre à témoin de l'injustice des tor-
tures que lui fait subir Jupiter !
Loin d'imiter l'aéronaute que chante le poète anonyme,
nous ne cachons point que nous aurions signé avec joie le
traité d'alliance que proposait la Reine des airs. Que de choses à
admirer dans son empire sans lui désobéir !
Depuis une quarantaine d'années, j'ai fait un assez grand
nombre de voyages aériens pour qu'il ne me soit pas possible de
savoir au juste combien de fois je me suis fait véhiculer par le
gaz. Jamais je n'ai fait deux ascensions qui se ressemblent. Il ne
m'a jamais été possible de deviner ce qui m'arriverait, mais pres-
que aucun des projets d'expériences que j'avais formulés en quit-
tant la terre n'a reçu un commencement d'exécution qu'après
plusieurs tentatives. Jamais, non plus, je n'ai parcouru une
étape dans le pays des nuages sans revenir plus instruit, mieux
portant, meilleur peut-être que je n'étais parti. Ce qui, cepen-
dant, ne m'a jamais préoccupé, c'est de savoir dans quel point
du globe je descendrais. Il faut en excepter mon ascension du
Siège où j'étais parti de jour afin d'y voir clair et de ne point
tomber dans un camp allemand. A part cette circonstance excep-
tionnelle, tout ce que j'ai demandé à Eole, c'est de ne pas m'en-
voyer dans l'empire de Neptune ! -
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 397
Instruit aujourd'hui par les nombreuses expériences dont j'ai
lu le récit et par la descente que j'ai exécutée, il y a une quinzaine
d'années, dans la baie de Portsmouth, profitant en outre des évo-
lutions auxquelles je me suis livré avec un guide-rope au-dessus
de la forêt de Fontainebleau pour montrer au malheureux
Strindherg la nature des précautions que devait prendre le chef
de l'expédition polaire, je serais maintenant moins timide.
Armé d'une simple corde traînante, d'un cône-ancre, d'un
bout de vergue et d'un morceau de toile à voile, je ne cherche-
rais point à traverser l'Atlantique; mais il me semble que je
saurais profiter du vent régnant pour atteindre une île provi-
dentielle, sur la Baltique, le golfe du Mexique ou la Méditer-
ranée; je suis persuadé que je parviendrais à débarquer sur une
côte amie, que j'atteindrais au moins le sillage de quelq-ue
steamer qui ne me refuserait certainement pas l'hospitalité à
son bord.
Les spectacles qui se déroulent devant l'œil étonné du voya-
geur aérien sont d'une nature si sublime et si attrayante que
son esprit cesse, malgré lui, de s'intéresser à ce qui se passe à
la surface de la terre, au-dessus de laquelle il plane, poussé par
une force invisible.
Les ascensions aérostatiques permettent de se livrer à ce
qu'on peut appeler la chasse aux idées ; c'est là que l'on rencontre
les plus brillantes inspirations. Pourquoi, quelcpie grand qu'il
ait été déjà, Victor Hugo n'a-t-il point écouté les conseils des
aéronautes qui voulaient l'entraîner dans le ciel? Il serait cer-
tainement descendu de l'aérostat qui aurait eu la gloire de lui
donner le baptême de l'air, enrichi de pensées que son fertile
cerveau n'avait pas encore conçues, il aurait entendu des har-
monies qui ne paraissent pas destinées à une oreille humaine..
Matériellement on ne s'approche pas de Dieu, car la distance à
laquelle on arrive en s'écartant de la terre est insignifiante. Et
pourtant le monde aérien semble l'antichambre du monde éter-
nel ! N'est-ce point là qu'on apprend à bien vivre et, par consé-
quent, à bien mourir?
Par suite de la diminution de la pression de l'air que l'on
respire, un sang plus impétueux coule dans les veines du tou-
riste, la tension artérielle augmente, une partie du sérum est
éliminée par la respiration cutanée, dont l'activité augmente;
en tout cas, le nombre spécifique des globules rouges devient
398 REVUE DES DEUX MONDES.
plus considérable. Si la dépression continue, elle engendre la
somnolence, puis bientôt la paralysie, la mort; mais, quand elle
est maintenue dans de justes limites, et que l'altitude ne dé-
passe point le sommet du Mont-Blanc, l'afflux du sang au cerveau
produit des effets excellens. Pour me rajeunir, je n'ai pas besoin
d'aller chercher en Vaucluse la fontaine de Pétrarque, c'est un
ballon qui est ma source de Jouvence. Quand il y a longtemps
que je n'ai fait une cure d'air, je languis, je m'étiole. Ce n'est
pas chez moi une passion, c'est un besoin physique.
Lorsqu'on n'abuse pas de ses dons, la dépression est une fée
bienfaisante. Du fond des cellules pulmonaires, elle chasse l'air
flétri, le résidu respiratoire ; elle introduit à sa place l'air imma-
culé des hautes régions : qui sait s'il n'arrive point embaumé
d'ozone et parfumé d'hélium?
Sénèque paraît avoir deviné l'impression que font les voyages
en ballon sur l'aéronaute le moins habitué aux méditations phi-
losophiques lorsqu'il décrit, dans sa Vita beata, si j'ai bonne
mémoire, l'état d'âme du sage voguant au milieu des régions
célestes et passant avec indifférence sur les palais des rois, les
hôtels des grands ou les chaumières des laboureurs.
A l'époque où les ballons furent inventés, on ne connaissait
d'autre moyen de transport mécanique que les chevaux ou les
navires. La vitesse des vents excitait alors l'admiration de tous
les mortels. On considérait comme la solution d'un immense pro-
blème, d'un intérêt suprême, urgent, la découverte d'un procédé
pour profiter de toute leur vitesse, dans la région où rien n'en-
trave leur allure. Mais, depuis les Montgolfier, des inventeurs
d'un incomparable génie nous ont donné les steamers, les rails,
les fils télégraphiques et même la télégraphie sans fil, la bicy-
clette et l'automobile.
Le sport aérien fait, de nos jours, de grands progrès, non
seulement en France, mais dans tous les pays étrangers, la
Suède, l'Angleterre, l'empire d'Allemagne, l'empire d'Autriche,
où l'on a imité l'initiative du marquis de Dion et fondé des
Aéro-Clubs. Toutefois, il faut l'avouer, ce n'est qu'en France
que la construction des ballons dirigeables a pris un dévelop-
pement extraordinaire. En effet, il serait difficile de donner
l'inventaire complet de tous nos compatriotes, qui se préparent
à figurer dans les courses plates de laérodrome de Saint- Louis
du Missouri.
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 399
Il serait fâcheux que la navigation aérienne artistique, scien-
tifique et sportive fût sacrifiée chez nous à une spécialité dont les
exploits offrent l'intérêt d'un drame, mais dont les succès ne sont,
il faut bien le dire, que problématiques et ne sauraient avoir, en
tous cas, qu'une importance pratique moindre que le public
ne le pense.
C'est l'aittrait de la difficulté vaincue qui en fait le principal
charme. J'admire trop le courage à terre pour lui refuser le tri-
but de mes éloges dans les airs. Loin de moi l'intention de di-
minuer le mérite des inventeurs qui s'exposent aux plus grands
périls, dans le noble dessein de réaliser la conquête de l'air. Je
ne suis pas de ceux qui voudraient qu'on limitât le droit au sacri-
fice épique. Je crois, comme le Comité scientifique de l'Aéro-
Glub, présidé par le prince Roland Bonaparte, et comme la
Société française de navigation aérienne, que la seule mesure de
prudence qui s'impose est d'inviter les inventeurs de ballons
automobiles à faire leurs exercices préliminaires au-dessus de
plaines ou de pièces d'eau dans lesquelles leur chute ne peut être
fatale qu'à eux-mêmes. Mais, en même temps, il est indispen-
sable de donner un avis utile à ces esprits ardens. Il faut leur
faire comprendre que le ballon-bouée qu'ils dédaignent n'a point
dit son dernier mot; car, le jour, peut-être prochain, où la science
de la prévision scientifique du temps sera fondée, ce jour-là, les
aéronautes n'auront plus besoin de lutter contre les vents, qui
deviendront leurs amis, leurs serviteurs, et les transporteront
sûrement dans les régions lointaines. Or, c'est uniquement par
l'usage scientifique de ce flotteur si commode, si délicat, que ce
résultat capital sera obtenu d'une façon sûre.
ni
Les premiers inventeurs de ballons ne se faisaient qu'une idée
extraordinairement imparfaite de la puissance des forces qui
régnent dans l'atmosphère. Ils croyaient que l'on pouvait lutter
contre le vent en employant intelligemment le bras des hommes.
Gifîard fut le premier qui eut l'audace de recourir à la vapeur.
Comme le célèbre ingénieur avait obtenu quelques résultats
positifs, il croyait forcément à la direction des ballons. Il ne
cessa jamais, excepté dans les deux dernières années de sa
400 REVUE DES DEUX MONDES.
vie, de s'occuper avec passion de cette question, pour laquelle
il fit de grands sacrifices. Non seulement il mit en construction
plusieurs appareils, mais l'établissement de ses grands ballons
à vapeur n'avait pour but que l'étude des données expérimen-
tales nécessaires à la pratique de la direction mécanique des
aérostats.
Les succès réalisés depuis sa mort, par différens inventeurs,
ont prouvé que Giffard avait vu juste, au point de vue théorique.
En effet, il est établi, par des preuves incontestables, qu'un ballon
mécanisé peut se déplacer avec une vitesse très appréciable, et,
quand le vent n'est point trop fort, il obéit parfaitement à la
main du pilote. De nouvelles évolutions, plus sûres, plus élé-
gantes, plus rapides, ne mettront en évidence aucun fait nouveau.
Les expériences de 1901 ne sont que la confirmation de ce qui
avait été établi en 1852. Cependant, malgré sa grande fortune, le
peu de cas qu'il faisait de l'argent, son assiduité au travail,
Giffard n'a donné aucune suite aux projets qu'il avait étudiés
pendant une vingtaine d'années et auxquels il avait sacrifié plu-
sieurs millions. Il a même fini par se désintéresser systémati-
quement des occupations qui avaient passionné sa jeunesse.
La raison de cette abstention est simple, et il me l'a confiée à
différentes reprises. En traçant ses plans d'exécution, il avait dé-
couvert à tous ses projets des vices rédhibitoires. Il n'avait pas
trouvé le moyen de se passer d'un ballonnet, dont il ne voulait en-
tendre parler à aucun prix. En effet, il ne pouvait supporter
l'idée que la vie des voyageurs aériens fût compromise, si le
ressort d'une soupape de dégagement ne jouait pas ou ne livrait
pas au gaz un débit suffisant.
De plus, il n'avait jamais cru les ballons susceptibles d'offrir
une grande sécurité, et il ne les croyait utilisables qu'à la guerre.
Il était persuadé qu'on ne s'en servirait jamais pour les voyages
d'agrément, à cause des dangers que présente leur usage et qu'il
connaissait fort bien par expérience. Il savait également que l'on
n'irait jamais les chercher pour faire du commerce, à cause de la
faiblesse du poids que peut transporter le navire aérien le plus
considérable dont on puisse sérieusement proposer la con-
struction.
De nos jours, l'application principale qu'il voyait aux ballons
automobiles se trouve bien compromise par suite de la réso-
lution de la Conférence de La Haye qui a interdit leur emploi
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 401
pour le bombardement des villes ou l'incendie des recolles
En outre, les ballons dirigeables seront toujours très lourds,
de sorte qu'il leur sera dillicile d'éviter les projectiles dont la
terre ennemie les saluera incontestablement.
Si Londres ou Berlin se trouvaient assiégées, nos successeurs
allemands ou anglais auraient beaucoup plus de mal que nous à
franchir les lignes de l'investissement. Le blocus aérien, qui
était ridicule en 1870-1871, pourrait être sérieux en 1902-1903, à
cause des progrès faits par le tir. 11 faudrait des praticiens beau
coup plus exercés que les aéronautes improvisés de la troisième
République française pour se tenir dans la zone inaccessible aux
canons-ballons pendant tout le temps nécessaire.
Il n'y a pas du tout besoin d'avoir recours à des hypothèses
pour démontrer que les progrès de la balistique auraient fait'
renoncer aux observations militaires sans l'invention de la télé-
photographie française. Au printemps de l'année 1901, j'ai fait-
un voyage scientifique en Angleterre, j'ai été admis à visiter
l'établissement aéronautique d'Aldershot. Les officiers qui me
conduisaient m'ont montré, non sans orgueil, un ballon percé
comme une écumoire par les balles des Boers. Il était de cou-
leur blanche, et on l'avait réparé avec des petits cercles noirs.
On le préparait pour une exposition d'aéronautique qui a eu lieu
au Palais de Cristal, où les badauds ont vu, avec une admira-,
tion par trop naïve, cette preuve de la nécessité de placer les
observatoires militaires à des distances telles de l'ennemi, que
l'inspection à l'œil nu ne saurait suffire.
Dans les recherches d'un ordre purement scientifique, les
échecs sont souvent plus utiles que les succès. L'ascension du
31 octobre peut nous fournir une preuve de cette vérité conso-
lante et réconfortante.
Dans le cours du xx" siècle, on comptera plus de 200 éclipses,
dont plus dTun quart seront totales. Quelques-unes de ces der-
nières seront visibles en France, à Paris et dans les environs,
avec toute leur splendeur. La zone où les langues de feu éta-
lent leurs merveilles attirera l'attention du Parisien, à une
époque où, certainement, je ne serai plus de ce monde, mais
dont il ne m'est point interdit de me préoccuper avant d'avoir
accompli mon ascension dernière.
C'est à Paris que les ballons ont été inaugurés il y a près de
cent vingt ans. C'est à Paris que se trouve le plus ancien obser-
TOJtB i.111. — 1903. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
vatoire du monde qui, depuis bientôt deux cent cinquante ans,
est une de nos gloires. Ne faut-il point s'y prendre bien long-
temps à l'avance pour être certain qu'aucun nuage intempestif
n'aura la fantaisie d'empêcher nos hôtes scientifiques de con-
naître tous les détails du phénomène céleste pour lequel quel-
ques-uns seront venus de très loin?
Ce n'est pas seulement de l'étude des éclipses que nous nous
préoccupons, c'est de la photographie du soleil non éclipsé, dans
les circonstances où il existe des nuages qui, pendant des mois
entiers, condamnent à un repos forcé les astronomes de la terre.
Non seulement on perfectionnera la physique solaire en étu-
diant l'état du disque presque tous les jours sans interruption,
mais on photographiera en môme temps l'espace céleste où
l'astre trône, on le fera dans des conditions excessivement favo-
rables. En effet, son irradiation sera bien moindre, et l'on sai-
sira de plus la silhouette de corps gravitant dans son voisinage.
En tous cas, il est indubitable que l'on se fera une idée excep-
tionnellement exacte de son rayonnement calorifique.
Est-ce trop espérer de la science des siècles futurs que de
croire qu'en employant des moyens d'observation plus puissans
que les nôtres, elle arrivera à constater des faits d'une impor-
tance supérieure? Et le savant qui aurait pénétré les lois de la
radiation solaire ne serait-il pas bien près de deviner celles qui
règlent le temps futur? Mais elle-même, cette recherche, qui
paraît simple, n'est point sans être hérissée de difficultés sin-
gulières. Aussi pourrait-on concevoir des doutes légitimes sur
le succès de ces opérations délicates, si l'aéronautique ne
s'avait fournir à la météorologie des moyens perfectionnés pour
sonder les profondeurs de l'atmosphère, dans les années où le
mois de Brumaire empiète, comme en. 1902, sur celui, de
Frimaire.
iV
Les ballons-sondes et les ballons montés ne sont pas restés
longtemps isolés. M. L. Rotch, directeur de l'observatoire mé-
téorologique de Blue-Hill (Massachusets), a imaginé de lancer
-dans l'océan atmosphérique de grands cerfs-volans emportant
avec eux des enregistreurs automatiques. Ses essais ont été si
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 403,
démonstratifs qu'on a organisé successivement un nombre con-
sidérable d'observatoires dans lesquels on porte journellement
les thermomètres à des altitudes de 2000, 3000 et même
4000 mètres.
A terre, ce mode d'observation offre des inconvéniens sérieux
qui n'ont point empêché l'exemple d'une si utile innovation
d'être contagieux, tant en Europe qu'en Amérique. Souvent les
fils d'archal qui retiennent captifs ces véritables aéroplanes sont
brisés par le vent. Quelquefois les fragmens de ces fils s'en-
roulent autour du corps des hommes et des animaux. D'autres
fois ils sont frappés du feu du ciel, et leurs débris portés à la
température du rouge blanc allument des incendies et produisent
des brûlures. Il se peut même qu'ils tombent sur les lignes
qui transportent l'énergie électrique, déterminant des courts-
circuits, des décharges meurtrières. Aussi, malgré tous les soins
que l'on prend pour placer ces établissemens dans des districts
peu habités, les savans qui les dirigent sont-ils accablés quoti-
diennement par des réclamations de toute nature.
De plus, à terre, il faut du vent pour lancer des cerfs-volans
d'un poids considérable. En mer, rien de tout cela n'est à
craindre. On ne peut blesser que les poissons, si le fil vient à
céder. D'autre part, on peut faire servir la vitesse propre du na-
vire à fournir le vent dont le cerf-volant n'a véritablement
jamais besoin que pour prendre son essor. En effet, dès qu'il
pénètre à 300 ou 400 mètres du sol, il trouve presque toujours
le vent dont il a besoin pour se soutenir lorsqu'il en manque à
terre. Enfin, le navire peut toujours filer à toute vapeur dans
la direction de la tempête, diminuer la résistance que doit sup-
porter le fil, et permettre au moins d'exécuter sans accident la
descente.
Bientôt, grâce à l'élan donné par les ballons-sondes, des va-
peurs, anglais, allemands, autrichiens, norvégiens, vont remor-
quer les cerfs-volans météorologiques dans les mers tropicales,
la Méditerranée, la Baltique, la mer du Nord, l'océan Glacial
arctique.
Sur les océans, qui couvrent les trois quarts de la surface du
globe, l'influence des aspérités de la surface, les phénomènes
locaux qui déroutent les observateurs se contentant des mesures
prises à terre, sont éliminés d'eux-mêmes. Surtout à distance
notable des côtes, l'observateur n'est plus en présence que de phé-
40i REVUE DES DEUX MONDES.
noinènes généraux dont aucau piiénouiùne parasite ne masque
les effets. Il ne subit plus que l'action cosmique des élémens
astronomiques qui sont probablement les moteurs réels des
agitations de l'air, de variation de force et de direction des
vents, etc.
Dès que l'on connaîtra les lois qui régissent l'évolution des
climats, on les appliquera facilement à chaque cas particulier.
L'établissement d'une véritable météorologie scientifique est donc
un événement qui s'avance et dont nous signalons avec joie les
prodromes. Alors il sera inutile, peut-être môme ridicule, de lut-
ter contre les enfans d'Eole, qui deviendront nos amis, nos alliés
fidèles, et dont nous réclamerons avec confiance le concours,
quand nous voudrons voyager sûrement, économiquement, agréa-
blement, par la voie des airs. Qui donc, dans ces temps heureux
dont la véritable aéronautique doit avancer l'échéance, ira sur-
charger son ballon de machines lourdes et dangereuses, aban-
donner la forme gracieuse qui lui est naturelle pour adopter des
combinaisons bizarres et arbitraires? Qui donc proposera d'aban-
donner ce brave cercle qui m'a si souvent empêché de me briser
les jambes, et conseillera de jeter aux chiffons le chanvre de
nos cordages?
Il n'y a, comme on le voit, aucun antagonisme réel entre le
plus lourd et le plus léger que l'air. Tous deux contribuent d'une
façon différente, comme les divers corps d'une armée en cam-
pagne, à la victoire. Il n'y en a pas davantage entre les ballons
mécanisés et ceux qui suiA^ent le fil du vent. Toutes les décou-
vertes faites dans l'océan atmosphérique se prêtent un mutuel
appui, et il n'y a entre ceux qui les font que l'émulation des
soldats versant leur sang pour le même étendard. Naturellement
nous préférons les méthodes avec lesquelles nous sommes fami-
liarisés; nous les croyons les plus directes, les plus efficaces;
mais nous souhaitons ardemment le succès des autres. Nous
n'avons point été un des moins enthousiastes à applaudir aux
belles tentatives de M. Santos-Dumont.
Certes, si un moteur léger ou tout autre procédé permet
d'économiser le gaz et le lest, il sera accepté avec reconnaissance
et empressement. Mais, pour qu'un moteur puisse être adopté, il
faut qu'il soit commode, qu'il n'offre aucun danger, qu'il soit
peu encombrant, et qu'il n'attire pas la foudre. C'est une con-
dition à laquelle sont assujettis les ballons montés ordinaires
LA NAVIGATION AÉRIENNE. 405
et à laquelle non seulement les inventeurs d'automobiles, mais
les pilotes d'adrostats sphériques doivent cependant prêter lat-
tention la plus scrupuleuse. En effet, il paraît résulter d'une
conférence faite par le capitaine Von Tscliudi, devant la So-
ciété aéronautique de Berlin dans sa séance de septembre, que
la friction de l'air contre la soie vernissée ou gommée, ou même
l'échappement du gaz par les soupapes de sûreté lorsque le
ballon pénètre dans une atmosphère raréfiée, suffisent pour
expliquer certaines catastrophes qu'on avait à tort attribuées à
un incendie allumé par imprudence ou par la machine d'un
dirigeable
Sous aucun prétexte, n'abandonnons les recherches auxquelles
les ballons ordinaires sont les seuls qui puissent participer, et
qui ont produit des résultats si remarquables depuis le jour où
le Zénith s'est lancé dans la haute atmosphère, armé d'appareils
destinés à permettre l'inhalation du gaz oxygène. Car les deux
victimes de cette catastrophe n'ont pas péri pour une cause
stérile. C'est depuis lors que les recherches se sont multipliées.
Après vingt-sept ans de travaux, on entrevoit enfin la possibilité
de répondre aux questions qu'on se posait alors. Souhaitons
que le trépas des quatre dernières victimes de l'aéronautique
militante ait des résultats aussi fructueux pour l'extension de
la science de l'air!
WiLFRID DE FONVIELLE.
EN ARMÉNIE
JOURNAL DE LA FEMME D'UN CONSUL DE FRANCE
L'effroyable tragédie qui, à la fin de 1895, inonda l'Arménie de
sang chrétien est mal connue dans ses détails. Sans doute quelques
missions publièrent alors des lettres de témoins oculaires; sans doute
aussi, un Livre jaune donna, avec des statistiques de? massacres, un
certain nombre de rapports de nos consuls (MM. Car lier à Sivas,
Roqueferrierà Erzeroum, iMeyrier à Diarbekir, Cillière à Trébizonde),
et les documens de plusieurs enquêtes officielles. Mais tous ces élé-
mens réunis restaient insuffisans pour nous mettre à môme de revivre
par la pensée cette sinistre époque; encore moins permettaient-ils
d'imaginer ce que dut être, au fond des montagnes arméniennes,
l'existence d'un consul qui, au souci de protéger les siens, de couvrir
efficacement du pa\iIlon les missions françaises, voyait s'ajouter l'ex-
trême difficulté d'arracher à la mort des milliers d'existences. « Il faut
avoir vu sur place ces existences sacrifiées pour comprendre ce qui se
dépense d'héroïsme obscur dans telle maisonnette d'exil,... dans la
bourgade turque où le vice-consul de France, écrasé sous le poids
d'un grand passé dont il conserve les charges, consume une vie iso-
lée, ingrate, loin de tout secours, de tout réconfort d'âme, en lutte
perpétuelle avec les autorités locales, toujours sous le coup d'un
désaveu s'il est trop ferme... Gardien d'un drapeau qu'il arbore aux
jours d'épreuve et qui demeure pour tous les chrétiens de ce pays
l'emblème traditionnel de force et de justice, l'agent de France est
assailli par les supplications de tous les malheureux. Il faut voir
alors, — je l'ai vu, dit M. Melchior de Vogué, — le désespoir au cœur
de l'humble -^dce-consul qui se sent si petit, si faible, avec de si
EN ARltfÉNlE. 407
grands devoirs, et qiii accumule toutes ses énergies pour faire encore
avec rien un fantôme de France. »
Or, en 1899, M. Maurice Carlier, l'un des représentans de la France,
qui, d'après le témoignage de ses chefs, eurent la conduite la plus vail-
lante, prirent les mesures les plus hardies, succombait, tout jeune
encore, des suites d'une afifection contractée pendant le rude hiver
des massacres. Il laissait un jeune fils, né à Sivas, et une veuve qui
venait d'être citée avec éloges (article de l'éminent écrivain que nous
venons de nommer dans le Figaro du 2 février 1897), puis, mise à
l'ordre du jour par M. Paul Cambon, ambassadeur de France à Con-
stantinople. M. Maurice Carlier, vrai type de soldat (il n'avait dû qu'à
un cruel accident de cheval de ne point embrasser, comme il l'eût
souhaité, la carrière militaire), s'était vu souvent, depuis les mas-
sacres, sollicité par ses amis et sa famille de rédiger pour eux un
mémorial de sa vie en Arménie. Déjà il leur en avait donné une pre-
mière partie, son Carnet de route, récit alerte du voyage de Constan-
tinople à Sivas ; mais il ne se pressait pas d'achever cette petite œuvre
rétrospective, disant « qu'il avait largement le temps avant que son
fils fût en âge de comprendre ce qui s'était passé autour de son
berceau. »
Seulement après sa mort, après une très grave maladie de
jjme Carlier elle-même, le grand-père de l'enfant voulut que, si, un
jour, son petit-fils n'avait plus personne pour lui raconter de vive voix
la conduite de son père et de sa mère à Sivas, il subsistât du moins
un récit des événemens où ils s'étaient si flèrement montrés. Aussi
pressa-t-il sa belle-fille de refondre les quelques pages laissées par
son mari, et de les compléter avec ses notes et souvenirs personnels.
Si douloureuse que lui fût une pareille tâche, la jeune veuve s"y con-
sacra durant de longs mois. De là son Journal de la femme d'un consul
de France en Arménie 'pendant l'hiver des massacres.
Ce journal circula parmi quelques intimes, notamment à Stras-
bourg où M""" Carlier a coutume de passer les étés. C'est en Alsace
qu'un hasard heureux voulut que nous en entendissions parler et eus-
sions connaissance de fragmens qui nous semblèrent du plus vif inté-
rêt. Rentré à Paris, nous tentâmes alors une démarche auprès de
M. Carlier père, afin de persuader le chef de famille que le culte de la
mémoire de son fils ne permettait pas de laisser ignorer au public
ce que raconte ce Journal. Nous le remercions d'avoir favorablement
accueilli cette démarche.
M.-F.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
Au camp, août i895. — Nous avons fui jusque dans ce cirque
de rochers les 39'' à l'ombre dont le mois d'août gratifie Sivas,
Le pays est désert, la roche toute pelée, faisant mal aux yeux;
comme ombrage, une forêt dont les arbustes n'ont pas trois
mètres de haut. Aucun voisin, sauf le vali de Sivas, campé à
une portée de fusil.
On ne peut guère se promener à moins d'être escorté des cawas
armés, car il y a des rôdeurs; alors, à rester toutes les journées
étendus sur une natte, Maurice et moi, le temps nous paraît long...
J'ai bébé, mais si petit! et puis, je ne le nourris pas, à mon
grand regret. C'est une vache noire du pays qui est chargée de
ce soin, et notre bonne Lucie, jalouse de Jean à qui elle s'est déjà
très attachée, n'aime pas me voir m'occuper de lui; de sorte
qu'il me reste bien des heures vides. A quoi les employer?
Ecrire à nos amis? Si je mettais beaucoup de mots turcs
dans mes lettres, oui, on les lirait volontiers et l'on me répon-
drait peut-être de ces lettres bien longues, bien pleines, comme
il fait si bon en recevoir quand on est au bout du monde ; mais
je ne sais parler que de nous; et notre vie est si différente de
celle de nos amis de France!
Maurice prétend que nous verrons de graves événemens à la
saison douce, les Turcs, grands pillards, ne se livrent à ce passe-
temps qu'en saison propice, quand il ne fait ni trop chaud, ni
trop froid.
Notre camp est établi à S kilomètres de Sivas près de la
chute du Kizil Irmak qui fait tourner un moulin arménien, mais
appartenant à un pacha, d'où son nom de Moulin de Riff'at-Pacha.
Il n'est guère riant, ce moulin, au flanc d'une pente dénudée;
simplement quelques hangars à toits très bas, avec des meur-
trières afin de pouvoir s'y défendre en cas d'alerte.
Nous avons six tentes toutes blanches, doublées d'andrinople,
dont deux à nous et quatre louées au bazar à des prix comme
on en inflige à un consul. Il y a la tente-salon, la tente-salle à
manger, la tente-chambre à coucher, avec une plus petite, toute
voisine, pour Jean et Lucie, enfin la tente-cuisine et celle des
domestiques. De-ci de-là une chèvre, quelques moutons, des
poulets qui constituent notre viande de boucherie, pour les jours,
comme aujourd'hui, où la chaleur est tuante et où je n'ose en-
voyer le bourricot à Sivas.
EN ARMÉNIE. 409
Grand silence toute la journée. Parfois des oiseaux de proie
passent très haut en sifflant. On pourrait se croire en Savoie,
sur quelque maigre plateau, n'était que tout le monde a un revol-
ver à la ceinture...
17 août. — Aujourd'hui le cuisinier nous rapporte de mé^
chans bruits. Il paraît que, du côté de Van, où nous n'avons pa>s
de consul, on aurait égorgé beaucoup de chrétiens. Est-ce vrai?
En Orient, on exagère; cependant il y a quelque chose dans l'air
et il faut tout attendre de... (1).
A Si vas, nous avons déjà eu une alerte. Le mois dernier, un
jour que j'étais seule là-bas dans ma chambre et bébé parti à la
promenade, j'entends une rumeur de foule, je regarde et je vois
quantité d'Arméniens qui courent. Je demande ce que c'est, on
me répond qu'ils vont demander à l'évoque (grégorien), qui
demeure non loin du consulat, de protéger des prisonniers poli-
tiques que les zaptiés ont à moitié assommés.
Tout d'un coup s'élèvent des cris aigus. Un groupe de petits
Turcs, venant en sens inverse, s'est battu avec de jeunes Armé-
niens; ceux-ci se sont dispersés, mais l'un d'eux a reçu un for-
midable coup de couteau à la tempe. Il est étendu sur le sol,
les Turcs passent en riant; quant aux Arméniens, ils sont revenus
à pas comptés, l'air effaré, mais regardent le blessé sans le
secourir.
Et l'enfant crie toujours et son cri est affreux! Je descends,
la foule se découvre, s'écarte, et je prends par les deux bras
l'enfant et le traîne au consulat.
Il paraît que la foule fut étonnée, — plus encore de voir
arriver bientôt le médecin, le docteur Karakine Ekimian. Le
médecin du consulat mandé pour un enfant pauvre!
Le docteur a réclamé quelqu'un de bonne volonté pour tenir
le blessé, tandis qu'il va lui recoudre le front dont un lambeau
pend sur l'œil du pauvre enfant, mais on a ri et l'on ne s'est pas
dérangé. Je ne voudrais pas demander à Panayoti (2), si fier,
quelque chose qui n'est pas dans son emploi, et d'ailleurs je
sais en quel mépris il tient les Arméniens. Alors je m'offre.
(1) Souvent les points indiqueront des coupures que nous avons cru devoir
faire, les événemens dont il est question étant relativement récens.
M.-F.
(2) Un Épirote dont M. Carlier, dans son Carnet de route, fait le plus vif éloge.
Il l'avait eu déjà pour cawas à Saïda près Beyrouth. M.-F.
410 REVUE DES DEUX IViONDES.
Je ne risque rien, ma robe est déjà pleine de sang, seulement je
n'ose guère regarder. Quant au garçon, il ne crie pas un instant :
ces gens-là sont élonnans de dureté.
Deux heures après, en partant, le gamin gambade, tenant à
bout de bras une pièce d'argent.
Les parens, qui le croyaient mort, en avaient, paraît-il, déjà
fait leur deuil, mais, tout de même, la population prend en
estime la « consulesse, » — du moins à ce que prétendent les
sœurs, qui ont appris mon « exploit » par la rumeur publique.
Après cela, je ne voulus plus laisser sortir bébé, mais Maurice
m'assura avec tant d'énergie que jamais on ne toucherait à un
cheveu de notre Jean que je me laissai persuader. Je n'ai pas eu
à le regretter. Tout de même, c'est moi qui ai voulu venir ici
sur ce plateau...
18 aoiU. — Notre vie continue à être paisible. Jean se porte
admirablement. Le docteur vient le voir souvent et sa visite nous
distrait, car il est beau parleur, mais il ne nous apporte guère de
nouvelles. Il y a si peu de vie à Sivas ! Un seul consul étranger,
M. J..., consul des Etats-Unis, un homme aimable, mais qui
ne parle guère que musique, ce qui n'est pas de ressource ici...
Quant aux familles arméniennes cultivées, même celles-là nous
sont, je l'avoue, peu sympathiques. Quelle âpreté à l'argent!
30 aoûl. — Bébé grandit. Il va falloir lui confectionner des
vêtemens, car ceux expédiés de France par les tantes et grand'-
mères n'arrivent pas. Ils auront dû être volés en route, et je ne
peux pourtant pas habiller un petit Français en Turc ou en
Arménien.
La chaleur est intolérable. Il n'y a plus un brin d'herbe et la
va^he est malade.
19 septembre. — Nous avons eu une alerte. Vers une heure
du matin, la nuit étant très noire, nous avons été réveillés par
les grognemens des chiens. Comme ces grognemens augmen-
taient, Maurice s'est levé, a armé son revolver, et, relevant sans
bruit le pan de la tente, s'est glissé au dehors. Il a trouvé bien-
tôt Panayoti, son fusil à la main, qui cherchait à sonder les
ténèbres. Le cawas a dit que, depuis un moment, il voyait rôder
des ombres. Même il avait poursuivi une de ces ombres, puis
s'était arrêté, craignant d'être entraîné dans une embuscade. Lui
et Maurice sont alors partis ensemble; je les ai entendus s'éloi-
gner, et le cœur me battait bien fort... Leur ronde est restée
EN ARMÉNIE. 411
infructueuse, et pourtant les chiens ne cessaient pas de gronder.
Ce matin, par un berger arménien, nous avons appris que
c'était Panayoti qu'on voulait tuer. Impossible d'obtenir plus de
détails. Il n'ose pas parler, le berger ! Sont-ce des Kurdes, des
Circassiens, des Turcs?
— Sais-tu ce que ça veut dire? me dit Maurice. Tout simple-
ment que bientôt on va massacrer, et que je gêne, car ils savent
bien que je me mettrai en travers; or, si je perds Panayoti, je ne
le remplacerai pas. Vois-tu, assez de villégiature. Rentrons à
Sivas!
'27 septembre. — Sivas. Nous n'avons pas eu de chance pour
notre retour. Un orage nous a surpris, la température est glaciale,
et Maurice, qui a pris froid, tousse.
S9 septembre. — Le beau temps est revenu, et nous étouffons
dans la poussière malsaine de la ville; mais il vaut mieux être
ici, car, certainement, il se prépare quelque chose...
D'abord, les Arméniens semblent très montés. Ils rêvent de
se soulever, ce qui exaspère Maurice, qui ne comprend jamais les
révoltes, lui, soldat discipliné.
Jean est en pleine crise; il pleure, ses gencives sont gonflées
et très rouges, et il serre ses doigts avec rage, puis il se calme et
reprend son air souriant.
/" octobre. — Nous apprenons de Paris qu'au ministère, on
trouverait tout naturel que Maurice, étant nouveau marié, de-
mandât une résidence plus confortable à une altitude moins
extravagante (1); mais il me déclare que, pour rien au monde,
il ne voudrait demander un changement au moment où les
choses se gâtent. « Au surplus, me répond-il, je ne suis pas,
moi, désireux de rester à Sivas, l'ambassadeur est le meilleur
des hommes, il avisera... » Mais justement, comme M. Cambon
m'a dit qu'il aimait les hommes énergiques, je ne suis que trop
certaine qu'on ne nous changera qu'après la bataille ; alors,
attendons!
L'effervescence augmente dans le pays. Il y a eu des rixes,
le sang a coulé. Ces pauvres Arméniens sont-ils pris de folie?
Ils crient très fort. Leurs comités ont des armes. Mais sur quel
secours peuvent-ils bien compter "^
Oui, je sais, ils se rappellent notre expédition de Syrie.
(1) Sivas, l'ancienne Sébaste, l'antique capitale de l'Arménie I" (16000 habi-
tans), est située à 1300 mètres d'altitude. L'hiver y est très rigoureux.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
(J'avoue qu'avant de venir ici, je n'en avais jamais entendu
parler.) Ils sont persuadés aussi que les États-Unis sont bien
plus puissans que les Anglais, lesquels, soit dit en passant,
après leur avoir fait de grandes promesses, ne s'occupent plus
d'eux, n'ont même plus de consul à Sivas.
3 octobre. — Maurice, sorti ce matin, est rentré très sou-
cieux. Je n'ai pas pu lui arracher un mot, puis soudain, en déjeu-
nant : « Ma petite, écoute la consigne : tu pars demain avec
Jean. — Ah, bah !... et pourquoi ? — Parce que l'on va se battre
et que, si je dois ma peau au gouvernement, je ne lui dois pas
celles de ma l'emme et de mon Jean-Jean. »
Je me suis mise à rire : « Moi, je ne vois pas si noir que toi,
et puis je te réponds que rien au monde ne me fera m'éloigner
quand tu crois qu'il y a danger. »
Maurice restait le sourcil froncé, mais il n'a pas insisté. Il
s'est mis à tourner autour de la table en tordant sa moustache,
puis il est venu m'embrasser.
i4 octobre. — Ça approche. On s'est tué aux environs, dans
les villages. Aussi, je presse Maurice d'organiser sans retard notre
défense. Lucie et moi, emplissons de sable des sacs pour boucher
les fenêtres. Puis, Panayoti m'a fait une cible dans le jardin et
m'apprend à tirer à la carabine et au pistolet. Lui, ça lui va assez
de sentir la poudre! Moi, les premiers coups, je détournais la
tête, si bien que j'ai failli lui tirer dans la figure; maintenant,
je ne tire pas trop mal.
5 novembre. — Les détails qui nous arrivent prouvent que ce
ne sont pas les Arméniens qui se soulèvent, mais bien les Musul-
mans qui assassinent et pillent.
Karahissar, Zara, Divreghi sont en flammes. On y a tout mas-
sacré, sauf quelques centaines de très jeunes enfans, qu'on a
laissés là au milieu des ruines. Ils vont mourir de faim, si les
fauves ne les ont pas déjà dévorés. Malheureusement, nous ne
pouvons envoyer personne là-bas. Les gens sûrs, nous les comp-
tons, Panayoti et le second cawas, Mehemet; et encore celui-ci,
un colosse peu intelligent, a besoin que l'autre le dirige.
Nous faisons au bazar de grandes provisions, car, s'il y a pil-
lage, comme presque toutes les boutiques sont arméniennes, il
ne restera rien. La situation devient inquiétante. Chaque nuit,
nous nous attendons à être surpris par la fusillade, aussi nous
ne dormons pas. Seule notre bonne Lucie garde son tranquille
EN ARMÉNIE. 413
sourire : « Mais non, madame, c'est pas possible, jamais le bon
Dieu ne permettrait ça ! »
7 novembre. — Je suis allée voir les Pères jésuites (1) et les
Sœurs, qui demeurent dans un quartier très éloigné, de l'autre
côté du Konak du vali, au delà du quartier musulman (les deux
missions assez loin l'une de l'autre). Je leur ai dit que Maurice
les engageait à faire des provisions et à s'armer,
— Nous armer? non, madame, m'a déclaré le supérieur. Le
Seigneur a dit : « Tu ne tueras pas. » — Mais on vous tuera !
— Nous sommes dans la main de Dieu. » Les Sœurs sont moins
calmes, moins résignées, mais elles n'osent pas toucher à des
armes.
Maurice signale à Constantinople que ça va mal. Heureuse-
ment que nous avons le télégraphe ! Par un des employés, on a
su que le consul de Diarbekir (2), fait passer de très mauvaises
nouvelles, mais mon mari garde sa bonne humeur. Pour lui,
il estime qu'à moins d'un ordre formel, ordonnant les massacres,
il n'y aura rien de bien terrible...
Me dit-il bien tout ce qu'il pense? J'en doute, car il s'est
mis à m'apprendre à chiffrer des dépêches.
10 novembre. — J'apprends par hasard que les massacres
sont commencés à Erzeroum. Maurice ne voulait pas me le dire.
// novembre. — On vient nous rapporter qu'un consul, sur
le point d'être mis à mort par les Turcs, aurait télégraphié sa
grande détresse à l'ambassade, sur quoi M. Cambon aurait lancé
lui-même au vali cette menace : « Votre tête tombera, si mon
consul périt ! » Cette rumeur m'épouvante, mais Maurice me
jure qu'il n'y a pas d'exemple quun consul enfermé dans son
consulat ait été frappé, ait même vu son consulat forcé, sa
maison regorgeât-elle de réfugiés. Ces rumeurs ne sont donc
pas sérieuses.
Alors je veux lui faire promettre qu'il ne fera qu'ouvrir sa
porte aux Arméniens, mais que ni lui ni les cawas, quoi qu'il
arrive, ne sortiront.
Maurice hésite, puis me répond évasivemcnt.
(1) Leur mission dépend de la maison générale de Lyon. Les sœurs (ordre de
Saint-Joseph) sont également de Lyon. M. -F.
(2) Sivas, Diarbekir et Erzeroum sont situés respectivement aux trois pointes
d'un V immense. Nombre d'Arméniens dans chacun des vilayets : Sivas 171000,
Erzeroum 133 000, Diarbekir 79 000 (Voyez au Livre Jaune, ethnographie arménienne
de l'Asie Mineure). — M. -F.
414 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne peut pas s'imaginer l'énervement d'une pareille
attente...
/^ novembre. — A midi précis, nous chiffrions une dépêche,
Maurice et moi, Jean jouait dans le b'j.reau au rez-de-chaussée
sur la cour, quand retentit le pas rapide de Panayoti, qui, ou-
vrant la porte, saute sur son fusil : « Cette fois, ça y est 1 »
— Quoi ? fait Maurice se levant en sursaut, taiidis que, moi,
je saisis bébé.
— Le clairon sonne au konak du vali ! Le bataillon Hamidié
charge au bout de la rue, ils marchent au bazar. Tenez, les
entendez-vous?
Et, aussitôt, quantité de coups de fusil.
Maurice, d'un bond, est dans sa chambre, endosse son uni-
forme, saisit sa carabine et se met à la fenêtre. Il distribue ses
ordres : « Toi, Panayoti, dans la rue ! Toi, Mehemet, à l'église ! »
Je confie bébé à Lucie, qui, vite, dresse son lit à elle debout
devant la fenêtre pour en faire un abri contre les balles. Elle
n'a pas dit un mot, elle a bien sa tête, ma brave payse (1) !
Maurice monte sur la terrasse. De là, nous entendons une
fusillade terrible. Par instans, des bruits plus sourds. Je crois
que c'est le canon. Maurice dit que ce sont des feux de peloton.
De tous côtés on entend des cris désespérés, des râles, des
hurlemens. Cela dure vingt minutes. Puis tout se tait.
Maintenant, un silence de mort. Mon mari redescend lente-
ment. Il est exaspéré contre ces bandits. Je le supplie de rester
calme.
Sur son ordre, je prends les munitions et les descends en
bas dans le bureau, où sont les armes.
Panayoti, qui garde la rue tandis que Mehemet fait la navette
du consulat à la ruelle allant à l'église où il y a 2000 chrétiens
bien enfermés, nous jette de brèves nouvelles. On a tout tué
dans le bazar. Pas un Arménien n'a survécu. Quelques-uns
s'étaient réfugiés dans un entrepôt, mais la troupe a fait une sape
par en dessous. Elle les tue, en ce moment, à coups de baïon-
nette : c'est pour cela qu'on n'entend plus de bruit. Les soldats
repassent au bout de la rue chargés de butin, les mains en
sang. Deux officiers sont suivis chacun par un hamal (porteur)
Mon mari me dit : « Je ne peux pourtant pas rester sans
Une riour;;ui^Minnnc, originaire de la rôgiDll de Langres comme M"* Garlier.
I
EN ARBIÉNIE. 41 S
savoir ce que deviennent mes nationaux! » Tout d'un coup, il
pense qu'on va peut-être, de là-bas, lui faire des signaux. Il
monte vite sur la terrasse. Je le suis. Quelques balles sifflent au
loin. Nous ne voyons aucun signal.
Soudain Maurice me dit : « Ah çà ! qu'est-ce qu'il fiche,
celui-là, en face ? » Je regarde, il me montre à trente mètres,
à la lucarne d'un grenier, une tête d'Arménien, et, tout contre,
un fusil. Brusquement il me repousse, une balle passe, tandis
qu'un peu de fumée sort de la lucarne.
— Oh! oh! c'était pour moi, fait Maurice. Bizarre!... Bah!
nous éclaircirons ça plus tard. Armons les domestiques, — les
soldats turcs ont fini, ils sont gorgés ; maintenant, c'est la popu-
lace qui va donner.
Les domestiques refusent en tremblant les armes que nous
leur offrons.
A ce moment arrive comme un fou, les vêtemens en lam-
beaux, le docteur Karakine, qui a échappé à une bande de for-
cenés; on saccage sa maison. Aussitôt qu'on l'a vu entrer chez
nous, voilà que de partout nous accourent des Arméniens, les
mains pleines d'objets précieux. Ils se bousculent, crient,
tombent.
Il en arrive encore par-dessus les murs. Il y en a des cen-
taines, plein le jardin, plein la cour, plein les appartemens.
Mon mari fait mettre les couleurs en berne, grand péril!
— Allons, fait-il, sauvons d'abord la famille de S...
M. S..., le drogman, est Syrien; il ne court donc qu'un
faible danger à circuler, mais il a perdu la tête. C'est Mehemet, le
2® cawas, le Circassien géant, qui part tout seul, — Panayoti
gardera à la fois la rue et l'église, — à la recherche de sa
famille.
A ce moment, tout près de nous, un grand cri : un Arménien
qui se sauvait est massacré.
Une troupe hurlante arrive sur nous, criant : « A l'église, à
l'église!» Maurice me dit : « Tire, mais en l'air, il ne faut pas
en tuer. »
Au bruit, tous nos Arméniens hurlent épouvantés et se jettent
à plat ventre ou se tassent dans les coins.
— Ce n'est pas tout cela, dit Maurice au bout d'une demi-
heure, Mehemet ne revient pas. Il est peut-être tué. Il ne nous
reste que Panayoti; n'importe, la sûreté des nationaux avant la
^16 REVUE DES DEUX MONDES.
nôtre! Je vais l'envoyer dire au vali que je lui ordonne de pro-
téger les missions françaises.
— Panayoti ! crie mon mari par la fenêtre.
Le brave garçon accourt. Maurice lui indique ce qu'il doit
dire.
— Bien, fait l'autre sans broncher, j'y vais.
— Tâche d'en revenir!
Le cawas s'éloigne.
— Allons, me dit Maurice dont le danger excite la verve,
madame Carlier, je vous nomme premier cawas. Vous allez garder
la porte du Consulat. Moi, je continue à surveiller d'en haut la
ruelle qui mène à l'église. » Puis, regardant tout ce monde qui
nous écoute : « Et dire que pas un des cinq cents... qui nous
encombrent n'est capable de prendre un fusil ! :>
Le fait est qu'ils sont tous là, gémissant, et pleurant...
A ce moment j'entends encore Maurice qui tire. Je sors de-
vant la porte, la rue est vide, sauf au fond, près de la ruelle. Je
tire au hasard tant que mon mari tire. Mais bientôt un groupe
de furieux s'avance et lance vers nous des haches à toute volée.
J'ai très peur, je recule. Les haches rebondissent avec des étin-
celles sur les cailloux. J'ai bien cru que c'était fini... Et puis
^Is sont partis.
Le gros du danger semble passé, car voici Panayoti qui repa-
raît. Il est entré crânement chez le vali en écartant les baïon-
nettes menaçantes. Alors, le regardant bien dans les yeux, il lui
a ordonné, de la part du consul de France, — et il faut voir
comme il prononce ça 1 — d'envoyer immédiatement des déta-
chemens aux missions et d'arrêter les tueries. Il a réussi. Le gé-
néral et le vali se sont regardés stupéfaits. Des zaptiés sont partis
en courant. Dans dix minutes nous aurons, nous aussi, une
garde, et même des patrouilles vont être faites.
- Très bien, fait Maurice, parfait! Voilà de la bonne be-
sogne; seulement alors, puisque c'est fini aujourd'hui, Pa-
nayoti, renvoie-moi ces gens... Comment ne comprennent-
ils pas qu'on va bien plutôt piller et brûler les maisons
vides?
En maugréant, les Arméniens sortent. Quelques-uns, plus
intelligens, disent que le consul a raison. Restent seulement dans
^(' salon Karakine, deux ou trois notables, quelques femmes, et
EN ARMÉNIE. 417
deux évoques, catholique et grégorien, lesquels se prévalent de
leur dignité.
Tout notre monde a très faim. Je vais à la cuisine avec Lucie
allumer du feu, et nous en revenons, au bout d'un quart d'heure,
avec un soi-disant beefsteak qui sent la fumée. Maurice ouvre
une boîte de sardines. Nous nous motions à table, mais presque
aussitôt la fusillade éclate assez près de nous. Toujours des
bandes qui veulent aller à l'église et que disperse Panayoti. Par
trois fois mon mari va faire le coup de feu dans la rue.
Puis il s'assoit au piano et attaque une ardente Marseillaise,
pour donner de l'appétit à ses hôtes, qui « ont des tètes à porter
le diable en terre. »
Enfin arrive un lieutenant de zaptiés avec vingt-cinq hommes.
Mais ils ne nous inspirent guère, ces gendarmes! Mon mari
ne veut pas d'eux dans la maison, à cause de nos réfugiés. Il
exige qu'ils restent au milieu de la rue, tournant même le dos à
la maison. Ça ne fait pas du tout leur affaire, mais, quand Mau-
rice ordonne, il faut qu'on obéisse.
Tout de même, que devient notre brave Mehemet? C'est in-
quiétant. Maurice exige de l'officier qu'il envoie trois hommes
à sa recherche et qu'ils le dégagent, s'il est bloqué quelque part.
Enfin le voilà, avec la sœur et les neveux de M. S... Ils se
meitent à table aussi. Ils finissent le beefsteak raté et les sardines.
— C'est bien, Mehemet, l'ait Maurice; maintenant, retourne
à l'église et reconduis chez eux les Arméniens disposés à partir.
Va, serre ton ceinturon, mon garçon, je ne déjeune pas non
plus !
\e grand Circassien part. Quelques musulmans, le voyant
passer, sortent d'une maison et lui oflrent de venir piller avec
eux; piller, et le reste; il refuse.
Toujours des coups de feu de plus en plus loin. Je vois passer
des musulmans chargés de butin, des soieries superbes, des
étoffes brochées d'or.
Maurice oraonue d'arrêter tous les pillards qui se permet-
tront de passer devant le consulat français. — 11 arrivera ce qui
.arrivera, mais on ne nous inaïKjuera pas de respect!
Dans la soirée, Panayoti apprend que les Sœurs et les Pères
sont. absolument sains et saufs. La populace continue à pillf^r
fOME xui. — 1903. 27
418
REVUE DES DEUX MONDES.
surtout les maisons désertes. Cette populace a commis des atro-
cités. Comme elle n'avait pas d'armes, elle assommait ses vic-
times à coups de matraque, de barre de fer^ ou leur écrasait la
tête entre des pierres, ou encore allait les noyer dans la rivière
devant leurs femmes muettes de terreur. On a vu ainsi passer
des Arméniens qui n'essayaient pas de se défendre. On les désha-
billait et on les mutilait horriblement avant de les tuer (1).
Moi, je peux m'occuper maintenant un pju de bébé. Il paraît
qu'il n'a pas eu peur. A un moment de terreur, nos réfugiés ont
voulu forcer sa porte, et Lucie et Jean allaient être piétines,
sans Porthos et Minka.
Pendant que Lucie est descendue traire la vache, je tâte les
gencives de bébé et je m'aperçois qu'il a percé sa première dent.
Quelle joie! Je cours chercher Maurice, qui vient embrasser
son iils.
A ce moment, Minka se mettant à gémir dans son coin, je vais
voir et j'aperçois sous elle cinq petits nouveau-nés.
J'apprends qu'à six heures, les muezzins, du haut des mina-
rets, ont félicité le peuple d'avoir bien massacré.
/à' novembre. — La journée s'annonce plus calme, bien que
quelques coups de feu éclatent encore par instans. En somme, il
doit y avoir eu environ 1 200 tués, mais plus de cinq mille sont
saufs, tout le quartier autour de nous est resté intact. Panayoti,
qui voit que les évêques et toute leur suite nous encombrent,
les engage à retourner chez eux; ils partent...
Puis mon mari m'annonce qu'il va avec ses deux cawas vi-
siter les Sœurs et les Pères. On lui a dit qu'ils sont sauvés, mais
(1) Le conseil de réintégrer leurs demeures, donné par M. Carlier aux Armé-
niens pourrai f, paraître bien hàtif. M""" Carlier en explique ainsi les motifs tels que
son mari les lui donna à elle-même : « Combien sont-ils chez moi? Quelques cen-
taines sur six mille, généralement les plus riches. Dans un moment de panique,
ils ont abandonné leurs maisons, où il reste des infirmes, des malades, parfois
des enfans au berreau, et aussi des marchandises, des meubles. Depuis midi je
suis en lutte contre la populace, une lutte qui eût mal tourné pour moi, n'était
mon ascendant moral. C"est lui qui sauvera maintenant les survivans. Et puis je
ne peux pas protéger les maisons vides 1 On les dévalise en ce moment. Demain
on en arrachera jusqu'aux portes, jusqu'aux fenêtres, après-demain on les incen-
diera. Et, dans un paj's où le froid est si terrible, vois-tu ces malheureux sans
toit? Eh bien! qu'ils reprennent un peu de cœur, qu'ils tirent leurs grands cou-
telas et tiennent les Turcs en respect! Àp'-ès tout, il n'y a jamais eu de sécurité
dans ce pays, et les chrétiens ont toujours dû y user de la fcrcc pour se défendre. »
-^ 11 est certain que M. Carlier était bien inspiré. 11 n'y eut pas d'incendies. D'ail-
leurs, en feuilletant le Livre jaune et aussi le Blue boo/c, on voit que presque par-
tout les consuls tinrent le même langage aux Arméniens, lesquels se trouvèrent
bien du conseil. — M. -F.
EN ARMÉNIE. 419
il veut le constater de ses yeux. Il engage M. S..., son drogman,
à s'armer, mais M. S..., affolé, le supplie de rester. Mon mari
hausse les épaules :
— Rassurez-vous, monsieur, ma femme vous défendra !
Le docteur Karakine n'a guère plus de sang-froid; mais lui,
du moins, sait que sa tète est mise à prix. Ce qui me paraît inouï,
c'est l'horreur de tous ces gens-là pour les armes à feu.
Pendant toute l'absence de Maurice, je reste à la fenêtre d'en
haut, surveillant les soldats qui traînent devant la maison leurs
bottes crevées et leurs pantalons à jour. Passe le vali, très
escorté, qui, en souriant, me salue de la main, ses officiers du
sabre : « Gomment, madame, vous avez consenti à ce que le
consul s'éloigne? Vous reconnaissez donc que mes Turcs ne sont
pas dangereux? — Non^ dis-je, en montrant le revolver, quand
on a cela, pas dangereux ! »
Le vali ne sourit plus. Il s'éloigne, en m'assurant qu'il va
mettre l'ordre en ville.
Mon mari rentre. Il paraît qu'on tue encore, mais seulement
dans les fermes éloignées. Quant aux Missions, elles n'ont pas
été forcées, mais les portes ont été criblées de balles et de coups
de hache. Les Sœurs ont recueilli beaucoup d'enfans et les
Pères un grand nombre d'hommes (1).
A ce moment, mon mari voit passer un pillard attardé qui
nous nargue, sa cigarette à la bouche. « Arrêtez ce coquin! »
crie-t-il à un soldat. Le soldat ne bouge pas. Maurice ne fait
qu'un bond, lui colle le canon de son revolver sur le front.
Alors le soldat, en maugréant, saisit le pillard, qu'il conduit au
vali. Maurice dit aux autres qu'ils devront profiter de la leçon,
mais un grand gaillard lui répond : « C'est dégoûtant! tous nos
camarades sont riches, nous, nous n'avons rien pu gagner. Vous
nous faites tort! » Un autre soldat, qui a une tête féroce, dit
entre ses dents : « Le fagot qui va brûler votre Karakine est tout
prêt ! »
Que dire ?
Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti
au courant de la tentative d'assassinat de l'Arménien d'en face,
la veille.
(1) « Nous avons été protégés, les Sœurs et nous, d'une manière admirable. »
(Lettre d'un missionnaire de Sivas, Bulletin de l'œuvre des écoles d'Orio.nt. 1896.)
420 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bien, fait Panayoti tranquillement, en tâtant sa ceinture,
je vais le Luer, n'est-ce pas?
— Je te le défends, mais tâche de savoir pourquoi il m'en
veut.
Pendant ce temps, comme tous les boulangers ont été égor-
gés, on n'a pas de pain. Il faut en faire. Alors le cuisinier, moi,
Lucie, retroussons nos manches et nous nous mettons à pétrir.
C'est brisant.
Panayoti revient, l'air farouche, et s'en va causer avec mon
mari. Il paraît que l'Arménien a tout avoué. Oui, il s'est dit que,
si le consul était tué, on croirait que c'est par les Turcs, et
alors la France enverrait son armée le venger, — et sauver la
nation arménienne. Panayoti a d'abord fait mine de l'étrangler.
L'Arménien alors s'est traîné à ses genoux en suppliant.
— Voilà ! et alors qu'est-ce que décide monsieur le consul?
— Je décide, mon ami, qu'il ne faut rien dire. Si on le
savait, on le brûlerait vif...
— Il l'a mérité.
— ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me
venger, tous les autres Arméniens. Non, l'air y est mauvais, je
ne remonterai plus sur la terrasse, voilà tout!
Le soir. — Discussions aigres de mon mari avec les prêtres
grégoriens, qui ne veulent pas assister à l'ensevelissement de
leurs morts pour lesquels on a creusé d'immenses tranchées.
Etant mariés, ils ne se soucient pas d'exposer leurs enfans à
devenir orphelins. Et puis, ils voudraient être payés...
14 novembre. — A neuf heures du matin, la fusillade recom-
mence. Heureusement, c'est encore très loin ; soudain, tandis
que la porte est ouverte et que nos gardes sont dans la cour,
leurs fusils restés devant la maison, une bande hurlante arrive.
Je tenais bébé, je n'ai que le temps de le jeter sur le lit, de saisir
une carabine et de tirer au hasard, en appelant. Aussitôt nos
soldats sortent et peuvent reprendre leurs fusils qu'on allait en-
lever, tandis que Maurice et le cawas font un feu roulant. Cette
fois, plusieurs hommes tombent, leurs camarades les emportent
tout sanglans. Ils s'éloignent, affolés, en criant : « N'allez pas
au consulat, il y pleut du feu ! »
La matinée se passe sur le qui-vive. Meurtres et pillages par-
tout. Ce n'était pas la troupe, mais des montagnards du dehors.
Il parait que les bords de la rivière sont couverts de cadavres.
EN ARMÉNIE. 421
Dans certains endroits, les assassins jouent aux boules avec
des tètes qu'ils se lancent.
A onze heures, plus rien.
Notre quartier est toujours intact. Rassurés, un certain
nombre d'Arméniens sont restés dans leurs maisons.
Et dire qu'au milieu de tout cela, il m'a fallu faire la soupe
aux petits chiens, car Minka n'a pas de lait! La bonne bête me
lèche les doigts.
15 novembre. — Il paraît que c'est vraiment fini. Les derniers
Arméniens quittent l'église et Mehemet, leur gardien, rentre
chez nous.
Toute la ville sent une odeur de charnier; on est obligé de
fermer les fenêtres.
J'apprends que les Sœurs voudraient me voir. Je pars, suivie
des deux cawas.
Aucun cadavre sur la route, mais du sang partout, poissant
aux pieds, des débris de cervelle, des cheveux. Partout des
maisons saccagées.
Panayoti me montre l'endroit où, le 12, quand il est passé,
une voix, la voix d'un Turc, lui a crié tout à coup : Jette-toi
à droite! Il a obéi et une balle lui a rasé l'oreille. Il a vaine-
ment cherché à savoir qui tirait. Sur la route, il a vu tuer
sept ou huit Arméniens, comme des moutons, sans qu'ils ten-
tent de se défendre, muets. Et pourtant ce sont de solides gail-
lards.
J'arrive chez les Sœurs, qui ne peuvent s'empêcher de m'em-
brasser en pleurant. Je leur demande des détails, mais elles ne
savent rien. Elles s'étaient enfermées dans leur maison, qui est
au milieu d'une cour, et sont restées en prières avec les enfans
qu'elles avaient recueillis. Elles me disent que, selon Panayoti,
c'est moi qui ai proposé qu'il aille chez le vali bien que le Con-
sulat n'eût plus de défenseurs. Je les assure que c'est Maurice
seul, — ce qui est la vérité.
Au consulat, nos hôtes sont toujours bien terrifiés. Nous
avons trente-sept personnes à nourrir.
Dimaiiche 17 . — C'est navrant, que le sang ne cesse pas de
couler ! Hier, 44 Arméniens ont été tués sans bruit.
Des cheiks musulmans sont vus s'informant auprès de nos
voisins arméniens s'ils ont des provisions suffisantes. J'étais tou-
chée de cette sollicitude, quand JNIaurice dit : — Mais c'est pour
422 REVUE DES DEUX MONDES.
nous qu'ils font cette démonstration! Les Turcs ont peur des
représailles de l'Europe.
Et en effet plusieurs musulmans notables se présentent au
consulat et sollicitent une audience. Avant de les recevoir,
Maurice exige qu'ils donnent leurs noms et les fait attendre long-
temps dans la rue jusqu'à ce qu'il se soit assuré qu'ils nont pas
trempé dans les tueries. Alors seulement il les reçoit, mais ne
serre la main qu'à un seul, un ingénieur des routes, notre
voisin, qu'on a vu sauver des Arméniens. — Ce dévouement-là,
dit Maurice, la populace le lui fera payer... Gare!
Un Turc parlant français lui raconte quelque chose de bien
vilain. Il paraît que les missionnaires, après avoir recueilli en-
viron 150 hommes, n'avaient plus aucune provision dans leurs
caves, les Arméniens qui y étaient cachés, dévorant tout à môme.
Alors plusieurs de ces réfugiés, qui justement habitaient à côté,
firent savoir qu'ils avaient chez eux de l'huile, du vin, de la
farine, des chèvres et des moutons. — Allez donc les chercher,
dirent les Pères. — Non, on pourrait nous tuer. — Alors nous
y allons.
Et voici, profitant de l'obscurité, que les Pères escaladent les
murs de clôture et, après de nombreux voyages, reviennent avec
toutes sortes de provisions. On se met à manger. Le repas fini,
les Arméniens présentent leur note. Ils avaient doublé le prix
des denrées. Les pauvres religieux n'avaient pas assez d'argent.
Un des Arméniens présens s'offrit à leur en prêter, à gros inté-
rêts, bien entendu. Notez que ces marchandises et cet argent
n'avaient été sauvés que par leur proximité de la Mission. Le
lendemain, rentrant chez eux, les Arméniens remportèrent
effrontément tout ce qui restait de marchandises payées, et les
Pères se trouvèrent dans le plus absolu dénuement.
Alors quelques Turcs, que cette rapacité avait révoltés, ap-
portèrent des provisions à la Mission; Hadji Loufti, un fana-
tique pourtant, leur donna tout un chargement de pain.
Maurice fait vérifier le fait : il est exact, mais on ne nous
avait pas tout dit : les Pères ont tout de même reconduit chaque
Arménien chez lui!
19 novembre. — Le froid arrive, les meurtres diminuent.
Hier on n'a tué que seize Arméniens.
Un des rédifs de garde a raconté à notre boy, Sais, qu'à
Gurun, qui a été assailli, soi-disant par les Kurdes, ceux-ci
EN ARMÉNIE. 423
n'étaient que des soldats déguisés. — J'en sais quelque chose^
fen étais!
Les musulmans ont très peur ici des représailles. De temps
en temps le bruit court que les régimens russes du Caucase ont
franchi la frontière. — Madame, dans ce cas-là, me dit le lieute-
nant, nous serons impuissans à vous défendre. Tous les chré-
tiens, même vous, môme votre joli bébé, y passeront. »
Je tâche d'écouter ça d'un air impassible. Du reste Maurice
dit que les Russes ne bougeront pas.
55 novembre. — Un boulanger grec a commencé à cuire du
pain. Cela nous soulage, car le pétrissage devenait éreintant et
notre pain ne valait rien. Jamais je n'ai trouvé d'aussi bon
pain que celui que je remange. A vrai dire, je croyais que je n'en
mangerais plus... Et puis, de longtemps, la viande nous fera
horreur.
^4 novembre. — Le docteur ne peut plus douter que le vali
ait mis sa tête à prix. Cependant, comme partout on le réclame
pour soigner des blessés, il nous demande, — c'est le seul Armé-
nien à peu près brave que j'aie vu (1), — de le laisser sortir.
« Oui, fait Maurice, mais avec Panayoti. » Karakine saisit la
main de Maurice et l'embrasse.
Dans les villages, on massacre toujours.
A Sivas , nous comptons 1500 tués, 300 magasins et
400 échoppes entièrement détruits. La misère des survivans est
poignante.
On voit des chiens passer ayant à la gueule des débris
humains : ils ont été déterrer des cadavres dans les champs.
Presque toutes les victimes sont des hommes, mais on a enlevé
et vendu plusieurs jeunes filles.
Je m'intéresse beaucoup aux blessés de Karakine, à qui j'ai
donné peu à peu toute notre petite pharmacie. Le docteur ne
désespère pas de les sauver, bien que la plupart soient dans un
état affreux; mais, dit-il, il n'y a pas pareils à ses compatriotes
pour avoir l'âme chevillée au corps (2).
(1) Dans Je Zeïtoun et dans le pays de Van, les Arméniens (ceux-là sont d'ori-
gine caucasienne) se défendirent intrépidement M. -F.
(2) Au sujet de l'exceptionnelle vitalité de l'Arménien, un fonctionnaire de
l'ambassade de France nous racontait le fait suivant, qui se place à l'époque des
grands égorgemens de Constantinople (août 1896):
Pendant trois jours on avait tué. Maintenant la police faisait transporter les
corps aux cimetières dans des tombereaux. Au seul cimetière de Scliichli, plus de
424 REVUE DES DEUX MONDES.
^5 novembre. — On a encore assassiné celte nuit. L'inspec-
teur de la dette publique ottomane a été pillé par des bandits.
On a tiré sur lui pendant qu'il déménageait en hâte une caisse
de timbres-poste.
Nous tenons à sortir, à nous promener, pour montrer que
nous n'avons plus d'inquiétude. Maurice le veut. Il prétend que
nous sommes tenus de donner l'exemple. J"obéis. Quand je suis
seule, cela va encore, mais quand j'ai bébé... Ce matin, des Armé-
niens m'ont arrêtée dans la rue, pour me dire insolemment qu'ils
ont appris l'arrivée prochaine de troupes anglaises sur la côte.
Pour eux, c'est la seule nation d'Europe qui soit brave et forte.
Parler ainsi, des gens qui se sont réfugiés chez nous!
Le cadi a déclaré que les musulmans ont violé la loi du
Prophète en massacrant et en pillant. 11 traite les coupables de
kafirs. On lui rend l'épilhète.
W novembre. — Cela va recommencer. Certains mettent de
grands écriteaux : Celte maison appartient à un musulman. Très
significatif!
— Elle ferait bien de se presser, l'armée anglaise! dit Mau-
rice; en attendant, je vais aller dire deux mots au vali, deux
mots qui vaudront bien comme eiTet les jaquettes rouges...
Et, de fait, cette alerte n'a aucune suite. Toutes les nuits, il
y a des patrouilles de la troupe. Maurice a renvoyé sa garde. Il
n'a conservé qu'un soldat, un bon garçon, que bébé a pris en
amitié, qui scie le bois, et que, lorsqu'elle est occupée ailleurs,
Lucie charge de préparer... la panade
5.9 novembre. — Sur la place du Konak, à deux pas du gé-
néral de division, en plein jour, trois Arméniens ont été assas-
sinés. 11 n'y a pas eu d'arrestations.
SO novembre — Enfm, des journaux français nous arrivent,
soixante tombereaux venaient d'entrer, on allait refermer les portes, quand cinq
sœurs des écoles françaises de Saint- Vincent-de-Paul, se présentèrent, et, à force
d'insistance, réussirent à entrer. Alors, elles se trouvèrent devant trois mille
cadavres horriblement souillés, nus pour la plupart. Elles eurent le courage de les
prendre un à un, de leur làter le cœur, de se pencher contre leur bouche afir
de voir si par hasard il ne s'en trouverait pas chez qui l'on pût surprendre un
souffle de vie.
Vers la fin de la journée, après sept heures de recherches, elles avaient retiré,
de dessous l'amas des cadavres, d^-ux corps d'hommes qui donnaient encore signe
de vie. Elles les prirent dans leurs bras, et aussi un jeune garçon dont le petit
corps n'était plus qu'une bouillie sanglante, mais encore tiède, et les emportèrenr.
Eh bien! ces trois malheureux survécurent. Or, le moins blessé a,\a,it le crâne
puvert et sept couds de baLo-^nette dans la poitrine... M.-F,
EiN ARMÉNIE. 429
racontant les massacres, Yoici ce qu'ils disent de Sivas : « Les
révoltés arméniens ont allaquc traîtreusement les Ilaïuidiés. Ils
ont été défaits. » C'est tout!
2 décembre. — A Césarée, dit-on, massacre épouvantable.
S décembre. — Des crieurs officiels viennent dans les carre-
fours publier que désormais quiconque tuera ou pillera sera pendu.
4 décembre. — On dit que l'escadre européenne, la flotte an-
glaise en tète, va s'emparer de Conslantinople. Les Turcs, exas-
pérés, nous regardent d'une drôle de façon. Je n'ose pas sortir;
je suis tout à fait malade. Maurice est à bout.
5 décembre. — Les Arméniens, appelés à faire connaître leurs
pertes en marchandises, accusent 26 millions. Maurice trouve le
chiffre fantastique.
L'école américaine et les doux écoles françaises rouvrent.
Elles n'ont eu aucun enfant aujourd'hui. Maurice fait rendre
beaucoup d'objets pillés.
Tout le monde dit, même des Européens, qu'cà Gurun les
assassins étaient guidés par un prêtre arménien apostat.
8 décembre. — Hier, un Turc qui avait beaucoup pillé et par-
lait trop haut, a été jeté en prison, chaînes aux pieds. 11 a con-
tinué, citant des noms de chefs. Ce matin, on l'a trouvé mort
dans sa cellule.
19 décembre. — Ravirement complet. Les Arméniens font
l'éloge de la France et de nos missions, qui jamais, reconnaissent-
ils, ne les ont poussés à se soulever, tandis qu'ils portent de
graves accusations contre d'autres.
Nous avons 67 centimètres de neige et — 14<* de froid.
Le vali craint — ou espère des incendies.
^5 décembre. — Quel triste jour de Noël !
On vient de tenter, je crois, de nous empoisonner. Ça doit
être un de nos domestiques arméniens, payé sans doute par les
Turcs. Alors on pourrait reprendre les massacres, car il n'y a que
nous qui gênons...
Certainement il y avait un poison dans notre café, car nous
en avons donné à Porthos, qui, lui aussi, a eu des vomissemens
et a été pris de tremblemens; mais comment faire analyser?
tous les pharmaciens sont tués.
Quel est le coupable? Impossible de le savoir. Nous mettons
à la porte nos deux domestiques, que nous remplaçons par des
Turcs. Le Turc a ses défauts, mais il ne trahit pas.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
15 janvier. — Maintenant on est à peu près certain que les
massacres sont finis, seulement c'est la famine. La moindre
denrée monte à des prix fous. Nous allons être ruinés, si cela
continue. Et nous avons toujours chez nous trois Arméniens,
dont Karakine. Le pauvre homme se sent perdu et pleure toute
la journée. Heureusement sa femme et son enfant sont à
Samsoun.
De partout arrivent à Maurice des félicitations. Il sait que
les Européens de Sivas ont écrit à Constantinople et disent
qu'ils doivent la vie à son énergie. C'est bien, mais j'aimerais
mieux qu'on nous changeât au plus tôt, puisque, paraît-il,
M. Camhon a décidé que les deux consuls qui avaient été le plus
à la peine seraient bientôt changés (M. Meyrier à Diarbekir, où il
s'est passé des choses horribles, et Maurice).
^8 janvier. — Un grave incident. Le 24, à dix heures du
soir, nous venions de nous coucher, quand dans la rue reten-
tissent des clameurs. Est-ce que cela va recommencer? Nous sau-
tons du lit en hâte, courons à la fenêtre, et apercevons au tour-
nant de la rue à droite une lueur rouge. Il y a un incendie, et
c'est sans doute chez un Turc.
Maurice étant très enrhumé, je lui demande de ne pas sortir.
Il n'a rien à faire là, puisque ça paraît être une maison musul-
mane. — C'est très suspect, le feu chez un musulman! — Et il
s'habille en hâte.
Mais déjà Panayoti est revenu disant que c'est une baraque
qui se trouve entre la maison d'un ingénieur turc et celle du
docteur Karakine. Evidemment on a voulu incendier ainsi
deux maisons détestées, celle du Turc, parce qu'il est presque
le seul musulman qui ait blâmé les massacres (1), et celle de
Karakine, parce qu'on est furieux de n'avoir pu se saisir de lui.
Maurice part avec ses cawas. Il trouve la foule qui regarde
joyeuse et refuse d'éteindre le feu ou d'aider l'ingénieur à dé-
(1) « J'ai vécu longtemps parmi ce peuple, je ne puis oublier ses nobles qua-
lités. Au cours même de cette période douloureuse, des prêtres musulmans,
quelques fonctionnaires ont protégé les victimes contre leurs assassins. »
(M. E.-M. de Vogué, loc. cil.) Voyez aussi, dans V. Bérard, la Politique du Sultan,
plusieurs actes de généreux dévouement accomplis par des prêtres turcs. Enfin il
est bon de rappeler qu'un mutessarif (général^, Raïry Bey, fut nommé officier de la
Légion d'iionneur pour avoir sauvé la Trappe française d'Akbès. {Supplément au
Livre Jaune.) M,-F.
EN ARMÉNIE. 427
ménager (ici, il n'y a pas de compagnies d'assurances, et encore
moins de pompiers). Quant à la demeure de Karakine, il n'y a
plus rien dedans, depuis le pillage et les massacres.
Mais on vient dire que la populace injurie la famille de
l'ingénieur et la menace. Je m'habille à mon tour, vais à la mai-
son et, prenant par la main les femmes, je les emmène chez moi,
où je leur donne des matelas dans la salle à manger. Quantité
d'autres musulmans et d'Arméniens nous envahissent, j'ignore
pourquoi. J'ai allumé du feu, fait du thé, et je suis là au milieu
de cette cohue, quand la porte s'ouvre et Lucie, scandalisée, ap-
paraît : Mais, madame, me fait-elle sévèrement, si ça continue,
on va réveiller monsieur Jean! » Maurice, qui rentre pour voir
comme je me tire d'affaire, lui répond : « Ah ! par exemple, le
sommeil de moîisieur Jean, ce que je m'en moque ! »
Il vient mettre un paletot, car, dehors, il gèle ferme, — 15°.
Il paraît qu'on manque d'eau, la rivière est gelée, et pas un
Arménien ne veut sacrifier sa provision. Alors mon mari fait
défoncer notre fontaine, et, pour que les cawas puissent, sans
déchoir, porter de l'eau, il se charge lui-môme d'un seau. Il
revient encore. Je le supplie de rester, car il tousse affreusement,
mais un gamin entre et dit que, dès que M. le consul a été parti,
la foule a excité le feu. Maurice repart. Panayoti et Mehemet
ne le quittent pas, car, paraît-il, il y a des Turcs furieux (d'avoir
manqué leur coup par sa faute) qui veulent le tuer.
Maurice revient trois fois pour se dégeler, et chaque fois le
feu reprend de plus belle là-bas.
Voilà maintenant que le vent porte en grand les étincelles
de notre côté. Maurice m'ordonne de tout préparer pour la fuite.
Je cours en haut faire des paquets. Lui, retourne au feu.
Enfin, à six heures et demie, au petit jour, l'incendie est enrayé,
mais la maison de l'ingénieur est complètement brûlée. Mon
mari a constaté que, la veille, on en avait enlevé tous les meubles
de la baraque turque. Donc, c'était un coup monté.
Le vali est venu remercier mon mari et nous féliciter...
L'ennuyeux, ce sont les femmes de l'ingénieur. Vainement
Karakine leur offre sa maison comme asile, elles répondent
nonchalamment : « Nous sommes mieux ici. »
Tout de même, le lendemain, il les met à la porte. Main-
tenant il va falloir aérer, et longtemps, car c'est tenace, cette
odeur de gens brouillés avec l'eau.
428 REVUE DES DEUX MONDES.
30 jamiier. — Maurice est atteint d'une grave congestion. Il
n'y a pas un sinapisme dans toute la ville.
8 février. — Les heures critiques semblent passées. L'Angle-
terre envoie un consul, le capitaine Bullmann. Il affirme être
sûr que les massacres vont recommencer. Lui, il est garçon, il
a fait, dit-il, le sacrifice de sa vie; mais nous, nous devrions
partir. Mon mari essaie de lui démontrer qu'il se trompe.
Son collègue des Etats-Unis va demander un long congé.
10 mars. — Notre ravitaillement devient d'une difficulté
incroyable. Les cawas et moi, faisons vingt courses pour décou-
vrir une paire de poulets, un chevreau, des fèves. Et puis, quand
je rentre, c'est pour apprendre du cuisinier que Monsieur a fait
débrocher le poulet pour le donner à une troupe de malheureuses,
— il y a tant de maisons où il n'y a plus un seul homme, et les
Arméniens riches sont si peu charitables! Je gronde Maurice,
lui déclare que c'est de la folie, que je n'ai plus d'argent, et il
recommence.
Maurice a reçu du ministre une médaille d'or de sauvetage.
Il en est très fier.
11 a reçu aussi du Saint-Père un cordon de Saint-Grégoire et
un autre pour Panayoti. Il paraît que le vali demande pour moi
à Yildiz Kiosk un chefakat. Je croyais que c'était... un objet d'art,
il paraît que c'est une décoration pour les femmes.
Jusqu'à bébé, qui décore sa mâchoire avec quatre autres jolies
quenottes et cherche à se mettre gentiment sur ses pattes!
1i mars. — Maurice, chaque semaine, réclame au vali une
escorte pour conduire Karakine à Samsoun. Le vali refusait
toujours : cette fois l'ambassade s'en môle, et voici une troupe
de cavaliers devant notre porte, qui attend.
Karakine n'est guère rassuré. Une escorte ! Si le consul qu'elle
accompagne ou sa femme étaient tués, elle serait fusillée, c'est
connu; mais un Arménien! Cela compte si peu! Les zaptiés ra-
conteront une histoire d'accident quelconque, et cela fera le
compte.
Aussi Maurice s'en va-t-il chez le vali, et il lui déclare que
M. Cambon a obtenu un firman disant que, si Karakine n'arrive
pas vivant à Samsoun, le vali sera exilé au Yemen. L'exil au
Yemen équivalant à la mort au fond d'une oubliette, le vali, qui
prend peur, s'empresse de donner des ordres à la troupe. Kara-
EN ARMÉNIE 429
kine arrivera vivant à Samsoun... Gomme dit Maurice : « Avec
les Turcs, le tout est d'oser ! »
/5 mars. — A peine le docteur est-il parti que, le dégel étant
survenu, le typhus éclate. En môme temps, ce sont partout des
odeurs épouvantables. Bébé, bien pâlot, a besoin d'air, mais je
n'ose pas ouvrir les fenêtres.
Le typhus atteint nos Sœurs. Ces pauvres filles, qui, l'an der-
nier, ont si cruellement payé le tribut au choléra, vont-elles
encore le payer au typhus? C'est bien à craindre, car elles vont
dans chaque hutte misérable, aussi bien chez les musulmans que
chez les chrétiens.
Et nous n'avons plus un seul médecin, pas un seul pharma-
cien !
Maurice a été leur défendre de continuer. Il dit qu'elles ont
assez fait. En effet, sur cinq, elles sont trois dans leur lit.
iS murs. — De l'ambassade nous arrive une indemnité pour
les secours que nous avons distribués depuis quatre mois.
Agréable surprise, car Maurice n'avait voulu rien demander.
14 mars. — A cause de bébé, à qui je rapporterais peut-
être l'épidémie, je nose guère entrer chez les Sœurs; je vais
seulement jusqu'à la porte prendre des nouvelles, — et ce-
pendant elles sont seules, les femmes du pays les ont aban-
données.
De grand matin, on m'apprend que la sœur Marie, prise
brusquem(!nt, est au plus mal. C'était celle, de toutes les Sœurs,
que je connaissais le moins, mais elle m'avait paru fine, dis-
tinguée.
Je pars dès que la voiture est prête, car il y a tant de boue
que je ne pourrais passer, et c'est loin. J'arrive, j'entre dans la
chambre, je vois des cierges allumés : la sœur Marie vient
d'expirer.
On l'a enterrée l'après-midi. Le vali désirait que cela se fît
la nuit, par crainte d'un soulèvement des musulmans, car le
corps va être présenté à l'église arménienne, donc on va tra-
verser toute la ville. (Ce sera la réouverture; jusqu'ici, les Armé-
niens morts d(puis les massacres n'ont pas passé par les églises.)
Mais Maurice n'admet pas qu'une Française puisse être enterrée
en cachette. On fera la cérémonie au grand jour et le pavillon
français sera étendu sur le cercueil.
430 REVUE DES DEUX MONDES.
... J'avais été très émue et j'ai dû prendre le lit en arrivant.
C'est surtout après coup qu'on a peur...
i6 mars. — On a cru que j'avais gagné le typhus. Ce n'était
presque rien.
3 avril. — Il ne va pas bien, Maurice. Sa bronchite s'est
aggravée, et il a bien changé. C'est ce maudit incendie qui en est
cause, et puis toutes ces émotions. Il a moins de ressort. Il veut
encore avoir l'air gai, mais je le sens très tourmenté : « Si, au
moins, tu partais à la côte avec bébé, me dit-il, je serais moins
nerveux. »
Et il me supplie de partir. Je refuse absolument.
Seulement, je fais savoir à Constantinople que la santé de
mon mari me donne des inquiétudes.
Mai. — Nous apprenons que les postes de Janina et Andri-
nople, postes assez doux, vont être donnés l'un à M. Meyrier,
l'autre à Maurice. C'est Janina qui nous tente le plus, à cause
des complications gréco-turques, qui menacent de tourner à une
guerre. Maurice pense que les Grecs, qui convoitent l'Epire, se
jetteront sur Janina. En ce cas, il s'y passerait des choses inté-
ressantes. Il demande Janina.
Ici, tout est calme. Maurice en impose trop au vali pour
qu'aucun Arménien soit désormais molesté, du moins à Sivas
même. Du dehors, nous apprenons encore parfois de tristes
choses (1). Il nous est venu quelques étrangers aimables, un
Belge (2), un Autrichien fort brave homme qui est devenu un
grand ami de bébé.
Un jour il lui demande : « Qu'as-tu dit, Jean, lorsque tu as
entendu les soldats faire pan, pan? » Et voilà petit chéri,
comme s'il comprenait, qui répond, avec un grand sérieux :
« Boum! boum! » Cela nous a donné un coup!... Maintenant
Maurice, chez qui les émotions tristes ne durent guère, ne l'ap-
pelle plus que Monsieur Boum-boum.
J'étais invitée à une petite fête scolaire chez les Pères, mais
nos chevaux sont malades; alors, pour que je puisse venir à pied
sans risquer de disparaître dans les flaques de boue, les Pères ont
dû travailler à installer cinq cents mètres de chemin en planches.
(1) Voir, pour les détails, le Martyrologe arménien, par le P. Charmetant.
(2) Dans son Carnet de route, M. Carlier parle fréquemment de négocians ou
d'ingénieurs belges. « Quant à des Français, dit-il, pas un, en dehors des Mis-
sions. » — M.-F
EN ARMÉNIE, 431
i^^ juin. — Décidément, c'est Janina. Préparons les paquets.
Maurice tousse encore. Aussi M, Cambon, toujours gracieux,
nous fait-il télégraphier que nous sommes autorisés à partir sans
attendre l'arrivée de notre successeur,
10 juillet. — J'ai été bien lémue en disant adieu aux Sœurs
et aux Pères, Eux, ne reverront jamais leur pays, ils le savent
Ils sont résignés. Et puis, tout de même, au moment des adieux,
je les vois bien angoissés...
17 juillet. — En route. Nous voici sur le chemir. du retour.
Nous sommes dévorés par toutes sortes d'insectes, surtout des
punaises. Aux haltes, il faut mettre les quatre pieds des lits dans
des jarres d'eau. Malgré cette précaution, ce pauvre bébé, qui leur
offre une proie plus tendre, est en sang.
Quel changement, et comme, malgré la belle saison, les pays
que nous traversons semblent misérables ! Les boutiques éven-
trées restent fermées, le commerce est tué pour longtemps, car,
par ici, on n'a pas massacré seulement des Arméniens, mais
aussi des Grecs, des Syriens et des Juifs, — en somme tous les
riches.
Notre marche est retardée par une masse de chariots d'Ar-
méniens qui nous précèdent. D'autres nous suivent. Tous ceux
de Sivas ou des environs qui songeaient à émigrer en Europe,
mais n'osaient à cause des brigands, ont profité de notre escorte.
Nos zaptiés ont commencé par les bousculer, mais un mot brutal
de Maurice à leur chef a tout remis en ordre. Môme, au défilé qui
m'avait effrayée, en venant (1), Maurice a voulu qu'une partie
de l'escorte restât en arrière pour être certain que quelques
bandits ne nous sépareraient pas des Arméniens pour les ran-
çonner. Et puis, Panayoti veille, toujours à cheval; alors, partout
où nous campons, campent les émigrans. Ce cortège est plutôt!
désagréable, car ils font lever devant nous un nuage de pous-
sière suffocant.
Ah ! que cela m'a fait donc plaisir d'apercevoir la mer 1
Nous arrivons aux premières maisons de Samsoun faits
comme des voleurs. Trouvé là, venu au-devant de nous, M, de
(1) II en est parlé dans le Carnet de route. II y eut là une alerte, en venant de»
Samsoun (port de la Mer-Noire) à Sivas, qui est à sept journées de marche dans la
montagne, et l'escorte dut charger ses armes, — mesure de précaution que
M. Garlier tenta vaineasnt de dissimuler à sa jeune femme, à qui une émotion
vive pouvait être fatale, étant donné son état. M.-F.
432 REVUE DES DEUX JIONDES.
CortaDge (1), toujours spirituel, et feignant de prendre l'im-
mense caravan(î d'Arméniens pour notre peisonnel consulaire.
Une dépêche nous attend chez lui. Maurice l'ouvre; il est
fait chevalier de la Légion d'honneur, en même temps que ses
collègues Mey)'ier et Roqueferrier. Nous connaissions déjà la
conduite énergique du second. Consul à Erzeroum, échappé à
la tuerie des rues de Trébizonde et ayant eu grand'peine à
gagner son poste, M. Roqueferrier n'a pas craint de se risquer
hors du consulat et d'encourir la colère des autorités en les
sommant d'arrêter le massacre. Ensuite, tandis qu'on enterrait
en secret les victimes et qu'il y avait défense aux chrétiens
d'approcher, il est arrivé, son appareil photographique à la
main, et a pris de^'. clichés effroyables.
Trajet maritime sans incident.
55 juillet. — Comtantinople. On jase beaucoup ici, surtout
dans les salons qui confinent au monde diplomatique.
On nous dit aussi qu'au quai d'Orsay, on ne désirait donner
qu'une seule croix pour les évônemens d'Arménie, et qu'elle
n'était pas pour Maurice. Sur ce, M. Cambon aurait été voir le
Président de la République, qui aurait donné le complément sur
son contingent.
Et cette histoire, qui n'est peut-être pas vraie, mais que tout
le monde chuchote, est pour nous un prétexte à complimens
fleuris, comme on en sert si facilement en Orient.
C'est la gracieuse M"^ de la Boulinicre (2) qui réclame, comme
un honneur, le droit d'épingler elle-même le ruban rouge de
celui qu'elle appelle un héros français.
^6 juillet. — On croit ici que les massacres sont terminés
pour l'Asie Mineure. C'est ailleurs qu'est le danger, c'est d'un
autre côté qu'il faut ouvrir les yeux...
^7 juillet. — Réception en notre honneur à Thérapia, le pa-
lais d'été de l'Ambassade. Après le dîner, il y avait quelques in-
vités, M. Cambon, de sa voix lente, nette, qui met chaque mot
bien en valeur : « Mon cher Carlier, je tiens enc(-re une fois à
vous féliciter. » Il s'est arrêté, puis, pesant encore plus, sem-
blait-il, ses paroles : «
(1) L'agent des Messageries. Il est cité clans le Carnet de roule.
(2) La femme du premier secrétaire d'ambassade.
EN ARMÉNIE. 433
...Nul n'a fait plus que vous. Résidant dans le vilayet qui
comptait la population arménienne la plus nombreuse, vous
avez réussi, par votre activité, votre dévouement, h ce que ce
fût celui qui comptât le moins de victimes. Ce beau résultat est
votre œuvre personnelle. »
Pendant que parlait l'ambassadeur, Maurice, qui s'était levé,
se tenait raide; puis il a salué militairement, sans pouvoir dire
un mot.
28 juillet. — Le temps est superbe, j'ai pu enfin faire con-
naissance avec un Stamboul doré par le soleil sous un ciel bleu,
au lieu de l'affreuse pluie de l'an dernier qui gâtait tout.
Maurice va mieux.
M. Jean de Sivas, comme dit son papa, vient d'avoir sa on-
zième dent.
Ma décoration du Chefakat, qu'ont ici quantité de femmes,
nous a coûté d60 francs de bakchichs divers, mais ces dames
de l'ambassade m'ont assuré que ça fait très bien (rouge, vert,
blanc) sur une robe de bal.
Oui, mais à quand le bal? Pas à Janina, je suppose. Janinal
on dit pourtant que c'est une ville agréable. Cette fois j'emporte
un kodak, car, de Sivas, je ne rapporte que quelques mauvaises
photographies faites par les Pères.
Emilie Garlier,
TOME xm. — 1903 S;8
REVUE LITTÉRAIRE
UNE DECOUVERTE RÉCENTE : L'HUMANISME
Une découverte vient d'être faite. Ce n'est pas un secret et nous
ne sommes pas tenus à la réserve, puisque au contraire il y a profit
pour tout le monde à ce qu'une idée neuve et qui peut devenir
féconde, se répande promptement. Ce dont il s'agit cette fois, c'est
d'un principe d'art. On a trouvé une méthode pour faire les vers, un
moyen pour rajeunir la poésie, un procédé pour donner du talent à
ceux qui ne s'empêcheront pas tout exprès d'en avoir. Du principe
qui vient d'Être ainsi mis en son jour, peut-être tirera-t-on plus tard
une morale, une religion et même une sociologie ; en attendant, on
en a tiré une poétique : c'est déjà bien joli. Cette recette aux vertus
encore ignorées, ce système dont les hommes à systèmes ne s'étaient
pas encore avisés et qui manquait aux hommes d'imagination, cette
poétique aux recettes mirifiques et insoupçonnées, faut-il enfin l'ap-
peler par son nom? C'est l'humanisme.
L'avènement de l'humanisme dans la Littérature ! voilà le fait qui
vient d'être brusquement annoncé au monde afin d'y faire sensation.
Il y a des gens qui n'en croiront pas leurs oreilles... Non certes que
tant de nouveauté soit pour les stupéfier, mais ils se demanderont s'ils
ne sont pas dupes d'une illusion, et s'ils s'étaient trompés jusqu'ici
en croyant que le mot leur était familier et qu'ils avaient déjà en-
tendu beaucoup parler de la chose. Dès le temps de la Renaissance,
n'est-ce pas sous l'influence de l'humanisme que s'est fait en France
et hors de France le renouvellement des esprits? Érasme comme
Pétrarque, Rabelais comme Ronsard, et les érudits comme les poètes
REVUE LITTÉRAIRE. 435
n'étaient-ils pas tout pénétrés d'humanisme? C'étaient des huma-
nistes que les écoliers de Navarre ou de Montaigu, et c'en étaient pa-
reillement qu'on formait dans les collèges des Jésuites, à Port-Royal
ou chez les Oratoriens. Nos écrivains classiques n'élaient-ils pas des
humanistes à n'en craindre pas un? Et, puisque c'est de poésie qu'U'
est question, tout récemment encore les Parnassiens ne pratiquaient-
ils pas l'humanisme, sans d'ailleurs prétendre qu'ils l'eussent inventé?
Mais si, depuis tantôt trois cent cinquante années, l'humanisme est le
principe sur lequel repose la culture de l'esprit français, et celui
môme qu'on retrouve dans les temps modernes à la hase de toute
notre littérature, par quel artifice peut-on venir aujourd'hui nous le
révéler? Que signifie cet étonnement de novateurs émerveillés par
leur propre audace? Ceux que le paquebot, en 1903, débarque en Amé-
rique auraient autant de droits à se croire des Christophe Colomb. Au
fait, humanisme et Amérique, c'est à peu près vers le même temps
qu'on a commencé d'en parler dans le monde.
Toutefois, U n'est que de s'instruire : faisons donc l'historique de
la découverte. Les lecteurs du Fiyaro en ont eu la primeur. Ils ap-
prirent un matin que des terres nouvelles étaient en vue à l'horizon
poétique. Un jeune poète, dont nous avons eu l'occasion de louer ici
les vers, M. Fernand Gregh faisait l'office de vigie. Il constatait que
le symbohsme est aujourd'hui à l'état d'épave : on est las de son jeu
d'énigmes, de ses obscurités et de ses mièvreries. Le décor d'urnes,
de cyprès et de roseaux cher aux poètes d'hier est allé rejoindre au
dépôt des accessoires les émaux parnassiens et les nacelles roman-
tiques. Une école ayant cessé de plaire, le besoin se faisait sentir d'en
inaugurer une autre. Le symholisme est mort, vive l'humanisme!
L'article de M. Gregh était débordant d'enthousiasme et tel qu'on
pouvait l'attendre d'un poète lyrique. Il sonnait la marche en avant.
Il ralhait toute la jeunesse Uttéraire. C'était la fanfare joyeuse dans
l'aube matinale. On parlait en guerre... Quelques jours s'étaient à
peine écoulés, on put voir le critique Uttéraire du Temps monter au
Capitole afin de célébrer une victoire due à dix années de luttes et
qu'U n'espérait tout de même pas si rapide. « Je me réjouis d'en-
tendre un poète, un artiste exprimer ainsi le sentiment et la pensée
de toute une génération, » écrivait-il, après avoir cité quelques pas-
sages de la déclaration de M. Gregh. « Je suis heureux de voir cette
belle doctrine de l'humanisme refleurir et fructifier en moisson de
vérité et de beauté, par les soins et sous le charme d'une jeunesse
hardiment rénovatrice. Le lecteur ami reconnaîtra aisément dans ce
436 REVUE DES DEUX MONDES.
manifeste quelques-unes des idées qui sont soutenues tant bien que
mal, depuis une dizaine d'années, par le critique littéraire du Temps.
Comme la raison est parfois lente à s'imposer, je ne m'attendais pas
à une si prompte réussite et je m'étais armé de patience. Je n'espé-
rais | pas vaincre si tôt. Je n'en éprouve que plus de joie à enregistrer
cette victoire dont je reporte l'honneur à tous ceux qui ont bien voulu
me comprendre et m'encourager. » Tels sont donc les deux parrains
du nouvel humanisme. M. Gregh a plus d'impétuosité, plus d'allé-
gresse, il est plus riche en métaphores: c'est le poète. M. Deschamps
a plus de gravité, il est plus abondant en maximes, mieux pourvu de
citations et de références : c'est le critique. Ils sont deux, c'est plus
qu'il n'en faut. Et voilà comment on fonde une école.
Il suffît d'ailleurs qu'on accroche un écriteau à une porte : aussitôt
de tous les pavés il sort un peuple de plaignans qui réclament leur
bien. Cet écriteau doit être à nous I S'il faut en croire M. Saint-Georges
de Bouhéher, celui-ci aurait été le précurseur de M. Gregh, tandis
qu'au dire de M. Gregh, il est lui-même le précurseur de M. de Bouhé-
lier. Et si l'on s'en rapporte à M. Eugène Monlfort le « naturisme »
n'aurait été rien de moins que l'humanisme avant la lettre. Ces ques-
tions de priorité sont toujours déUcates. 11 ne nous appartient pas de
les trancher. Nous ne sommes pour rien dans l'affaire, et nous lais-
serons donc à ces messieurs le soin de s'arranger entre eux.
Aussi bien, qu'on ne se méprenne pas sur le sens de nos remarques.
Nous ne songeons guère à reprocher au nouvel humanisme d'être,
comme l'ancien, un mot en isme. Nous ne croyons pas que les que-
relles d'écoles soient vaines, stériles et bonnes pour le divertissement
des pédans. On prétend volontiers que manif tes, programmes, for-
mules sont sans influence sur la direction du mouvement hltéraire,
qu'en art les révolutions se font toutes seules, que les œuvres naissent
d'elles-mêmes par voie de génération spontanée, et que tout le travail
de théorie est comme s'il n'était pas. Rien de plus faux, et l'histoire
"littéraire n'est que la série des démentis que les faits donnent à cette
opinion généralement adoptée. Les querelles d'écoles sont pour les
artistes ce que sont pour les savans les discussions sur la mé-
thode, et l'on sait assez que dans l'ordre des sciences aucun pro-
grès ne s'accompht que par un changement dans la méthode. Elles;
portent sur l'objet de l'œuvre d'art et sur les moyens les plus propres
à le réaliser. Elles éclairent le but, et partant elles facihtent et abrègent
la route. Elles épargnent aux créateurs beaucoup d'hésitations et de
lâtonnomens. Elles les renseignent sur les modifications qui se sont
KEVUE LITTÉRAIRE. 437
opérées dans le goût du public et sur les besoins de sa sensibilité :
elles leur font prendre plus claire conscience des aspirations qui sont
en eux, les affermissent dans leurs propres tendances, précisent leurs
rêves et en préparent la complète floraison. Le programme des clas-
siques était très net : on s'en est aperçu à leur œuvre. Le programme
des romantiques était très confus : leur œuvre en fait foi. Mais les uns
et les autres avaient un programme. Les naturalistes savaient en gros
ce qu'ils voulaient faire. Romantiques, naturalistes, symbolistes ont
pu d'ailleurs raisonner juste ou se tromper, mais ils ont contribué à
promouvoir la littérature. Une école qui s'organise, c'est une idée qui
cherche à se réaUser. L'école vaudra surtout ce que valent les hommes
qui la composent, mais il n'est pas indifférent de rechercher ce que
vaut l'idée autour de laquelle ils se groupent. La question est de savoir
s'ils apportent une idée juste et une idée neuve; et cette question
même en suppose une autre : c'est qu'ils apportent une idée.
Que l'école symbohste ait été assez pauvre en œuvres, cela ne fait
guère de doute et nous l'avons déploré maintes fois. Bien qu'on doive
lui tenir compte d'un certain nombre d'inspirations heureuses, et
qu'on n'ait pas été embarrassé de lui composer une anthologie, il est
exact que cette anthologie est loin d'être aussi abondamment fournie
que celle des parnassiens ou des romantiques. Cette école n'a pas tenu
toutes ses promesses ; elle a eu plus d'ambitions que de moyens de les
réaliser; et il est vrai aussi qu'elle s'est souvent perdue dans les com-
plications et les bizarreries. Il reste qu'elle s'était fait de la poésie une
conception haute, noble et dont on s'était déshabitué. Les poètes se
réduisaient à peindre un tableau, à analyser un état de leur âme, à
conter une anecdote. Ils mettaient tout leur effort, toute leur probité
de bons ouvriers à parfaire un ouvrage qui se limitait à lui-même.
C'est alors que les symbolistes sont intervenus pour leur rappeler
que l'œuvre poétique doit, outre sa signification prochaine, en contenir
une autre plus profonde et qui va plus loin, se continuer par le tra-
vail qu'elle éveille en nous et suggérer quelque chose au delà de ce
qu'elle exprime. Ils ont remis en honneur l'idée même du symbole,
c'est-à-dire de l'élément par excellence, de la poésie. N'est ce pas
celui qu'elle prête aux reUgions naissantes dans les temps où le ciel
marche sur la terre et qui s'y appelle le mythe ? Tel a été dans leur
théorie le point essentiel et qui suffisait à la protéger contre de
faciles railleries. Il n'était pas indifférent non plus de réconciher avec
le rêve une poésie aux contours trop arrêtés et qui emprisonnait
l'imagination dans des limites étroites et fixes. Il n'était pas mauvais
438 REVUE DES DEUX MONDES.
de redire que, s'il y a des genres qui \ivent de l'observation et dont
l'objet est de reproduire exactement ce qui est, la poésie peut seule
s'étendre sur un domaine qui lui est propre, celui du mystère. Il y
avait lieu encore d'établir que, si les arts plastiques peuvent prêter
à la poésie quelques-uns de leurs moyens d'expression, elle n'a pas
moins d'affinités avec un autre art, celui môme qui dans les temps
modernes s'est le plus développé: la musique. C'étaient autant d'idées
justes : il était opportun de les réintégrer dans l'art, puisqu'on les
avait laissées se perdre. Elles apportaient un principe qui était nou-
veau, puisque, sous son action, la poésie se transformait dans sa con**
ception et dans ses moyens d'expression. C'est pourquoi les symbo-
listes ont fait une oeuvre qui n'a pas été sans conséquence ; ils n'auront
pas passé sans laisser une trace de leur passage, après eux; la poésie
se trouve diflércnte de ce qu'elle était avant eux; ils ont leur page
dans l'histoire du lyrisme. Il y a eu une école symboliste.
Y a-t-il une école humaniste? L'humanisme à la mode de 1903 ap-
porte-t-il quelque principe nouveau ? Il n'est que de le demander à
ses représentans. C'est surtout à propos d'Homère, de Ronsard et
d'André Chénier que M. Deschamps a été amené à parler de l'huma-
nisme. Ronsard, « ce grand homme si longtemps méconnu, a inauguré
en France les traditions de l'humanisnie. » C'est le moment de nous
y initier, et nous allons savoir ce que parler veut dire. « Son programme
était conforme aux exemples des anciens et, par conséquent, favorable
au progrès de laciviUsation et de la société nouvelle : les anciens, s'ils
vivaient aujourd'hui, seraient modernes. Et le précepte initial de l'hu-
manisme, c'est que nous devons imiter les Grecs, nos maîtres, en
faisant ce qu'ils feraient, s'ils ressuscitaient parmi nous. L'illustre chef
de la Pléiade a voulu doter son pays d'un art lumiuin et national,
adapté au vœu de l'humanité en général et à la gloire de la France en
particulier. Il a aimé la vie, et il a chanté ce qu'un de nos jeunes
poètes appelle siéloquemment la « beauté de vivre. » Poète, il a voulu
qlie la poésie, comme au temps où les cités s'élevaient au rythme de la
lyre, eût une part de la puissance publiijue et U a traité d'égal à égal
avec les rois. Français, U a aimé la France comme un Athénien du siècle
de Périclôs aimait sa pallie. » Je suis bien d'avis qu'U faut aimer sa
patrie. Cet excellent conseil, s'il était suivi, nous préparerait de bons
citoyens; mais il n'est pas certain qu'il nous valût de bons poètes, la
poésie patriotiejue, en tous les temps, n'ayant donné que peu de chefs-
d'œuvre. Il faut aussi ^imer la vie, à condition toutefois de n'en pas
tout aimer, de l'aimer avec choix et de ne pas sacrifier à cet amour de
HEVUE LITTÉRAIRE. 13^
la vie les raisons mêmes de vivre. Que feraient les anciens s'ils ressus-
citaient parmi nous? cela est assez difficile à imaginer avec quelque
précision ; mais, d'ailleurs, on peut dire sur ce sujet tout ce qu'on veut;,
librement et avec assuiance, car on sait bien que les anciens ne res-
susciteront pas exprès pour le plaisir de nous apporter un démenti.
Quant à la formule qui réaliserait tout à la fois « le vœu de l'bumanitô
en général et la gloire de la France en particulier, » j'avoue humble-
ment ne pas môme la soupçonner. Si quelqu'un possède cette heureuse
formule de l'universelle réconciliation, de grâce, qu'il s'empresse de
nous l'enseigner; qu'il consente à ne pas la garder pour lui ; qu'il la
mette à la portée de tous, sans perdre ni un jour ni une heure! Il
nous épargnera tant de divisions, tant de tristesses, tant de maux! On
est coupable, ayant la main pleine de vérités, de ne pas l'ouvrir! Qu'il
se hâte, cet homme providentiel I Et qu'il se fasse des titres à la recon-
naissance de l'humanité en général et de la France en particulier! On
comprend plus aisément cette proposition : « Les anciens, s'ils vi-
vaient aujourd'hui, seraient modernes. » La réciproque en serait vraie.
« Les modernes, s'ils avaient vécu autrefois, auraient été anciens, » On
dirait encore dans le môme sens : « Les gens du moyen âge, s'ils
avaient vécu sous Louis XIV, auraient été des hommes du xvii* siècle. »
Ce sont des vérités incontestables ; mais on les comprend trop : il est
impossible qu'elles enferment beaucoup de sens. Ce sont des vérités,
mais ce ne sont pas des définitions.
M. Deschamps aurait-il attaché plus d'importance qu'il ne con^àent
au décor antique dont s'encadrent quelques pièces récentes ? Y aurait-
il vu le signe d'un retour à l'antiquité? Mais ce procédé tout extérieur
était familier aux poètes de l'école qu'il s'agit de remplacer. Par exemple,
M. Henri de Régnier l'appliquait il y a quelque dix ans dans son poème
de iIJomme et la Sirêije, une des œuvres les plus significatives du
symboKsme. Il est bien impossible d'en faire le précepte initial de
l'école de demain. Ce n'est pas de ce côté que nous trouverons le
principe nouveau.
Adressons-nous à M. Gregh. Celui-là est moins savant; il n'est pas
historien des lettres ; il n'est pas professeur de Uttérature ; il ne se
hasarde pas à parler des anciens. Mais, puisqu'il fait des vers, il sait
apparemment de quoi il veut que les vers soient faits, et il saura
nous l'apprendre. « Nous voulons une poésie qui dise l'homme, et tout
l'homme, avec ses sentimens et ses idées, et non seulement ses sen-
sations, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les grands poètes
de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient des honwnes,
440 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est-à-dire des pères, des fils, des amans, des citoyens, 'des philo-
sophes ou des croyans. C'est de leur vie même qu'étaient faits leurs
rêves. » Et plus loin: « Poètes, chantons la vie : c'est notre vraie façon i
à nous, d'y collaborer. Accomplissons notre tâche sur la terre, qui est
d'inscrire en des paroles belles le rêve que fait l'homme à ce moment
du temps infini pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. Et
que chacun de nous, en jetant plus tard un regard sur son œuvre ter-
minée, avant de s'en aller dans l'inconnu terrible, puisse se dire
comme tous ceux dont la vie a été bien rempb'e par les labeurs hu-
mains : Je fus un homme. Poètes d'aujourd'hui et de demain, soyez
des hommes I » Les poètes de demain seront donc des hommes ; ils
seraient d'ailleurs embarrassés pour faire autrement ; mais il y a tant
de manières d'être un homme ! C'étaient des hommes que Lamartine
et Victor Hugo, c'étaient même de fort grands hommes. Musset était
un homme, incontestablement, ayant cédé à toutes les faiblesses de
l'humaine nature. Verlaine fut un pauvre homme. Donc Us ont, comme
c'est l'habitude parmi les hommes, aimé, haï, souffert, espéré; ils se
sont réjouis, affligés, consolés ; et Us ne nous ont laissé rien ignorer
de cette part qu'Us prenaient à la comédie de l'existence. Ils nous ont
fait confidence de leurs plus intimes émotions : ils nous ont conté
toutes les aventures de leur sensibiUté. Ils ont crié leurs tristesses et
leurs joies. Ils ont mis dans leurs vers leurs rancunes, leurs haines,
leurs colères, aussi bien que le signalement de leurs maîtresses. Ils
ont pris le monde entier à témoin des injures qui leur étaient faites
et des blessures dont Us saignaient. C'a été leur manière d'être des
hommes, et c'en est une :
Quand le diable y serait, j'ai mon cœur humain, moi !
S'agit-U donc de préconiser un retour à la poésie personneUe? Le
fait est que M. Gregh parle beaucoup de l'urgence qu'il y a pour le
poAtes à sortir de la « tour d'ivoire. » Il reproche fort aux symbo--
hstes de ne pas nous avoir témoigné assez de confiance familière
«Jamais chez eux un aveu personnel, un cri, un battement de cœur. »
Je ne doute guère que cette invitation à se mettre en scène ne soit
du goût de beaucoup d'écrivains : nous sommes dans un temps où
Ton ne pèche pas par l'excès de discrétion. Puisque chacun entretient
tout le monde de ses alTaires particulières, pourquoi le poète serait-U
seul à se tenir sur la réserve? Et par quel paradoxe les lyriquCg
échapperaient-Us seuls à la furieuse poussée de notre individualisme?
Que les poètes recommencent donc de trouver en eux la matière de
REVUE LITTÉRAIRE. " ^ 441
leurs chants I Seulement on ne peut guère nous présenter l'individua-
lisme en art comme une nouveauté. La poésie personnelle ayant été
toute la poésie romantique, il est inadmissible que l'humanisme soit
venu précisément pour nous la rapporter.
Ou s'agit-D de parler en vers de ce qui intéresse tous les hommes
et qui fait leurs préoccupations communes ? Est-ce le dogme de l'im-
personnahté dans l'art qu'on nous propose, au lieu des fantaisies de la
poésie personnelle? Il y a beaux jours que Leconte de Lisle l'a en-
seigné à ses amis du Parnasse. Ou serait-ce que le temps est venu de
mettre en vers la ^( religion de l'humanité? » Mais c'est de poésie
qu'il est question. Et dans la poésie humanitaire, comme dans toutes
les autres, les exigences de l'art restent les mêmes. Le caractère hu-
manitaire d'une poésie ne préjuge rien de sa technique, dont, au sur-
plus, dans tout ceci personne ne souffle mot.
Nous avons beau faire et beau presser ces éloquentes décla-
rations, nous n'arrivons pas à en faire sortir quoi que ce soit de
précis. Nous sommes sans cesse rejetés dans l'océan de la phraséo-
logie. Ce que les exégètes du nouvel humanisme livrent à notre mé-
ditation, ce qu'ils offrent comme évangile aux futurs poètes, ce qu'ils
prennent pour une nouveauté, tient dans cette déclaration: c'est
qu'entre « l'art et la vie il y a des relations nécessaires. » Mais qui donc
l'a jamais nié sérieusement? Comment s'y prendrait-on pour con-
tester une assertion aussi peu audacieuse? Et qu'y a-t-il ici de parti-
culier à la poésie? Lui aussi, le roman doit soutenir avec la vie
quelques relations. Lui aussi, le théâtre doit reproduire quelque chose
de la vie. Elle aussi, l'histoire n'est pas sans quelque rapport avec la
vie. L'art de tous les temps n'a fait autre chose qu'exprimer la réalité
plus ou moins déformée. Comme on n'a jamais écrit des livres
qu'avec des phrases et des phrases avec des mots, il a toujours fallu
que ces phrases et ces mots continssent quelque chose d'humain. S'en
tenir à ces généralités, c'est ne rien dire, et alors on se demande si
c'était la peine de le dire avec tant de fracas.
Peu nous importerait d'aQleurs, et nous ne nous soucierions guère
de troubler les néo-humanistes dans la certitude où ils sont que, pour
fonder une école, il suffit d'en avoir bonne envie : il n'y aurait qu'un
manifeste de plus, et rien ne serait changé dans le monde. Mais,
quand on tente pareille entreprise, il faut avoir la prudence de
choisir des termes qui soient bien à vous, n'étant à personne, et dont
on puisse accommoder à son gré la signification. Il ne faut pas se
servir de termes déjà consacrés, de formules qui ont fait leurs preuves
442 REVUE DES DEUX MONDES.
et dont le contenu, la valeur et la portée ont été précisés, déterminés,
arrêtés par tout un ensemble d'œuvres. Si l'humanisme a été la loi
même de Fart trois siècles avant que nos contemporains ne se fussent
avisés de le découvrir, c'est donc qu'on ne les avait pas davantage
attendus pour savoir ce qu'on entend quand on en parle. L'humanisme
représente une conception de la vie et une conception de l'art qui
ne se confondent avec aucune autre. Entre tant de définitions qu'on
en a proposées, nous choisirons celle qu'en a donnée Fromentin : il
n'en est guère de plus large à la fois et de plus précise. « Il existait,
écrit-il dans ses Maîtres d'autrefois, une habitude de penser haute-
ment, grandement, un art qui consistait à faire choix des choses, à
les embellir, à les rectilier, qui vivait dans l'absolu plutôt que dans le
relatif, apercevait la nature comme elle est, mais se plaisait à la mon-
trer comme elle n'est pas. Tout se rapportait plus ou moins à la
personne humaine, en dépendait, s'y subordonnait et se calquait sur
elle, parce qu'en efTot certaines lois de proportions et certains attri-
buts, comme la grâce, la force, la noblesse, la beauté, savamment
étudiés chez l'homme et réduits en corps de doctrines, s'appliquaient
aussi à ce qui n'était pas l'homme. 11 en résultait une sorte d'humanité
ou d'univers humanisé dont le corps humain, dans ses proportions
idéales, était le prototype. Histoire, visions, croyances, dogmes,
mythes, symboles, emblèmes, la forme humaine presque seule expri-
mait tout ce qui peut être exprimé par elle. La nature existait vague-
ment autour de ce personnage absorbant. A peine la consid^^rait-on
comme un cadre qui devait diminuer et disparaître de lui-même, dès
que l'homme y prenait place. Tout était élimination et synthèse. »
Commentant cette belle page dans une des leçons de son cours sur
l'Évolution de la poésie lijnque, M. Brunetière en précisait encore le
sens. « Tout s'exprimait alors en fonction de l'humanité, non seule-
ment les pensées ou les sentimens de l'homme, ses vertus ou ses
vices, mais aussi les choses mêmes et jusqu'aux énergies cachées de
la nature. En deux mots la forme humaine, avec ce qu'elle comportait
d'altérations, d'atténuations ou d'exagérations, sans cesser pour cela
d'être humaine, était censée pouvoir tout dire. L'homme était la
mesure de toutes choses. Et ce que l'on désespérait de réussir à
rendre par le moyen de la forme humaine, on en était arrivé à croire
auil ne valait pas la peine d'être dit ou représenté. » C'est de la sorte
oue l'antiquité, lorsque, dans ses mythes, elle donne aux forces de la
nature l'apparence humaine, invente l'humanisme; c'est ainsi que la
pemture et la statuaire de la Renaissance se réfèrent à la même doc-
REVUE LITTÉRA.I1E. 443
trine; et c'est pourquoi, dans leur souci du vrai et dans leur concep-
tion réaliste de l'arl, nos classiques du xvii" siècle concentrent leur
effort sur l'étude de l'homme môme. Mais, d'ailleurs, cet humanisme,
qui pendant si longtemps a servi aux écrivains et aux artistes parce
qu'O était en harmonie avec la représentation qu'ils se faisaient du
monde et avec l'état de leurs connaissances, peut-on espérer qu'il suf-
fise encore aux écrivains de demain et qu'il survive à la révolution qui
s'est faite dans la façon dont nous envisageons l'univers? Nous ne
croyons plus que l'homme soit la mesure de toutes choses : la science
nous a guéris de l'illusion que la terre fût le centre du monde et
que tout dans la création no se rapportât qu'à nous seuls. C'est dire
qu'il y a peu de chances que l'art puisse nous en bercer encore. Et
l'humanisme n'était autre chose que la traduction artistique de cette
illusion.
Souhaitons donc que, reprenant les choses où les symbolistes les
ont laissées, il se trouve quelque écrivain assez clairvoyant pour dis-
cerner parmi les tendances encore incertaines de l'heure présente,
celles qui ont chance d'être viables, et qui méritent de l'emporter dans
la lutte pour le plus fort. Qu'il livre sa formule à nos discussions. Ce
sera un moyen de mettre un peu d'ordre dans notre anarchie esthé-
tique, et de réagir contre l'émiottement des forces dont nous souffrons
en Ultérature comme ailleurs. C'est à quoi servent les écoles. Mais nous
convier à la cérémonie d'inauguration d'une école, haranguer la « jeu-
nesse httéraire » pour lui redire ce qui a été ré()élé à satiété partons
ceux qui nous ont précédés, c'est une duperie. Libre aux poètes d'in-
smre en lôte de leurs vers l'épigraphe qui leur convient, puisque,
aussi bien, la question reste de savoir si ces vers sont bons ou
mauvais. Mais la critique ne jouit pas des mêmes immunités. Elle est
tenue de peser les mots, d'éprouver la valeur des doctrines, de me-
surer les prétentions; elle doit servir à éclaircir et à débrouiller les
notions; et nous n'avons certes pas besoin d'elle pour ajouter à la
confusion des idées.
René Doumig,
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra-Comique : La Carmélite, comédie musicale en quatre
actes et cinq tableaux, paroles de M. Catulle Mendès, musique de
M. Reynaldo Hahn. — Théâtre de l'Opéra : Paillasse [Pagliacci], opéra
en deux actes, de M. Leoncavallo.
Le même poète qui faillit produire sainte Thérèse sur le théâtre, et
sous les traits de M""^ Sarah Bernhardt, nous a lait assister à l'Opéra-
Comique à la profession de M"* de la ValUère. Il a même baptisé son
œuvre d'un nom religieux, ou de religieuse : la Carmélite, que justi-
fient seulement les dernières scènes. Et d'aucuns ont trouvé que chez
M. Catulle Mendès tant de dévotion à l'ordre du Carmel avait quelque
chose de surprenant à coup stir, et peut-être d'indiscret.
Il a paru également que la nouvelle « comédie musicale » blessait
diverses convenances, dont les unes appartiennent à l'ordre esthé-
tique et les autres sont d'un genre ou d'une qualité plus haute encore.
Wagner a formulé, — s'il ne l'a pas découverte, ainsi qu'on le croit
trop souvent — une grande loi de son art, quand il a dit que l'objet de
la musique est « le purement humain ; » ce qu'il y a de plus général
en nous, notre condition beaucoup moins que notre nature ou notre
âme. Que Wagner lui-même ait cherché ce fonds commun de l'huma-
nité dans la légende, cela ne signifie pas que la légende seule le
contienne et le puisse fournir. L'opéra légendaire n'a pas détruit
l'opéra qu'on peut appeler historique. Ce genre ou cet idéal subsiste
en quelques anciens chefs-d'œuvre, tels que les Huguenots ou le Pré-
aux-Clercs, et de nos jours même le génie musical russe a rappelé,
dans le Boris Godounow de Moussorgski, le parti que le drame lyrique,
fût-ce le plus moderne, peut encore tirer de l'histoire. Mais c'est à de
certaines conditions. Il ne faut pas d'abord que l'histoiie soit trop
REVUE IMUSTCALE. 4 'il'}
proche de nous, ou si connue, que la familiarité supprime la dis-
tance. Il messied également, plus encore, de représenter en musique,
— surtout au premier plan, — des personnages fixés en quelque sorte
sous l'aspect ou sous les espèces purement historiques ou littéraires,
les seules qu'ils puissent désormais supporter. Pour ces deux motifs,
il semble bien que Louis XIV était le dernier des héros, — ou l'un
des derniers, — à mettre en opéra. Il n'offre rien de musical, ou de
w musicable, » bien qu'il ait été musicien. Et si, plus encore que la
musique, il aima la poésie, assurément c'en était une qui ne ressem-
blait guère à celle que dans la Carmélite nous l'entendîmes soupirer.
Un autre personnage a semblé, sur la scène de l'Opéra-Comique,
encore plus déplacé que le « Roi : » c'est « l'Évêque, » cet évêque
élant celui que vous savez. L'auteur des terribles Maximes et réflexions
SU7' la comédie a paru, de sa personne, dans une comédie, et musicale
encore. Il a pu, ne fût-ce que de loin, ouïr quelques-uns de ces « airs,
tant répétés dans le monde, » qui ne servent qu'à « insinuer les pas-
sions les plus décevantes en les rendant les plus agréables et les plus
vives qu'on peut. » Sous les charmilles, au clair de lune, on a vu
Bossuet, on l'a même entendu tenir à M'^® de la Vallière des discours
oùla musique était à peine plus invraisemblable que les paroles elles-
mêmes. D'une voix tonnante, accompagnée à grand orchestre, le
prélat a\iiira. menaça la pécheresse, et, pour être sûr qu'il ne lui parla
jamais ainsi, chacun n'avait qu'à se rappeler comment il a parlé d'elle.
Cela ne suffisait pas encore. Au dernier tableau, nous eûmes, — à la
cantonade, — Une imitation du sermon fameux pour la profession de
la pénitente. L' « arrangement » ne fut pas moins fâcheux que n'eût
été la citation. Et, si ce n'est point une parodie, c'est du moins une
confusion, et des plus regrettables, que de mettre Bossuet au théâtre
et de lui faire un « rôle » de ce que son ministère, en de certaines
circonstances, eut de plus délicat, de plus grave et déplus sacré.
L'erreur dernière, — heureusement réparée dès le second soir, —
avait été de simuler avec exactitude une cérémonie de vêture. Comme
de certaines gens, il y a de certaines choses qu'on ne doit pas donner
en spectacle. Pour la représentation des choses saintes, en particulier
des choses du cloître, le moment, autant que le heu même, a paru
mal choisi. Si c'est une allusion, elle est impertinente; un hommage,
si c'en était un par aventure, n'offenserait guère moins. Les idées et
les personnes qui souffrent aujourd'hui violence méritent d'autres
revanches et de plus dignes refuges. Les auteurs de la Carmélite ont
dû pourtant, l'occasion leur en étant donnée, relire le sermon de
44 G REVUE DES DEUX MONDES.
Bossuet. Que n'en ont-ils mieux imité la discrétion et la déb'catessel
Mais ces vertus-là, même en art, ne s'apprennent peut-être qu'à
l'école dont parle Bossuet encore, « école intérieure, qui se tient dans
le fond du cœur, » et que le monde, surtout le monde des théâtres,
écoute peu.
Si la musique de M. Massenet, — on l'a dit avec malice, — est
la fille de celle de Gounod, la musique de M. Reynaldo Hahn pour-
rait bien être une petite-nièce de celle de M. Massenet. La parenté se
reconnaît à certain « air » de famille et même à plusieurs : à cette
mélodie entre autres, avant toutes les autres : 0 délice douloureuse!
qui fait le thème fragile du principal duo d'amour. Par la grâce des
contours, et par les détours aussi, par le rythme et le mouvement
général, par les intervalles augmentés et les chutes mourantes, ce
motif imite ou rappelle la manière, — et la plus maniérée, — de
M. Massenet. De son professeur encore, M. Hahn a reçu le secret ou
la formule de telle phrase (chantée par le Roi) qui descend et se
déroule en spirale brillante. Et le sentiment, autant que le style du
maître, s'est reflété sur l'œuvre de son élève. M. Hahn se plaît à
mêler dans le rôle de Louise la passion et la piété, l'amour divin
avec les humaines amours. On nous dira que justement le cœur de
l'héroïne est bien connu pour avoir été comme le lieu d'élection de
semblables rencontres et de pareils combats. Ils s'y hvrèrent du
moins avec plus de violence. Ici la grandeur fait également défaut à
la tendresse de M'^^ de la Valhère et à son repentir. Amoureuse et
pénitente, elle est l'une et l'autre faiblement. Un certain degré d'élé-
vation manque au personnage. Que la jeune fille rappelle son enfance
écoulée parmi les fleurs, les oiseaux et les cantiques, ou qu'elle
souhaite, pour y cacher son bonheur, un asile modeste, presque
bourgeois, la musique n'a guère donné que de la mièvrerie à l'expres-
sion de ses vœux et de ses souvenirs. Ce caractère persiste jusqu'à la
fin; il apparaît, il éclate même dans l'exclamation et les transports
de la professe ravie : « Épousailles! Epousailles ! » Le début de la
scène, avec l'entr'acte, avec les psalmodies (malgré la polyphonie
un peu indigente), avec un soupçon de fugue, avait de la tenue, sinon
de la grandeur. Tout est gâté par ce mouvement de faux lyrisme, par
cette effusion mystico-amoureuse, de sentiment équivoque, et de
pauvre style, dont le contraste avec la situation et le heu rappelle un
mot de Bossuet encore sur le mélange de l'esprit du siècle et de
l'esprit de Dieu, sur ces « lambeaux de mondanité » qu'il ne faut pas
coudre à « cette pourpre royale. »
REVUE IWUSICALE 447
Autant qu'au rôle de M'^° de la Vallière, le fond ou la substance
manque à celui de Louis XIV. En musique, par la musique, le roi
comme la favorite existe à peine. Sa phrase d'entrée pourtant nous
avait donné quelque espoir. Elle s'échaufPe, elle s'élève, portée par un
orchestre qui n'est dépourvu ni de noblesse ni de majesté. C'est le
seul passage où le Roi-Soleil ait brillé d'un éclat trop vite évanoui.
Ainsi les deux principales figures sont ternes, plates et sans vie. Les
silhouettes accessoires, les menus épisodes ont plus d'agrément. Ils
ont aussi trop d'importance. Ils surabondent, sans que les dehors
multipliés arrivent à masquer le vide du dedans. Les deux premiers
tableaux ne représentent guère que les préparatifs d'abord, puis l'exé-
cution d'un ballet de cour. On y relèverait de jolis détails dans le
style de l'époque, et même dans un style moins ancien, car l'imi-
tation de Gluck s'y mêle au pastiche de Lully. Le troisième tableau
(la sortie de la chapelle royale) fait encore une part au spectacle des
choses extérieures. Une bonne moitié du quatrième se passe en propos
galans entre gentilshommes et filles d'honneur. Et le dernier acte
même, celui du Carmel, en dépit d'une mise en scène, exacte, nous
l'avons dit, jusqu'à l'irrévérence, ne laisse que l'impression fugitive
d'une œuvre mince, toute en surface et toute de reflets.
C'est ainsi qu'une fois encore, un fin mélodiste a plié, sinon rompu,
sous le pesant fardeau qu'est un opéra. Mais quelle imprudmce aussi
que de le vouloir porter, comme Os font tousl II en advient naturelle-
ment que leur talent forcé ne fait plus rien avec grâce et que, dans les
quatre actes de la Carmélite, il n'y a pas ^^ngt mesures qui vaillent ou
qui rappellent seulement un des lieder de M. Ilahn. J'en sais quelques-
uns dont le charme subtil n'est pas encore évanoui. Tandis que
La Vallière nous parlait, — sans nous émouvoir, — d'un parc et de
grands arbres, sous lesquels avait joué son enfance, nous nous souve-
nions d'un autre jardin et d'une allée aussi, dont une des « Chansons
grises » (paroles de Verlaine) a dit plus bas et plus déhcatement le
mystère. Parmi tant de pages de la Carmélite, qui sont ou qui vou-
draient être d'amour, laquelle, pour la justesse du sentiment et de la
déclamation, pour la tendresse et l'humilité que peut donner la mu-
sique à l'effusion et au don de soi-même, laquelle est digne de
VOfJrande'7 Laquelle enfin égale cet autre chant :
Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu, si calme...
pour l'amertume des regrets et la ferveur du repentir ?
448 REVUE DES DEUX MONDES.
On assure, depuis la Cai^mélite, (jue M. Reynaldo Hahn n'est pas un
musicien de théâtre ; on a peut-être raison. Mais on avait tort, même
avant la Carmélite, de l'appeler seulement un musicien de salon. Il
fut quelquefois davantage.
Un débutant, presque un élève, M. Muratore, ne parut pas ridicule
dans le rôle de Louis XIV, qu'il a chanté d'une voix distinguée,
agréable même, mais froide et même triste aussi.
Quant à M"'* Calvé, chacune de ses notes, isolément, est pour
l'oreille un pur délice. Je goûte un peu moins son style ou, comme
on disait naguère, son « phrasé. » Son talent, d'ailleurs, sa nature et sa
personne sont assez exactement le contraire de ce que demandait son
personnage.
Il est superflu, quand on parle de l'Opéra-Comique, de célébrer
l'éclat et l'éclairage du spectacle. Ce théâtre est celui de l'audition
colorée. Ici le plaisir de voir s'ajoute quelquefois à celui d'entendre
et d'autres fois il y supplée.
En lisant Paillasse, — avec répugnance, — nous avions espéré que
l'entendre, le voir, nous frapperait davantage. Le coup n'a pas même
eu la force brutale que nous attendions. Dans l'ordre de la musique
voyante ou de l'imagerie sonore où la jeune Itahe paraît se com-
plaire, l'œuvre de M. Leoncavallo ne vaut pas la Cavalleina rusticana
de M. Mascagni.
L'un et l'autre ouvrage ont pour sujet un fait-divers sanglant.
Paillasse est l'histoire (« arrivée, » paraît-il, au pays du musicien)
d'un bateleur trahi par sa femme et qui, jouant avec elle une scène
analogue, poignarde à la fin, — pour de bon, — et la femme et l'amant.
Ainsi l'œuvre est deux fois théâtrale et le drame véritable s'y ajoute
au drame simulé. Drame d'action, de fait encore une fois, et c'est en
musique surtout qu'il n'y a « rien de plus méprisable qu'un fait. « La
musique réserve ou doit réserver pour le sentiment toute son estime
et tout son amour. A l'action pourtant, extérieure et violente, la
musique, extérieure aussi, de Cavalleria donnait plus de violence
encore. Elle redoublait au moins certains effets que dans Paillasse,
au contraire, elle n'a pas accrus. Le second acte n'est pas même dra
matique. En musique ou par la musique il n'a rien d'émouvant,
encore moins de terrible. Il ne marche, il ne vit pas; si peu qu'il
dure, il paraît long, vide, et la vigueur du poing, ou de la « patte, »
ne supplée pas ici à l'inhabileté de la main.
Et puis, et surtout, il y avait un peu plus de musique dans la
REVUE MUSICALE. 449
musique de M. Mascagni. C'était d'abord l'éclatante et tragique séré-
nade qui, sur la petite place du village de Sicile, au soleil, faisait une
tache de sang. Ailleurs, çà et là, c'était quelque trait un peu gros, mais
qui portait, qui perçait même, de simple et rude vérité. C'était, dans
l'ordre du récitatif ou de la déclamation, un mouvement, un accent,
un cri; dans l'ordre mélodique, c'était l'entr'acte, en dépit de sa bana-
lité. Pour en subir, en goûter peut-être le charme tout extérieur, mais
prenant, il suffisait de se faire en quelque sorte une âme italienne et
populaire; de se souvenir des quais de Naples ou de Palerme, où
sonnent les pianos mécaniques par les beaux matins de printemps.
Mais, dans Paillasse, rien, sauf peut-être une johe sérénade, au second
acte, ne rappelle ni le peuple, ni le pays itahen.
Les élémens ou les formes de cette musique sont d'une triviahté
qui n'a d'égale que leur misère. On doute si la violence est ici plus
vulgaire, ou plus banale et plus veule la douceur. La plupart des
motifs pourraient être proposés, — ou défendus, — comme des mo-
dèles de grossièreté mélodique ou rythmique, et la médiocrité de
l'harmonie répond à l'indigence de l'orchestration.
Tout cela n'empêche pas que, depuis quelque dix ans. Paillasse
triomphe partout et qu'à Paris un très grand artiste ait souhaité d'en
être l'interprète. Interprèle admirable par le chant, par le jeu, M. Jean
de Reszké le fut une fois encore. Je l'admire pourtant moins quand
il est supérieur au plus médiocre des rôles que lorsqu'il est égal
aux plus beaux. M. Delmas a dit le prologue (peut-être la meilleure
partie de l'ouvrage) d'une voi.\ aussi puissante et plus souple que ja-
mais, avec autant de verve et d'aisance qu'il montre en d'autres occa-
sions de grandeur et de dignité, M""" Ackté, qui figure l'ardente Ita-
lienne, ajustement le genre de beauté, de voix. et de talent qu'il faut
pour la déligurer. L'orchestre a manqué de mordant; les chœurs, de
mesure et de rythme. Et ce mélodrame lyrique, qui se passe dans
un village de l'Italie du Sud, le 15 août à sept heures du soir, se joue
à l'Opéra, dans un décor de iNormaudie, aux lanternes.
Camille Bellaigue.
TOME XIII. — 1903. 29
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : VAiitre danger, comédie en quatre actes de M. Maurice
Donnay. — TiitATUE Sarah-Bernhardt :^ Théroiyne de Méricourt, pièce en
six actes de M. Paul Hervieu.
La nouvelle pière de M. Maurice Tionnay, l' Autre danger, est-elle
une pièce exceller 18? Elle contient du moins une excellente leçon
d'art dramatique qui, si elle ne profite pas à l'auteur lui-môme, ne
sera pas perdue pour quelques-uns de ses confrères. Elle leur mon-
trera, avec une clarté aveuglante, les inconvéniens d'une formule qui
a été très à la mode sur nos scènes de genre et s'y est longtemps
maintenue par la force même et la vertu souveraine du paradoxe.
Elle consiste à supprimer du théâtre tout ce qui lui est essentiel.
Ni sujet, ni situation, ni mouvement, ni progrès. Cela ne commence
ni ne finit, mais dure le temps qu'Q plaît à l'auteur et jusqu à ce que
cet exercice ait cessé de l'amuser. Des scènes se succèdent sans lien,
et dont chacune se suffit à elle-même. Des personnages défilent qui
n'ont ici rien à faire, mais dont il a paru divertissant de dessiner la
silhouette. Des croquis de mœurs sont jetés ça et là et juxtaposés au
petit bonheur. Des propos s'échangent qui sont dépourvus de suite.
A quoi bon se mettre en peine d'inventer quelque intrigue qui ne peut
manquer d'être factice? Ne sait-on pas que s'il y a un art spécial du
théâtre, c'est un art inférieur? L'observation, la fantaisie, l'ironie,
l'émotion, la satire ne valent-elles pas par des mérites qui leur sont
propres? Ce qu'on y ajoute ne peut que les ^âter. Le vrai plaisir, n'est-
ce pas d'entendre dialoguer des personnaijes qui ont beaucoup d'es-
prit, ayant tout l'esprit de l'auteur? Cette théorie est celle d'un théâtre
qu'on pourrait, sans aucune arrière-pensée de malveillance et seule-
ment pour le définir, appeler le théâtre de bavardage.
Ce théâtre a son charme fait de nonchalance, de décousu et de
REVUE DRAMATIQUE. 451
frivolité. M. Donnay y excelle. Il s'en est approprié les procédés et en
a tiré des œuvres qui ne sont pas sans grâce. Mais il a le tort d'y rester
fidèle les jours même où, travaillant pour la Comédie-Française, il
se met en devoir de faire choix d'un beau sujet de pièce et d'une si-
tuation pathétique. Abordant le genre de la comédie de situation où
tous les développemens sont commandés par la nécessité de résoudre
un problème une fois posé, il y applique les ressources d'un art dont
la merveille est de se jouer capricieusement autour de rien. Le ré-
sultat est qu'il arrive à la partie intéressante de son œuvre à l'ins-
tant précis où nous sommes lassés de l'attendre et trop tard pour
qu'il ait encore le loisir de la traiter.
La situation qui sert de donnée à V Autre danger est celle d'un
homme amoureux de la fille de sa maîtresse. On n'en imagine guère
de plus désobligeante. S'éprendre d'une jeune fille parce qu'on est
l'amant de la mère, parce qu'elle ressemble à la jeunesse d'une
maîtresse qui commence à vieillir, parce qu'on espère retrouver auprès
d'elle les sensations qu'on demande vainement à un amour changé
en habitude, c'est une calamité à laquelle il se peut qu'on soit exposé,
parce qu'on n'est jamais tout à fait à l'abri d'une surprise des sens. Mais
que ce goût se développe, grandisse, s'exalte en passion, c'est ce qui
n'est pas possible sans une secrète complaisance ; car, s'il est com-
mode, il n'est pas vrai de dire que nous subissions la passion comme
une fatalité : elle aussi est en grande partie dépendante de notre vo-
lonté. Tranchons le mot : c'est un cas de Ubertinage, une espèce
d'aberration. Un homme qui n'a pas perdu tout sentiment de moraUté
vient-il à découvrir qu'il a laissé monter celte boue du fond trouble
de son être, il en concevra pour lui-même une espèce d'horreur qui
lui rendra la vie insupportable. Les meilleurs de nos romanciers
contemporains ne s'y sont pas trompés. Le héros du roman de Mau-
passant. Fort comme la mort, se jette sous les roues d'une voiture.
Celui du roman de M. Bourget, le Fantôme, a été hanté par l'idée du
suicide, et ne redevient capable de \ivre, et de quelle vie douloureuse 1
qu'après avoir, en quelque manière, soulagé sa conscience par une
confession tragique.
Audacieuse dans le li\Te, une telle étude peut-elle être transportée
à la scène avec tous les développemens qu'elle comporte et n'y pas
paraître révoltante? Songez que, le langage de l'amour ne disposant
que d'un vocabulaire des plus restreints, il faudra que nous entendions
notre amoureux sur le retour faire hommage à la fille des mêmes mots
et des mêmes sermens dont H a abusé la mère. Songez que nous au-
452 REVUE DES DEUX MONDES.
rons sous les yeux le spectacle d'une mère et d'une fille se disputant
leur amant. Ces vilenies ou ces monstruosités peuvent, grâce au recul
des temps, s'atténuer dans le décor de la tragédie ou du drame his-
torique. Dans le décor d'une comédie, sous le costume moderne,
dacsS l'atmosphère d'aujourd'hui, le caractère odieux n'en devient-il
pas intolérable? C'est à l'événement d'en décider et l'auteur qui
tente l'entreprise s'y aventure à ses risques et périls. Ce qui est cer-
tain c'est que d'un tel sujet il ne peut tirer une pièce aimable, spiri-
tuelle, ironique, mais bien une de ces pièces âpres, atroces dont on
subit la représentation comme un cauchemar. Ce qui l'est plus encore,
c'est qu'ayant choisi le sujet, il doit le traiter.
Le dénouement auquel veut nous amener l'auteur de l'A utt'e danger
est celui-ci : une femme mariant sa fille à son amant. Laissons de côté
le cas où elle userait de cet ingénieux moyen pour retenir et fixer
auprès d'elle l'homme qu'elle devine prêt à s'échapper, puisque aussi
bien et par bonheur ce n'est pas celui dont l'auteur s'est avisé. Pour
qu'une femme d'ailleurs charmante se résolve à une si afifreuse
détermination, de quelles épreuves n'a-t-elle pas dû être meurtrie, de
quelles révoltes n'a-t-elle pas dû se défendre, et quelles humiliations
l'ont-elles ployée comme une vaincue à ce parti désespéré ? Ce n'est
rien encore que sa souffrance personnelle, sa déception d'amoureuse,
et que les tortures de sa jalousie. La crainte que sa fille n'apprenne
quelque jour la vérité n'est pas la pire des angoisses qui doivent
l'étreindre. Mais, en jetant sa fille dans des bras où elle s'est elle-
même reposée, elle commet un crime. C'est ce crime qu'il s'agit de
nous faire accepter, et pour cela il est indispensable qu'U nous appa-
raisse comme nécessaire, imposé par les circonstances, en sorte que
l'horreur en disparaisse pour ainsi dire devant la nécessité. Est-U
possible de créer une telle atmosphère, de combiner un tel concours
de circonstances, de nous amener par un chemin si périlleux à un
tournant aussi scabreux ? En tout cas, l'auteur s'était comme engagé
à l'essayer.
Il est curieux de voir de quoi M. Donnay, au heu de suivre ces in-
dications de son sujet, a rempli les trois premiers actes d'une pièce
qui en a quatre. On se rend compte alors pourquoi ils paraissent si
traînans.
Le premier acte débute par des conversations et propos de table.
Deux anciens camarades d'école se revoient après plusieurs années,
et ce sont sur la camaraderie, sur les modernes façons d'arriver, des
nlaisanteries qui ne nous donnent pas l'impression de la nouveauté.
REVUE DRAMATIQUE. 453
Freydières, joli garçon d'une trentaine d'années, retrouve en
Claire Jadain une amie d'enfance. Il l'a aimée étant collégien et c'a été
pour lui un gros chagrin quand elle s'est mariée. Il lui rappelle toutes
sortes de gentils souvenirs d'autrefois. Par exemple, il pourrait lui
redire la couleur de la robe et la forme du chapeau qu'elle portait
un tel jour. Situation banale en somme et d'où il se tire avec les
banalités d'usage. Nous devinons bien que cette rencontre aura ses
suites naturelles, que Claire deviendra la maîtresse de Freydières.
Certes l'auteur reprend les choses d'un peu loin, mais il aurait pu re-
monter au temps où Claire et Freydières jouaient au cerceau. De la
fille de M""" Jadain, à peine est-il parlé : au surplus, ce n'est qu'une
fillette de quatorze ans! Freydières nous renseigne en passant sur un
trait particulier de sa nature; il est de ceux qui. fidèles à un même
idéal, n'aiment dans toute leur vie qu'une seule femme, mais peuvent
l'aimer en plusieurs personnes. Nous ne faisons pas grande attention
à cette particularité, car rien ne nous avertit qu'elle doive prendre
dans la suite une importance essentielle Ainsi nous ne voyons pas
même poindre le vrai sujet. La comédie qui s'annonce est celle d'un
amour ébauché avant le mariage et qui, après le mariage, va s'achever
en Uaison. D'aOleurs, on fait beaucoup de musique dans cet acte. Dans
les maisons où Ton chante, c'est qu'on n'a pas grande envie de
causer.
La scène la plus amusante du second acte est celle où Jadain s'irrite
contre son associé Einstein. C'est Jadain qui travaille, invente, sur-
veille, exécute; c'est Ernstein qu'on décore! Il oublie qu'Ernstein, en
se l'associant, a fait sa fortune et l'a tiré d'un poste médiocre où il
s'enlizait pour toujours. Mais [ceci n'est qu'un hors-d'œuvre. Quatre
années se sont passées depuis le premier acte. Naturellement, Frey-
dières est devenu l'amant de Claire. Et, comme il est en même temps
l'ami du mari, le familier de la maison, cela entraîne toutes sortes de
compromissions qui l'irritent et lui gâtent sa joie. Ajoutez que Claire a
maintenant une grande fille à laquelle U faut qu'elle consacre une
partie de son temps. Ce n'est plus seulement le mari, les parens, les
amis, les indifîérens, c'est encore cette grande fille, Madeleine, que
Freydières va trouver entre sa maîtresse et lui. Voilà donc comment
se dessine la comédie : on va nous montrer, en dépit d'un mot
connu, combien il peut être fâcheux d'avoir pour maîtresse une honnête
femme. Les devoirs d'épouse, de maîtresse de maison, de mère
reprennent peu à peu l'adultère bourgeoise et mettent l'amant en fuite.
Le pot-au-feu est plus fort que l'amour.
454 REVUE DES DEUX MONDES.
Le troisième acte est encore un acte en musique; on y chante el
on y danse à la cantonade; on s'y promène. On y apporte des acces-
soires de cotillon; cela occupe. Pourtant au milieu de ce papillotante et
du babillage des invités, une scène significative; c'est le premier bal
de Madeleine; Freydières reproche à la jeune fille son succès, sa
gaîté, son décolletage. Il en est jaloux, donc il l'aime. Une autre
minute nous donne encore à réfléchir : Madeleine surprend un bout de
dialogue chuchoté à demi-voix; on désigne Freydières comme étant
4'amant de sa mère ; elle s'évanouit. A vrai dire, cela ne suffirait pas à
prouver qu'elle aime cet amant : quand elle entend mal parler de sa
mère, s'évanouir est le moins que puisse faire une jeune fille bien
élevée. Mais nous ne demandons qu'à profiter de la moindre indication
que l'auteur consent à laisser échapper. Madeleine s'évanouit, donc
elle aime Freydières. A l'acte suivant, nous apprenons que Madeleine
est malade depuis quinze jours, et que les médecins y perdent leur
latin. Or sa mère feuillette le cahier d'impressions de la jeune fille.
Elle y lit en toutes lettres que Madeleine aime Freydières. Enfin
la situation est posée! Enfin la pièce commence 1 Et nous sommes
au miUeu du dernier acte.
C'est assez dire que le drame seraescamoté. Surprises, aveux, réso-
lutions in extremis, tout cela va se succéder en moins de temps qu'il
n'en faut pour l'écrire. L'auteur a trop flâné en route pour ne pas être
obhgé maintenant de courir la poste. Il nous mène grand train ; et
nous avons beau lui crier que son histoire est sur le point de nous
intéresser, coûte que cotite il faut brusquer les choses, brûler les
étapes et tourner au plus court.
Notez qu'au moment où nous sommes arrivés, nous sommes à peu
près aussi peu renseignés qu'au début sur les trois personnages entre
qui va se jouer cette partie rapide comme l'éclair. Freydières c'est
Freydières tout bonnement, le beau Freydières si l'on veut, un mon-
sieur au hasard. Madeleine est une jeune fille qui rêvasse dans sa
chambre et se donne l'illusion d'avoir une vie sentimentale en grif-
fonnant des choses sur un cahier fermant à clé; elle éprouve auprès
d'un bellâtre qui lui ofTre des bonbons un émoi qu'elle prend pour de
l'amour; cela n'a rien de très particulier, ni qui la difl'érencie de
toutes les autres jeunes filles. Pour ce qui est de Claire, dont l'auteur
a faille principal personnage, est-elle plutôt femme ou plutôt mère?
Nous n'en savons rien encore : l'un et l'autre est possible. Si elle est
plutôt femme, et soucieuse avant tout de conserver son amant, elle va
donc prendre sa fille en grippe, et, après qu'un petit séjour dans le
REVUE DRAMATIQUE. 455
Midi lui aura rendu des couleurs suffisantes, la marier à quelque
polytechnicien. Si elle est plutôt mère, c'est Freydières qu'elle prendra
en aversion, et pour Madeleine le petit voyage s'impose, pareillement,
aussi bien que le mariage à bref délai. Mais qu'elle marie Madeleine à
Freydières, c'est ce que rien ne faisait prévoir ; qu'elle consente à ce
mariage odieux pour assurer le bonheur de son enfant, et aussi pour
éviter le scandale, c'est ce à quoi nous nous attendions le moins. Une
femme qui marie son amant à sa fille pour conserver à cette fille le
respect de sa mère, cela du moins n'est pas banal.
Dans ce dernier acte l'auteur a réuni, entassé, accumulé, comme des
matériaux non dégrossis, tous les élémens de drame qu'il a négligé de
mettre en œuvre. Commencée, continuée, prolongée en comédie
mondaine, la pièce s'y teimine sur une note de brutalité. Nous em-
portons une impression pénible.
Dans l'Autr^e danger, comme dans 'p To^^rent, M. Donnay a cru que
pour faire une comédie, il n'est que de coudre à trois actes de fan-
taisie une situation d'une audace devenue bien facile depuis que la
complaisance du pubUc est sans Umiles. Le résultat lui donne tort.
C'est par là qu'une leçon générale se dégage de cette pièce mal con-
struite. Non, et quoi qu'on en ait pu dire, il n'est pas vrai qu'un auteur
ait le droit de disposer à son gré de l'attention que le public consent
à lui prêter pendant quatre heures d'horloge. En venant au théâtre,
nous apportons des exigences qui sont légitimes puisqu'elles se bornent
à demander que d'un sujet une fois choisi on tire un peu de ce qui y
est contenu. La situation impose à la pièce son allure générale et
ses développemens essentiels. L'écrivain n'est pas hbre de s'y déro-
ber. S'il préfère s'échapper, tourner autour, s'amuser aux bagatelles,
fioritures et gentillesses, nous ne prenons pas le change, et nous
ne pensons pas que ce soit la marque du trop d'esprit.
M""^ Bartet est admirable dans le rôle de Claire Jadain. C'est elle
qui a sauvé le dernier acte par tout ce qu'elle a su prêter à son person-
nage d'émotion, de vie intérieure, de souffrance, de révolte, de rési-
gnation, de tristesse. Une débutante, M"® Piérat, a obtenu un très
grand succès dans le rôle de Madeleine. Elle a du naturel, du charme,
de la jeunesse; et on sait assez qu'Q ne suffit pas pour cela d'avoir
dix-huit ans. Il y a tout heu d'espérer que la Comédie a trouvé en
elle l'ingénue qui depuis longtemps lui faisait défaut. M. de Féraudy
est extrêmement amusant dans le rôle de Jadain et dessine avec la
fantaisie la plus savoureuse cette silhouette d'envieux et de geignard.
Tout ce que peut M. Le Bargy dans le rôle ingrat de Freydières, c'est
456 REVUE DES DEUX MONDES.
y faire preuve de tact et de correction. M. Mayer a dans le rôle
d'ErnsLein beaucoup d'aisance et de bon garçonnisme.
Nous n'avons pas à nous occuper longuement à cette place de
Théroigne de Méricourt, qui échappe à notre critique par la façon
même dont l'auteur a conçu sa pièce. M. Paul Hervieu a trop le sens
du théâtre pour s'être fait illusion sur le caractère proprement drama-
tique de son œuvre. Ces six actes ne lui servent que de cadres où il a
fait tenir à peu près tous les acteurs de la Révolution. Le principal
personnage n'est lui-même qu'un symbole. Cette Théroigne, qui com-
mence dans la joie et finit dans le délire sanguinaire, lui a semblé très
propre à personnifier la Révolution. Cela est important à noter, si l'on
veut apprécier avec équité le rôle qu'il lui a prêté. Nous montrer une
Théroigne, Égérie des Sieyès et des Danton, veillant au salut de la
patrie, aux intérêts de la Uberté, distribuant les conseils, l'éloge et le
blâme, et devenue la conscience des meneurs révolutionnaires, c'eût
été singulièrement et trop grandir le personnage. Mais le vrai nom de
Théroigne c'est la Révolution française. L'auteur a donc pu grouper
autour d'elle les grandes figures et les faits principaux de la Révolu-
tion sur lesquels il s'est fait une opinion, après de consciencieuses
recherches et avec un remarquable efi'ort d'impartialité. Il expose,
textes en mains, cette opinion documentée avec soin et fortement
motivée. Si intéressante qu'elle soit, ce n'est pas ici le lieu de la dis-
cuter. Nous n'apprendrons rien aux amis de M. Paul Hervieu en
ajoutant que, s'il n'y a pas de pièce dans Théroigne, les scènes du
moins n'y manquent pas où se retrouvent la vigueur et l'originalité
de son talent.
R. D.
REVUES ÉTRANGÈRES
DEUX PROBLÈMES D'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Studies of a Biographer, par Sir Leslie Stephen, 2 vol.; Londres, 1903.
Sir Leslie Stephen est incontestablement, aujourd'hui, le plus
considérable des critiques anglais. Il écrit en vérité assez mal, el
peut-être son indifférence naturelle pour les plaisirs de la peinture et
de la musique se traduit-elle un peu trop jusque dans ses travaux de
pure critique littéraire, où l'on souhaiterait parfois une couleur plus
yive et des rythmes plus variés. Mais H connaît mieux que personne
la Uttérature de son pays. Il la connaît non seulement en érudit, mais
en véritable historien, accoutumé toujours à voir les choses du passé
à la lumière des temps où elles se sont produites. Son Histoire de la
pensée anglaise au XVI 11^ siècle est un ouvrage d'une importance capi-
tale, un de ces rares monumens historiques dont la valeur ne s'affai-
blit pas avec les années. Et M. Stephen a encore pour lui l'autorité que
donne une longue vie toute consacrée à une même tâche, toute rem-
plie d'un patient et fructueux labeur.
Aussi ne s'étonnera-t-on pas du succès que viennent d'obtenir deux
gros volumes d'essais du vénérable critique. Ces essais traitent des
sujets les plus divers, de Shakspeare et de Milton, du vieux poète
Donne et du romancier révolutionnaire Godwin, d 'Emerson et de
Froude, de la littérature cosmopolite et des joies de la marche à pied;
mais il n'y en a pas un où ne se retrouvent la science de l'auteur, son
solide bon sens, et cette louable passion d'impartialité qui est un des
REVUl DES DEUX MONDES.
traits les plus ori{?inaux de son tempérament d'écrivain. Et chacun de
ces essais nous ofTre, à sa façon, un curieux modèle d'un genre litté-
raire essentiellement anglais, un peu démodé à présent, mais après
être resté en faveur pendant plus d'un siècle. C'est un genre qui n'est
proprement ni de l'histoire, ni de la biographie, ni de la critique, mais
un libre mélange de tout cela, accompagné d'une certaine dose de fan-
taisie personnelle. L'essayiste semble toujours admettre, comme point
de départ, que ses lecteurs connaissent d'avance le sujet dont il va
leur parler : de sorte qu'il s'ingénie à ne jamais leur dire, sur ce sujet,
que ce qu'il croit qui va être pour eux absolument nouveau. Traite-t-il
d'un poète de la Renaissance? Il signale d'abord un détail de sa vie
dont personne avant lui ne s'est aperçu; il rectifie ensuite une erreur
d'appréciation commise, au sujet de tel ou tel drame du poète, par
un critique précédent; après quoi il expose encore d'autres de ses
idées, sur d'autres détails de la vie ou de l'œuvre du poète; et
volontiers il conclut par quelque paradoxe hardi ou piquant.
Et quand l'essayiste est lui-même un poète, son essai a pour nous
le charme d'une gracieuse causerie, semée de belles images et de
mots harmonieux. Quand il est, comme sir Leslie Stephen, à la fois
un savant et un sage, son essai lui fournit l'occasion de mille petites
remarques infiniment précieuses à recueilUr, et qui souvent suffisent
pour modifier la physionomie d'un auteur, ou pour rendre plus
attrayante l'étude d'une œuvre. Mais le genre même de l'essai, si habi-
lement qu'il soit pratiqué, garde toujours le défaut de n'être pour
ainsi dh^e qu'un appendice, incapable d'avoir en lui seul sa raison
suffisante. Toujours il suppose que nous connaissons déjà les sujets
dont il se borne à « illustrer » pour nous telle ou telle partie. Et voilà
sans doute pourquoi, après avoir eu depuis le xvni'' siècle l'éclat que
l'on sait, il parait aujourd'hui sinon s'éteindre, du moins se trans-
former en un genre plus didactique et plus impersonnel : le public
anglais, sans doute, de même que notre public français, ne connaît
plus assez l'œuvre de ses écrivains pour pouvoir prendre plaisir à
une série d'additions ou de rectifications dont le sens et la portée,
désormais, lui échappent. Il préfère que les critiques, au risque d'y
perdre un peu de leur originalité individuelle, lui exposent tout au
long le sujet qu'ils' traitent, qu'ils se fassent résolument historiens,
biographes, vulgarisateurs, qu'au heu de voltiger plus ou moins
agréablement sur une dizaine de questions diverses, relatives à Mar-
lowe, à Pope, ou à Coleridge, ils s'en tiennent à une seule de ces ques-
tions et l'épuisent à fond. On ne saurait nier, en tout cas, que le
REVUES ÉTRANGÈRES. 459
nombre et l'importance des essayistes à l'ancienne manière diminuent
très sensiblement, dans la littérature anglaise contemporaine; et il
n'a pas fallu moins que la haute situation littéraire et le très grand
talent de sir Leslie Stephen pour assurer le succès de deux volumes
où se laisse apercevoir, avec une é\adence malheureusement indubi-
table, ce que le vieux genre national de l'essai a toujours eu d'artificiel
et d'insuflisant.
Mais si je ne vois point, par exemple, commentée pourrais rendre
compte ici des essais de M. Stephen sur Alilton, sur Godwin, sur
Robert Southey, faute de connaître d'avance moi-même, aussi pleine-
ment que ce serait nécessaire, l'œuvre de ces divers écrivains, il y a
en revanche, dans les Etudes d'un Biotjidphe, deux morceaux d'un
caradère plus général, et qui, sans conij) .er l'échantillon qu'ils nous
offrent de la méthode critique d'un des 6 ;rivains anglais les plus re-
marquables d'à présent, ont encore de q loi nous intéresser par leurs
sujets mêmes. L'un de ces morceaux tr» le de la Liliéralure cusniopo-
lite au XVIIP siècle ; l'autre, que je v is résumer d'abord est une
longue étude où sir Leslie Stephen s'elTc rce de deviner ce qu'ont bien
pu être le caractère et les sentimens intimes de William Shakspeare.
M. Stephen commence par écarter sans discussion les hypothèses
fantaisistes de M. Georges Brundùs, qui naguère s'tîtait piqué de recon-
stituer une biographie complète du [)oète â'Olhello (1). Mais il n'admet
pas non plus absolunieut l'avis du dernier biographe anglais de
Shakspeare, M. Lee, suivant (jui riioniuie qu'était Shakspeare nous
est et nous sera à jamais inconnu. Sir Leslie Stephen aldrme qu'une
étude attentive de l'œuvre du poète, sans pouvoir nous rien appren-
dre des faits matériels de sa vie, peut cependant nous fournir une cer-
taine idée de sa personne morale, de même que le Paradis perdu révèle
à qui sait le lire l'âme de Milton, ou de même ([uu YOruiine des Espèces,
avec ses longueurs et ses lâtonnemens, nous permet de pénétrer
dans l'intimité de Charles Darwin. Sans doute Shakspeare, en sa qua-
lité d'auteur dramatique, ne saurait être considéré comme éprouvant
pour son propre compte les sentimens qu'il exi)rime par la bouche de
ses personnages. « Et cependant, ajoute M. Stephen, les auteurs dra-
matiques ne laissent [)as, eux aussi, de nous révéler leur âme propre à
travers leurs œuvres. Les drames de Hen Jonson, par exemple, nous
font connaître ce poète presque aussi complètement que nous connais-
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1898.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
sons, d'autre part, son grand homonyme Samuel Johnson. Un autem
dramatique ne peut s'empêcher de nous dévoiler l'idée qu'il se
fait des autres hommes, ainsi que du monde où se passe leur vie,
C'est sa fonction même qui l'obhge à cela. » Et Shakspeare ne sau-
rait échapper à la règle commune.
Un auteur dramatique quelle que soit Vobjectivité de son œuvre,
ne saurait prêter à ses personnages des talensdont il est lui-même dé-
pourvu. Tous les critiques sont d'accord pour reconnaître chez les per-
sonnages de Shakspeare une verve, une vivacité d'expression, un
« humour », dont on chercherait vainement l'équivalent dans l'œuvre
de Marlowe ou de Ben Jonson : c'est donc que Shakspeare avait lui-
même à un très haut degré le sens de l'humour. Son esprit était vif et
subtil, avec une aisance merveilleuse à reconnaître à la fois, en toute
chose, l'élément tragique et l'élément comique qui s'y trouvent mêlés.
Shakspeare, nous le savons encore par son œuvre, sentait et com-
prenait profondément le charme de la campagne. Malgré tout son gé-
nie, il n'aurait point pu parler comme U l'a fait des fleurs, ni du prin-
temps, si le printemps et les fleurs ne l'avaient, toute sa vie, attiré et
ému pour son propre compte. Tous ces traits ne laissent point, déjà,
de constituer un caractère assez défini. Et ce n'est pas tout. On discu-
tera éternellement la question de savoir si Shakspeare était catho-
lique ou protestant ; mais son œuvre, si elle ne nous apprend rien à ce
sujet, nous permet au moins de nous représenter très nettement la
forme spéciale qu'avait chez lui le sentiment rehgieux. Catholique ou
protestant, nous savons en tout cas qu'il était aussi éloigné que pos-
sible d'être ;un puritain. « Il représente à son degré le plus élevé un
type d'esprit qui est l'antithèse absolue du puritanisme : un esprit
qui accepte avec une tolérance parfaite la nature humaine tout entière,
au lieu d'en condamner telle ou telle partie. » On peut affirmer de plus
que la religion de Shakspeare, quelle qu'ait été sa forme extérieure,
« était faite d'un sentiment profond du mystère universel : » car l'unité
morale de tout son théâtre, comme aussi de toute son œuvre de poète
lyrique, consiste à tenir pour peu de chose les misérables existences
des marionnettes que sont les plus grands hommes, aux mains du
destin. Évidemment Shakspeare était convaincu que notre vie est
faite du même néant que nos rêves, qu'elle n'est qu'un moment infini-
tésimal « dans le vaste abîme de l'éternité. » Protestant ou catholique,
Shakspeare avait horreur des pédans, et de ceux de la théologie plus
que de tous les autres. Enfin ses opinions pohliques ressortent éga-
lement, sans l'ombre d'un doute possible, de l'ensemble de ses drames.
REVUES ÉTRANGÈRES 461
L'auteur de Jules César était ce qu'on pourrait appeler « un aristocrate
intellectuel. » 11 méprisait la foule, détestait les démagogues, et rêvait
un idéal social où l'intelligence devait régner sur le monde, mais
affinée, sublimée, et s'identiOant avec la bonté.
Telles sont, résumées en quelques lignes, les principales conclu-
sions biographiques que tire M. Stephen de l'œuvre de Shakspeare.
On ne peut se défendre de songer qu'elles sont bien maigres, et ne
nous fournissent encore qu'une image bien incomplète : du moins
l'éminent critique anglais nous afOrme qu'elles sont certaines. Mais le
sont-elles vraiment? Est-il vraiment possible de déduire de l'œuvre
d'un auteur dramatique ou d'un romancier une image certaine du
caractère personnel de cet écrivain? Sir Leslie Stephen nous cite bien,
à l'appui de sa thèse, l'exemple du dramaturge Ben Jonson, dont le
caractère, d'après lui, se révèle à nous tout entier dans son œuvre;
mais est-ce que la supériorité de Shakspeare sur Ben Jonson ne tient
pas surtout, précisément, à ce que l'auteur d'/Jamlet sait animer ses
personnages d'une vie plus « objective, » plus détachée de sa vie
propre, que son célèbre confrère et ami? N'est-ce point cette merveil-
leuse « objectivité » de l'œuvre de Shakspeare qui, aujourd'hui encore,
et dans le monde entier, fait de lui le plus grand de tous les « créa-
teurs? )) Et ne peut-on pas supposer, dans ces conditions, que son
génie de créateur ait été assez fort pour se dégager tout à fait des idées
et des sentimens de l'homme privé? Si, de la même façon, nous
essayions de nous représenter la personne de Balzac sans rien connaître
de lui que ses romans, peut-être le portrait ainsi obtenu ne différe-
rait-11 pas absolument de ce que nous apprend par ailleurs la biogra-
phie de Balzac : mais, certes, il s'en éloignerait sur beaucoup de
points. Et sir Leslie Stephen nous rappelle lui-même, dans un autre de
ses essais, un amusant épisode qui n'est pas fait davantage pour nous
rassurer sur la valeur des indications biographiques tirées des œuvres
d'art. Un critique anglais des plus renommés, rendant compte naguère
d'un Uvre de Robert Louis Stevenson, avait cru découvrir, sous ce
livre, un homme trop bien portant, trop ignorant de la souffrance
physique comme des peines morales, et « dont toute la philosophie
s'écroulerait à son premier rhumatisme. » Or Stevenson, comme on
sait, n'avait jamais cessé d'être malade, depuis son enfance; et les
peines morales, pas plus que les souffrances physiques, ne lui avaient
été épargnées. Son optimisme n'était pas la conséquence directe d'un
excès de santé, mais plutôt une sorte de réaction volontaire contre
l'excès opposé. Qui nous prouve que Shakspeare, lui aussi, dont le
462 REVUE DES DEUX MONDES.
génie était infiniment plus robuste et plus varié que celui de Ste-
venson, n'ait pas réussi à se cc^stituer, en tant que poète, quelque
chose comme une âme nouvelle, spécialement réservée pour sa
création poétique, et toute difl'érente de 1 ame que la nature avait mise
en lui?
Non, si soigneusement qu'on étudie l'œuvre de Shakspeare, ja-
mais sans doute son œuvre ne nous révélera l'homme qu'il a été. La
véritable personne de Shakspeare risque fort de nous rester à jamais
inconnue. Et peut-être, en somme, le malheur n'est-il pas très grand?
C'est à coup sûr une curiosité très naturelle, el très légitime, quinous
pousse à vouloir pénétrer dans l'intimité des hommes que nous admi-
rons; mais je crois bien que celte curiosité s'alFaiblit à mesure que
notre admiration devient plus profonde. Un moment vient où les belles
œuvres sullisent par elles-mêmes à nous occuper tout entiers, dételle
façon que nous nous résignons le mieux du monde à ignorer la figure,
les habitudes, la vie privée de leurs auteurs. Encore y a-t-il des auteurs
qui, par des demi-confidences, semblent nous inviter à nous rapprocher
d'eux : nous sommes involontairement tentés de chercher à nous ren-
seigner sur un Musset, un Rembiandl, ou un Beethoven. Mais Shak-
speare, toute sa vie, paraît au contraire avoir voulu s'effacer der-
rière ses personnages; il a offert à notre curiosité des centaines d'êtres
vivans que nous pouvons, grâce à lui, connaître d'infiniment plus
près que s'ils faisaient partie de notre réalité ordinaire : pourquoi
nous désolerions-nous de ne pas pouvoir connaître encore, après les
Juhette et les Desdémone, après les Jules César et les Prospero, un
petit bourgeois anglais de Slratford-sur-Avon, pratiquant de son
mieux, dans un théâtre de Londres, son double métier d'acteur et de
faiseur de pièces?
Et d'ailleurs, si l'œuvre de Shakspeare ne nous apprend rien de
ce Shakspeare-là, elle ne laisse cependant pas d'être suffisamment
instructive pour ceux qui, non contens d'en admirer la beauté, s'obs-
tinent à vouloir qu'elle leur parle de son auteur. « Les critiques qui
se sont occupés de Shakspeare dans ces derniers temps, nous dit
M. Stephen, nous ont rendu tout au moins un très grand service : ils
ont établi approximativement l'ordre de ses ouvrages. Et le fait est que
les pièces de IShakspeare, quand nous les considérons dans leur ordre
chronologique, nous montrent un développement intellectuel dont je
ne crois pas qu'on puisse ailleurs trouver l'équivalent. Je ne connais
pas un seul grand écrivain qui nous laisse apercevoir plus clairement
le progrès, ni les transformations successives, de sa faculté poétique.
REVUES ÉTRANGÈRES, 468
Nous voyons évoluer presque jour par jour, sous nos yeux, le génie de
Shakspeare. Il commence par rapiécer et adapter les œuvres d'autrui;
puis le voici qui, faisant un pas de plus, se met à imiter Marlowe, dans
ses grands drames historiques, et sans cesse s'élève au-dessus de son
modèle. Nous pouvons comparer à découvert la gaîté juvénile et la
verve satirique de ses premières comédies avec les portraits plus sé-
rieux, plus pénétrans, plus profondément vivans, de ses œuvres pos-
térieures. Nous le voyons déployer toute la richesse et toute la variété
de son art dans ses immortelles tragédies, et puis, dans les drames
romantiques de sa dernière manière, prendre peu à peu un ton plus
doux et plus tendre. Si l'étude de ses contemporains a de quoi nous
renseigner sur lui, sa comparaison avec lui-même nous renseigne
bien davantage encore... Avec son sens merveilleux de l'observation,
Shakspeare ne peut manquer d'avoir fait son profit des conditions in-
teUectuelles et sociales où il avait à \àvre. Et, en efTet, l'examen de
son œuvre nous apprend comment, tour à tour, sous des influences
diverses, telle ou telle de ses qualités prédomine en lui, comment
l'humour, par exemple, finit par refouler la tendance à l'emphase, ou
comment une compréhension plus large de la vie tempère un tourbillon
d'ardentes passions. »
N'est-ce point là, en esquisse, toute une biographie de Shakspeare,
et uniquement tirée de son œuvre, et telle que, après avoir satisfait
notre curiosité, elle a encore de quoi soutenir et renforcer notre jouis-
sance artistique? N'est-ce point là le modèle de ce que devraient être
les biographies d'artistes, pour devenir enfin un genre littéraire d'une
utiUté véritable? Car tout artiste a deux vies, dont l'une consiste pour
lui à boire et à manger, à payer son terme, à être un homme pareil à
ses voisins, tandis que l'autre est celle d'où résulte son œuvre. Et
c'est cette vie-là seulement qu'il nous importerait de connaître : sans
compter qu'elle est presque toujours plus intéressante que l'autre, plus
variée, plu? mouvementée, plus riche en péripéties romanesques ou
tragiques. Est-ce que l'œuvre d'un Shakspeare, par exemple, quand
on la considère dans l'ordre des dates, ne suggère pas aussitôt tout un
roman, le roman d'un poète de génie en lutte inconsciente, incessante,
contre la conception théâtrale de son temps? Que lui ont enseigné ses
devanciers? Quelles œuvres a-t-il lues ensuite qui l'ont encouragea
modifier sa manière ? Et quand, et comment, et pourquoi a-t-il passé
des Deux Gentilshommes de Vérone au Marchand de Venise, de celui-ci
à Jules César, pour aboutir au Conte d'Hiver et à la Tempête? hé
biographe qui nous renseignerait sur tout cela nous aiderait bien au-
464 REVUE DES DEUX MONDES.
trement à comprendre et à goûter l'art de Shakspeare que celui qui
réussirait à établir définitivement si, oui ou non, le poète a eu une
intrigue amoureuse avec Mistress Filton. Et l'on comprend que sir
Leslie Stephen recommande à la reconnaissance du public anglais le
« grand service » rendu par les récens critiques qui se sont efforcés
de fixer la chronologie des pièces de Shakspeare. Bien plus que sur les
maigres témoignages des contemporains, bien plus que sur les déduc-
tions psychologiques du genre de celles que j'ai citées tout à l'heure,
c'est sur cette chronologie que devra s'appuyer, désormais, toute
étude biographique du plus grand et du plus mal connu des poètes
anglais.
L'essai de sir Leslie Stephen sur la Littérature cosmopolite au
XVIII^ siècle a été écrit à l'occasion du remarquable ouvrage français
publié naguère par M. Joseph Texte sur le même sujet. M. Texte, on
s'en souvient, affirmait que Rousseau, en imitant les romans de Ri-
chardson, avait contribué pour une forte part à introduire « l'esprit
cosmopolite » dans la hltérature française. C'est de quoi M. Stephen
ne disconvient pas : mais il ajoute, à ce propos, quelques réflexions
des plus curieuses sur le véritable caractère des emprunts faits par
Rousseau à l'esprit anglais.
L'enthousiasme que provoqua en France laNouvelle Héloïse était dû, sans
aucun doute, aux sentimens exprimés dans l'œuvre de Rousseau. Et, de la
même façon, c'était le « sentimentalisme » qui avait fait, en Angleterre, le
succès des romans de Ricliardson. Mais peut-on conclure delà que le senti-
mentalisme de Rousseau soit sorti de celui de Richardson? Rousseau n'au-
rait-il pas été tout aussi sentimental si même Richardson n'avait jamais
ex.\slé2 Le sentimentalisme étail-il un produit essentiellement septentrional,
transplanté par Rousseau de l'esprit germanique dans l'esprit latin, ou bien
n'était-ce pas plutôt le résultat de conditions communes aux deux races?
Le fait est que, en un certain degré, le sentimentalisme de Richard-
son était même plutôt contraire à l'esprit anglais. Le véritable représen-
tant du roman anglais, au xvin'= siècle, était bien moins Richardson
que Fielding; et aujourd'hui encore, pour la grande majorité du public an-
glais, c'est Fielding qui est, à beaucoup près, le plus lisible des deux. Nous
pouvons, avec un effort, nous mettre dans l'état d'esprit convenable pour
comprendre Clarisse Harlowe : mais nous n'avons besoin d'aucun effort
pour comprendre et aimer les héroïnes de Fielding. Et cependant jamais
Fielding n'a eu, hors de l'Angleterre, une popularité comparable à celle de
Richardson. Il ne l'a pas eue, précisément, par ce qu'il était trop anglais.
Ce grand animal robuste et plein de santé, ce « bon bul'fle, » comme
l'appelait Taine. n'était pas assez délicat pour plaire à nos voisins. Et son
REVUES ÉTRANGÈRES. 465
œuvre n'était qu'une protestation contre le « sentimentalisme » de
Richardson : et, en cela, elle traduisait le fond même du goût naturel
anglais à l'égard de ce produit d'une mode passagère.
Ce n'est pas que l'esprit anglais ne comporte, lui aussi, une certaine
part de « sentimentalisme. » Mais la forme ordinaire de ce sentimen-
talisme anglais est toute difTérente de celle qu'il a revêtue dans les
romans de Richardson. Elle se retrouve chez Swift comme chez Golds-
mith, et chez Fiel din g lui-même dans ses derniers romans. Elle est un
mélange de rêverie et de pessimisme ; le spleen y a toujours, plus ou
moins, sa part. Et, jusque dans le sentimentalisme de Richardson,
Rousseau n'a pris que ce qu'il y avait de moins spécifiquement anglais.
« Il y a pris, surtout, la tendance de Richardson au bavardage philo-
sophique et moral; c'est une tendance qui, chez le romancier anglais,
s'accompagnait d'un très réel génie pathétique et réaliste : mais, en
soi, elle était « cosmopohte » par nature, et de là vient que les étran-
gers n'aient eu aucune peine à se l'assimiler. »
M. Texte insistait, en particulier, sur le lien qu'avait créé, entre
Richardson et Rousseau, leur commune origine protestante. « Et en
effet, dit sir Leslie Stephen, Richardson était essentiellement un
esprit religieux. Sa signification dans notre littérature peut être com-
parée à celle de Wesley dans notre théologie. Tous deux, le romancier
et l'apôtre, sont lesreprésentans du mécontentement de la moyenne
bourgeoisie anglaise à l'égard des croyances et des traditions des
classes supérieures. Et le « sentimentalisme » de Richardson n'est
que l'expression httéraire de « l'enthousiasme » rehgieux de nos mé-
thodistes. » Mais la ressemblance entre Rousseau et Richardson n'en
reste pas moins assez superficielle. « Rousseau et ses successeurs ont
développé l'esprit du protestantisme d'une façon qui aurait fait dresser
les cheveux sur la tête de Richardson. Le digne imprimeur anglais
n'aurait pas manqué de penser, comme son ami Johnson, que la meil-
leure manière de répondre à Rousseau était de l'envoyer simplement
aux galères. » Non pas que Richardson ne fût, lui aussi, un mécontent.
Mais son mécontentement ressemblait plutôt à celui de Dickens, « dont
le sentimentalisme, tout comme le sien, a fait les délices de nos
classes moyennes, tandis que les clubs et les salons l'accueillaient
avec un ricanement dédaigneux. L'un et l'autre étaient des mécontens
à la manière anglaise, c'est-à-dire ennemis de toute révolution, poli-
tique, sociale, ou théologique. Avec tout son mécontentement,
Richardson n'en demeurait pas moins un fidèle tory, et un membre
zélé de l'éghse anghcane. Pour rien au monde il n'aurait voulu,
TOME XlTl. — 1903. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
comme Rousseau, introduire dans la société un changement radical,
ni convertir en une religion nouvelle le principe même de la révo-
lution. »
L'influence exercée par Richardson sur Rousseau a été surtout'
d'après sir Leslie Stephen, d'ordre littéraire L'auteur de la Nouvelle
Héloise n'était redevable à l'auteur de Clarisse Harlowe ni de ses sen-
timens, ni de sa philosophie : mais il a appris de lui à « affirmer har-
diment son indifférence de plébéien à l'égard de canons artistiques
admis, en France comme en Angleterre, par l'élite du public et des
hommes de lettres. » De même que Richardson, et après lui, Rousseau
a entrepris d'en finir avec les vieilles conventions classiques ; et leur
succès leur est venu, à tous deux, « de leur franchise à exprimer des
sentimens naturels, de leur hardiesse à décrire, dans des milieux
bourgeois, de simples et familières émotions humaines. » C'est à ce
point de vue que Richardson peut être considéré, avec Defoe, comme
l'inspirateur de Jean- Jacques Rousseau.
Quant au « sentimentalisme » de la seconde moitié du xviii® siècle,
sir Leslie Stephen le tient pour un produit vraiment « cosmopolite, »
c'est-à-dire commun à toute l'Europe d'alors, et résultant de condi-
tions philosophiques et sociales également communes à l'Europe en-
tière. « Rousseau, avec sa très vive sensibiUté aux grandes impulsions
de son temps, se ^àt naturellement amené à chercher une forme nou-
velle qui pût convenir pour les exprimer; et c'est ainsi que, ayant à
écrire un roman, il imita le romancier qui, en Angleterre, avait déjà
fait un pas dans la même dii'ection. Mais on se tromperait à croire
qu'il se èoit approprié ce qu'il y avait d'anglais chez Richardson : il n'y
prit que ce qui s'y trouvait de cosmnpolUe. Ou si, peut-être, il em-
prunta du même coup un ou deux élémens propres à l'esprit anglais,
ceux-là n'eurent dans son pays aucune influence, et, chez ses succes-
seurs, ne tardèrent pas à être remplacés par les traits caractéristiques
de l'esprit français. Ce que l'Angleterre lui enseigna, c'est qu'il pouvait
oser une expression plus dii-ecte et plus Ubrede ses propres sentimens.
Et son exemple nous montre comment, au point de vue Uitéraire, une
nation est capable d'en stimuler une autre : mais U nous prouve aussi
que les qualités vraiment spécifiques d'une nation ne se laissent
jamais transplanter dans une autre. »
Cette conclusion de l'intéressante étude de M. Stephen confirme
pleinement ce que nous disait l'autre jour M. Brunetière de l'existence
d'une « littérature européenne, » indcDendante de toute action dh'ecte
REVUES ÉTRANGÈRES. 467
d'un pays sur l'autre (1). Si Richardson n'avait pas écrit sa Clarisse
Harlowe, le sentimentalisme de Rousseau se serait peut-être traduit
sous une forme différente : mais il n'en aurait pas moins trouvé
quelque moyen de se manifester, étant la conséquence d'un état
d'esprit nouveau, essentiellement « européen, » et non pas d'un simple
emprunt fait par un Latin à l'esprit germanique. Et je dois ajouter que
cette conclusion du critique anglais s'accorde aussi avec ce que m'a
toujours appris, à moi-même, la pratique des littératures étrangères
anciennes et récentes. Toujours il m'a semblé que, sous les progrès
apparens du cosmopolitisme, les qualités proprement nationales d'une
race refusaient de se laisser transplanter dans une autre. Je ne
m'étonne pas que Rousseau, imitant Richardson, n'ait rien pris de ce
qu'n y avait chez lui de foncièrement anglais ; ni que Fielding, étant
plus anglais que Richardson, ait été moins goûté que lui hors de
l'Angleterre : car, aujourd'hui encore, je ne vois pas un seul auteur
anglais, allemand, ou russe, dont l'influence dans les autres pays ne
consiste pas exclusivement, comme jadis celle de Richardson, à
« stimuler » l'expression de qualités nationales. Aujourd'hui encore,
les plus « nationaux » des grands écrivains d'une race demeurent
absolument des inconnus pour les races étrangères. Le « bon buffle »
Fielding, au xvin® siècle, n'était pas aussi ignoré des lettrés français
que le sont à présent les deux plus grands écri vaine russes, Pouchkine
et Gogol, ou ces poètes et romanciers allemands que leurs compatriotes
ne se lassent point de lire, d'admirer, et de vouloir révéler au reste du
monde, les Hebbel et les Grillparzer, les Annette von Droste et les
Louise de François, les Théodore Storm et les Gottfried Keller. Plus
un auteur réussit à mettre dans son œuvre de l'âme de sa race, plus
les autres races sont incapables d'apprécier son génie.
Il a cependant existé de tout temps, dans les diverses littératures
de l'Europe, deux catégories d'auteurs qui ont exercé au dehors
une action très réelle. L'une de ces catégories esi celle des génies
profondément humains, que leur race seule peut comprendre
pleinement, mais dont toutes les races sont capables, chacune à sa
manière, de suivre l'exemple ou d'entendre la leçon. C'est ainsi que
Dickens, pour m'en tenir à ce seul exemple, a certainement joué un
rôle considérable dans l'évolution du roman à tous les coins de l'Eu-
rope. Et l'autre catégorie, beaucoup plus nombreuse, est faite d'écri
vains qvi, pour un motif quelconque, se trouvent en situation d'êtn
(1) Voyez, dans la Revue du 1" Janvier 1903, l'étude de M. Brunetière sur Cor
neille et le TliécUre espagnol.
468 REVUE DES DEUX MONDES.
plus goûtés au dehors que dans leur propre pays. Sir Leslie Stephe»
nous cite précisément le cas, bien caractéristique, de l'un de ces
écrivains d'exportation. Il nous rappelle l'influence énorme qu'a eue,
dans toute l'Europe, la publication des poèmes attribués à Ossian :
dans toute l'Europe excepté en Angleterre, « où l'on chercherait
vainement la plus légère trace d'un effet produit par les poèmes
d'Ossian. » Il y a, de la même façon, je crois l'avoir dit déjà, un
vieux roman français- de Claude Tillier, Mon oncle Benjamin, qui non
seulement est resté jusqu'à présent une des œuvres les plus aimées
du public allemand, mais qui, de l'aveu de tous les historiens, a été
un des facteurs principaux de l'évolution du roman en Allemagne. De
même encore Hoffmann, Henri Heine, et bien d'autres, ont trouvé
un accueil infiniment plus favorable à l'étranger que dans leur patrie.
Ce sont ceux-là qu'on pourrait proprement considérer comme les
représentans de la c littérature cosmopolite : » mais ce serait à la
condition de ne pas oublier qu'ils ne nous apportent jamais qu'un
écho bien affaibli de l'esprit de leur race, et que la connaissance de
leurs œuvres ne nous aide guère à entrer en communion avec les
peuples étrangers d'où ils nous sont venus. Et d'ailleurs leur « cos-
mopolitisme, » qu'il soit inconscient ou voulu, n'a guère qu'une
signification tout accidentelle. Comme le dit très justement sir Leshe
Stephen, « nous aimons aujourd'hui à planter chez nous toute sorte
de fleurs exotiques : mais bien peu d'entre elles prennent racine ; et
celles-là seules parviennent à pousser qui d'avance sont appropriées
aux conditions de notre sol. »
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 janvier.
On a beaucoup disserté dans la presse sur les élections sénato-
riales du 4 janvier : ce qu'on peut en dire de plus exact, c'est qu'elles
nont rien changé à la situation. Le Sénat restera le lendemain ce qu'il
était la veille, et si la politique ministérielle s'est renforcée de
quelques adhérens nouveaux, le nombre en est négligeable, la majo-
rité du Sénat ne tenant pas à une demi-douzaine de voix. Les jour-
naux du « bloc » affectent de chanter victoire à tue-tête; mais où
est leur victoire? Ils aiment mieux la proclamer que la démontrer.
Quant à nous, nous ne l'apercevons pas. On doit même être surpris
que le parti radical-socialiste, qui est aujourd'hui au pouvoir depuis
plus de quatre ans, et qui, certes, use sans scrupule de tous les
moyens d'action qu'il y trouve, n'ait pas fait plus de progrès dans le
corps électoral du Sénat. Ce corps est, en elfet, particulièrement
sensible aux influences administratives. 11 se compose des délégués
des Conseils municipaux, c'est-à-dire, neuf fois sur dix, des maires et
des adjoints. La loi de 1884 a cru affranchir les maires en décidant
qu'au lieu d'être nommés par le gouvernement, ils seraient élus par
les Conseils municipaux; mais la réforme n'a pas produit, au point de
vue de la décentralisation communale, tous les résultats qu'on en
attendait. Les maires ont besoin des sous-préfets, et dès lors, ils
dépendent d'eux. Le lien qui rattache les communes à l'administration
préfectorale est resté très étroit. On pouvait donc croire que le corps
électoral du Sénat subirait, dans une beaucoup plus large mesure qu'il
ne l'a fait, l'impulsion gouvernementale. Il l'a subie, en effet, mais
très faiblement.
La vie politique a été suspendue pendant six semaines pou< ionner
àces élections insignifiantes le temps de se faire : arrêt inévitable, mai
470 REVUE DES DEUX MONDES.
regrettable dans la situation où nous sommes. A la vérité, on ne voit
pas bien ce que la Chambre aurait pu faire d'utile si elle avait siégé
pendant tout le mois dernier : le budget n'était pas prêt à être discuté,
et c'est à peine s'il le sera huit jours après la rentrée. On attend
encore le rapport général de M. Berteaux. Il est fait sans doute, puisque
les journaux le commentent, mais la Chambre ne le connaît pas
encore. Nous souhaitons vivement que la discussion du budget ne
soit pas retardée davantage, car tous les jours perdus portent atteinte à
son futur équilibre. En effet, quoiqu'on ne cesse pas de répéter qu'il n'y
a pas d'impôts nouveaux, il y en a puisqu'il y a des recettes nouvelles
prévues dans le futur budget, et qu'elles ne viennent pas du simple ac-
croissement de la richesse publique. En conséquence, chaque douzième
provisoire diminue d'un douzième les augmentations de recettes sui-
lesquelles on avait cru pouvoir compter. Or, il . a déjà deux dou-
zièmes votés, pour les mois de janvier et de février, et tout fait craindre
qu'on ne s'en tienne pas là. Ce serait merveille si le budget était
voté le 28 février! Cependant la chose n'est pas impossible, pour peu
que le « bloc » consente à opérer comme nous l'avons vu faire quel-
quefois, c'est-à-dire sans regarder autour de lui et sans parler. La
majorité ministérielle est si bien disciplinée que, sachant d'avance
comment elle doit voter, elle ne prend plus la peine de discuter. Le
mot d'ordre préalablement donné rend tout débat inutile. C'est la
nouvelle façon de comprendre le gouvernement parlementaire : elle
est sans doute fort mauvaise en général, mais elle peut avoir
quelques avantages en ce qui concerne le budget, au moins dans les
circonstances présentes, la tendance de la Chambre étant d'aug-
menter les dépenses au moyen d'amendemens dispendieux, et de di-
minuer les recettes, ou de les rendre aléatoires au moyen de prétendues
réformes. Escamoter la discussion est donc aujourd'hui un moindre
mal, et si la majorité s'y prête, ce n'est pas nous qui nous en plain-
drons : elle se rendra justice à elle-même.
On aurait tort, toutefois, de trop compter sur le budget pour la fin
de février : il faudrait pour cela une rapidité de mouvemens dont le
« bloc » lui-même n'est pas susceptible. Il le sera peut-être lorsqu'il
sagira des congrégations religieuses. L'œuvre à accomplir étant plus
simple, se présentera à l'esprit de l'assemblée dans des conditions plus
rudimenlaires. A la façon dont le gouvernement a engagé l'afïàire,
la question posée se réduit à savoir si on autorisera un tout petit
nomb:-^ de congrégations, ou si on les dissoudra toutes. 11 est probable
que celle question sera traitée sans délai, car plusieurs interpellations
REVUE. CHRONIQUE. 471
ont été déposées à ce sujet, et le gouvernement paraît désireux d'y
répondre tout de suite. Il hésite un peu, il tâtonne en ce qui con-
cerne les demandes que les congrégations déjà autorisées ont faites
au profit de leurs succursales ; il a besoin d'une règle pour savoir com-
ment il doit procéder à l'égard du Conseil d'État, qui est juge de ces
demandes. Enfin, la Chambre elle-même a nommé une commission
chargée d'examiner les demandes d'autorisation qui lui ont été
adressées, et cette commission ne serait probablement pas fâchée
de connaître, elle aussi, d'une manière précise les tendances de la
majorité. Aussi ne serions-nous pas surpris qu'un débat sur les con-
grégations eût lieu immédiatement, et que la Chambre y consacrât un
des jours dont elle n'a rien à faire en attendant le budget. L'esprit
sectaire qui souffle sur nos assemblées, aussi lùen que sur le gou-
vernement lui-xîiême, préjuge la conclusion d'un pareil débat. On a
allumé des passions dont on n'est plus maître aujourd'hui. Gouverne-
ment et parlement iront jusqu'au bout, comme M. Léon Bourgeois le
leur a prédit naguère, ou plutôt le leur a enjoint. Nous n'avons aucun
doute sur les votes qui seront émis par les deux Chambres, non plus
que sur les décisions qui seront prises par le Conseil d'État. Quant à
l'effet que produira sur le pays l'exécution de toutes ces mesures,
c'est l'histoire de demain : nous ne l'écrirons pas d'avance.
Quoi qu'il en soit, la session parlementaire s'ouvre dans les condi-
tions les plus inquiétantes. Elle sera vraiment la première de la
Chambre actuelle, car celle de l'année dernière ne compte pour ainsi
dire pas : la Chambre a approuvé docilement tout ce que faisait le
ministère, sans rien faire elle-même. Elle avait sans doute besoin de
se reconnaître et de se constituer. Ce travail préalable étant terminé,
elle va enfin montrer ce dont elle est capable. Quand on songe à la
prodigieuse stérilité de sa devancière, on est bien sûr qu'elle ne fera
pas moins : mais fera-t-elle plus, et alors que fera-t-elle? Nous aurons
dans peu de jours des indications à ce sujet.
L'incident le plus considérable depuis quelques semaines est à
coup sûr la défaite du sultan du Maroc par des troupes insurgées.
L'Europe en a éprouvé, au premier moment, une inquiétude très vive,
qui commence à se calmer un peu, mais qui pourrait bien se ranimer
et prendre un caractère plus grave, si la marche des événemens, sus-
pendue pendant plusieurs jours, se précipitait tout d'un coup. Une
leçon ressort cependant de ce qui vient de se passer, à savoir qu'il
•^le faut pas se presser de prendre trop au tragique des faits que nous
472 REVUE DES DEUX .MO>Di;S.
connaissons généralement assez mal, et dont l'évolulion, beaucoup
plus lente que nous ne sommes tout d'abord portés à le croire, obéit
à des lois particulières, assez obscures à nos yeux. Nous devons
observer longtemps avant d'agir, à supposer que nous ayons à agir
à une heure quelconque, ce qui est douteux, et n'est nullement
désirable.
Lorsqu'on a appris que les troupes du sultan Abd-el-Aziz avaient
été battues par celles d'un prophète nommé Bou Hamara, la première
impression qu'on a eue en Europe a été que le sultan était perdu. Son
empire est si peu homogène, et, comme on dit, si chaotique, qu'au
moindre ébranlement il semblait devoir s'effondrer. Ce défaut d'or-
ganisation est peut-être ce qui l'a sauvé. Un empire fortement cen-
tralisé, s'il est frappé au centre, s'écroule : il n'en est pas de même
d'un empire composé de pièces et de morceaux indépendans les uns
des autres. L'insurrection, même un moment victorieuse, ne trouve
pas tout de suite plus de ressources pour l'attaque que le gouverne-
ment régulier n'en trouve pour la défense, et une assez longue im-
mobiUté succède au premier choc. C'est le point où nous en sommes.
Le prophète seul, s'il y en a un de vrai, pourrait dire ce qui arrivera
demain. Peut-être n'arrivera-t-il rien de décisif, et la situation res-
tera-t-elle, pendant un certain temps encore, incertaine. Ce sera
un grand inconvénient pour le Maroc tnais, pour l'Europe, le danger
réel ne commencera que le iour où elle < oudrait intervenir: espérons
que ce jour ne se lèvera pas.
Les causes du mouvement sont aujou'd"hui assez bien connues.
Eiies ne tiennent pas, comme on i'a du., j^ des contestations qui se
seraient produites sur la légitimité du pouvoir actuel, car on ne connaît
guère, dans le monde araoe, que les gouvernemens de fait. Le fait
lui-même, -^'esi-a-dire la force, est le véritable signe de la légitimité.
Ab'l ci-Aziz est arrivé au trône comme beaucoup d'autres l'avaient
fait avant lui et le feront après. Î^Dn malheur est que, très jeune et
encore dénué, non pas d'intelligence ni de volonté, mais d'expérience,
il n'a pas tardé à se rendre impopulaire par des défauts qui n'en
étaient que pour lui, c'est-à-dire pour un homme dans sa situation,
et où nous serions plutôt tentés, avec nos idées européennes, de voir
des qualités. On a remarqué que sa mère était Circassienne, et qu'il
n'avait pas un atavisme tout à fait pur; mais d'autres que lui se sont
trouvés dans le même cas et n'en ont pas éprouvé les mêmes incon-
véniens. Il a naturellement l'esprit ouvert, curieux, actif, et, au heu de
rester étroitement et aveuglément enfermé dans les ^deOles traditions
REVUE. CHRONIQUE. 473
chérifiennes, il s'est épris de notre civilisation, non pas sans doute
par ses côtés les plus sérieux, mais par ceux qui pouvaient le mieux
l'intéresser, ou peut-être seulement l'amuser. Son intelligence, quelque
vive qu'elle soit, est restée à beaucoup d'égards celle d'un adoles-
cent. Tous nos jeux, tous nos sports lui sont devenus familiers, avec
les mouvemens brusques et désordonnés qu'ils comportent, et qui
conviennent si mal à la lenteur et à la gravité orientales. On a vu
avec scandale le descendant du prophète jouer au tennis. On l'a vu
monter en automobile, et faire pour cela des routes dont U aimait
ensuite à soulever la poussière. La pliotographie l'a passionné : il s'y
est même exercé sur les femmes de son sérail. Et quand on lui a
montré un cinématographe, son étonnement et son admiration n'ont
plus eu de bornes. Nous concevons sans peine l'état d'âme du sultan,
mais c'est parce que nous avons nous-mêmes des âmes européennes.
L'impression n'a pas été la même sur ses sujets. Les Ulémas en parti-
culier, gardiens inexorables de l'antique orthodoxie, ont été d'abord
choqués, puis alarmés et indignés. Ils ont tremblé pour l'Empire; et
comme ils représentent, en somme, l'opinion publique dans un pays
profondément imbu du fanatisme reUgieux, leur mécontentement n'a
pas tardé à devenir un péril redoutable pour le jeune souverain. Une
insurrection a éclaté. On n'y a pas d'abord attaché beaucoup d'im-
portance, parce que l'insurrection est pour ainsi du-e endémique au
Maroc. La vie du sultan ressemble un peu à celle de nos vieux rois
francs, obhgés sans cesse de guerroyer, tantôt sur un point, tantôt
sur un autre de leur royaume. La fortune des armes ne lui est pas
toujours favorable, sans qu'on s'en émeuve beaucoup. Mais, cette
fois, la défaite qu'il a subie a dépassé les proportions ordinaires. Ses
troupes se sont, paraît-il, complètement débandées. Il a dû lui-même
se replier sur Fez à la hâte, et on a cru au premier moment que l'in-
surrection l'y suivait victorieuse et menaçante, balayant tout devant
elle.
L'alerte a été donnée à l'Europe par le correspondant du Times,
M. Harris, qui a joué un rôle prépondérant dans toute cette aven-
ture. C'est lui, en effet, qui a été le principal initiateur du sultan à
nos arts et à nos industries. Il s'était complètement emparé de l'es-
prit d'Abd-el-Aziz; il l'inspirait, il le guidait; par lui l'influence
britannique s'exerçait avec une puissance presque absolue sur un
jeune homme qui ne savait pas s'en défendre. M. Harris était un très
grand personnage, et il savait faire bénéticier son pays de sa faveur
personnelle. Malheureusement, il a dépassé la mesure; il a tendu la
474
REVUE DES DEUX MOiNDES.
corde jusqu'à ce qu'elle se rompît. Alors, pris de peur, il a télégraphié
à son journal que, dans quelques heures, Fez serait au pouvoir des
insurgés, et il s'est enfui le premier de tous sans regarder derrière lui
jusqu'à ce qu'U fût arrivé à Tanger. Ses prédictions alarmistes ne
s'étaient pas réalisées. Bou-Hamara, tout vainqueur qu'il était,
n'avait pas pu entrer à Fez. Le sultan y était et y réorganisait ses
forces. L'état de sa fortune ne semblait déjà plus aussi désespéré.
Enfin tout était remis en question, et la diplomatie européenne avait,^
elle aussi, le temps de respirer.
Qu'est-ce que Bou-Hamara? Nul ne le sait au juste, et bien des
gens se demandent s'il n'est pas un mythe. On lui a appliqué quelques-
unes des légendes qui courent dans le monde arabe et servent d'une
manière assez banale à la plupart des prophètes. Son nom, qui
signifie, paraît-il, « l'homme à l'ânesse, » ne le distingue pas de beau-
coup d'autres de ses devanciers, dans l'histoire desquels cette humble
monture a joué un rôle plus ou moins considérable. Si nous ne
craignions pas d'euployer une expression par trop européenne, nous
dirions de Bou-Hamara qu'il est au Maroc le syndic des mécontens,
emploi si facile à remplir qu'il n'est pas, pour cela, tout à fait indis-
pensable d'exister. Qu'il existe ou non, Bou-Hamara est le drapeau
de l'insurrection. A défaut de lui, tout autre pourrait servir au même
objet : nous n'avons par conséquent aucun préjugé qui lui soit favo-
rable ou défavorable. S'U finit par l'emporter, les puissances étran-
gères s'entendront peut-être avec lui aussi bien qu'avec le sultan
actuel. Si, au contraire, Abd-el-Aziz se maintient sur le trône, la
leçon lui aura probablement servi et il sera un autre homme qu'au-
paravant. M. Harris n'aura plus ses grandes entrées auprès de lui
comme autrefois ; U le trouvera tout changé. L'influence britannique
s'en ressentira-t-elle? Qui sait ? L'Angleterre a de multiples moyens
d'action; elle se sert de tout et tout lui sert. Quoi qu'il en soit, la pre-
mière phase de la vie d'Abd-el-Aziz sera terminée. Il aura compris
que l'art de photographier ne sert pas de grand'chose à celui de gou-
verner, que ses sujets sont profondément réfractaires aux inno-
vations européennes, et que, pour conserver son empire, U doit l'y
tenir soigneusement fermé. On a voulu faire entrer trop vite et très
maladroitement le Maroc dans la voie du progrés ; on n'aura réussi
qu'à le rejeter dans l'immobiUté du passé.
Tout cela n'a pas une importance capitale pour les nations euro-
péennes, et en particulier pour la France, si elles ont la sagesse de
comprendre qu'elles n'ont rien à faire dans les révolutions maro-
REVUE. CHRONIQUE. 475
caines. Nous devons y assister en spectateurs attentifs, mais désinté-
ressés de leur résultat, sans nous attacher particulièrement à une
dynastie ou à un prince. Que la volonté d'Allah maintienne Abd-el-
Aziz sur le trône chérifien, ou qu'elle y place un autre souverain,
nous aurions grand tort de nous mêlera cette question de personnee :
ce serait la compHquer à plaisir. Après] une période d'anarcliie plus
ou moins longue, un gouvernement quelconque finira par prévaloir.
Il n"est même pas impossible qu'il y en ait plusieurs, c'est-à-dire que
le pouvoir et le territoire se démembrent, comme cela s'est déjà vu
dans l'histoire du pays. Que nous importe, pourvu que la vie et
les intérêts de nos nationaux soient respectés, et que les traités soient
observés? Or, nous avons des moyens de faire respecter la vie et les
intérêts de nos nationaux, et d'assurer l'observation des traités, et
ces moyens seront tout aussi efficaces demain qu'ils l'étaient hier.
Nos motifs d'inquiétude sont moins dans la situation du Maroc,
quelque troublée qu'elle soit d'ailleurs, que dans l'incertitude de l'opi-
nion au sujet de ce pays, contigu à notre empire algérien. Il n'est
question dans les journaux que de savoir comment on pourra partager
le Maroc, s'il tombe définitivement en décomposition. Heureusement,
nous n'en sommes pas encore là, et nous n'y serons sans doute pas de
longtemps. En tout cas, s'il y a une puissance qui soit plus intéressée
que toute autre au maintien du statu quo marocain, incontestablement
c'est nous. Le voisinage d'un État aux trois quarts barbare peut avoir
des inconvéniens au point de vue de la civilisation qui y reste en
souffrance ; au point de vue de notre sécurité pohtique, il n'en a pas.
On a fait beaucoup trop de bruit autour de quelques incidens de
frontière, qui n'ont d'autre gravité que ceUe que nous voulons bien
leur donner: ils ont existé de tout temps, et nous en sommes toujours
venus à bout sans grande peine. Notre influence et notre domination
même n'ont pas cessé de s'étendre et de s'affermir. Sans doute la situa-
tion changerait si nous étions menacés au Maroc, comme nous l'avons
été il y a quelque vingt ans en Tunisie, par l'introduction à côté de
nous d'une autre puissance euiopéenne : mais c'est un danger que
les yeux les plus perspicaces n'aperçoivent pas, même à un horizon
lointain. Les autres puissances cherchent seulement à développer
au Maroc leurs intérêts commerciaux, comme nous le faisons aussi,
et comme nous avons tous le même droit de le faire. Cette situation
est la meilleure que nous puissions souhaiter. Le jour où nous aurions
sur notre frontière occidentale algérienne développée le voisinage
immédiat d'une autre puissance européenne, quelle que soit d'ailleurs
476 REVLE DES DEUX MONDES.
cette puissance et quelque fond que nous puissions faire sur son
amitié, nous aurions plus perdu que] gagné. Il faudrait d'ailleurs
commencer par une période de conquête, qui serait longue et difficile
pour tous, mais qui le serait d'une manière inégale pour les uns et
pour les autres, et on voit immédiatement à quelle délicate épreuve
nous serions dès lors exposés. C'est là une éventualité à laquelle un
homme de bon sens ne peut pas songer sans anxiété.
Il faudrait pourtant l'envisager si l'imprudence d'autrui nous en
imposait l'obligation ; mais tout le monde en Europe semble sincère
dans la résolution d'écarter des complications dont chacun sent le
danger. L'opinion dont nous avons parlé plus haut juge les choses
d'une manière superlicielle ; il n'en est pas de même des gouver-
nemens, qui sont plus sages, parce qu'ils sont mieux informés et
avertis. S'ils surveillent le Maroc, ils se surveillent aussi entre eux,
et on peut être sûr que l'initiative de l'un serait immédiatement sui-
vie de celle des autres. Cela suffit pour les maintenir dans une
réserve qui est pour tous la meilleure des politiques.
Avons-nous une question des détroits ? Cela aurait suffi, il y
a un demi-siècle, pour ressusciter la question d'Orient tout entière;
mais aujourd'hui, tant de choses ont changé dans le monde, que les
détroits des Dardanelles n'ont plus le don de passionner les esprits,
du moins au même degré. Il ne faudrait pourtant pas trop s'y fier.
Le gouvernement anglais a adressé une protestation à la Porte,
parce que la Russie a été autorisée à faire passer à travers les détroits
quatre contre -torpilleurs se rendant de la mer Egée dans la Mer-
Noire. Il a soutenu qu'il y avait là une violation flagrante des traités.
La neutralisation des détroits est un vieux principe du droit public
européen, qui a été consacré par maint traité, et qui repose encore
sur des intérêts sérieux. Il faut pourtant y introduire quelques distinc-
tions.
C'est au mois de septembre dernier que la Russie a obtenu l'auto-
risation dont il s'agit, et qu'elle en a usé pour deux de ses contre-tor-
pilleurs. Comment se fait-il que le gouvernement britannique ait mis
aussi longtemps pour énoncer sa plainte ? Il semble qu'il ait été pris
d'une émotion toute rétrospective, ce qui n'est pas dans ses habitudes:
il n'attend pas d'ordinaire trois mois et plus pour protester, quand il
considère un de ses intérêts comme compromis. Le Parlement est en
vacances ; il n'a donc pas pu s'expliquer sur l'utitité de l'intervention
du gouvernement à Constantinople ; mais il aurait pu le faire, depuis
REVUE. — CHRONIQUE. 477
le mois de septembre, sur le fait même qui a donné prétexte à cette
intervention, c'est-à-dire sur le passage des contre-torpilleurs à tra-
vers les détroits, et il s'en est abstenu. Cela donne à croire qu'il n'y
attachait pas, lui non plus, une extrême gravité. Et, en effet, cette
gravité n'est pas bien grande. Mais il est piquant de constater qu'au
Congrès de Berlin, en 1878, les plénipotentiaires anglais ont déclaré
qu'à leur sens le sultan était seul juge et seul maître de la clôture des
détroits, tandis que les plénipotentiaires russes ont soutenu qu'il y
avait là une obligation d'un caractère international que le sultan,
comme toutes les autres puissances, devait absolument observer.
L'incident vaut la peine d'être rappelé. Il s'agissait de l'avant-
dernier article du traité, qui est ainsi conçu : « Le traité de Paris du
30 mars 1856, ainsi que le traité de Londres du 13 mars 1871, sont
maintenus dans toutes celles de leurs dispositions qui ne sont pas
modifiées ou abrogées par les stipulations qui précèdent. » Lord Salis-
bury, second plénipotentiaire britannique, demanda à propos de cet
article l'insertion au Protocole de la déclaration suivante, qui n'enga-
geait, disait-il, que son gouvernement : « Considérant que le traité de
Berlin changera une partie importante des arrangemens sanctionnés
par le traité de Paris de 1856, et que l'interprétation de l'article 2 du
traité de Londres, qui dépend du traité de Paris, peut aussi être sujet
à des contestations, je déclare de la part de l'Angleterre que les obli-
gations de Sa Majesté Britannique concernant la clôture des détroits se
bornent à un engagement envers le sultan de respecter, à cet égard,
les déterminations indépendantes de Sa Majesté, conformes à l'esprit
des traités existans. » Cette phrase n'est pas bien claire : elle ne peut
toutefois avoir qu'un sens, à savoir que l'Angleterre reconnaît l'in-
dépendance du sultan en ce qui concerne les détroits, et s'engage à
respecter à cet égard les déterminations qu'U prendra. Nous igno-
rons quelle suite a été donnée à Constantinople à la plainte récente
de l'Angleterre : on aurait pu se borner à répondre par la déclara-
tion de lord Salisbury. Mais cette déclaration n'est pas passée pure-
ment et simplement au Congrès de Berlin. Le comte Schouvaloff
dressa l'oreille en l'entendant, et se réserva aussitôt de faire insérer
au Protocole une contre -déclaration s'U y avait lieu. Il trouva qu'il y
avait lieu de le faire effectivement, car le lendemain il apporta la ré-
daction que voici : « Les plénipotentiaires de Russie, sans pouvoir se
rendre exactement compte de la proposition de M. le second pléni-
potentiaire de la Grande-Bretagne, concernant la clôture des dé-
troits, se bornent à demander, de leur côté, l'insertion au Protocole
478 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'observation : qu'à leur a"vis, le principe de la clôture des détroits
est un principe européen, et que les stipulations conclues à cet égard
en 18^1, 1856 et 1871, confirmées actuellement par le traité de Berlin,
sont obligatoires de la part de toutes les puissances, conformément
à l'esprit et à la lettre des traités existans, non seulement vis-à-^ds du
sultan, mais encore vis-à-'vas de toutes les puissances signataires de
ces transactions. » Ainsi, en 1878, l'Angleterre, en ce qui la concer-
nait, déliait le sultan de l'obligation de tenir la main à la clôture des
détroits, et la Russie la lui imposait strictement. Aujourd'hui, c'est
la Russie qui demande au sultan et qui obtient de lui l'autorisation
xie faire passer des contre-torpilleurs à travers les détroits, et c'est
l'Angleterre qui proteste. Il y a là, semble-t-il, une interversion des
attitudes respectives, et comme un chassé-croisé.
Mais si on néglige les apparences pour aller au fond des choses, il
est à croire que l'Angleterre et la Russie n'ont pas changé d'avis depuis
1878. Elles savaient fort bien ce qu'elles voulaient à cette époque, et
elles le veulent encore. L'Angleterre proteste contre l'autorisation
accordée à la Russie, beaucoup moins pour interdire à la Porte d'en
accorder de nouvelles que pour se réserver le droit d'en réclamer à
son tour le bénéfice. Lorsque le comte SchouvalofT disait, au Congrès
de Berlin, qu'il ne se rendait pas exactement compte de la proposition
de lord Salisbury, il dissimulait sa perspicacité. La situation de la Mer-
Noire était complètement changée depuis sept ans déjà, c'est-à-dire
depuis le traité de Londres de 1871 . A cette date, la Russie, profitant de
la guerre franco-allemande qui nous réduisait provisoirement à l'inac-
tion diplomatique, dénonçait l'article il du Traité de Paris, en A-ertu
duquel la Mer-Noire était neutralisée, et d'un seul coup de plume elle
s'affranchissait des obligations qui avaient été pour elle la conséquence
de la guerre de Crimée. C'est ce dont la France pouvait se consoler et
se consolait en effet sans peine ; mais il n'en était pas de même de
l'Angleterre. La Russie reconquérait le droit d'entretenir et de con-
struire dans la Mer-Noire autant de navires de guerre qu'elle le vou-
drait : dès lors, la question de savoir si elle pouvait, ou non, en
introduire quelques-uns par les Dardanelles, perdait beaucoup de son
intérêt pratique. L'Angleterre le sentait si bien qu'elle se préoccupait
surtout de pouvoir elle-même, avec le consentement qu'elle espérait
obtenir de la Porte, y introduire les siens pour faire contrepoids.
C'est ce qui explique la déclaration de lord Sahsbury au Congrès de
Berlin. Quanta celle du comte Schouvaloff, elle s'explique par l'intérêt
contraire qu'avait la Russie, et qu'elle a toujours , de maintenir close
REVUE. CHROMQUE. 479
une mer dont elle est riveraine, et où elle a repris toute sa liberté.
Son intérêt se confond ici avec celui de la Porte.
On peut trouver dès lors qu'elle commet quelque imprudence en
réclamant, fût-ce à titre tout exceptionnel, une faculté qu'elle serait
très fâchée de voir accorder à autrui. Mais sa situation dans la Mer-
Noire est unique. Elle est dans cette mer; elle y a des eaux terri-
toriales, ce qui n'est le cas, ni de l'Angleterre, ni d'ai^cune autre
puissance chrétienne; de sorte que, si une de ces puissances, et l'An-
gleterre, par exemple, demandait l'autorisation d'introduire un navire
de guerre dans une mer ou elle n'a rien à faire, la Porte pourrait lui
demander des explications embarrassantes. Néanmoins, le point de
vue anglais se comprend très bien, au Congrès de Berlin et depuis.
Les journaux de Londres ont paru un peu divisés au sujet de la
protestation adressée par leur gouvernement à la Porte ; ils ne le
sont que pour la forme. En réalité, ils pensent tous ce qu'ont dit
quelques-uns d'entre eux, à savoir que les stipulations relatives à la
clôture hermétique des détroits se rapportent à un état de choses
antérieur, et qu'il y a lieu de les modifier. Il est douteux toutefois que
la Porte y consente, et la Russie l'aiderait au besoin dans sa résis-
tance. L'incident, on le voit, ne pouvait pas avoir de portée, ou du
moins de suite immédiate : mais il est significatif.
M. Sagasta n'a pas survécu à sa chute du ministère : il est mort au
bout de quelques semaines, laissant le souvenir d'un homme habile,
souple, conciliant, un peu désabusé par une longue expérience des
hommes et des choses, n'ayant pas eu les grandes facultés d'un homme
d'État de premier ordre, mais largement doué des quahtés moyennes
et solides, en somme, avec lesquelles on fait vivre longtemps un
régime politique. Sa vie se partage en deux périodes distinctes.
Dans la première, il a été un révolutionnaire ardent, condamné à l'exil,
conspirant à l'étranger contre le gouvernement de son pays ; dans la
seconde, après la révolution de 1868, et encore plus après la restau-
ration de iSli, c'est-à-dii-e après l'avènement d'Alphonse XII, il a été
un des plus fidèles et des plus utiles serviteurs de la monarchie. La
génération actuelle n'a connu que sa seconde manière. Elle a vu en lui
un libéral assagi, mais resté hbéral, homme de gouvernement, ca-
pable de fermeté au besoin et pourvu qu'on ne lui en demandât pas
une trop longue continuité, recherchant avec une préférence de plus
en plus marquée les solutions transactionnelles et les ministères de
conciliation. Pendant plusieurs années, il a été, avec M. Canovas del
480 REVUE DES DEUX MONDES.
Caslillo, le facteur le plus important de la politique espagnole. Quand
le parti libéral avait été assez longtemps au pouvoir, il y était rem-
placé par le parti conservateur, c"est-à dù'e par M. Canovas; et quand
le parti conservateur y était à son tour resté suffisamment, U y était
remplacé par le parti libéral, c'est-à-dire par M. Sagasta. Ces deux
hommes, éminens l'un et l'autre, avec des qualités très différentes, ont
personnifié toute une période historique. M. Canovas était supérieur
par le caractère ; M. Sagasta était plus déUé. Mais tous les deux
avaient épuisé leur système lorsqu'ils sont morts, et ils ont laissé leurs
partis dans un état qui ressemble un peu à la décomposition.
Cela est vrai surtout du parti hbéral aujourd'hui. Après la mort
tragique de M. Canovas, M. Silvela était assez naturellement indiqué
pour lui succéder : on ne saurait dire la même chose d'un quelconque
des Ueutenans de M. Sagasta. Il y en a plusieurs de très distingués,
comme M. Moret, sans qu'aucun ait un ascendant qui s'impose aux
autres. On parle d'un directoire qu'on mettrait, au moins provisoire-
ment, à la tête du parti, ce qui est un fâcheux expédient. Au reste,
l'autorité de M. Sagasta lui-même avait cessé d'être reconnue par tous
les hbéraux, de même que celle de M. Silvela ne l'est plus par tous
les conservateurs. Le scliisme est partout, et c'est en cela que le
temps actuel ne ressemble plus à celui où MM. Canovas et Sagasta
étaient les chefs incontestés de tout leur parti. Mais ce temps est déjà
lointain. M. Sagasta avait donné sa démission il y a quelques
semaines, parce qu'il sentait l'impossibilité gouvernementale de
viATe. Tout était usé autour de lui et en lui-même. Sans prévoir sa
mort imminente, tout le monde a eu alors le sentiment que sa car-
rière était finie. Au surplus, U était le doyen des hommes politiques
de l'Europe, et les longs services qu'il a rendus, parfois au miUeu de
catastrophes dont il n'était pas responsable, comme la perte des
Antnies et des Philippines, lui vaudront une place très honorable
dans l'histoire de son pays.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
hllsfiAET
VERS BÉNARÈS
PREMIERE PARTIE
I. — CHEZ LES THÉOSOPHES DE MADRAS
« Un ciel sans Dieu personnel, une immortalité sans âme
précise, une purification sans prière... »
La formule énoncée, comme conclusion suprême, continuait
de résonner pour moi lugubrement au milieu du silence, après
l'entretien tombé. La tristesse du crépuscule imprégnait la de-
meure, qui était solitaire, dans la campagne, au bord d'un fleuve,
parmi des palmiers et de grandes fleurs étranges. Sur les vitraux,
éclairant encore la froide bibliothèque où nous étions, peu à peu
s'éteignaient des petites images transparentes qui représentaient,
en parcelles de verre coloré, tous les emblèmes de la foi humaine
réunis là comme en un musée mortuaire : la croix du Christ, le
sceau de Salomon, le triangle de Jehovah, le lotus de Çakya-
Mouni, la fourche de Vichnou, les symboles d'isis. C'était la
maison de ces théosophes de Madras, sur lesquels on m'avait
conté de si merveilleuses choses; bien que n'y croyant guère,
j'étais venu quand même, en dernier ressort, leur quêter un peu
d'espérance, et voici ce qu'ils m'off"raient : la méthode glacée d'un
bouddhisme déjà connu, la lueur seule de ma propre raison!...
— La prière? — m'avaient-ils dit. — Et qui donc l'entendrait ?...
L'homme est seul en face de sa responsabilité. Rappelez à votre
mémoire les lois de Manou : L'homme naît seul, vit seul, meurt
seul; la justice seule le suit... Qui donc l'entendrait, 1 rière?
Qui prieriez-vous, puisque vous êtes Dieu ^ Il faut vom nrier^ous-
même, par vos œuvres.
TOMF.XIII. — 1903. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
Donc, un silence venait de se faire entre nous, l'un des plus
mornes silences que ma vie ait jamais traversés. Et, au milieu de
ce silence-là, une à une, avec d'imperceptibles bruissemens de
chute dans le vide, il semblait que mes dernières vagues
croyances un peu douces s'effeuillaient, au souffle de mes inter-
locuteurs, implacables en leur raisonnement, satisfaits en leurs
conclusions.
Ils étaient pourtant hospitaliers, bons et accueillans, ces deux
hommes qui m'écoutaient; le premier, un Européen, lassé de nos
agitations et de nos incertitudes, réfugié dans ce détachement
que jadis prêchait le grand Bouddha, et devenu ici le chef de la
Société théosophique ; l'autre, un Hindou, ayant conquis les
plus hauts brevets d'érudition dans nos universités d'Europe, et
puis revenu aux Indes, non sans dédain pour nos philosophies
occidentales.
— Vous m'avez affirmé, repris-je, avoir la preuve absolue
que quelque chose de nous, qu'un peu de notre individualité
transitoire résiste pour un temps au choc de la mort. Au moins,
pouvez-vous me la donner, cette preuve absolue; pouvez- vous
me montrer, me fournir une évidence?...
— Nous vous le prouverons, répondit-il, par le raisonnement;
mais des preuves visibles, là devant vous, des évidences, non..
Pour voir apparaître ceux que l'on appelle improprement des
morts, — car il n'y a pas de morts, — il faut des sens spéciaux,
aes circonstances, des tempéramens particuliers. Mais vous pouvez
bien nous croire sur parole, nous et tant d'autres essentielkment
dignes de foi, qui avons vu des apparitions et qui en avons con-
signé les détails. Tenez, nous avons là, dans cette bibliothèque,
des livres qui relatent... Quand vous serez demain établi parmi
nous, vous les lirez...
Etait-ce donc la peine de venir aux Indes, au vieux foyer ini-
tial des religions humaines, si c'est là tout ce qu'on y trouve :
dans les temples, un brahmanisme enténébré d'idolâtrie; ici, une
sorte de positivisme réédité de Çakya-Mouni, et les livres spi-
rites qui ont traîné par le monde entier!...
Après un silence encore, je demandai, désemparé, ayant con-
science que j'allais redescendre à des curiosités enfantines, je
demandai presque timidement qu'on m'indiquât des fakirs, de
ces fakirs de l'Inde tant réputés prodigieux, qui ont des pouvoirs
et font des quasi-miracles, pour au moins tenir une preuve de
VERS BÉNARÊS, 483
quelque chose d'en dehors, de quelque chose de supra-physique,
dextra- humain.
L'Uindou assis en face de moi leva au plafond ses yeux d'as-
cète; une moue contracta son visage fin et dur, son masque de
Dante, encadré d'un turban blanc :
— Des fakirs? — répondit -il. Des fakirs?... Il n'y a plus de
fakirs.
Et j'entendais ainsi, par la bouche d'un homme de haute com-
pétence en cette matière spéciale, la c(mdamnation sans recours
do tout espoir de rencontrer un peu de merveilleux sur terre.
— Même à Bénarès? — dis-je avec crainte. — J'avais espéré
qu'à Bénarès... On m'avait affirmé...
J'hésitais à le prononcer, ce nom de Bénarès, car c'était ma
dernière carte jouée, et si, même là, il ne devait rien y avoir...
— Entendons-nous. Des fakirs mendians, des fakirs anes-
thébiés ou contorsionnistes, il en reste beaucoup, et vous n'avez
pas besoin de nous pour en trouver. Mais des voyans, des fakirs
ayant des pouvoirs, j'ai connu les derniers. Sur ce point encore,
croyez-en notre parole : ils ont existé. Mais le siècle qui vient de
finir les a vus disparaître. Le vieil esprit fakirique de Tlnde est
mort. Nous sommes une race qui décline, au contact des races
plus matériellement actives de l'Occident, — lesquelles d'ailleurs
déclineront à leur tour; à cette dér;héance, nous nous résignons,
car c'est la loi... Oui, nous en avons eu des fakirs, et tenez, pré-
cisément sur ce rayon devant vous, des manuscrits leur sont
consacrés...
Aux vitraux, tous les symboles morts des religions humaines
devenaient indistincts; la nuit tombait, enveloppant la sévère
bibliothèque, où déjà il faisait tristement noir. J'étais venu à
Madras avec l'intention de m'arrêter longuement chez ces théo-
sophes, je devais m'installer demain matin dans leur maison, et
maintenant mon parti était pris de les quitter ce soir pour ne
plus revenir. JM'enfermer dans cet austère asile du néant et du
vide, pour quoi faire? Plutôt continuer, comme toute ma vie,
d'amuser mes yeux aux choses de ce monde, qui, si elles passent,
sont au moins réelles pendant un instant. Et puis, que m'impor-
terait leur preuve, après tout, leur preuve d'une immortalité
comme ils la conçoivent? Pour ceux qui ont vraiment aimé,
l'idée de la destruction de la chair est déjà une torture. Alors,
que ferions-nous, moi et mes pareils, de cette immortalité qui
48* REVUE DES DEUX MONDES.
leur suffît à eux? Non, il me fallait, comme dans le rêve des chré-
tiens, la continuation de mon être, intégral, intense, conscient
et séparé \ capable de retrouver ceux que j'aimais, et de les aimer
encore. Sans cela, à quoi bon?...
Quand je repris le chemin de la ville, c'était l'heure du grand
tapage des corbeaux, qui chantaient la mort tous ensemble, au
moment de se grouper sur les branches pour dormir. La doc-
trine de ces gens que je venais de quitter me paraissait aussi
puérile et vaine que les petites statues du dieu à tête d'éléphant,
aperçues le long de la route, au crépuscule, sous les banians et
les palmiers.
Le soir, j'envoyai à ces théosophes ma lettre de refus, de re-
merciement désenchanté, leur disant que je reviendrais demain,
mais pour une visite de définitif adieu, étant décidé à quitter
Madras au plus tôt.
Et, la nuit, je revis en rêve, au milieu de sinistres déforma-
tions des vieilles demeures chères à mon enfance, les images
pâles, décomposées, à jamais mortes, des êtres que j'ai le plus
aimés. Gomme certaine autre nuit, à Jérusalem, quand venaient
de s'effondrer irrémédiablement mes croyances premières, des
songes d'une tristesse sans bornes, d'une indicible horreur, se
succédèrent jusqu'au matin, — jusqu'au moment où un corbeau
m'éveilla, chantant la mort à plein gosier sur ma fenêtre, devant
le soleil qui se levait.
Mais, dans laprès-midi, quand je retournai là-bas pour
prendre congé, le chef des théosophes, qui avait lu ma lettre et
l'avait comprise, me reçut avec une douceur aff'ectueuse que je
n'attendais pas :
— Chrétien! me dit-il, en serrant ma main longuement.
Moi qui vous croyais athée ! J'ai fait fausse route en vous offrant
l'interprétation la plus matérialiste des préceptes que Bouddha
nous a légués, celle par où l'on commence d'ordinaire... A une
âme comme la vôtre, il faut le brahmanisme ésotérique, et nos
amis de Bénarès le possèdent mieux que nous ; là, sous une cer-
taine forme, vous retrouverez la prière et le revoir; mais prier
ne suffit pas, on vous enseignera qu'il faut mériter aussi...
,<( Cherchez et vous trouverez; » moi, j'ai cherché pendant qua-
rante ans; ayez le courage de chercher encore. Essayer de vous
retenir parmi nous, oh ! non, allez ! D'abord, l'enseignement de
VERS BÉNARÊS. 485
'notre maison n'est pas celui qui vous convient. Et puis, —
ajouta-t-il, en souriant, — votre heure n'est pas venue; la terre
vous tient encore par des liens terribles.
— Peut-être.
— Vous cherchez, mais vous avez peur de trouver.
— Peut-être.
' — Nous vous parlons de renoncement, et vous voulez vivre!...
Continuez donc votre voyage; allez voir Delhi et Agra, tout ce
que vous voudrez, tout ce qui vous appelle et vous amuse. Pro-
! mettez-moi seulement qu'avant de quitter l'Inde vous irez vous
; reposer chez nos amis de Bénarès ; nous les aurons prévenus et
ils vous attendront...
L'Hindou que j'avais vu hier était entré en silence; lui aussi
me regardait avec un sourire de compassion très douce. Et tout
à coup ils me parurent grandis, mystérieusement souples et très
impénétrables, les deux ascètes étranges, de si différente origine;
d'ailleurs la bonté et la pai .: rayonnaient dans leurs yeux, et
sans bien comprendre leur ^ t.ingement soudain, je m'inclinai
avec une confiante reconnaissu ce...
M'arrêter, avant de quitter 1 înde, chez leurs amis de Bénarès,
oh! oui, j'y consentais volontiers, avec je ne sais quel pressen-
timent que l'atmosphère psychique, là, me serait meilleure.
Et je garderais cela pour la fin; je reculerais ainsi le plus
possible l'épreuve décisive, — un peu lâchement, dans l'alter-
native de ces deux frayeurs : être déçu à tout jamais; ou bien
trouver, et alors, peut-être, ce serait la voie nouvelle, la fin de
tous les mirages encore délicieux...
II. — CRÉPUSCULE A lAGGARNAUTH
laggarnauth, un temple géant, au milieu d'une vieille ville
très brahmanique, loin de tout, parmi les sables et les dunes,
au bord du golfe du Bengale.
J'y arrive au baisser du soleil, venant de l'intérieur de
l'Inde. La voiture qui m'amène, tout à coup, ne fait plus de
bruit, roule comme sur du velours : nous sommes dans les
sables. Et, annoncée par ce silence soudain, devant nous se dé-
couvre la ligne bleue de la mer.
D'abord des cabanes de pêcheurs, éparses entre des haies de
cactus sur les dunes. Ensuite laggarnauth apparaît; au-dessus
486 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une myriade de toits gris en chaume de palmier, au milieu de
l'amas tassé des maisons, la pyramide du temple se lève, parti-
culièrement étrange d'aspect et trop haute dans le ciel de ce
paysage marin; toutes les choses d'alentour semblent lillipu-
tiennes à ses pieds; elle aflecte la forme, longue et renflée par
le milieu, d'un œuf de crocodile, un œuf colossal qui serait posé
debout sur la terre; elle est blanche, sans autre ornement que
des espèces de nervures d'un rose de brique; elle a deux cents
pieds de haut, sans compter le disque de bronze qui la sur-
monte et les pointes de cuivre qui lui font comme une couronne
de lances. Les navires la voient de loin sur ce rivage plat, lors-
qu'ils passent au large, cherchant l'embouchure du Gange, et
les cartes marines l'indiquent comme point de repère. Mais la
côte, en cette région, n'offre point de mouillage propice, et les
navigateurs ne connaissent le vieux sanctuaire qu'en silhouette
extra-lointaine, au bout de l'horizon.
Une rue large et droite conduit i ce temple, qui est le centre
et la raison d'être de laggarnau '' , et, à l'heure où j'arrive, elle
est pleine de monde. Mais c'est ic une Inde un peu sauvage, une
Inde qui s'étonne encore de voi; des étrangers; on se détourne
pour vous regarder, et des enfans changent de route pour
vous suivre. Les hommes nus sont noircis par le vent de là
mer; les femmes, drapées de mousseline, ont tant de cercles de
métal aux chevilles que leur marche en est alourdie, tant de
bracelets depuis les poignets Jusqu'aux épaules que leurs beatlx
bras semblent pris du haut eu bas dans une gaine d'argent ou de
cuivre. Nulle part les maisonnettes indiennes ne sont à ce point
couvertes de peinturlures ; sur la chaux des façades, les dieux
et les déesses, au corps bleu ou rouge, au visage cruel, se suc-
cèdent partout en longues files, s'arrangent comme les person-
nages des fresques de Thèbes ou de Memphis; du reste, les
constructions elles-mêmes rappellent l'antique Egypte, avec leur
air trapu, leurs contreforts, leurs colonnes, leurs murs qui pen-
chent en arrière par un soin excessif de la solidité.
Le temple est une forteresse immense et farouche, un qua-
drilatère de hautes murailles crénelées, avec Une porte au centre
de chaque face. Et, dans l'axe de la rue, que nous suivons main-
tenanc à pied, l'entrée principale s'ouvre, gardée par deux
énormes bêtes de pierre qui ont les yeux en boule, le nez écrasé,
et le rictus féroce. Entre ces monstres, on aperçoit les grands
VERS BÉNARÈS, 487
escaliers blancs qui montent au sanctuaire et dont les marches
sont encombrées d'un va-et-vient de nudités brunes.
Il est impénétrable pour moi, ce temple, cela va sans dire.
Et même, ayant eu l'audace de poser le pied sur les dalles qui
débordent au dehors, en avant du péristyle, je suis invité, par
des prêtres, à reculer, à rester plus loin, sur le sable qui est à
tout le monde, — ce sable des plages, ce sable marin dont les
rues de laggarnauth sont comme feutrées.
Mais j'ai le droit de faire le tour de ce terrible rempart carré
que je ne puis franchir. Le long de chacune de ses faces, court
une avenue que bordent des maisons en terre séchée. Elles sont
très massives, ces vieilles demeures; toutes les murailles pen-
chent en dedans; sur les façades s'alignent des séries de per-
sonnages divins ou diaboliques, inscrits toujours en bleu et en
rouge ; et des escaliers frustes mènent aux vérandas surélevées,
— où les Indiennes, en ce moment, sont assises à prendre le frais
du soir, regardent ou rêvent, très cerclées de bracelets d'argent,
et souvent charmantes dans les plis transparens de leurs voiles.
Un groupe de petites filles, dont la curiosité sans doute ne
se lasse pas, me suit dans ma promenade autour du temple. La
doyenne montre huit ans au plus, et toutes sont adorablement
jolies; leurs yeux, allongés par des peintures jusqu'à se perdre
dans leurs bandeaux noirs, regardent avec candeur; elles ont
des anneaux d'or aux oreilles, aux narines, à la cloison du nez.
L'arrivée d'un grand pèlerinage est prévue pour tout à l'heure,
avant la tombée de la nuit, et, pour l'attendre, je contourne
lentement le sombre mur crénelé. Derrière le temple, l'avenue
est plus solitaire; elle serait lugubre, sans ma gentille escorte de
petites filles, qui suit discrètement à deux pas, s'arrêtant si je
m'arrête, et, si je presse l'allure, allongeant avec ensemble toutes
ses jambes fines où tintent des cercles de métal.
La grande pyramide blanche aux nervures roses demeure tou-
jours aussi loin de moi, puisqu'elle est au centre du quadrilatère
muré, infranchissable, dont j ai entrepris de faire le tour. Mais
il y en a quantité d'autres plus petites, adossées intérieurement
au rempart d'enceinte, et que je puis voir de près; toutes ont la
même forme de courge, ou d'œuf de crocodile, mais elles sont
noirâtres, lézardées, accusant une vétusté extrême. Seule, la
géante du milieu, celle qui se voit de si loin, est reblanchie, et
semble une chose neuve, — mais une chose si inconnue! Avec
488 REVUE DES DEUX MONDES.
sa structure barbare, presque enfantine, avec son disque de
bronze, ses pointes brillantes, on la croirait imaginée par les
gens d'une autre planète ou de la lune. Et, bien entendu, elle
sert de gîte à des peuplades d'oiseaux, — qui commencent déjà
dans l'air leur tournoiement effréné du soir.
Nous arrivons, les petites filles et moi, à la troisième face de
l'enclos interdit. Beaucoup de belles rêveuses, de ce côté, gar-
nissent les terrasses d'alentour, et, dans la rue, se tient un
marché où l'on vend des fruits, des graines, des mousselines
peintes, des fleurs.
Le soleil est couché, pour nous qui sommes en bas, mais la
grande pyramide le voit encore, elle en est tout illuminée dans des
tons roses. Et c'est, paraît-il, bientôt le moment de la prome-
nade crépusculaire, pour les singes sacrés, qui ont des manies
immuables. Le premier d'entre eux apparaît au-dessus de la
sainte muraille, grimpe sur un créneau, s'assied et se gratte;
s'il ne remuait pas, on le confondrait avec les petits dieux, les
petits monstres, çà et là sculptés au sommet de ce rempart; un
autre émerge à son tour, s'installe sur une pointe voisine; et
puis trois, et puis quatre; les créneaux se garnissent de singes.
Très vHe le jour baisse; la cime de la pyramide reste seule
lumineuse, rosée, dans l'ensemble gris et vieux de l'énorme
temple. En haut du mur : singes couleur de pierre, petits monstres
couleur de singe; vautours perchés. En l'air: nuages de pigeons
et de corbeaux, resserrant les cercles de leur vol autour du
disque de bronze dont la pyramide est couronnée.
L'heure de la sortie des singes. L'un d'eux se laisse glisser,
descend, saute par terre, traverse impudemment la rue, au milieu
des groupes de vendeurs qui lui font place ; et les autres suivent
à la file, à quatre pattes. Des espèces de chiens, dirait-on, mais
trop hauts sur jambes, l'allure sautillante et cocasse, avec de
longues queues dressées. Le premier, en passant, vole une prune,
dans un mannequin du marché; les suivans font de même, à
la même place, et chaque fois, sans protester, le marchand salue.
Maintenant ils grimpent lestement le long d'une maison, et
s'éloignent, disparaissent en cortège mystérieux sur les toits.
Extérieurement, contre le rempart du temple, dans une sorte
de guérite faite avec des branches et des nattes de palmier, ré-
side une idole de Pandavas qui a deux fois la taille humaine,
qui est horrible et noire, avec un rictus à longues dents. Un
VERS BÉNARÈS. < 489 ,
vieux prêtre, montant sur un escabeau, vient lui passer au cou
une guirlande d'œillets jaunes; il lui allume une petite lampe,
lui fait tinter une petite sonnette, avec force saints, et puis l'en-
ferme pour la nuit derrière des rideaux de nattes, et se retire
en saluant encore. Quelque chose de rapide et de furtif m'évente
le visage : une chauve-souris, de la grande espèce appelée rous-
sette, qui est sortie avant l'heure et vole très bas; elle va, elle
vient, en confiance au milieu de la foule.
Une dernière teinte rosée persiste à la pointe de la tour, et
voici l'heure de Brahma; le sanctuaire s'emplit de clameurs et
de musiques, dont l'ensemble m'arrive confusément. Que se
passe-t-il, au fond de ce lieu caché? Quels symboles, effrayans
sans doute, y reçoivent ces adorations du soir? Et devant ces
images, la prière, quelle forme prend-elle, dans ces âmes, pour
moi plus impénétrables que le temple?...
Cependant un singe, un seul, dédaigneux de la promenade,
est resté sur le faîte du mur, assis la queue pendante et tour-
nant le dos aux gens du dehors. Mélancolique, il regarde là-haut
le jour mourir sur cette pyramide du temple, où viennent de
s'abattre, pour se coucher, les nuées de corbeaux et de pigeons
qui tournoyaient dans le ciel; toutes les nervures, toutes les sail-
lies de la monstrueuse chose sont noires d'oiseaux qui battent
encore des ailes. Je ne vois plus guère le singe qu'en silhouette,
son dos presque humain, sa petite tête pensive, ses deux ^oreilles
bien écartées, se détachant sur la pâleur toujours un peu rose
de la tour colossale...
Encore la sensation d'un coup d'éventail silencieux ; la rous-
sette qui passe et repasse, sans changer l'orbite qu'elle s'est
tracée pour son vol.
Le singe regarde la grande pyramide; je regarde le singe; les
petites filles me regardent; et un égal abîme d'incompréhension
nous sépare tous les uns des autres...
Je suis de retour maintenant près de l'entrée principale du
temple, sur la place ensablée où vient aboutir la plus longue
rue de laggarnauth. L'affluence de monde augmente de minute
en minute, pour attendre l'arrivage de ces pèlerins, qui sont
déjà signalés, me dit-on, et presque en vue.
Et les vaches sacrées sont là, qui se promènent dans la foule.
L'une, la plus caressée par les enfans, est énorme, toute blanche,
et sans doute très vieille. Il y en a aussi une petite noire, qui
490 RE UE DES DEUX MONDES.
a cinq pattes, et une grise, qui en a six; leurs pattes en surplus,
trop courtes pour toucher le sol, pendent le long de leurs flancs
comme des membres atrophiés ou morts.
Là-bas, au bout de la rue, les pèlerins enfin se dessinent. Ils
sont deux ou trois cents. Ils portent de larges parasols plats,
en sparterie coloriée, que l'on s'étonne de voir ainsi ouverts
en plein crépuscule; des besaces, des gourdes de cuivre pendent
à leur ceinture; des amulettes, des coquilles s'emmêlent sur leur
poitrine; ils ont le torse et le visage poudrés de cendre. Ils
marchent vite, vite, comme pris d'une fièvre religieuse à la vue
de la pyramide vénérée.
Dans un mirador, qui est au-dessus de l'entrée du temple,
on commence de leur faire une musique de bienvenue; les lam-
tams résonnent là-haut, accompagnés de longs cris humains, et
les trompes sacrées beuglent sinistrement.
Ils marchent vite, vite. Arrivés sur la place, ils jettent à
terre les parasols, les bardes, les bissacs, ils prennent leur course,
s'engouffrent en tumulte par la porte que gardent les monstres de
pierre, montent les escaliers, comme des gens qui délirent, et
disparaissent dans le sanctuaire béant.
Il fait nuit. Je m'en vais à la recherche de la « Maison du
voyageur, » qui doit être, comme dans toutes les villes indiennes,
très à l'écart, presque à la campagne.
Je la trouve dans une petite solitude sablonneuse, où il fait
une nuit limpide et douce, et où l'on entend ce bruit berceur de
la mer, qui est le même sur tous les rivages. On ne voit plus
laggarnauth ni sa tour étrange; tout cela s'est noyé là-bas dans
l'ombre bleue. Et les senteurs marines, le parfum des petites
plantes rudes dont les sables sont tapissés , me rappellent très
mélancoliquement, au bord de cette mer de Bengale, mon pays
d'enfance, les plages de mon île d'Oléron...
Ceux-là seuls connaissent tout le charme et toute l'âpre tris-
tesse des voyages, qui ont dans le fond de l'âme un invincible
attachement au recoin natal.
ni. — LA SPLENDEUR BLANCHE DES GRANDS MOGOLS
Des trains express permettent aujourd'hui de brûler l'espace,
aux Indes comme chez nous. Et, de laggarnauth, des bords du
VERS BÉNARÈS. 491
golfe de Bengale, en quarante-huit heures, à travers les plaines
monotones du Nord, — dépassant Bénarès qui mïnquiète et où
je recule encore de venir, — je suis retourné dans la région où
souflle le vent sec de la famine : me voici dans Agra la musul-
mane.
Et, pour qui vient comme moi de l'Inde brahmanique, ce
qui frappe dès l'abord, c'est le changement absolu dans la concep-
tion des monumeus religieux, les mosquées remplaçant les pa-
godes; l'art sobre, précis et svelte, succédant à l'énormité et à
la profusion. Au lieu de l'entassement, de l'orgie de divinités et
de monstres qui caractérisait les temples inspirés des Pouranas,
les lieux où l'on adore, au pays d'Agra, sont ornés de purs des-
sins géométriques s'entre-croisant dans la blancheur des marbres,
avec à peine quelques fleurs rigides, çà et là dessinées sur le
poli des surfaces.
Les Grands Mogols ! On dirait aujourd'hui un nom de vieux
conte oriental, un nom de légende.
Ils vécurent ici, ces souverains magnifiques, maîtres du plus
vaste empire qui ait existé au monde. Et un de leurs écrasans
palais domine cette ville d'Agra, qu'ils retrouveraient à peu près
telle qu'ils l'ont laissée, sauf le délabrement et la misère que sans
doute ils n'y avaient point connus.
Sous son ciel de poussière ardente, sous ses tourbillons de
corbeaux, d'aigles et de vautours, l'immense ville est bien restée
l'Agra d'autrefois.
A l'heure où j'y pénètre aujourd'hui, un cortège de noces en
sort, précédé de vingt énormes tambours; un marié de seize ans,
vêtu de velours rouge et d'or, sur une jument blanche; une
invisible petite épouse, en palanquin fermé; ensuite les présens,
dans des coffrets dorés, qu'une théorie de serviteurs portent sur
la tête; et enfin le lit nuptial, tout couvert de dorures et promené
sur quatre épaules, pompeusement.
Maisons très vieilles, très hautes, qui s'extravasent par le
sommet, s'épanouissent en galeries et en miradors; au rez-de-
chaussée, les vendeurs de mille choses éclatantes où miroitent
à profusion la soie et les paillettes; au premier étage, les baya-
dères et les courtisanes, au regard lourd et noir, très apparentes
à leurs fenêtres ouvertes; au-dessus, les gens quelconques, les
logis plus discrètement clos; et, enfin, sur les toits, toujours
492 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques grands vautours perclie's, ou bien encore des singes,
assis en famille, qui regardent passer le monde, queue pendante,
et qui rêvent. . . Les singes ont depuis des siècles envahi Agra, vivant
à l'état libre sur les toits, comme les perruches; certains quar-
tiers en ruine leur sont même presque abandonnés et ils y ré-
gnent sans conteste, pillant les jardins ou les marchés d'alentour.
Ce palais d'Agra, de loin, cest presque une montagne, con-
struite en blocs de grès rouge et hérissée de créneaux féroces.
; Quand on regarde ces murailles couleur de sanguine, si lourdes
et si emprisonnantes, on se demande comment la cour des fas-
tueux empereurs pouvait trouver, derrière de tels remparts, un
cadre à souhait pour le déploiement de son luxe fantastique.
Cependant, si l'on contourne la rouge montagne du côté de la
rivière, — du côté de la lummah très sacrée qui coule dans son
ombre, — on entrevoit comme des Alhambras en dentelle
blanche, comme des palais de rêve léger, posés par-dessus cette
forteresse de Titans et en contraste imprévu avec la massive aus-
térité d'une pareille base : c'était là-haut que vivaient les Grands
Mogols et leurs sultanes, dominant tout, presque dans l'air,
inaccessibles et cachés au milieu de la blancheur et de la trans-
' parence des marbres purs.
On entre par des portes en ogive, des voûtes, des espèces de
i tunnels, à travers l'épaisseur des triples remparts; on monte, on
monte par des rampes grandioses, et toujours au milieu des grès
d'une teinte sanglante.
Et puis, tout à coup, c'est la pâleur diaphane, la splendeur
muette et bknche ; on est arrivé parmi les marbres. Tout est
blanc, les dalles, les murs, les colonnes, les voûtes, les balustres
ciselés au bord des terrasses qui regardent les profonds lointains ;
seulement quelques fleurs çà et là, sur les parois immaculées,
des fleurs en mosaïque d'agate et de porphyre, mais si fines, si
sobres, si rares, que l'effet neigeux de ce palais n'en est pas
altéré. Et, dans son abandon, dans son silence de désert, tout
cela est aussi frais et aussi net que le jour où fut banni le der-
nier des empereurs: l'usure du temps n'a sur le marbre qu'une
prise très lente; ces choses exquises, de si frêle et si délicate
apparence, sont par rapport à nous quasi éternelles.
Un mélancolique jardin a été aussi posé là-haut sur cette
montagne factice, au cœur de la citadelle énorme et très fermée.
De grands porches de marbre l'eijJLpurent, qui semblent des en
VERS BÉNARÈS. 493
trées de grottes blanches aux voûtes de stalactites. Mais ce sont
des grottes d'une régularité géométriquement absolue ; la moindre
dentelure de leurs pendentifs, la moindre facette de leurs arceaux
compliqués, est d'une exactitude rigoureuse, — et toujours
lisérée d'un mince filet noir que l'on croirait tracé avec la pointe
d'un pinceau, mais qui est une très habile incrustation d'onyx.
Ces salles de splendeur triste n'ont aucune clôture ; elles com-
muniquent entre elles, ou bien s'ouvrent sur les terrasses par
des arcades, — et cela donne une menteuse indication de con-
fiance, si l'on oublie de quelle façon jalouse on était gardé ici
jadis par les terribles ouvrages d'en dessous. Il y a même une
esplanade pour donner des audiences, tenir des conseils en plein
air ; elle est d'une simplicité raffinée, avec, seulement, des cise-
lures parfaites dans les marbres; presque rien, là; un trône de
marbre noir pour le Grand Mogol ; à côté, un escabeau de marbre
blanc pour le bouffon, et c'est tout. (En ces temps-là, paraît-il,
les assemblées politiques avaient un tel sérieux que la présence
d'un bouffon, chargé de détendre les esprits, s'était imposée.
Chacun sait que, dans les assemblées de nos jours, il n'a pas paru
nécessaire de spécialiser un personnage pour cet emploi.)
La salle pour les bains de l'Empereur, est blanche, il va sans
dire, neigeusement blanche dans son inextricable complication
de lignes, d'arceaux entre-croisés, d'ogives à mille brisures ; les
voûtes sonores, taillées à facettes, ont l'air toutes givrées de lait
glacé ; et, sur le marbre des murailles, on a jeté de sveltes
branches de fleurs, dont la moindre est une merveille, une mo-
saïque d'or et de lapis.
Sur le bord extrême des remparts qui supportent tout l'édi-
fice, du côté de la lummah et des grandes plaines libres, quan-
tité de petites salles pour prendre le frais, quantité de petits
kiosques légers et dominateurs, étaient destinés aux sultanes, à
toutes les belles mystérieuses de cette cour. C'est dans cette ré-
gion du palais que l'ajourage des marbres, l'ajourage en den-
telle, arrive à ses effets les plus surprenans. A travers toutes les
parois, on peut voir sans être vu ; les grandes plaques qui les com-
posent, d'un seul morceau du haut en bas, sont tellement fouil-
lées à jour que, de loin, on dirait des stores de broderie blanche,
tendus entre les minces colonnes charmantes. Mais toutes ces
constructions, qui jouent le fragile et l'éphémère, ont une rigi-
dité absolue et représentent ce que les hommes savent créer de
494 REVUE DES DEUX MONDES.
plus durable, en même temps que de plus ruineusement beau.
Dans les sous-œuvres de la monstrueuse demeure, dans le
rocher naturel qui la supporte, on a ménagé d'autres salles
encore, des quartiers un peu en pénombre et dont la magnifi-
cence a je ne sais quoi de clandestin. Entre autres les bains de
la Grande Sultane, où l'on sent comme une fraîcheur souter-
raine et où ne pénètre qu'une faible lumière plongeante ; c'est
une sorte de vaste caverne enchantée ; aux voûtes, on dirait un
ruissellement de pluie que le gel aurait figé; quant aux murailles,
elles sont revêtues de très fines mosaïques en verre de miroir,
et l'humidité, le salpêtre, ont atténué le jeu de ces milliers de
petits prismes, dont l'ensemble brille d'un éclat discret, comme
ferait un vieux brocart pailleté d'argent. Jadis, des créatures de
jeunesse et de beauté, choisies parmi ce que l'admirable race
indienne offrait de plus parfait, peuplaient ce lieu si défendu, —
et ces dalles où elles se couchaient, ces bancs de repos, dont le
temps n'a même pas terni la blancheur, ont longuement connu
les contacts de toute cette élite de chair brune.
C'était déjà ici une forteresse de souverains bien des siècles
avant l'arrivée des conquérans mogols, qui y ont apporté ces
choses nouvelles : la pâleur laiteuse des marbres et la netteté de
l'ornementation géométrique. Il y reste encore des salles, aux
ciselures de grès rouge, d'un archaïsme très lointain, qui datent
des rois Jaïnas. Et, en descendant les escaliers d'ombre, dans
l'épaisseur des lourdes pierres, on arrive à des quartiers inquié-
tans ou tragiques ; des oubliettes, où les gens étaient abandonnés
aux serpens cobras; une chambre pour pendre les sultanes, dont
le corps, ensuite, était jeté dans un puits perdu sous la rivière;
des trous noirs sans fond; des souterrains que l'on n'ose plus
suivre, et qui mèneraient à des ossemens ou à des trésors... Ce
sont comme les racines lugubres, profondément entrées dans le
sol, de cette liliale splendeur blanche qui a fleuri tout en haut.
En remontant des ténébreuses dépendances, je reviens à ces
kiosques ajourés, qui dressent leurs fines découpures tout au
bord des remparts et avancent leurs balcons sur le vide. Je m'y
attarde longuement, aux places où les belles du temps passé, où
les sultanes cloîtrées au sommet de l'artificielle montagne, au-
dessus des nuées d'oiseaux tournoyans, regardaient à travers les
plaques de marbre, ou bien entre les colonnettes fuselées. Tout
VERS BÉNARÈS. 495
ici est d'une finesse exquise, patientes ciselures, ou petites fleurs
de mosaïque jetées en semis sur l'invariable blancheur des
fonds : tout semble encore plus blanc qu'autre part, il y a par-
tout comme un rayonnement de tristesse blanche. Ce qu'elles
voyaient jadis, les sultanes, était moins désolé sans doute que
de nos jours; les mêmes plaines se déroulaient à l'infini, la
même rivière serpentait au loin, mais le vent de famine ne souf-
flait pas comme à cette heure ; sur tout le pays, il n'y avait pas
cette poussière de mort, qui estompe les choses comme une
brume. Au premier plan, presque sous leurs pieds, les belles
contemplaient ce grand carrousel, qui est toujours là, et où se
donnaient, pour leur plaire, des combats d'éléphans et de tigres,
mais l'arène aujourd'hui est envahie par des broussailles, par
des arbres, que la sécheresse a dépouillés et qui, sans la chaleur
de cette soirée ardente, feraient songer à l'hiver.
Nulle part, dans llnde, la vie des oiseaux n'est innombrable et
encombrante comme ici. Leurs cris, à cette heure, sont les seuls
bruits qui montent jusqu'à moi ; mais ils emplissent le silence
de ces terrasses, ils font vibrer tous ces pâles marbres sonores.
Aux approches du crépuscule, un triage par espèce s'opère dans
le tourbillon ailé : tel arbre, au-dessous de moi, commence à
devenir noir de corbeaux; un autre est entièrement garni de
perruches, qui font comme des feuilles trop vertes sur ses
branches mortes. Et des aigles au corps blanc, de grands vau-
tours chauves, dans le carrousel abandonné, se promènent par
terre, comme des bêtes de basse-cour.
Au loin dans les plaines, on voit des coupoles blanches, de
cette blancheur diaphane des marbres qu'aucune peinture, aucun
revêtement ne saurait imiter ; elles émergent çà et là du brouil-
lard de poussière qui traîne sur le sol, et qui bleuit ou s'irise
avec le soir. Ce sont les demeures actuelles des princesses qui
jadis promenaient ici, dans ce haut palais, leurs mousselines la-
mées d'or, leurs pierreries, leurs belles gorges dévoilées. Et le plus
grand de ces dômes est le Taje, l'incomparable Taje, où la grande
sultane Montaz-i-Mahal dort depuis deux cent soixante-dix ans.
Tout le monde a vu le Taje, tout le monde a décrit le Taje,
qui est l'une des merveilles classiques de la terre.
Et des miniatures, des émaux nous ont conservé les traits,
sous le turban doré et l'aigrette étincelante, de cette T\k)ntaz-i-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Mahal (1) qui inspira tant d'amour, et du sultan son époux, qui
voulut créer autour de la morte une splendeur tellement inouïe.
Le Taje, c'est, dans un grand parc funéraire muré comme
une citadelle, le plus gigantesque et le plus impeccable amas de
marbre blanc qui soit au monde. Les murailles du parc sont en
grès rouge, ainsi que les hautes coupoles, incrustées d'albâtre,
qui s'élèvent au-dessus des portes, aux quatre angles du vaste
emclos. Les allées, — palmiers et cyprès, — les pièces d'eau, les
charmilles ombreuses, tout est tracé en lignes droites et sévères.
Et là-bas, au fond, trône superbement l'idéal mausolée, d'une
blancheur plus neigeuse encore au-dessus de ces verdures sombres :
sur un socle blanc, une coupole immense, et quatre minarets
plus hauts que des tours de cathédrale ; tout cela, d'une tran-
quille pureté de lignes, d'une harmonie calme et supérieurement
simple ; tout cela, de proportions colossales, et construit avec
des blocs sans tache, à peine veinés d'un peu de gris pâle.
<Si l'on s'approche ensuite, on distingue des arabesques ado-
rablement délicates qui courent sur les murailles, soulignent les
corniches, encadrent les portes, s'enroulent aux minarets, et qui
sont de très minces et précises incrustations de marbre noir (2).
Sous la coupole du milieu, la coupole de soixante-quinze
pieds de haut, qui abrite le sommeil de la sultane, c'est l'excès
de la simplicité superbe, le summum de la splendeur blanche,
'il devrait faire sombre là, et il fait clair, comme si toutes ces
blancheurs rayonnaient, comme si ce grand ciel de marbre, taillé
à mille facettes, avait on ne sait quelle vague transparence. Sur
les hautes parois, un peu veinées de gris perle, rien que des
séries de petits arceaux dentelés qui s'esquissent, s'indiquent
en imperceptibles saillies; et sur le vaste déploiement du dôme,
rien que ces facettes géométriques, inspirées des lentes cristal-
lisations souterraines. A la base seulement et tout autour des
précieuses murailles, il y a comme un parterre de grands lis,
dont les tiges semblent sortir du sol et dont les pétales, sculptés
en haut relief et en plein marbre, ont Tair prêts à s'efTeuiller...
L'art moderne d'Occident a imité plus ou moins bien ce genre
de décoration-là, qui fleurissait dans l'Inde au xvii^ siècle.
(1) Épouse de l'empereur Shah-Jehan, elle mourut en 1629, en donnant le jour à
son huitième enfant, après quatorze ans de mariage.
(2) Le Taje avait jadis de grandes portes en argent, qui furent enlevées lors du
pillage d'Agra par Suraj-Mall.
VERS BÉNARÈS. 497
La merveille des merveilles est la grille blanche qui, au
centre de la salle transparente, enferme la pierre du tombeau.
Elle se compose de hautes plaques de marbre mises debout, si
finement ajourées que l'on dirait d'immenses découpures d'ivoire,
et, sur chacun des montans, toujours du même marbre sans
défaut, sur chacune des traverses encadrant ces plaques presque
légères, courent des guirlandes de petites fleurs éternelles,
fuchsias ou tulipes, qui sont des incrustations de lapis, de tur-
quoise, de topaze ou de porphyre.
La sonorité de ce mausolée blanc est presque épeurante, les
échos n'y cessent pas. Si l'on y chante le nom d'Allah, le son
exagéré de la voix s'y prolonge pendant plusieurs secondes, et
traîne dans l'air à n'en plus finir, comme un souffle d'orgue.
Derrière les remparts formidables de la ville de Delhi, à
soixante lieues environ plus au Nord, les Grands Mogols possé-
daient un autre palais enchanté, qui dépasse encore la magnifi-
cence de celui d'Agra.
Il ouvre ses grandes ogives blanches, ce palais de Delhi, sur
un vieux jardin sans vue, très enclos, auquel de trop hautes
murailles crénelées donnent la tristesse des prisons.
Prisons pour les Génies ou les Fées, et dont aucun autre
palais humain n'égala jamais la splendeur délicate. Tout est de
marbre blanc, il va sans dire; tout est découpures, retombées
prodigieuses de stalactites ou de grappes de givre. Mais l'or à
profusion se mêle à ces inaltérables blancheurs ; et on sait
l'éclat particulier que prennent les dorures appliquées sur le poli
des marbres. Les milliers d'arabesques, minutieusement ciselées
aux parois et aux voûtes, sont comme serties d'or étincelant.
Toute la lumière qui pénètre là vient de ces larges baies
ouvertes sur le jardin triste. Les colonnes, les arceaux dentelés,
qui se succèdent en perspective, vont s'éteindre dans des fonds
lointains un peu noyés de pénombre bleue ; mais le palais entier
a des transparences d'albâtre.
La salle où était le trône (ce légendaire trône du paon en or
massif et émeraudes) est entièrement blanche et or. Ailleurs, les
hautes parois de marbre sont semées de bouquets de roses ; des
roses délicieusement nuancées de rose vif et de rose pâle, comme
dans les broderies de la Chine, et dont chaque pétale est entouré
d'un imperceptible liséré d'or, comme dans notre art nouveau,
TOME XIII. — 1903. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
Ailleurs encore, c'est un semis de fleurs bleues, lapis et tur-
quoise... Et presque toujours la vue plonge d'une salle dans une
autre, à travers ces plaques de marbre, ajourées en dentelle,
qui remplaçaient, dans l'Inde ancienne, les stores de nos gros-
sières demeures.
Le vent de famine qui tourmente les bosquets du jardin muré
disperse les dernières feuilles comme un vent d'automne ; aujour-
d'hui les feuilles mortes, dans ce palais du silence, arrivent par
tourbillons. Et un grand arbre, encore en fleurs, sème comme
une pluie ses larges calices rouges sur le pavage blanc, le pavage
précieux de la salle du trône.
IV. — DANS LES RUINES
Tout le pays qui fut habité par les empereurs mogols est
aujourd'hui un immense ossuaire de villes et de palais. L'Egypte
même n'a pas autant de ruines sur ses sables que cette région
sur sa terre mourante. Là-bas, au bord du Nil, c'est le monde
des granits monstrueux; ici, les marbres ciselés, les grès à
jours, les dentelles de pierre, au milieu de la morne campagne,
gisent partout comme choses perdues. Dans cette Inde, où la
pensée et l'activité humaines fermentèrent magnifiquement pen-
dant des siècles, les débris des âges antérieurs sont innombrables,
et leur profusion, leur beauté, confondent nos imaginations mo-
dernes. En plus des villes qui s'anéantirent à la suite de guerres
et de massacres, il en est d'autres dont la construction fastueuse
fut décrétée par le caprice de tel ou tel souverain et que l'on
n'eut pas le temps de finir; il est des palais destinés à telle sul-
tane du temps passé, qui usèrent des peuplades de sculpteurs et
n'eurent jamais d'habitans.
Entre Delhi et les ruines d'une capitale des vieux âges, dont
la tour de granit rose (1) est peut-être la plus haute tour du
monde, on rencontre tout le long du chemin des fantômes de
villes ou de forteresses : murs crénelés de trente ou quarante
pieds de haut, fossés et pont-levis; là dedans, personne; du
silence, ou, si l'on entre, des fuites éperdues de singes parmi
des pierres éboulées et des broussailles.
Il y a des nécropoles aussi, des nécropoles dont on ne voit
(i) La tour de Rutb.
VERS BÉNARÈS. 499
plus la fin. La terre, sur des lieues de long, a été remplie de
morts; les kiosques funéraires, les tombeaux de toutes les époques
se succèdent, s'enchevêtrent en dédale, au milieu des écroule-
mens, des décombres.
Il en est, de ces tombeaux, que l'on entretient encore avec
une piété prodigue, bien qu'ils soient cachés, noyés derrière les
milliers d'autres, derrière les abandonnés qui s'effondrent. Les
sentiers qui y mènent, parmi les pierres, les trous, les vieux
caveaux béans, seraient à peine reconnaissables, s'ils n'étaient
jalonnés par toute la truanderie des ruines, estropiés ou lépreux,
guettant les pèlerins pour avoir des aumônes. Et c'est une sur-
prise d'apercevoir tout à coup, après ces chemins de poussière,
quelque merveilleux mausolée, aux parois de marbre ajouré,
aux tentures de soie rouge brodée d'or, aux tapis somptueux où
s'étalent des jonchées fraîches de gardénias et de tubéreuses.
Les plus luxueuses de ces demeures sont celles d'anciens soli-
taires, fakirs ou derviches, qui vécurent dans la misère voulue
et le renoncement suprême, mais dont quelque souverain voulut
honorer follement la mémoire.
La tour en granit rose apparaît de très loin, à l'horizon de
ce pays de la Mort, bien avant les remparts et les palais ciselés
qui s'étendent à ses pieds, sur les ondulations d'un terrain sec
et pierreux, abandonné aux bergers et aux chèvres.
Il est bientôt midi, l'heure accablante, quand je passe les
doubles portes, aux ogives brisées, qui donnent accès dans cette
ville fantôme : une sorte de lande funèbre, enclose de grands
murs à créneaux, et si vaste que l'on voit à peine en entier le
déploiement de son enceinte. Là dedans, quelques arbres qui se
meurent de sécheresse, qui sèment au vent chaud leurs feuilles
jaune d'or; d'informes amas de pierres; des dômes çà et là, des
tours, si frustes, que l'on croirait des rochers; aux abords seule-
ment de l'étonnante tour rose, des restes d'une lourde magni-
ficence indiquent un quartier royal. Mais, dans ces glorieux
débris, tous les styles se confondent; tant de guerres, d'invasions
ont passé sur ce vieux sol, tant de destructions se sont succédé,
et de réédifications presque surhumaines, que l'on ne sait plus;
l'histoire de ce coin de la terre reste enveloppée de ténèbres.
Et c'est là, dans le palais d'un roi de légende, que je vais
m'abriter pendant la période de la torpeur méridienne, à l'ombre
500 REVUE DES DEUX MONDES.
presque fraîche des granits de mille ans. Pour quelques heures
de recueillement ou de sommeil, je m'installe seul, sans même
un serviteur indien, à l'angle d'une galerie haute, dans une sorte
de loggia dominant une salle aux innombrables colonnes car-
rées, couvertes de sculptures archaïques; seul, afin de mieux
pénétrer dans l'intimité de ces ruines, et même des bêtes qui en
sont aujourd'hui les hôtes. Au dehors, un soleil torride sur-
chauffe la lande déserte ; on n'entend pas chanter les cigales ni
bourdonner les mouches; rien que, de loin en loin, le cri stri-.
dent et isolé de quelque perruche, qui rentre au palais pour
dormir à l'ombre, ayant son nid par là, dans les ciselures d'en
haut; ou bien, le frôlement d'un petit tourbillon de feuilles
sèches, qui s'engouffre entre les colonnes, chassé par une rafale
du vent de famine.
Les granits qui recouvrent la salle d'un pesant plafond
s'entre-croisent, se superposent en amas pyramidal ; ce sont des
monolithes très longs, employés un peu comme les poutres de
nos vieilles charpentes: procédé enfantin d'une humanité qui
ignorait le dôme, la courbure des voûtes, ou qui ne s'y fiait pas
encore. Au-dessous de moi, il y a d'abord la forêt des colonnes,
;des piliers superbes, — monolithes, il va sans dire, — et dont
le dessin carré est aussi pour rejeter l'imagination dans les plus
vieux temps hindous. Et, du recoin obscur, de l'observatoire
d'ombre où je suis, j'aperçois aussi, par de larges baies ouvertes,
les choses du dehors; j'aperçois les granits rouges, les grès
rouges, les porphyres, toutes les ruines d'alentour qui ont l'air
d'être incandescentes sous le soleil de feu. Dans un recul à peine
appréciable, tant l'air est transparent et tant la lumière est pré-
cise, d'admirables portiques dressent encore leurs ogives pré-
cieusement ciselées, où s'enroulent des inscriptions d'Islam, en
primitifs caractères coufiques. Et un obélisque de fer, d'un âge
inconnu (1), se lève tout noir et couvert de lettres sanscrites,
parmi des tombes, au milieu d'une place dallée qui fut jadis la
cour intérieure d'une mosquée très sainte, réputée en son temps
« la plus belle du monde. »
Des trottinemens légers, en bas, sur les dalles!... Trois
chèvres, suivies de leurs jeunes chevreaux, font leur entrée dans
(1) Obélisque de vingt pieds de haut, élevé, dit l'inscription, par Raja Dhava
pour célébrer sa victoire sur les peuples Valhikas, probablement vers le m* siècle
de l'ère chrétienne; l'unique monument en fer que l'antiquité nous ait légué.
VERS BEN ARES.
501
le palais, et, sans hésitation, comme, des habituées, montent à
ma galerie haute, se couchent à l'ombre pour la sieste de midi.
Je reçois aussi des visites de corbeaux, et surtout des visites de,
tourterelles : tout ce monde cherche la fraîcheur, se pose et;
s'endort. Et le silence, après cela, s'établit, incontesté, définitif,'
sans même ce bruit des feuilles mortes qui s'envolaient, car le
• vent sommeille à présent, comme toutes choses.
' Au fond de ma loggia est une petite fenêtre donnant sur
l'extérieur, et par oii je devrais voir le ciel; mais non, ce que
j'aperçois me semble une broderie blanche sur fond rose, qui se^
tiendrait comme suspendue dans l'air, à une distance imprécise:
les flancs de la grande tour, le rose de ses granits et le blanc de
ses incrustations de marbre...
C'est ici ma dernière étape avant cette Bénarès dont j'ai peur,
et où je serai dans deux jours, ne pouvant reculer davantage la
déception suprême qui m'y attend sans doute... J'y songe beau-
coup, au milieu de cette mystérieuse paix des ruines ; ma pensée
est tendue vers la maison de ces Sages, dont je vais accepter la
frugale et si étrange hospitalité...
Mais, dans mon imagination, que la torpeur ambiante entraîne
au sommeil et au songe, persiste aussi la préoccupation de la
grande tour, qui trône dans mon voisinage immédiat. Un roi,,
dit la légende, la fît construire pour satisfaire à un caprice de
sa fille, qui voulait apercevoir à l'horizon une très lointaine
rivière. En m'avançant à la fenêtre de ma loggia, je suis on ne
peut mieux pour la regarder; toute rose, à côté d'un portique
rose, elle s'élance dans l'implacable ciel pur. Elle déroute les
yeux par sa sveltesse et sa hauteur, elle dépasse trop les propor-
tions des tours ou des minarets déjà connus (1), et le renflement
de sa base lui donne un air de pencher; et puis, c'est anormal,
une chose si splendide, si intégralement conservée, qui surgit
au milieu d'un désert semé de ruines. La pierre en est tellement
polie et d'un grain si fin que la rouille des siècles n'a pas eu
de prise, et la fraîche couleur s'y est maintenue (2). Des canne-
lures rondes, qui vont de la base jusqu'au sommet, simulent les
plis d'une étoff"e, les « godets » de soie d'une robe de femme;
toute la tour est plissée, comme un parasol refermé. La forme
de l'ensemble fait songer aussi à une gerbe de tuyaux d'orgue,
(1) Tour de 240 pieds de haut, l'une des merveilles classiques de l'Inde.
(2) Restaurée en 1827. . . - -.
502 REVUE DES DEUX MONDES
à un faisceau de gigantesques troncs de palmier, que lieraient
à différentes hauteurs des coulans brodéb, des coulans qui sont
des galeries en granit, surchargées d'inscriptions d'Islam en
mosaïques blanches...
Je dormais presque... Des pas d'homme, tout à coup, au-
dessous de moi, des pas empressés ! Diversion bien imprévue,
après des heures d'un tel silence. Et une dizaine de personnages
apparaissent, éclatans de couleurs, — des bleus crus, des blancs,
des dorures, — sur la monotonie rousse des grandes pierres.
Musulmans du Nord, Afghans reconnaissables à leurs bonnets
pointus ; des tarbouchs, enroulés très bas, cachent leurs oreilles
et les coins de leurs yeux, laissant surtout paraître le nez en bec
d'aigle, la barbe couleur de jais. Ils marchent vite, vite, l'air
faux et mauvais. Invisible dans ma niche, insoupçonné là-haut,
je m'amuse à les obsei^ver. Ils sont de pieux pèlerins que la foi
seule amène, c'est manifeste. Dévotement, ils s'arrêtent devant
les beaux portiques des mosquées défuntes, ils se prosternent
pour baiser des tombes, et puis, toujours en hâte, s'en vont plus
loin, je ne sais où, s'évanouissent dans les ruines.
Trois heures bientôt : le recommencement de la vie. Des per-
ruches vertes sortent de tous les trous de la voûte, crochant
leurs griffes aux sculptures pour se pencher et regarder, puis
s'élancent, prennent leur vol, avec un cri de vitalité inquiète et
féroce. Les trois chèvres s'éveillent à leur tour, emmènent leurs
petits à la recherche de l'herbe, de l'herbe rase et desséchée. Et
je descends moi-même, pour errer dans la ville fantôme.
Ruines de maisons, ruines de temples, ruines de palais et de
mausolées ; çà et là, de maigres troupeaux, essayant de brouter
parmi les pierres, se dispersent aux lointains de la funèbre lande
murée. Les pâtres sauvages qui les mènent jouent du pipeau
en sourdine; ils ont l'air recueilli, l'air intimidé par tant de
sanctuaires effondrés alentour. Et de partout on voit se lever
la tour rose, qui semble faire le guet, au milieu de l'universelle
désolation.
A de vagues carrefours, aux entre-croisemens de ce qui fut
des avenues, il reste des balcons, sur des pans de murs ; des
espèces de loggias avancées subsistent encore, d'où les belles
d'autrefois regardaient passer les éléphans en robe de pourpre,
les cortèges de grands parasols, les défilés des cavaliers de
guerre, les foules des vieux temps magnifiques...
VERS BÉNARÊS. 503
Oh ! la tristesse de ces miradors, aux angles des rues
mortes !...
V. — BUCHERS DE CADAVRES
Sur le Gange, en hiver, par un soir gris. La brume des fins
de jour monte du vieux fleuve sacré et ternit avant l'heure le
soleil qui va s'éteindre. Bénarès, en silhouette prodigieuse de
temples penchés et de palais croulans, se dresse devant lOuest
encore lumineux.
Les autres barques sommeillent, et la mienne seule chemine,
chemine lentement, au pied de la ville sainte, dans son ombre
colossale, sous l'écrasement de ses temples trop hauts et de ses
palais trop farouches.
L'épuisement du fleuve, après ces trois années sans pluie
qui ont amené la famine, exagère la hauteur des choses ;
Bénarès se découvre jusqu'en ses racines extrêmes, jusqu'en ses
fondations sans âge: des fragmens d'antiques palais, descendus
depuis des siècles sous les eaux, montrent çàet là leur tôte parmi
les barques immobiles; des ruines englouties et oubliées vont
reparaître; le vieux Gange laisse entrevoir son lit plein de débris
et de mystères.
A regarder le désarroi des bords, on devine les monstrueuses
débauches de ce fleuve déifié, à la fois nourricier et destructeur,
comparable à Çiva qui enfante et qui tue; pendant les crues de
la saison des nuages, rien ne résiste à sa poussée terrible; d'or-
gueilleuses murailles en granit, des remparts entiers, ont glissé
d'un seul bloc sur ses berges, et restent là, inclinés en tous sens
comme après quelque tourmente cosmique, étonnans d'immo-
bilité dans ces attitudes qui présagent les chutes prochaines.
La sécurité ne commence qu'à trente ou quarante pieds de
haut; là seulement s'ouvrent les premières fenêtres des hommes,
s'avancent leurs premiers balcons, leurs premiers miradors. Plus
bas, le Gange est le maître ; tout est destiné à s'y plonger une
fois l'an ; tout reste éternellement enduit de son limon sacré; tout
est bâti pour lui : kiosques massifs comme des casemates abritant
des dieux lourds et trapus, soubassemens cyclopéens, blocs mon-
strueux, qui semblent immuables, mais qui pourtant, à certaines
époques de fureur des eaux, peuvent chanceler et s'engloutir.
Plus haut que les maisons, plus haut que les palais, montent
504 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le ciel du couchant les pyramides brahmaniques des
innombrables temples ; comme au pays radjpoute, elles res-
semblent à de grands ifs de pierre; mais ici elles sont rouges,
d'un rouge sombre mêlé de dorures mourantes. Bénarès est, dans
toute son étendue, plantée de pyramides rouges à pointe d'or.
Et d'un bout à l'autre de cette ville, qui s'éploie sur la rive en
croissant superbe, suivant la courbe de son fleuve, des esca-
liers en granit, vrais escaliers de géans, forment comme un
piédestal, descendent de là-haut, de la région où les hommes
ont leur demeure, vers la zone profonde et les eaux vénérées.
On les voit ce soir jusqu'aux dernières marches, les grands
escaliers, jusqu'aux assises qui ne se découvrent que dans les
années de malheur, et dont l'apparition signifie misère et famine.
Ils sont vides, à cette heure du jour, ces escaliers majestueux
où, jusqu'à midi, s'étageaient en foule les marchands de fruits,
les marchands de gerbes pour les vaches sacrées, surtout les
marchands de ces bouquets et de ces guirlandes que l'on jette
en hommage au vieux fleuve adoré ; mais les innombrables
parasols de sparterie qui abritaient tout ce monde restent là,
plantés à demeure sur des hampes, et très penchés vers le
Levant pour le soleil du matin ; des parasols sans plissure, res-
semblant à des disques de métal, et tous les granits qui servent
de base à la ville en sont couverts, à perte de vue ; on dirait un
champ de boucliers.
Un terne crépuscule s'annonce, et il fait subitement froid.
En venant à Bénarès, je n'avais pas prévu des ciels gris et des
aspects d'hiver.
Ma barqpie, au gré du courant, chemine en silence, rasant
les bords, sous l'oppression des grandes masses sombres.
En un recoin sinistre de la berge, parmi des éboulemens de
palais, sur la terre noirâtre et la vase, il y a trois petits bûchers
auxquels des hommes de mauvaise mine, en haillons, s'eff"orcent
de mettre le feu ; trois petits bûchers qui fument et ne veulent
pas flamber ; ils sont de forme singulière, inquiétante, longs et
étroits : bûchers de cadavres. Des morts y sont couchés, chacun
dans le sien, les pieds vers le fleuve; en s'approchant, on dis-
tingue, parmi les morceaux de branches, des orteils enveloppés
de linge qui débordent et qui se dressent. Comme ils sont petits,
ces bûchers ; il faut donc si peu de bois pour faire brûler un
corps 1
VERS BÉNARÊS. 505
— Des bûchers de pauvres, m'explique un Hindou, mon
batelier. Ils n'ont pas eu de quoi en acheter davantage, et c'est
du mauvais bois tout humide.
Cependant l'heure de Brahma est venue et, le long du fleuve,
la puissante vie religieuse du soir va commencer. Par tous les
escaliers descendent les brahmes, drapés dans des voiles; ils
viennent jusqu'en bas chercher l'eau sainte, pour les ablutions
et pour les rites auxquels leur caste oblige ; les marches de
granit, qui étaient si désertes, se peuplent en silence ; les mille
petits radeaux qui attendaient près de la rive, dans l'ombre des
palais et des temples, les mille petits appontemens de bambou
disposés pour cet instant d'universelle prière, se couvrent de
rêveurs, qui s'immobilisent, assis en la pose hiératique. Et bien-
tôt la pensée immense de cette multitude s'envole vers les inson-
dables au-delà, où doivent plus tard se fondre et sombrer toutes
nos individualités éphémères.
Dans le recoin des morts, près des trois bûchers fumans, il
y a deux autres formes humaines empaquetées de mousselines et
à demi plongées dans le fleuve, chacune reposant sur une frêle
civière; ils prennent leur bain dans l'eau sacrée, ceux-là, tout
comme les vivans d'à côté, leur bain suprême, avant d'être déposés
sur les piles de bois que l'on commence aussi à dresser pour eux.
Sur la rive d'en face, — qui est une plaine infinie, de vases et
d'herbages, tous les ans submergée par le Gange, — les brumes
du soir se condensent de plus en plus ; c'était d'abord une rive
confusément nébuleuse ; mais ces brumes maintenant prennent
des formes, accusent des contours comme on en voit dans les
ciels de pluie. Et la grande ville sainte a l'air de s'être dressée en
amphithéâtre pour contempler à ses pieds des cimes de nuages.
Dans le recoin des morts, un jeune fakir s'est figé debout,
les bras croisés, la tête penchée vers ce qui se passe de lugubre
au milieu de ces tas de mauvais bois humide ; sa chevelure
tombe sur ses épaules ; sa nudité, encore belle et musculeuse,
est poudrée à blanc, et il a sur la poitrine une guirlande de soucis,
comme celles que l'on jette au fleuve chaque jour.
Un peu au-dessus des bûchers, sur la frise d'un vieux palais
qui a depuis longtemps roulé au fleuve, des gens, cinq ou six
au plus, se tiennent accroupis, la tête enveloppée d'un voile,
et semblent regarder avec attention comme le fakir : les parens
de ceux que l'on brûle. Deux personnages surtout, qui ont des
506 . REVUE DES DEUX MONDES.
attitudes prostrées de vieillard, paraissent observer anxieuse-
ment le plus humble, le moindre des trois feux. — « Ce n'est
qu'un petit garçon de dix ans, explique mon batelier hindou,
qui s'est informé sur la rive ; mais c'est égal, ils ont apporté trop
peu de bois. » La fumée monte vers leur groupe immobile; la
fumée de leur petit, qui commence tout de même à se consu-
mer, tant les brûleurs éventent, éventent ce feu de pauvres avec
un pagne sordide que l'un d'eux vient d'enlever de ses reins. Et
les temples, les palais, élancés partout dans le ciel brumeux,
dominent de leur impassibilité superbe ce recoin noirâtre où
toute chair finit, écrasent de leur magnificence ces trop lentes
crémations d'indigens, toute cette misère jusque dans la mort.
Maintenant, au sommet des gigantesques escaliers, une
recrue nouvelle pour les bûchers fait son apparition; un cin-
quième cadavre débouche là-haut d'un couloir d'ombre qui est
une rue, et s'achemine vers le vieux Gange, où sa cendre sera
jetée. Sur des branches de bambou liées en brancard, six hommes
de basse caste, dépenaillés et demi-nus, l'amènent les pieds en
avant, presque debout, tant la pente est rapide ; personne ne
suit, pçrsonne ne pleure, et des enfans, qui descendent aussi
pour se baigner, comme s'ils ne voyaient rien, sautent gaiement
alentour. A Bénarès, l'âme seule compte pour quelque chose;
quand elle est partie, on se détache de ce qui reste après. Il n'y
a guère que les pauvres qui accompagnent les leurs au recoin
des morts, par crainte que le bois ne soit insuffisant et que les
brûleurs ne jettent au fleuve des membres non consumés.
Une mousseline rose, à grands dessins éclatans, enveloppe ce
cadavre qui arrive, et des fleurs blanches de gardénias, des fleurs
rouges d'hibiscus sont attachées à ses reins. C'est une forme de
femme; ces fleurs, du reste, suffisaient à le faire prévoir; mais
l'étofîe légère la révèle admirable, malgré l'affaissement glacé.
— « Une fille de riches, me dit le batelier, voyez le beau bois
qu'on lui apporte. »
Et, pour l'attendre, je fais arrêter ma barque, — sur cette
eau du Gange, sur cette oau trouble, jaunâtre, limoneuse, qui
est éternellement couverte de pétales de fleurs, de guirlandes de
fleurs, parmi des algues et des immondices, et d'où s'exhale une
odeur de sépulcre. Des roses, des tubéreuses, surtout des fleurs
jaunes enfilées, des colliers de soucis et d'ceillets d'Inde, tout ce
que l'on jette chaque jour en offrande au vieux fleuve sacré,
VERS BÉNARÈS. 507
flotte ef fermente. L'écume blanche, la bave des bords, est toute
semée de fleurs jaunes qui se mêlent aux détritus humains pour
une communion dans la pourriture.
Elle descend, la belle morte, livrée à ses porteurs comme
chose vile. Quand elle est tout au bord et tout près de moi, on
la couche sur la vase, à demi plongée dans le fleuve pour son
dernier bain, et l'un des hommes se penche sur elle, avec une
nuance de respect pourtant, afin de découvrir son visage une
suprême et dernière fois et de lui verser dans la bouche, suivant
les rites, un peu de l'eau du Gange qu'il prendra au creux de sa
main. Alors j'aperçois deux longs yeux fermés et cernés, que
borde la frange noire des cils; un nez droit aux ailes délicates;
des joues pleines et des lèvres d'un contour exquis, entr'ouvertes
sur de l'émail blanc. Elle était adorablement jolie, et sans doute
quelque mal accidentel sera venu la faucher en pleine force, en
pleine montée de sa jeune sève, pour qu'elle soit ainsi à peine
changée. D'ailleurs, l'étofl'e rose qui l'enveloppe, mouillée à pré-
sent et devenue transparente, plaque sur sa gorge, sur ses
reins, ne dissimule plus assez la beauté de son corps... Et on a
livré tout cela à des porteurs grossiers, et dans un instant ce
sera détruit... Cependant, c'est le tour de l'un des deux autres
qui attendaient là, baignant dans l'eau sainte, — un homme em-
paqueté de mousseline blanche, — et on le pose sur son bûcher.
Il n'est pas raidi ; sa tête, un instant, roule de droite et de gauche,
puis enfin s'immobilise sur son oreiller de bois; on le recouvre
de branches, et on allume du côté des pieds. Quant au petit
garçon, lui, il continue de brûler à regret, envoyant sa fumée
noire sur le duo immobile des vieux parens qui le regardent.
Il est bientôt l'heure du coucher des oiseaux qui, aux Indes
et surtout à Bénarès, prend toujours tant d'importance; des
nuées de corbeaux, criant la mort, des nuées de pigeons vont et
viennent dans le ciel pâle, et chaque pyramide de temple a son
tourbillon spécial, qui évolue en cercle alentour, à la manière
des pierres de fronde. La brume du fleuve, qui s'épaissit tou-
jours, est de plus en plus froide, et l'odeur des décompositions
traîne plus lourdement dans l'air du soir.
Je voulais rester encore; je voulais voir, quand on la couchera
sur son bûcher, la jeune déesse; mais ce sera long, paraît-il, et
cette mousseline rose la trahit tout entière d'une façon presque
gênante ; c'est presque une profanation de tant la regarder, puis-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle est morte. Non, plutôt je reviendrai dans un moment,'
quand il sera l'heure; allons-nous-en.
Quel infatigable destructeur, le Gange ! Tant de palais écrou-
lés dans ses eaux ! Des façades entières ont glissé, sont descen-
dues sans se rompre et demeurent là, à demi noyées. Et tant de :
temples! Ceux d'en bas, qui voisinent trop avec le fleuve, ont
toutes leurs pyramides penchées comme des tours de Pise,
sapées en dessous, irrémédiablement. Ceux d'en haut seuls, pro-
tégés par l'amas des granits, par l'entassement des substructions
de tous les âges, ont gardé droites leurs pointes rouges ou leurs
pointes d'or qui montent dans le ciel, chacune accompagnée de
son tourbillon d'oiseaux noirs. — Et comme elle est d'aspect
mystérieux, en ces pays, la pyramide brahmanique, lorsqu'on la
détaille ! « Un grand if de cimetière, » avais-je dit en cherchant
à la comparer; mais, de près, elle est plus étrange que cela : elle
est l'assemblage en faisceau d'une myriade de petits clochetons,
d'une myriade de petites choses toutes pareilles, et dont la
forme inchangeable, consacrée par les siècles, ne ressemble à
rien de connu dans notre architecture occidentale.
Le peuple de Brahma est à présent réuni tout entier sur l'eau^
de son fleuve profond ; les mille petits radeaux attachés à la rive
fléchissent et s'enfoncent sous le poids des hommes en prière.
Et, au-dessus de tout ce monde, qui a les mains jointes oa qui
jette des fleurs, ce sont les escaliers gris, les soubassemens gris,
toute la zone des constructions lourdes et couleur de vase, qui:
semblent les racines déchaussées de la sainte Bénarès.
Ma barque, remontant sans hâte le cours du fleuve, vient à
passer ensuite devant des quais plus solitaires, un quartier de
vieux palais, où il n'y a plus de radeaux le long du bord. (Tous
les rajahs des pays d'alentour ont sur le Gange une résidence,
un peu délaissée, où ils viennent de temps à autre faire une'
retraite.) Les murailles massives montent d'abord droites, sans
ouvertures, et c'est seulement tout en haut que commencent les-
fenêtres, les balcons, la vie de ces impénétrables demeures. Des
musiques se font là dedans, ce soir, des musiques étouff"ées,
gémissantes, et comme de souffle trop court. On entend pleurer
des musettes au timbre de hautbois. Parfois, ce n'est qu'une
seule phrase, une lamentation, qui s'élève et qui meurt; et puis,
après un court silence traversé par un croassement de corbeau,
une autre phrase, comme une réponse, arrive d'un autre palais.
VERS BÉNARÊS. 509
Et on entend aussi des tamtams au son caverneux, qui sonnent
en coups espacés, avec la lenteur des cloches d'agonie... Oh! le
mystère, l'indicible tristesse de tout cela, qui passe au-dessus de
ma tête, très lointain et très haut, tandis que ma barque se traîne
en bas sur ces eaux sentant la mort ! Pour moi, c'est un peu
comme le chant funèbre de la jeune fille, dont mon imagination
reste hantée; — le chant funèbre aussi de tant d'autres, et de
tant de choses qui ne sont plus...
De même que je n'avais pas prévu, en venant dans la ville
sainte, les ciels gris et les aspects d'hiver, de même je n'avais
pas pensé m'y retrouver absolument tel qu'autrefois, et tou-
jours enclin à me laisser dangereusement troubler par le charme
nouveau des êtres et des choses, par la séduction du monde
extérieur. Dans cette unique Bénarès, qui est le centre reli-
gieux, le cœur d'un grand pays détaché de la terre, j'avais espéré
rencontrer du détachement, moi aussi, et de la paix, auprès des
Sages, grâce à un peu d'initiation que l'on m'a promise et qui
commencera demain. Mais voici qu'en arrivant je me sens
enchaîné, plus désespérément que jamais, à tout ce qui est beauté
visible ; à tout ce qui est matériel, illusoire et soumis à la
mort...
Et je reviens vers les bûchers... C'est le vrai crépuscule à
présent, et les oiseaux ont fini de tournoyer dans l'air; sur
toutes les corniches de temples ou de palais, ils sont posés en
rang pour la nuit et forment de longs cordons qui frémissent
encore, agités de derniers battemens d'ailes. Les pyramides
brahmaniques bientôt ne se détaillent plus, mais prennent leurs
airs de grands cyprès noirs montant vers le ciel pâle. Ma barque
s'en revient sur l'eau lourde, traînant à son étrave des herbes,
des fleurs, de jaunes guirlandes d'œillets et de soucis. L'odeur
fade augmente, l'odeur de mort, la fétidité smistre.^ Pour me
rapprocher de ce point là-bas où monte la fumée des cadavres,
il me faut longer à nouveau la foule en prière, repasser devant
les mille radeaux chargés de brahmes immobiles. Et tous ces
hommes extasiés, tous ces visages barbouillés de cendre, dont
les yeux ardens rencontrent les miens sans les voir, lors même
que ma barque glisse à les frôler, m'apparaissent comme du fond
d'un inappréciable lointain.
J'arrive trop tard au recoin des morts. Un grand bûcher
flambe, un bûcher de riche, d'où s'échappent des étincelles et
510 REVUE DES DEUX MONDES.
des flammes en tourmente; elle est au milieu, la jeune fille, et
on ne voit plus rien d'elle, rien qu'un lugubre pied, un seul, qui
a les doigts écartés étrangement comme par un excès de souf-
france et qui se découpe en silhouette noire devant la lueur du feu.
Sur des pans de mur qui dominent, quatre nouveaux per-
sonnages aux traits invisibles, aux voiles baissés, se tiennent
accroupis et la regardent, avec des tranquillités que l'on dirait
indifférentes : les parens, les êtres sans doute qui sont du même
sang, et de qui sortirent les germes de sa beauté...
Combien cela change les aspects de la mort, de la séparation
et du revoir, les croyances de ces gens-là, auxquelles on doit
tenter de me rallier demain ! Une âme est partie, qui avait à
peine une individualité propre, et qui du reste ne procédait
point des leurs, mais était une très vieille âme peut-être, deve-
nue consciente depuis déjà des siècles de siècles, et passagère-
ment réincarnée dans cette jeune chair, fille de leur chair. Une
âme est partie; la voici pour un temps délivrée, ou pour tou-
jours, qui sait? Plus tard, à n'en pas douter, elle sera de nou-
veau réunie à eux, — mais plus tard, plus tard, après la con-
sommation des âges. Et on aura tellement évolué, tellement
changé, les uns et les autres, que ce lointain revoir, presque
sans personnalité, n'aura plus ni tendresse ni larmes ; comme se
rapprocheraient des parcelles d'un même tout, qui auraient été
pour un temps séparées, on se réunira dans une béatitude sans
joie...
Cependant, de ces deux formes humaines prostrées sous des
voiles de pauvre, qui regardaient impassiblement brûler le tout
petit mort du haut d'une pierre de frise, l'une se lève, se penche
au-dessus de lui, se découvre le visage, pour voir de plus près
et mieux. Et la lueur du bûcher de la jeune fille éclaire en
plein ses traits : une vieille femme décharnée. — « Est-il bien
tout brûlé, au moins? » semble-t-elle dire. Elle est très vieille,
c'est quelque grand'mère, plutôt que la mère : il y a de mysté-
rieuses affinités et d'infinies tendresses quelquefois entre les
grand'mères et les petits-fils. — « Est-il bien tout brûlé, au
moins? » Ses pauvres yeux expriment l'inquiétude de n'avoir pas
eu assez d'argent pour lui acheter le bois qu'il aurait fallu, la
crainte que les impitoyables brûleurs n'aillent jeter à l'eau des
fragmens encore reconnaissables. Elle se penche à nouveau,
regarde anxieusement, à la lueur du bûcher des riches, tandis
VERS BÉNARÈS. 511
que le brûleur, pour lui montrer qu'il n'y a plus rien, remue
avec une branche les restes des tisons noirs qui sont par terre.
Alors elle fait signe : « Oui, c'est bien; allez, vous pouvez jeter
au fleuve. » Mais dans son regard j'ai vu passer l'éternelle an-
goisse humaine, celle qui, aux Indes ou chez nous, est toujours
pareille, celle qui nous guette tous, inéluctable à son heure,
malgré nos courages ou nos nébuleux espoirs. Sans doute elle
aimait, cette grand'mère, la petite forme transitoire qui vient
d'être détruite, elle aimait le petit visage, et l'expression, et le
sourire; elle n'était pas suffisamment détachée, et son impassi-
bilité brahmanique s'est trouvée en défaut, car elle pleure... Les
yeux des petits enfans qui nous quittent, les yeux des aïeules
et leurs cheveux blancs, tout cela, aucune religion, n'est-ce pas,
n'a jamais osé promettre de nous le rendre, même point celle
des chrétiens, qui est la plus douce...
Avec une pelle de bois on jette au fleuve les derniers tisons
noircis, les restes du bûcher de misère.
Et, sur le bûcher voisin, le pied de la belle jeune fille, le
pied aux doigts écartés tombe enfin dans les cendres.
VI. — LA MAISON DES SAGES
Au fond d'un vieux jardin, une humble maison indienne,
très basse, et que le temps a un peu marquée. Elle est toute
blanche de chaux, avec des contrevens verts, comme les mai-
sons d'autrefois dans mon pays natal. Mais le toit, qui s'avance
beaucoup pour former alentour une véranda sur des piliers
blancs, témoigne où l'on est, indique une région de soleil
éternel. Le jardin, cependant, assez à l'abandon, n'est point
exotique ni étrange : des ombrages qui ressemblent aux nôtres,
et beaucoup de rosiers du Bengale en fleurs, débordant sur des
petites allées à la mode ancienne.
Les hôtes, qui ont de graves et beaux visages, comme des
Christs de bronze à chevelure noire, vous accueillent avec de
bienveillans sourires, en parlant bas; toutefois, leurs regards
très doux semblent promptement désintéressés, repartis ailleurs
et plus haut, — dans le monde astral sans doute, où leur âme,
par anticipation, s'est déjà presque envolée...
Rien que de très paisible et de très hospitalier, dans cette
maison des Sages, toujours ouverte à qui veut y venir.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Et pourtant, avec quelle crainte profonde et indicible je suis
venu frapper à cette porte, sentant que pour moi la tentative
était suprême et que, si je ne trouvais rien là, c'est qu'il n'y au-
rait rien nulle part!
Ils méditent et ils travaillent, les Sages. Et, comme tous les
Hindous, ils subissent avec une gentille patience l'importunité
des bêtes de la terre et du ciel : les petits écureuils des arbres
entrent chez eux par les fenêtres; les moineaux, en confiance,
nichent à leur plafond ; leur maison est pleine d'oiseaux.
Dans la salle du milieu, une estrade recouverte d'une toile
blanche sert de sièges aux visiteurs, qui arrivent souvent très
nombreux, et s'accroupissent à l'indienne, en cercle pour deviser
des choses cachées : brahmanes marqués au front du sceau de
Vichnou ou de Çiva, penseurs qui vont pieds nus et poitrine
nue, un pagne de toile grossière autour des reins, mais qui ont
scruté toutes choses et ne se laissent plus prendre à l'illusion
de l'univers; érudits qui, dans leur insouciance terrestre, res-
semblent aux laboureurs des champs ou même aux mendians
des chemins, mais qui ont jugé l'œuvre des philosophes d'Eu-
rope les plus transcendans ou les plus modernes, et qui vous
disent avec une tranquille certitude : « Notre philosophie com-
mence où la vôtre finit. »
Tout le jour, les Sages travaillent et méditent, solitairement
ou ensemble. Sur leurs modestes tables, sont ouverts des livres
sanscrits renfermant les arcanes de ce brahmanisme, qui a
devancé de plusieurs millénaires nos philosophies et nos reli-
gions. Dans ces livres insondables, les penseurs des vieux âges,
qui voyaient infiniment plus loin que les hommes de nos races
et de nos temps, ont déposé comme le summum de la Connais-
sance; ils avaient presque conçu l'inconcevable, et leur œuvre,
qui a dormi oubliée pendant des siècles, dépasse aujourd'hui
nos compréhensions dégénérées. Aussi faut-il des années d'ini-
tiation à présent, pour voir peu à peu, derrière l'obscurité des
mots, s'élargir et s'éclairer les ineffables abîmes.
Ils sembleraient, plus que personne, capables de comprendre
encore, ces Sages de Bénarès, puisqu'ils sont les descendans des
philosophes merveilleux par qui ces livres furent écrits; puis-
qu'ils sont de la même race, héréditairement épurée, de la même
race qui ne tue pas et dont la chair n'a jamais été nourrie
d'aucune autre chair. En. eux, la matière du corps terrestre doit
VERS RÉNARÈS. 513
être moins lourde que chez nous et moins opaque ; par un long
.atavisme de méditation et de prière, ils doivent avoir acquis
des délicatesses et aussi des subtilités de perception à nous
inconnues. Et cependant ils disent avec modestie : « Nous ne
savons rien, nous comprenons à peine, nous cherchons seule-
-ment à nous instruire. »
Une femme, une Européenne échappée au tourbillon occi-
dental (1), a pris place et s'est hautement imposée parmi eux.
Charmante encore de visage, sous sa chevelure blanche, elle vit
là détachée du monde, pieds nus, frugale comme une épouse de
bralime et austère comme une ascète. C'est sur son bon vouloir
que j'ai compté surtout pour entr'ouvrir un peu à mon igno-
rance les portes redoutables du Savoir, car il y a moins de bar-
rières entre elle et moi ; jadis elle a été quelqu'un de mon espèce,
et ma langue natale lui est familière.
i Avec quel doute cependant, avec quelle méfiance je viens à
elle! Et tout d'abord, pour lui tendre un piège, je lui parle
d'une autre femme (2) qui l'a précédée ici même, qui a vécu de
longues années parmi ces Sages et dont le souvenir tristement
célèbre suffirait à me rendre sceptique, puisqu'on prétend qu'elle
fut convaincue d'imposture et de jonglerie.
— Ne pensez-vous point, lui dis-je, qu'elle est excusable
d'avoir joué du miracle, pour essayer de convaincre?... L'inten-
tion était si excellente ! . . .
— On n'est jamais excusable de tromper; rien de bon ne peut
advenir par le mensonge, rae répond-elle, en me regardant d'un
franc regard.
Alors je prends soudainement confiance en la sincérité de
mon initiatrice.
— Nos dogmes, me disait-elle un moment plus tard, nos
dogmes?... Mais nous n'en avons point. Parmi les « théosophes »
(1) Madame Annie Basant.
(2) Madame Blavatzky, à laquelle il serait injuste, malgré tout, de ne pas rendre
hommage, car elle a été à peu près la première à nous révéler l'existence de doc-
trines admirables, qui avaient dormi pendant des siècles dans certains livres sacrés
de l'Inde. S'il est vrai, comme on l'affirme, et comme ses disciples mêmes ne re-
doutent pas de l'avouer, que, sur la fin de sa vie, grisée par son initiation, elle ait
voulu jouer du miracle pour frapper certains esprits, cette faiblesse humaine n'in-
firme point ses mérites de révélatrice, et surtout n"entache en rien une théosophie
vieille comme le monde, qui est tout à fait au-dessus de sa personnalité et à
laquelle on a le tort, en général, d'associer trop étroitement son nom.
TOME XIH. — 1903. 33
Mi REVUE DES DEUX MONDES.
(puisque tel est le nom qu'on nous donne), vous trouverez des
bouddhistes, des hrahmanistes, des musulmans, des protestans,
des catholiques, des orthodoxes, ou même des gens comme vous,
s'il vous plaît de vous faire recevoir des nôtres...
— Alors, pour être des vôtres, que faut-il?
— Prêter serment de considérer tous les hommes comme vos
frères, sans distinction de caste ni de couleur; de traiter avec
les mêmes égards les plus humbles ouvriers ou les princes.
Prêter serment de chercher par tous les moyens possibles la vérité,
dans le sens antimatérialiste . 11 ne faut rien de plus. Chez nos
amis de Madras, que vous avez visités en passant, on incline au
bouddhisme, dont la froideur, je le sais, a rebuté votre âme
mystique. Nous, c'est dans le brahmanisme ésotérique, sous sa
forme la plus ancienne, que nous trouvons l'apaisement et la
lumière. Il nous paraît contenir la plus haute expression de
, vérité qu'il soit donné aux hommes de connaître.
Nous voulons bien vous guider dans la voie que nous es-
sayons de suivre. Mais vous connaissez la vieille allégorie [des
« gardiens du seuil, » qui, à l'entrée des sanctuaires, ou au com-
mencement des initiations, rôdent pour [effrayer les néophytes;
le sens véritable en est celui-ci : les débuts de la Connaissance
ne vont pas sans épouvante. Nous professons, vous le savez, que
toute individualité humaine est éphémère et presque illusoire,
et, pour quelqu'un d'aussi intensément individuel que vous l'êtes,
c'est là un point bien difficile. Nous professons quantité de choses
qui seront le renversement de toutes vos idées héréditaires. Ne
nous maudirez-vous pas, si nous achevons de vous enlever d'in-
consciens espoirs qui, peut-être, à votre insu, vous soutiennent
encore?
— Non. En fait d'espoirs, je n'ai plus rien à perdre.
— Alors, c'est bien; venez auprès de nous.
Pierre Loti,
(La dernière partie au prochain numéro.)
L'INUTILE EFFORT
DEUXIÈME PARTIE (1)
IV
Raymond Ferreuse vint de bonne heure sonner chez son
frère. La tempête de ses émotions était tombée pendant sa nuit
d'insomnie. Une seule idée subsistait dans son cerveau harassé
par la chasse aux souvenirs et la fièvre des projets, mais nette,
impérieuse, excluant toute hésitation : Françoise ne peut être
coupable, donc il faut la sauver! Son imagination courut sur
cette piste, enflamma dans son pauvre corps débile l'esprit d'aven-
ture, la romanesque volonté d'agir. Et il ne doutait pas que son
irère ne traversât la même crise : « Mais lui, songeait-il, connaît
le maniement des lois et celui des hommes; il domine les cir-
constances; nulle difficulté ne l'efîraye; sans doute, il a déjà
trouvé quelque moyen de salut. » Le tragique retour du passé
n'ébranlait pas sa confiance : elle fléchit brusquement à la ré-
ponse de Frédéric, qui vint lui ouvrir en tablier, le plumeau
sous le bras :
— Monsieur est sorti.
Il demeura bouleversé devant le valet dont la figure épaisse,
aux tons de cire, au menton bleu, prit une expression de curio-
sité narquoise. Il répéta :
(1) Voyez la Revue du 15 janvier.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
— Sorti ?. . . Sorti ?. . . Où peut-il être?
A coup sûr, cette question ne s'adressait pas à Frédéric, qui
s'empressa pourtant d'y répondre, avec cette nuance d'imperti-
nence qu'à l'exemple de « Madame, » il prenait volontiers pour
parler à Raymond :
— Ah! ça, je n'en sais rien. Monsieur n'a pas l'habitude de
dire où il va. Il est parti de si bonne heure qu'il n'a pas même
attendu son chocolat.
Comme Raymond restait immobile, à réfléchir, Frédéric sug-
géra malicieusement :
— Monsieur désire-t-il parler à Madame? Elle n'est pas en-
core prête, mais...
— Non, merci, c'est mon frère que je tiens à voir.
Le valet de chambre élargit les bras et avança la tête en
plissant le front, dans ce geste expressif qui signifie : « Vous
m'en demandez trop! »
— Si par hasard Monsieur" rentrait? fit-il encore avec condes-
cendance.
— Venez me chercher, je vous en prie. Je ne bougerai pas
de chez moi de la journée. Et, en tout cas, je dîne ici ce soir :
rappelez à Madame que j'amène une amie anglaise.
... Où pouvait être Léonard? aurait-il un autre souci, d'autres
pensées? ou tentait-il déjà quelque chose, en homme d'action
qui connaît le prix du temps et sait prendre un parti ? A l'impos-
sibilité de répondre à ces questions, Raymond s'aperçut tout à
coup qu'il ne connaissait pas son frère : depuis l'enfance, il le
voyait vivre, au jour le jour, presque heure par heure, — et ne
devinait pas ce qui se passait en lui, dans un moment suprême!
L'âme assaillie de mauvais soupçons, il se retrouva dans sa bi-
bliothèque, où son domestique, Edmond, l'attendait : un vieux
brave homme, ancien maître [d'hôtel dans une grande maison,
très vénérable avec son chef branlant et la solennité respectueuse
de ses manières. De sa voix fluette, il osa reprocher doucement
à son maître d'être sorti si tôt, sans précautions spéciales :
— Monsieur sait qu'il s'enrhume si facilement! Pourquoi
Monsieur n'est-il pas plus prudent?...
En réalité. M'' Ferreuse s'en allait simplement à ses affaires,
comme un ouvrier marche au travail avec ses soucis et ses peines.
Il ne désirait pas voir son frère : parmi les sentimens encore ob-
l'inutile effort. ' S17
scurs qui montaient dans son cœur, il y avait la honte de rougir
devant cet être un peu négligé dont il craignait soudain de
ternir l'adoration ; et la volonté de ne s'expliquer avec lui qu'une
fois son esprit fixé et sa décision prise. Or, pour la prendre, cette
décision, il s'agissait de retrouver le sang-froid, la clairvoyance,
le courage. Sans doute, ces vertus, effacées par la première sur-
prise comme la flamme dans la fumée d'une explosion, revien-
draient bientôt, dans l'effort de l'action : excitées dans les luttes
quotidiennes, nos énergies en travail se bandent avec plus de vi-
gueur contre les défaillances qui nous guettent, et les soucis de
la journée chassent les fantômes de la nuit. Mais, à l'heure mati-
nale où Léonard se trouva dehors, un avocat n'a d'occupations
que dans son cabinet : un rendez-vous l'appelait rue de Bassano
chez M^ Lenielle, l'ancien bâtonnier ; avec quatre de ses confrères
et leurs cliens, ex-administrateurs d'une banque en déconfiture,
on arrêterait les lignes d'une défense commune ; mais ce rendez-
vous n'était que pour neuf heures et demie. D'autre part. M® Bil-
lon, son secrétaire, devait passer à huit heures. Léonard, qui
l'avait oublié, revint sur ses pas pour dire au concierge :
— Quand M" Billon viendra, ne le laissez pas monter : dites-
lui que j'ai dû sortir, et qu'il peut me rejoindre au Palais.
Et il s'enfonça dans la brume froide de cette matinée de fé-
vrier.
L'une après l'autre, les boutiques du boulevard ouvraient
leurs devantures. Des commis, des ouvriers, des trottins, des
employés glissaient à travers le brouillard, en soufflant dans
leurs doigts. En les croisant, en suivant des yeux leurs silhouettes
vite effacées, Léonard songeait : « Voilà un garçon qui n'a pas de
soucis;... une petite femme en retard;... un monsieur qui a bien
dormi... » Quelques-uns couraient, en gens pressés, qui n'ont
d'autre pensée que d'arriver à leurs affaires : « Sait-on jamais ce
que cache le masque d'un visage tranquille? Dans le nombre, il
en est peut-être que tourmente une aftVeuse angoisse, et qui me
trouvent l'air heureux ou le regard reposé... » Sans choisir son
chemin, il avait remonté jusqu'à Saint-Germain-des-Prés ; il des-
cendit la rue Bonaparte, traversa le pont des Saints-Pères, puis
la cour du Louvre, acheta les journaux du matin qu'une mar-
chande pliait dans son kiosque, entra dans un café pour les ou-
vrir dans l'angoisse et la peur. Plusieurs parlaient de Françoise,
sans un détail de plus que la veille, mais parfois avec quelques
818 REVUE DES DEUX MONDES.
commentaires : tandis que ses yeux couraient le long :des co-
lonnes, Ferreuse crut entendre ces confus bourdonnemens de
presse qui préludent au tapage d'une affaire retentissante. Il
nota surtout un « billet du matin, » qui relevait l'indifférente
brièveté des renseignemens fournis par la presse anglaise :
<( Les Anglais, disait l'auteur anonyme de ce petit morceau,
ne prennent que peu d'intérêt aux affaires de cette sorte, qui
chez nous excitent l'opinion dès qu'elles ont un caractère pas-
sionnel ou mystérieux ; et peut-être bien que le procès de la pe-
tite modiste française fera plus de bruit de ce côté-ci du détroit
que de l'autre, où on ne lui accordera qu'une attention distraite.
N'est-ce pas nous qui avons inventé les romans-feuilletons? Nous
avons un faible pour ceux de la réalité, nous excellons à en com-
pliquer les péripéties, à en ménager les effets : celui de Fran-
çoise Dessommes paraît, à première vue, très suggestif; malgré
la distance, il n'est donc pas impossible qu'il nous passionne. »
... Ainsi, Paris discuterait le cas de Françoise avec l'ardeur
qu'il apporte à ses propres crimes : les journaux en rempli-
raient leurs colonnes; quelques-uns publieraient son portrait en
première page; dans le monde, au Palais, l'affaire défrayerait
les conversations; des indifférons en parleraient en sa présence, il
en devrait parler lui-même, comme des mille autres sujets qu'on
effleure en marchant, en dînant, en fumant, — à moins toutefois
que son nom, au cours des débats... Il avala d'un trait sa tasse
de café noir, qui s'était refroidi pendant sa lecture, et conclut :
« Pas de temps à perdre. Il faut agir. Je me donne jusqu'à ce
soir pour décider quelque chose. »
Une horloge marquait huit heures et demie. Ferreuse gagna
l'avenue des Champs-Elysées, presque déserte, où de rares voi-
tures glissaient entre les rangées des arbres dépouillés. Il la re-
monta en marchant vite, à cause du froid. Une lâcheté l'enva-
hissait : pourquoi vouloir, comme il venait de s'y résoudre,
« décider quelque chose? » La sagesse ne conseillait-elle pas
plutôt de laisser les événemens suivre leur cours, sans risquer
d'en aggraver la menace par une intervention maladroite? D'ail-
leurs, que pourrait-il, ne sachant rien du crime? Son ignorance
même lui dictait sa conduite : attendre, — rester spectateur
passif du drame qu'il ne pouvait conduire. Une voix lui cria :
Mais après? » Il l'étouffa : ignorant des faits, sans action pos-
sible sur leurs conséquences, pourquoi donc s'obstinerait-il à
l'inutile effort. si 9
chercher dans l'engrenage une place où mettre son doigt?...
Comme ces réflexions ne ralentissaient point sa marche, il
arriva trop tôt dans le quartier de son illustre confrère, et se mit
à flâner autour de l'Arc de Triomphe, pour attendre l'heure.
Déjà son esprit se croyait plus libre. Il put le fixer sur M® Le-
nielle, dont il admira la carrière : pas assez d'éclat, peut-être, au
gré d'une ambition moderne, aux gros appétits, — r^ais, au
terme d'un long travail, une telle sécurité d'aisance, d'estime
d'honneur! « Avant tout, conclut-il en se mesurant à ce modèle,
je ne ferai rien qui puisse compromettre mon avenir : je n'en
ai pas le droit ; mon avenir est aussi celui de mes enfans ! » Et,
plus rassuré, il revint à son but, d'un pas plus ferme.
Les autres arrivaient. M^ Lenielle les accueillit avec cette ur-
banité des anciens temps dont il gardait le privilège. Sa personne,
du reste, éveillait l'idée d'une époque dont nous avons perdu les
gracieux artifices et la coquetterie discrète. La taille droite, les
mouvemens alertes, il soutenait sans fléchir le poids de ses
années de labeur, des secrets puissans qu'il avait connus seul,
de tout le bien et de tout le mal que peut accomplir un homme
dont la parole est une force active, que la vie a mêlé aux grandes
affaires d'un demi-siècle d'histoire, dont l'influence a rayonné
sur le commerce et sur la politique, sur la législation, sur les
traités internationaux, sur les mœurs. Son fin visage aux tons
d'ivoire conservait une expression reposée qu'accentuait le regard
tranquille de ses yeux clairs. Il portait, à l'ancienne mode, de
grands favoris en éventail qui s'argentaient et donnaient à sa
physionomie ce trait professionnel que les avocats de la nou-
velle école s'appliquent à éviter. Malgré l'art qu'il mit à présider
la séance, elle faillit plusieurs fois devenir houleuse. Les cinq
financiers, tombés de leurs rêves de millions à la crainte de la
correctionnelle, se rejetaient l'un à l'autre la responsabilité de
l'effondrement commun, et M® Lenielle, de sa voix claire comme
son regard, d'un ton conciliant qui marquait son indifl'érence
aux personnes, répétait de temps en temps :
— Voyons, messieurs, puisque la Loi vous fait solidaires!...
Les avocats, corrects, contenaient leurs cliens. Pourtant l'un
d'entre eux, M^ Jallade, — un des plus jeunes, avec un teint
foncé d'Arabe, des yeux luisans, une moustache de lynx, — re-
leva vivement une assertion de Léonard, qui se laissa entraîner
à la riposte. Il y eut comme un assaut de quatre ou cinq mi-
520 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
nutes, pendant lequel Ferreuse fut aussi attentif que si cette dis-
cussion d'intérêts étrangers eût été la chose la plus importante
à laquelle il pût songer en ce moment-là. Il y apporta toute sa
vigueur d'esprit, entièrement maître de soi, imposant son opinion
par l'autorité d'un savoir précis, d'une logique décisive, et son
effort le soulagea; quand il eut réduit au silence son contradic-
teur, il se crut mieux assuré contre lui-même, comme certain
que sur le terrain où il titubait depuis la veille, sa dialectique
aurait encore le dernier mot.
En reconduisant ses confrères, M^ Lenielle retint un instant
: Léonard pour le féliciter d'un plaidoyer récent. Le jeune maître
répondit avec autant de plaisir apparent qu'il en aurait eu la*
veille à la même heure, — comme s'il n'y avait pas maintenant
une sorte de cloison qui l'isolait des impressions agréables ou
sereines. Les flatteuses paroles de son aîné, et son impuissance
d'en jouir franchement, augmentèrent son désir de repousser le
mauvais souci, sa volonté de s'étourdir dans le travail. Il devait
plaider dans la journée. C'était une aubaine : il tira sa montre,
et ^s'aperçut qu'il lui restait juste le temps de courir au Palais.
Au moment où il hélait un cocher, une main se posa sur
son bras. C'était M® Jallade, la bouche sucrée de complimens.
Pour éviter de rester seul, Léonard lui offrit de l'emmener. Mais,
en ouvrant la portière, il aperçut dans la poche du paletot de
son jeune confrère un paquet de journaux : si Jallade lui parlait
du terrible fait divers ? Aussitôt, pour prévenir ce danger, il se
mita discuter avec volubilité la politique ministérielle. Comme
il l'attaquait, Jallade la défendit, surtout à cause de l'intimité
croissante avec la Russie, qui caressait sa haine des Anglais :
— Ceux-ci sont nos vrais ennemis, s'écriait-il. Nous sommes
leurs rivaux sur tous les points du monde. Ils nous exècrent
depuis des siècles. Jamais ils n'ont manqué une occasion de
nous nuire. Toute leur politique tend à nous humilier.
— C'est l'idée courante, repartit Perreuse; je la crois fausse.
Il se lança dans une dissertation historique pour montrer
qu'il n'y a pas entre les deux pays une irréductible opposition-
d'intérêts. L'autre riposta :
— Il y a du moins une absolue incompatibilité d'humeur!
La contesterez- vous? elle se manifeste dans les domaines les plus
divers. Ainsi, tenez, il se prépare en ce moment à Londres un
drame judiciaire...
l'inutile effort. 521
Léonard frissonna jusqu'à la racine des cheveux : comment
son compagnon ne lirait-il pas dans ses yeux le secret de son
rôle dans le drame ? Il voulut interrompre ; sa voix s'arrêta dans
sa gorge.
— ... Que nos journaux signalent à peine. Il vous a échappé,
sans doute? En deux mots, il s'agit d'une femme accusée d'avoir
assassiné son enfant, dans des circonstances qui n'ont rien de
commun avec l'habituel infanticide. Comme elle est Française,
nous serons renseignés. Eh bien! vous verrez que cette affaire
sera instruite et jugée tout autrement qu'elle ne le serait ici :
personne ne s'inquiétera du côté passionnel.
Ferreuse eut la force de balbutier :
— Ici, on s'en inquiéterait trop.
— Si le fait est établi, continua le petit avocat, on appliquera
la loi, simplement. Vous verrez cela !
Et il revint à ses considérations générales, qu'appuyait
l'exemple invoqué, sans rien apercevoir du frisson qui courait
dans les membres de Léonard. Celui-ci, cependant, étonné de
n'être pas en un instant déchiffré, comme une lettre brutalement
décachetée, recouvrait peu à peu son sang-froid, pendant que
l'autre parlait toujours. Bientôt même il put répondre, d'une'
voix calme, avec aisance. Il se sentit alors réconforté, comme
aguerri par la bonne issue de l'expérience : peut-être qu'elle
serait décisive; peut-être que toute l'affaire l'effleurerait à peine
ainsi, en se déroulant là-bas, sans qu'un regard étranger péné-
trât jusqu'aux ténèbres de son âme; peut-être qu'il resterait seul
à connaître l'image aperçue un instant dans le « miroir de la
vérité; » peut-être que cette image, à la longue, s'effacerait de sa
propre mémoire, et qu'il pourrait reprendre sa vie au point
même où l'apparition venait de l'interrompre...
M® Billon attendait son patron dans la salle des Pas-Perdus :
le rabat accentuait la gravité rigide de sa figure aux traits durs,
qui n'avait pas d'âge, que la toque assombrissait. Correct, glacial
et renfermé selon son habitude, il aborda Léonard en lui annon-
çant que « l'affaire Martin ne viendrait sûrement pas avant
deux heures. »
— Eh bien ! allons déjeuner, répondit M® Perreuse en lui
prenant le bras avec une familiarité inaccoutumée, qu'il réprima
bien vite.
Il l'emmena au buffet où, tout en mangeant, — et iîOJ.lsans
522 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque appétit, — il lui donna ses instructions pour le reste de
la journée. Ils ne parlèrent que de leurs affaires en cours.
M'' Billon, qui ne prononçait jamais un mot inutile, répondait
en termes précis, puis se taisait. Son ton discret, sa déférence
un peu hautaine indiquaient clairement qu'aucun autre lien que
celui de son état ne l'attachait à Léonard. Aux vibrations d'im-
patience à peine perceptibles que sa voix prenait quelquefois,
un observateur eût peut-être même soupçonné qu'il ne le tenait
point en très haute estime et le jugeait avec cette sévérité que
ceux auxquels la vie est trop difficile ont volontiers pour ceux
qu'elle a trop favorisés. Ferreuse, dont la sensibilité s'aiguisait,
eut pour la première fois le pressentiment de ces dispositions :
il essaya de marquer à son secrétaire plus d'égards ou de sym-
pathie; mais les avances qu'il risqua furent poliment repoussées.
Au café, leur cigare à la bouche, chacun regardait monter au
plafond les volutes de sa fumée, et, des deux côtés de leur table
étroite, ces deux hommes étaient plus séparés que par un océan.
Quand l'heure approcha, M® Ferreuse monta à son vestiaire,
prit sa robe dans son armoire, sa toque dans son carton, assu-
jettit son rabat devant la glace, accomplissant ces menus actes
réguliers avec autant de soin qu'à l'ordinaire. Son client le
guettait au passage : c'était un petit rentier méticuleux, chétif
et roux, aux membres fragiles, au teint brouillé, qui réclamait
des dommages à cause de l'enlèvement prématuré d'un tapis
d'escalier : exaspéré d'impatience haineuse, il s'agitait dans la
revendication de ses droits, comme si la Justice éternelle eût
dépendu de l'arrêt qui frapperait son propriétaire. La passion
que cet avorton apportait à cette bagatelle gagna l'avocat, qui
arriva tout enflammé à la sixième Chambre, où la lumière des
lampes électriques luttait faiblement contre le faux jour de la
sombre après-midi, sous la blancheur atténuée et les dorures
éteintes du plafond. Il plaida très bien, emporté par cette ardeur
professionnelle qui modifie les proportions des objets sur les-
quels notre activité s'exerce, et nous trompe sur leur impor-
tance. Comme tout à l'heure chez M'' Lenielle, il appartint au
moment présent : le tapis, le bail, l'outrecuidance du proprié-
taire, la complicité perfide de la concierge, fixèrent toute sa pen-
sée : tant que dura son discours, il n'y eut pour lui, dans le
vaste monde où sévissent la douleur et la mort, d'autres réa-
lités que cette salle obscure, ces magistrats noirs , son adver-
l'inutile- EFFORT. 523
<saire inquiet, les rares auditeurs dispersés derrière lui. Si bien
qu'au sortir de l'audience , après la molle réponse des défen-
deurs, M. Martin, épanoui dans un triomphe anticipé, lui serrait
les mains et voulait à toute force lui répéter d'un bout à lautre
son plaidoyer :
— Ah! mon cher maître, comme vous avez bien montré
que... que... que... Quelle chaleur! quelle conviction! quel
entrain !
Léonard songeait en l'écoutant :
« Oui, dans l'action, j'oublie : là sera le salut! »
Autour d'eux, dans la salle des Pas-Perdus, bourdonnaient
sourdement des conversations à voix basse; et qui aurait pu
■nombrer et définir les douleurs confondues dans ce murmure
que grossissait l'écho des voûtes?
— Si nous ne gagnons pas, conclut le petit homme en frap-
pant du pied sur les dalles, c'est qu'il n'y a rien à attendre de la
Justice!... Mais nous irions en appel, mon cher maître, si c'était
'nécessaire... Oui, oui, nous épuiserions toutes les instances!
Un avoué, long et maigre, fit un signe à Léonard, qui inter-
rompit son client :
— Excusez-moi, monsieur, je vois M*^ Dupin qui désire me
parler. . .
Cette fois, il s'agissait d'un divorce. Les parties étant d'ac-
cord sur le fond, il n'y avait qu'à régler la petite comédie exigée
par la loi. Les deux hommes se promenèrent un moment, en
combinant leurs démarches, dans le vaste hall sonore. Comme
ils discutaient un point de détail un peu délicat, un grand cri
de femme en détresse traversa le bourdonnement qui montait de
la foule. Ils s'interrompirent, cherchèrent des yeux l'incongrue
qui s'oubliait ainsi, et distinguèrent une forme noire qu'empor-
taient des agens. Le bourdonnement interrompu recommença,
M*" Dupin reprit la conversation. Mais Léonard ne le suivait
plus qu'avec peine : ce cri qui peut-être avait percé la voûte et
se dissipait à travers l'espace en quête d'une Justice sans attri-
buts ni palais, ce cri perdu dont aucune pitié n'adoucissait le
désespoir, ce cri unique où venait de vibrer un infini de souf-
frances inconnues, ce cri anonyme, étranger, réveillait les voix
secrètes qu'il avait crues étouffées...
Il les écouta un instant, réprima son effroi de les entendre,
se jura de leur imposer silence. Agir, agir, voilà le remède!
524 REVUE DES DEUX MONDES.
L'heure de sa consultation approchait. Pour l'attendre sans avoir
à braver la solitude de son cabinet, ou peut-être les propos
prévus de Raymond, il entra à la Cour d'assises.
On y jugeait un de ces meurtres conjugaux dont les mo-
biles sont difficiles à démêler : basse rancune longtemps pré-
parée ou brusque colère d'aveugle? passion jalouse? hypocrite
cupidité? Des témoins défilaient, apportant à la barre le détritus
des ragots imbéciles qu'un quartier amasse autour de ces af-
faires ; le public savourait à pleines narines une odeur mêlée de
boudoir et de sang. La cause était banale, l'acquittement pro-
bable. Pendant que les commères déversaient le flot boueux de
leurs bavardages, Léonard, en les écoutant à demi, revint sans
s'en apercevoir à son propre cas; bientôt, influencé par le
lieu ou poussé par l'instinct professionnel, il se mit à plaider
pour lui-même, dans son esprit, comme si, dans cette salle, il
eût présenté sa propre défense devant ces juges, — et avec un
tel eff"ort de concentration que par momens ses lèvres remuaient,
que ses mains posées sur ses genoux se soulevaient comme pour
s'élancer dans le geste oratoire. D'abord sa cause lui sembla
douteuse. Puis, peu à peu, comme il arrive quand on a besoin
de croire à ce qu'on dit, sa conviction s'affermit, des argumens
spécieux se présentèrent toujours plus nombreux et finirent par
lui paraître vrais, dans l'enveloppe des amplifications et des
métaphores. Combien de fois n'avait-il pas ainsi blanchi quelque
accusé d'innocence incertaine, rien qu'en maniant avec adresse
les vieux outils de la dialectique, rien qu'en entassant sur la
simplicité des faits les guenilles de la rhétorique! Mais on ne
réussit pas toujours à se tromper soi-même, comme les autres,
aux sons de ses propres paroles, et, tout en poursuivant ses so-
phismes, on les redresse malgré soi : c'est ainsi que la voix inté-
rieure que Léonard entendait depuis la veille répliquait à toutes
ses injustices : « Il ne fallait pas abandonner Françoise ! »
C'était l'unique argument de l'accusation. Un argument? Pas
même : un fait; — mais clair et solide comme la vérité. Impos-
sible de la tourner sans le retrouver aussitôt, — fil déposé par
une main mystérieuse dans le labyrinthe dont il marquait tous
les chemins. Ne pouvant le nier ni le détruire, Perreuse finit
par l'accepter, en brave jouteur, comme dans l'élan d'une péro-
raison où l'on cède sur un point important pour en gagner un
plus important encore :
l'inutile effort. 525
« Hé! sans doute, j'ai eu tort, je le sens, je le reconnais.
Mais en quoi ma faiblesse excuserait-elle le crime de Françoise?
Elle ne se trouvait point dans la misère; si elle y est tombée
plus tard, je n'en ai rien su, je l'ignore encore à cette heure.
Quand je l'ai quittée, elle a refusé mon appui. Pourquoi tant
d'orgueil? Qui sait si ce geste fier n'avait pas une autre ori-
gine? S'il ne cachait pas, par exemple, un scrupule qu'elle
ne m'a point avoué? Suis-je donc si sûr d'être le père de cet
enfant? Et c'est là toute la question : si je ne le suis pas, je
reste en dehors du drame; si je le suis, je ne me reprocherai
jamais assez de m'être soustrait à mes devoirs, — mais quelle
horreur d'elle, après un tel meurtre ! »
Léonard trouva d'inspiration ce dilemme, et le jugea si con-
cluant qu'il s'acquitta. Autour de lui, on riait d'une histoire de
linge sale qu'une blanchisseuse détaillait avec un effarement
saugrenu : décidément, l'affaire tournait au vaudeville, et se
terminerait comme tant d'autres pareilles, où quelques détails
grivois ou comiques font oublier le sang versé. Il écouta un
moment encore, tira sa montre, pensa aux cliens qui devaient
l'attendre, et reprit le chemin de sa demeure. Il se sentait ré-
conforté, prêt à tenir tête à son frère. Raymond ne manquerait
pas de parler comme cette voix intérieure qu'un petit effort de
logique et le sentiment de la réalité venaient de réduire : l'écarter
comme elle, ne serait-ce pas repousser définitivement dans son
puits l'importune visiteuse, dont il voulait brandir le miroir?
Mais, revenu dans l'après-midi, Raymond était reparti. Il n'y
avait que des cliens au salon et M^ Rillon dans le cabinet. Mécon-
tent de certaines explications que rapportait son secrétaire. Fer-
reuse lui parla durement, — pour regretter aussitôt sa brus-
querie : car, en rencontrant le regard glacé qui soutenait le sien,
il retrouva plus forte l'impression de crainte sourde et de mé-
fiance qu'il avait éprouvée dans l'après-midi devant son sub-
ordonné, — ce témoin qui depuis quatre années l'observait à
loisir, le suivait dans son intimité comme dans ses affaires, pou-
vait prendre la mesure exacte de sa loyauté et celle de son ambi-
tion, connaissait ses points faibles, ses calculs habituels, les
limites de son savoir juridique, la qualité de ses raisonnemens,
le vrai titre de son éloquence. Devant lui, la figure de M** Billon
restait muette, comme un scellé apposé sur son âme. Seul, un
frémissement presque imperceptible des lèvres montra que les
526 REVUE DES ucux MONDES.
reproches du maître faisaient mal. Léonard essaya d'en atténuer
l'effet :
— Ce sont d'ailleurs des bagatelles, dit-il d'un ton conciliant.
Si vous ne m'avez pas bien compris, c'est que je m'étais probable-
ment mal expliqué. Nous arrangerons cela. Maintenant, voyons
ce qu'on nous apporte.
Le secrétaire resta impassible : Léonard ne sut pas s'il agréait
ses excuses.
Il reçut quatre personnes, dont il écouta les récits prolixes
plusieurs fois recommencés. La dernière le retint jusqu'après
sept heures. Il s'habilla à la hâte et courut au salon, où ses in-
vités du jeudi l'attendaient. Les grands yeux noirs de Raymond,
debout contre la cheminée, à côté de l'étrangère qu'il avait intro-
duite, guettaient la porte : leur regard rouvrit la plaie d'un
coup rude. Ferreuse tâcha de sourire pour le braver, en ser-
rant les mains qu'on lui tendait, en s'excusant de son retard.
D'ailleurs, Lucienne l'appelait d'un signe, pour le présenter à
lady Leavermore, dont la toilette de gala et les bijoux somptueux
détonnaient dans ce milieu bourgeois. Tout en causant avec
Raymond, elle observait du coin de l'œil les autres invités : Gas-
tellier qui pérorait déjà, la poitrine bombée, en rebroussant sa
crinière noire d'un geste de ténor, tandis que sa femme s'effaçait
dans un coin, menue, fluette, effarée du tapage qu'il faisait; les
Du Rosoy, des gens du monde qui tenaient salon et venaient pour
la première fois chez les Ferreuse : le mari, important malgré sa
petite taille, dressé sur les hauts talons de ses bottines laquées ;
la femme, dont la poitrine énorme débordait d'un corsage rose,
parlant d'une voix d'homme, en agitant un face-à-main avec
des gestes vulgaires; M, Arondel, conseiller à la Conr de cassa-
tion : fin visage allongé, favoris taillés court, regard intelligent
derrière les lunettes à branches d'or, et M"^ Arondel, poudrée
à frimas, d'une élégance d'ancien régime, dans une toilette sobre,
de tons mauves, que relevait une broche Louis XV, hyacinthe
et roses, d'un travail rare; enfin, le chroniqueur judiciaire
d'un des grands journaux du matin, Louis Nagel, qui cachait
sous une gaucherie presque paysanne un esprit avisé, per-
sonnel, écAairé sur presque tous les grands problèmes contem-
porains.
Veuve d'un fonctionnaire de l'administration supérieure des
Indes, hab ituée à la société aristocratique du West-End et au
l'inutile effort. o27
monde cosmopolite de Rome, lady Leavermore se trouvait pour
la première fois peut-être dans une compagnie de gens labo-
rieux, peu fortunés, de modestes origines, qui sont cependant
des ressorts actifs dans le mouvement de la vie actuelle. Aussi
elle regardait et écoutait avec une curiosité que trahissait son
effort même pour en réprimer l'expression. La différence des
positions, des fortunes et de la caste soulignait avec force la
différence de la race. Quand elle passa dans la salle à manger,
au bras de Léonard, M""^ Du Rosoy exprima l'impression géné-
rale en disant bas à Raymond :
— Comme ces Anglais nous ressemblent peu!
Autour de la table, les conversations s'engagèrent lentement.
Les convives observaient l'étrangère; ils se turent tous pour
l'écouter raconter les mésaventures d'une pièce de Gabriel d'An-
nunzio, qu'elle avait entendu acclamer à Rome et siffler à Naples,
à peu de jours d'intervalle : Nagel lui répondit par quelques re-
marques sur les effets de la décentralisation littéraire. Tout à
coup, Gastellier demanda :
— Qui est-ce qui a lu Résurrection?
Sans attendre la réponse, il se lança dans une de ces disser-
tations esthético-sociales qu'il affectionnait. Partisan de toutes
les nouveautés, de toutes les hardiesses, de tous les exotismes,
toujours aux aguets des modes naissantes pour les adopter et
des gloires contestées pour les prôner, l'architecte était un des
facteurs anonymes des engouemens parisiens : il soutenait
avec une éloquence de brasserie des opinions d'avant-garde qu'il
ne comprenait pas toujours, et qui se trouvaient justes ou
fausses selon que le hasard poussait son admiration sur des
hommes de génie ou sur des charlatans, entre lesquels il ne dis-
tinguait point. Il parla haut, pendant deux ou trois minutes :
un flot d'exclamations oii roulaient les mots « énorme, — su-
blime, — vérité. » Comme il ne s'arrêtait pas, la voix virile
de M""" Du Rosoy lança un « Permettez! » si autoritaire qu'il
s'interrompit net, les yeux en boule. Alors la grosse dame,
en détachant chaque syllabe pour marquer l'importance de
son jugement, déclara, avec une énergie dont tremblèrent ses
épaules :
— Tolstoï a beaucoup de talent, c'est incontestable. Un talent
immense! Mais son livre est un mauvais livre. Voilà mon
avis !
528 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Du Rosoy ajouta aussitôt :
— Le sujet en est déplaisant. Et il n'a pas même l'excuse de
la nouveauté.
— C'est vrai, dit M. Arondel, il j sl Un Coupable.
— La Lettre rouge, dit Louis Nagel.
Et Raymond :
— Même Adam Bede, si l'on veut.
— Des radotages, ces livres-là, s'écria Gastellier, dédaigneux
par principe de tout ce qui ne tombait pas sous l'angle immédiat
de son enthousiasme. Le sujet n'est pas nouveau, parce qu'il n'y
a pas de sujets nouveaux. Mais il est éternel, il est admirable!
Et quelle puissance il prend, entre les mains de ce vieux moujik!
Il devient un réquisitoire formidable contre les pourritures de
notre société, un plaidoyer...
M"'" Du Rosoy lui coupa la parole :
— Pour les filles-mères, monsieur, pour les filles-mères!...
Elles valent, ma foi! la peine qu'on les défende! L'idée de
Nekhludov d'épouser cette Maslowa, non, mais, voyons, y
pensez- vous? Lui, un prince, un vrai prince!... C'est du délire,
parole d'honneur!
Elle éclata de rire, son mari renchérit :
— Une idée de détraqué, de neurasthénique !
La voix claire, un peu cinglante, du conseiller Arondel cor-
rigea :
— Dites plutôt : l'inspira tion maladive d'une conscience
bouleversée, et, à ce point de vue, je crois que le livre est d'une
haute vérité. Ces idées extravagantes éclosent parfois sous l'ac-
tion de la crainte ou du remords, dans les âmes déréglées.
Mais Tolstoï se figure peut-être qu'il a démontré je ne sais
quelle vérité générale et utile, et là commence son erreur. Son
roman n'est ni un plaidoyer, ni un réquisitoire; il n'est qu'une
historiette... un peu longue, et qui serait d'un mauvais exemple,
si on la prenait trop au sérieux. Supposez en eff"et que Nekhludov
ait été marié, père de famille : qu'aurait-il fait?... Devait-il donc
divorcer pour épouser cette...
Il acheva par une grimace de dégoût. Léonard, très pâle,
vida d'un trait son verre, en balbutiant :
— Oh! ces Russes!...
— Oui, dit Lucienne, ils sont nos alliés, mais ils ont quelque-
fois des idées bien singulières!
L INUTILE EFFORT. 829
Rajrmond, qui regardait son frère et croyait lire en lui, essaya
d'intervenir.
— Il faut distinguer entre le relatif et l'absolu. Tolstoï se
trompe peut-être dans le relatif, mais...
Il avait la voix faible; on ne l'écouta pas. D'un ton catégo-
rique qui soulignait la netteté de ses paroles, M. Arondel
reprit :
— Quand on veut réformer le monde, on devrait com-
mencer par mettre un peu de bon sens dans ses doctrines. La
vie sociale a ses exigences, ses cruautés, ses injustices, ses pres-
criptions : on n'en peut pas impunément gêner le jeu normal,
que règlent des lois impérieuses. Nekhludov a eu le plus grand
tort de séduire la Maslowa, c'est certain, bien qu'elle ait mis elle-
même beaucoup de bonne volonté à se laisser faire...
— Oh ! elle ne demandait pas mieux, gloussa M"^ Du Rosoy.
La nuit de Noël!... Rappelez-vous la nuit de Noël!...
— ... Mais ce tort, n'ayant pas été réparé à son heure, est
devenu irréparable; en sorte que les efforts de Nekhludov ne
feront qu'aggraver les dégâts. Il y a tant de cas où nos efforts
tardifs sont inutiles ! Le temps cristallise nos actes, si l'on peut
dire, et si durement qu'aucune force ne saurait les changer.
Quand Nekhludov retrouve la Maslowa, elle est perdue à jamais :
« La mer y passerait sans laver la souillure, » comme dit Musset.
Son idée de la relever est une idée de collégien. Et, comme il
ne peut plus la ramener à son niveau, il serait absurde et cou-
pable de l'épouser, c'est-à-dire de l'introduire dans la société ré-
gulière, où son entrée serait un scandale...
— Surtout dans une élite qui doit à ses traditions de la re-
pousser im.pitoyablement, appuya M. Du Rosoy.
Le conseiller continua :
— Le vrai devoir de ce garçon, c'est d'agir désormais en par-
fait honnête homme, éclairé sur l'importance de ses moindres
actions. Le mal qu'il a fait subsistera, c'est son châtiment. Mais
qu'il renonce aux dissipations de son existence facile, qu'il fonde
une famille, qu'il l'élève, qu'il enseigne à ses enfans le respect de
bonnes mœurs, qu'il les mette en garde contre le danger des en-
traînemens de la jeunesse : voilà comment il peut ressusciter dans
le vrai sens du mot, et devenir un membre utile de la famille
commune !
— Je crains qu'il ne le puisse plus, dit Louis Nagel : il y
TOME XIII. — 1903. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
a des mauvaises actions dont on ne guérit jamais. Non qu'elles
soient pires que beaucoup d'autres dont la trace disparaît, mais
pour la gravité des ravages qu'elles ont préparés. Nekhludov a
touché du doigt les conséquences de son caprice : il n'a plus la
possibilité de les oublier. Il appartient à sa victime : que retire-
rait-elle, la malheureuse, des bons conseils qu'il, pourra donner à
ses enfans?
— Elle, rien, répondit froidement M. Arondel. Mais l'en-
semble en profitera davantage que si elle devenait princesse, et
peut-être mère. D'ailleurs, une personne de sa catégorie ne sau-
rait être intéressante...
— Pouvez-vous dire! s'écria Gastellier.
Et il se mit à étonner la table en faisant l'éloge de la Maslowa,
dont il admirait jusqu'aux yeux un peu louches.
Le regard fuyant, Léonard jouait avec son couteau, comme
si la conversation l'intéressait peu. Pourtant les idées que ses
convives agitaient légèrement, avec la liberté d'esprit qu'on
garde en parlant de choses bien étrangères, prenaient pour lui
seul une réalité menaçante. Du Rosoy, Nagel, Gastellier restaient
très loin du héros de Tolstoï : ce n'est qu'à grand effort d'ima-
gination ou de solidarité qu'ils pouvaient « se mettre à sa place ; »
lui, au contraire, en était tout près, et leurs paroles éveillaient
au fond de son être intime des résonances qu'aucun d'eux ne
pouvait connaître, mais dont il voyait par momens passer le
reflet dans les grands yeux noirs de Raymond qui le cherchaient
sans cesse.
L'architecte s'arrêta, jugeant son effet produit. Il y eut un
silence. M""^ Du Rosoy interpella lady Leavermore.
— Voilà quinze jours qu'on n'entend parler que de ce roman.
En est-il de même chez vous, madame, et qu'en dit-on?
— Oh! je ne sais pas, puisque je reviens d'Italie, répondit
lady Leavermore avec son léger accent et sa voix de cristal, —
une de ces voix étudiées que de savans exercices timbrent dès
l'enfance; — mais je crois que nous ne pouvons pas très bien
le comprendre; nous ne concevons pas qu'un homme soit
capable d'abandonner une femme qu'il a rendue mère.
La candeur de cette déclaration provoqua des demi-sourires.
Gastellier demanda lourdement :
— Cela n'arrive donc jamais, ces choses-là, de l'autre côté
du détroit?
L INUTILE EFFORT,
S31
Poussée par son sens national à défendre la vertu de sa race,
comme elle venait d'être poussée à Faffirmer, lady Leavermore
répondit avec une sereine assurance :
— Gela ne doit jamais arriver.
Son accent souligna le verbe qui prit un sens catégorique,
presque solennel. Les convives se regardèrent avec une pointe
d'ironie au fond des yeux, sans savoir si la pureté d'une âme
un peu puérile dictait ces confiantes réponses, ou si elles pro-
cédaient du parti pris britannique de ne jamais reconnaître le
mal que chez les autres.
— Pourtant, dit Louis Nagel, sous toutes les latitudes,
dans tous les climats, les hommes ont les mêmes passions, par
conséquent les mêmes faiblesses. La balance du bien et du mal
est partout à peu près la même. L'admirable roman de Tolstoï,
— pour ma part, je n'en connais aucun qui l'égale ! — pour-
rait se passer n'importe où : car, partout, les conditions de la
vie sociale livrent les jeunes filles sans appui aux convoitises
naïves ou perverses des hommes. Je sais qu'en Angleterre les lois
et les mœurs les protègent mieux qu'ailleurs, et c'est un honneur
pour votre pays, madame! J'ai toutefois peine à croire qu'un
acte de lâcheté, qui n'est malheureusement très rare nulle part,
soit chez vous tout à fait impossible; et, après tout, le beau
livre de George Eliot qu'on rappelait tout à l'heure, Adam Bede,
semble bien me donner raison.
Lady Leavermore sentit le poids du raisonnement et de
l'exemple; aussi chercha-t-elle un instant les paroles qui, sans
choquer la vraisemblance, attesteraient le plus fortement la supé-
riorité morale de sa race. Tous les regards se fixaient sur elle,
dans l'attente d'une réponse qu'on espérait embarrassée ou, peut-
être, un peu ridicule.
— Sans doute, dit-elle enfin lentement, je suppose qu'il se
produit aussi chez nous des choses semblables. Oui, cela peut
arriver aussi, je pense. Mais les hommes qui commettent ces
infamies, oh ! nous les méprisons de toutes nos forces ! Dans la
réalité, aucun véritable Anglais ne voudrait les connaître. Per-
sonne ne pourrait estimer ce Nekhludov, s'il vivait : alors, pour-
quoi nous intéresserions-nous à son histoire, quand elle n'est
qu'un roman?
Léonard pâlit encore, ferma les yeux, fit un mouvement
.comme pour parler, mais ne dit rien. Les autres se regardèrent
532 REVUE DES DEUX MONDES.
tous, étonnés par la fermeté de cette réponse, qui déconcertait
leur malice. Ce fut le conseiller Arondel qui répliqua :
— Nous autres Français, madame, nous avons plutôt la van-
tardise que l'hypocrisie de nos vices. Vous le savez. Cependant,
nos sentimens sur un abandon pareil à celui de Nekhludov sont
assez semblables aux vôtres : si un homme a dans son passé
quelque action de ce genre, il la cache avec soin. Il sait que l'opi-
nion le condamnerait d'autant plus sévèrement, qu'elle est d'autre
part plus indulgente.
— C'est vrai s'il y a du bruit, compléta Louis Nagel. Autre-
ment, l'opinion regarde et se tait. Dans ces choses-là comme dans
bien d'autres, le mépris ne va point à l'acte, mais au scandale.
Voyez plutôt...
Il cita des exemples fameux, empruntés à des domaines diffé-
rens, et la conversation dévia sur la politique.
Au cours de la soirée, Raymond put isoler son frère un mo-
ment; et, dans un angle de ce salon neuf dont l'installation venait
de changer le décor accoutumé de leur vie, il lui demanda, les
yeux dans les yeux :
— N'as-tu rien à me dire?
Léonard lui posa la main sur le bras, avec un geste de pru-
dence inquiète, en répondant tout bas, comme si des oreilles étran-
gères guettaient ses moindres paroles pour en deviner le sens :
— Prends garde !
Ce geste et ce cri trahissaient la terreur d'être pénétré, plutôt
que la douleur de se juger soi-même. Mais Raymond ne pouvait
comprendre une émotion si égoïste eiicore; il s'y trompa, et
murmura, de toute sa pitié :
— Mon pauvre frère !
Et, d'un ton d'affectueux reproche :
— Je t'ai cherché tout le jour. Tu es sorti si tôt ce matin !
Pourquoi n'es-tu pas passé chez moi ?
— Rien ici, je t'en prie... Viens demain, vers neuf heures.
Nous serons seuls.
— Oui, je viendrai... compte sur moi!...
Il voulut presser une main qui se déroba, et, malgré l'ordre
de se taire qu'il lisait dans des yeux effrayés, il dit encore :
— Je te plains tant !
Mais Léonard le quitta pour M""" Du Rosoy, qui l'appelait
d'un signe de son éventail.
L INUTILE EFFORT.
)33
Fatigué de sa longue journée, Ferreuse dormit presque
comme un homme qui n'a pas de soucis. Mais, aux approches du
matin, quand il sortit de son pesant sommeil, les images chas-
sées avec tant d'effort assiégeaient son chevet. Il songea que
désormais il les retrouverait ainsi, veilleuses impitoyables, à
chaque aurore; et il raidit sa volonté pour les écarter. Peine
perdue ! elles résistèrent : elles restaient là, toutes claires dans
la lucidité du réveil, aussi tranquillement installées, aussi réelles
que les gardiens d'un condamné.
« Non, non, se dit-il, je ne remettrai pas en question ce que'
j'ai résolu hier ! »
Il sauta hors du lit, prit son bain, s'habilla, gagna son cabinet
où Frédéric venait à peine d'allumer le feu ; et il se mit à feuil-
leter des dossiers. Bien que son attention perdit souvent le fil des
écritures, il atteignit ainsi l'heure du petit déjeuner. La théière
étincelait sur la table, les bols de lait fumaient devant les enfans,
qui gazouillaient comme des pinsons au lever du soleil ; Lucienne
en peignoir bleu, beurrait les rôties. C'était l'aimable tableautin
de la vie familiale, à l'heure charmante où l'intimité reprend,
après l'interruption de la nuit, avant que le labeur ou la peine
revendiquent leurs droits. Les phrases habituelles s'échangèrent :
— Bien dormi ?
— Oui, très bien.
— ... Beaucoup à faire, aujourd'hui?
— Comme d'habitude. Rien de particulier.
En répondant, Léonard suivait d'un regard qui s'attendrissait
les jeux des enfans. Marc, dont les doigts actifs tripotaient tou-
jours quelque chose, fabriquait des boulettes avec son pain;
Raymonde, ayant répandu un peu de lait sur la table, en pro-
fita aussitôt pour dessiner des lacs et des rivières. Leur mère les
gronda :
— Voyons, qu'est-ce que vous faites ? Marc, quand on a du
pain, c'est pour le manger ! Raymonde, polissonne, pourquoi
salis-tu la nappe?
« Ceux-ci sont bien à moi, songeait Ferreuse en les regardant. '
Je les aime, ils sont ma raison d'exister, c'est à eux que je me
dois, à eux seuls ! Rien ne peut me frapper qui ne les atteigne.
534 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon avenir leur appartient : je ne les sacrifierai pas aux fan-
tômes du passé qui les menacent plus que moi. Je me défendrai
pour les défendre !... »
Raymonde, qui s'intéressait passionnément à sa géographie,
n'obéit pas tout de suite ; sa mère lui tapa sur les doigts, qu'elle
retira aussitôt, puis, le cœur gros, elle fixa un instant les yeux
sur son ouvrage inachevé, comme si son imagination s'obsti-
nait à poursuivre son rêve de canaux, d'étangs et de fleuves, et
les leva, pleins de larmes, sur son père, qui prenait souvent son
parti. Mais Léonard ne rencontra pas ce regard chargé de suppli-
cations, et la bonne vint efl"acer, d'un coup d'épongé, le petit
dessin liquide, dont il ne resta rien.
L'ordre rétabli, Lucienne demanda :
— Qui donc est cette Anglaise que ton frère nous a fait in-
viter ?
— Je n'en sais rien, répondit Léonard. Une de ces cosmo-
polites, je pense, qui vivent un peu partout. Tu sais qu'il aime
assez ce monde-là.
— Elle a pourtant l'air d'une très grande dame?
— Elle peut l'être.
— Quels bijoux! Les as-tu remarqués? Je suppose qu'elle
est très riche?
— Probablement.
— Raymond la connaît depuis longtemps ?
— Il est reçu chez elle quand il va à Londres.,
— A propos, qu'a-t-il donc, ton frère? Il est venu deux fois
hier te chercher?
Léonard pensa tout à coup que cette insistance de Raymond
pouvait paraître étrange à Lucienne; il eut hâte de l'expliquer;
et il mentit:
— Peut-être voulait-il me parler de cette dame.
Il se rappela que Raymond allait revenir, et ajouta :
— En tout cas, je vais savoir ce qu'il me veut, il m'a demandé
un rendez- vous; je l'attends.
Il ne réussit qu'à exciter la curiosité de sa femme.
— Oh ! les mystères de Raymond ! s'écria-t-elle avec une
moue de dédain. Tu me conteras cela, j'espère.
— Raymond peut avoir ses secrets aussi bien qu'un autre,
répliqua Léonard.
Pour couper court à l'interrogatoire, il décacheta ses lettres
l'inutile effort. 53S
et ouvrit ses journaux. Les lettres étaient des lettres d'affaires;
les journaux ne parlaient plus de Françoise. Il les parcourait
encore, avec un air de grande attention, quand Frédéric vint
l'avertir que M"^ Billon l'attendait. Il posa ses lèvres sur le front
de Raymonde, passa la main dans les cheveux de Marc, dit au
revoir à Lucienne, et gagna son cabinet.
Avec son savoir, sa mémoire, sa netteté d'esprit, M" Billon
aurait pu réussir par lui-même, si le besoin ne l'eût placé dans
la dépendance d'un confrère. Sa servitude était lourde. Ferreuse
appartenait à cette classe d'hommes qui, par le simple jeu de
leurs organes, absorbent tout ce qui se trouve autour d'eux : son
secrétaire ne comptait à ses yeux que comme un outil qu'il
maniait à son seul profit, sans lui laisser aucune occasion de
manifester une existence, une intelligence, un talent personnels.
M® Billon se prêtait à cette exploitation, mais en jugeant Tégoïsme
qui l'opprimait, en amassant contre un maître si dur une haine
sourde et rancunière. Il fut surpris, ce jour-là, de se trouver
investi de pleins pouvoirs, pour régler des affaires importantes.
D'emblée, il pressentit « quelque chose, » le « quelque chose »
peut-être qu'il attendait pour aiguiller ses vengeances : son œil
méfiant et sournois épia donc les allures de Léonard, sans que
sa figure impénétrable trahît par un mouvement l'éveil de sa
curiosité.
Leur conférence durait encore quand arriva Raymond, dans
un état d'excitation fiévreuse qu'il n'essayait pas même de ca-
cher. Dès le seuil, ses regards impatiens suppliaient le secré-
taire de lui céder la place. M^ Billon se garda bien de le com-
prendre, et ne broncha pas, jusqu'à ce que Léonard le priât de
les laisser seuls :
— Vous êtes libre aujourd'hui.
M° Billon sorti. Ferreuse s'assit dans son fauteuil habituel,
montra à son frère la chaise réservée aux cliens, et demanda,
comme s'il se préparait à donner une consultation :
— Eh bien?...
Cette aisance déconcerta Raymond. Troublé comme tant
d'autres qui s'asseyaient sur cette même chaise sans savoir par
où commencer l'explication d'une mauvaise affaire, il balbutia :
— Mais toi?... toi?...
Léonard jouait avec un grand couteau à papier d'ivoire, ses
yeux pâles fixés au loin, comme si sa pensée errait à l'aventure.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce fut avec une sorte de rudesse calculée qu'il répondit :
— Tu veux parler de cette malheureuse affaire de Londres,
n'est-ce pas? Qu'y puis-je?
La figure mobile de Raymond, à laquelle ses grands yeux de
velours donnaient un caractère si romanesque et passionné,
exprima la plus profonde stufJéfaction. Il regarda son frère, leva
la main droite comme s'il allait parler, et la laissa retomber sur
ses genoux, sans trouver un mot à dire. Aussitôt Léonard, comme
pour profiter de ce désarroi, se mit à parler abondamment, en
avocat qui compte sur sa faconde pour mener à bien une démon-
stration délicate, tantôt comme s'il plaidait, tantôt de ce ton mi-
compatissant, mi-protecteur qu'il prenait à l'occasion pour mori-
géner le « petit frère. »
— Je comprends que tu perdes ton sang-froid devant un pa-
reil événement, toi qui es un être Imaginatif, une sensitive, un
poète! Je le comprends d'autant mieux que j'en ai été moi-même
bouleversé. Ah! ces tragédies, on croit qu'elles n'éclatent que
dans les romans, quand des auteurs les inventent. Eh bien ! non,
elles se produisent aussi dans la réalité. Et alors, on n'a pas
trop de toute son énergie pour en braver le choc. On chancelle
d'abord, comme si l'on recevait un coup sur la tête. J'ai chancelé,
moi, mais je suis resté debout. Assez solide, même, comme tu
peux voir!... Tu ne t'en douterais pas? Il m'a fallu une pleine
journée pour me reprendre. Hier, tout tournait autour de moi,
comme dans un vertige. Aujourd'hui, j'ai retrouvé mon équi-
libre, j'y vois clair, je ne crains plus rien!...
Il redressa sa taille vaillante, dégageant aux yeux de son
frère une puissante impression de force, beau de cette beauté des
hommes, quels qu'ils soient, qui défient la tempête ou bravent
le destin. Raymond n'avait point prévu une telle résistance, si
contraire à sa propre faiblesse ; il trouva pourtant, sans les cher-
cher, des paroles qui devaient arrêter net cette vigueur dans
son premier élan; et il les prononça craintivement, avec une
hésitation dans la voix, sans mesurer leur effet :
— Tu ne crains plus rien? Ah! je ne puis te croire : songe
donc, si elle est condamnée!
A ces mots, une image si tragique surgit, qu'un frisson courut
dans les os de Ferreuse. Ses paupières se baissèrent dans une
crispation de douleur, il passa la main sur son front comme
pour en écarter ce vertige dont il venait de se proclamer guéri.
l'inutile effort. 537
Puis, dans un violent effort pour dominer cette défaillance, il
répondit durement :
— Son crime est sien!
Pensait-il terrasser Raymond par cette affirmation brutale?
Ce calcul fut trompé : elle froissa violemment une conviction
trop solide pour céder sans preuves, elle fit bondir de révolte
l'être patient et doux.
— Son crime!... Mais, malheureux, elle n'est pas coupable!
Sans laisser au doute le temps de l'entamer, Léonard ri-
posta :
— Qu'en sais-tu?
Debout, maintenant, en face de son frère, si petit, si chétif,
avec sa figure bouleversée et ses grands yeux éperdus, sans plan
concerté, sans autre guide que sa pitié, et ballotté au flux chan-
geant de ses émotions, Raymond semblait un suppliant repoussé,
prêt à joindre de faibles larmes à de vaines prières.
— C'est toi qui me le demandes? dit-il. Toi!... Raisonne, je
t'en prie!... Tu l'as aimée, tu sais combien elle était douce,
digne, courageuse. Interroge tes souvenirs, te rappellent-ils un
trait qui soit, qui puisse être d'une criminelle ?
De nouveau, Léonard se croyait sûr de son avantage; il
balaya d'un geste ces pauvres argumens de rêveur, en reprenant
son ton de certitude autoritaire.
— Oui, oui, je me rappelle une petite créature gentille. Mais
qu'est-ce que des souvenirs si lointains, et tout ce qu'on en peut
déduire, quand il s'agit d'un fait?... Raisonnons, si tu veux, mais
raisonnons en hommes qui ne laissent pas déformer les choses
par leur imagination ou par leur sensibilité... Voilà huit ans que
je ne sais rien de cette malheureuse. Huit ans! comment a-t-elle
vécu, pendant ce temps-là? C'est la question... Je sais ce qu'elle
était quand je lai connue. Encore, suis-je bien sûr de l'avoir
jamais su? Nous ignorons toujours, vois-tu, ce qu'il y a au fond
,du cœur des femmes, de celles mêmes que nous possédons, de
celles dont nous nous croyons aimés. Nous ne lisons rien de
certain derrière leurs fronts; elles sont aujourd'hui le contraire
de ce qu'elles nous semblaient hier, et changent encore avant
demain. Leurs métamorphoses nous déconcertent comme celles
des nuages, comprends-tu cela? Oh ! sans doute, au temps où je
la voyais chaque jour, si l'on m'eût dit : « Cette jolie petite
Françoise que vous promenez dans le bois de Meudon vient
S38 REVUE DES DEUX MONDES.
d'assassiner quelqu'un, » je ne l'aurais pas cru, je me serais révolté
comme toi: Impossible! impossible!... Mais huit ans ont passé,
mon bon ami! C'est dix fois plus de temps qu'il n'en faut au
crime pour mûrir dans un cœur honnête... Huit ans!...
Ses deux bras s'élargirent, comme pour ouvrir l'espace aux
ténèbres que ce long délai peut amasser autour d'une destinée
inconnue. Au lieu de le suivre vers ces infinis obscurs, Ray-
mond affirma :
— Je suis aujourd'hui aussi sûr de cette impossibilité que
tu l'étais hier, que nous le serons demain !
— Sur quoi repose ta certitude? Sur des impressions à demi
effacées, sur des souvenirs confus, plus encore peut-être sur ta
candeur, qui t'empêche de croire au mal. Ne pouvant examiner
les faits, puisque tu les ignores, tu interroges ton cœur, ton
imagination, et tu les écoutes... N'est-ce pas vrai?
Au lieu de répondre, Raymond se mit à marcher avec agita-
tion dans la chambre. Léonard prit ce silence pour un acquiesce-
ment, et, tout en suivant des yeux la petite silhouette falote qui
s'agitait entre les meubles, il lança, d'une voix assurée, les argu-
mens dont il s'était servi pour s'absoudre :
— Tu sens toi-même combien est fragile la base de ta con-
viction.. Mes souvenirs! Je les [ai interrogés, moi aussi, depuis
trente-six heures ! Ils flottent, ils hésitent, ils m'échappent, ils
sont trop lointains... Oui, c'est vrai, cette pauvre fille a été très
digne, très courageuse; et je n'ai pas fait pour elle ce que j'aurais
dû. Suis-je bien sûr d'en être si coupable? Rappelle-toi comme
elle s'est effacée, comme elle a disparu! Fierté, délicatesse? qui
sait?... T'es-tu jamais demandé pourquoi Françoise me rendait si
facilement ma liberté? pourquoi elle n'essayait pas même de faire
valoir les droits que toutes les femmes s'attribuent dans ce cas-là?
Etrange conduite, quand on l'analyse : ce désintéressement sacri-
fiait l'avenir de son enfant, cet orgueil le condamnait à la plus
triste condition!... Tout cela, vu de sang-froid, ne te semble pas
singulier?... ne t'inspire aucun doute?... Pour moi, quand j'y ré-
fléchis, j'entrevois une possibilité très plausible : étais-je le seul
amant de Françoise? suis-je le vrai père de cet enfant?
Raymond s'était arrêté vis-à-vis de son frère, de l'autre côté
de la table, sur le bord de laquelle il crispa ses deux mains, la
tête tendue dans l'attente de cette conclusion que chaque phrase
préparait. Quand elle tomba, quand il eut perdu l'espoir de la
l'inutile effort. 539
voir s'arrêter dans la gorge et dans l'âme de Léonard, une tris-
tesse si déçue l'envahit, que des larmes mouillèrent ses beaux
yeux :
— Est-ce bien toi qui viens de parler? demanda-t-il avec une
douceur douloureuse. Est-ce toi, mon frère, qui descends si bas
dans le mensonge? Est-ce toi qui, pour les besoins de ta mauvaise
cause, te forges après coup des soupçons que tu n'as jamais eus?
Cette douceur et cette tristesse exprimaient une conviction
si profonde, qu'elles ébranlèrent à l'instant la factice certitude
de Léonard. Mais cette certitude était son arme et son salut; il
essaya de la délendre.
— Oh! jamais!... Françoise était une maîtresse d'occasion :
je ne me serais pas donné le ridicule d'être jaloux. Mais plus
d'une fois il m'a semblé...
Raymond l'arrêta :
— Tais-toi ! Ne t'avance pas plus loin dans cette voie !
N'ajoute pas une parole à ce que tu viens de dire : tu aurais trop
de regrets... Lis et juge!...
Il tira de sa poche la liasse des lettres de Françoise, et la
déposa devant son frère.
— Qu'est-ce que cela? demanda Ferreuse.
Sa main pesait le paquet des feuilles légères, dans l'angoisse
soudaine d'une révélation nouvelle.
— Ce sont des lettres d'elle, expliqua Raymond. iQuand tu
l'as quittée, j'ai voulu la suivre, à distance. Tu manquais à un
grand devoir, Léonard; j'ai fait le plus que j'ai pu pour le rem-
plir à ta place... Elle a été malade, et n'a pas voulu t'avertir;
c'est moi qui l'ai soutenue, sans que tu le saches... Oh! cela ne
me coûtait guère, va!... J'avais pitié d'elle .. Et puis, je l'aimais
beaucoup... Plus tard, je l'ai revue à 1 ondres, avec son enfant...
Ah! si tu les avais vues eo semble, toi!... Notre correspondance
a duré longtemps... Lis ses lettres! La plus récente a deux ans
de date; après, elle a cessé de m'écrire... Lis, et tu ne la soup-
çonneras plus !...
Une de ces craintes que son frère ignorait traversa l'esprit de
Ferreuse :
— Mais tes lettres à toi? s'écria-t-il. Tes réponses, malheu
reux? Elle les a conservées, elles seront saisies I
Raymond ne comprit même pas l'égoïste souci que trahissait
la question
540 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'importe! dit-il... Lis celles-ci, d'abord... Je t'en prie,
lis-les, et ne dis plus rien avant de les avoir lues!...
Les doigts énervés de Léonard dénouèrent le ruban de la
liasse, et il commença sa lecture. Debout, à [côté de lui, à peine
un peu plus haut que son frère assis, Raymond suivait des yeux
ces lignes qu'il avait relues toute la nuit, et parfois soulignait
de l'ongle quelque passage, en répétant :
— Lis cela!... Lis!... Comprends-tu?...
L'existence laborieuse et maternelle de Françoise Dessommes
se développait devant celui dont le caprice l'avait arrachée à son
sol et jetée aux vents du hasard, comme une herbe qu'un prome-
neur abandonne après l'avoir tordue entre ses doigts, par passe-
temps; elle luttait vaillamment, souffrait quelquefois, souriait
toujours, avec sa grâce fine de petite artiste adroite, la tendresse
perdue de son cœur aimant, les mélancolies de sa solitude, les
joies de son dévouement de mère. Chaque lettre envoyait un
mot délicat de reconnaissance au confident dont elle appréciait
l'amitié sans deviner la passion secrète.
Comme elle sortait, cette passion si longtemps contenue,
puis endormie dans l'absence et que la détresse réveillait, comme
elle jaillissait maintenant des grands yeux noirs de Raymond, de
ses gestes fiévreux, de son âme enflammée! Comme elle s'avouait
avec un mélange de douceur triste, prête à tous les sacrifices,
et d'ardeur sombre, capable de toutes les énergies! En repliant
la dernière feuille, Léonard regarda son frère, comprit le secret
de cette âme où jusqu'alors il avait négligé de pénétrer, et se tut
longuement. Il ne raisonnait plus. Il ne cherchait plus d'hypo-
crites excuses. Pour la seconde fois, le Miroir de la Vérité passait
devant ses yeux, et lui livrait, des êtres, des choses et de lui-
même, une vision nouvelle, dont il tremblait.
— Tu dis que sa dernière lettre a deux ans de date? de-
manda-t-il en cachant son regard.
Une suprême impulsion mauvaise le poussait à résister encore,
le ramenait à ses hypocrites défaites. Son frère lui mit la main
sur la bouche, en répétant :
— Tais-toi!... Tais-toi!...
Puis, lisant à livre ouvert dans le cœur fermé de Léonard, il
parla, comme s'il tenait dans sa main le miroir redoutable.
— Ce que tu allais dire, mon frère, ne le dis pas! Tu l'as
pensé, c'est déjà trop. Refoule ces suggestions mauvaises, in-
l'inutile effort. 541
dignes de toi. Vois-tu, il y a toujours eu comme des ombres
sur ta vraie nature. Oui, il y a en toi je ne sais quelle force
tyrannique qui t'empêche d'être tout à fait toi-même, c'est-à-dire
l'homme de cœur que tu as toujours été pour ton petit frère, et
que tu es dans le fond. Ah ! je te connais bien, va, moi qui
t'aime de toute mon âme! La vie t'a fait du mal; tu as trop
cédé à ses exigences, tu as trop cru à ses mirages, tu as trop tenu
à ses promesses. On n'est pas ambitieux impunément : à chaque
conquête, on perd un peu de son meilleur soi-même, on se tache
à chaque victoire. Mais ces scories s'effacent quand le malheur
est là!... Que l'homme de proie recule : je parle à l'autre, je
veux réveiller ton âme!... Tu traverses une de ces crises qui
sont épargnées à beaucoup, une de ces heures décisives où il
faut rompre nos attaches avec la terre, monter au-dessus des
bas intérêts et des calculs. Le moment est suprême : il s'agit d'ac-
complir une tâche terriblement difficile, la tâche héroïque qui
remplace le petit devoir simple auquel tu t'es dérobé autrefois.
Elle a grossi de tout ce que les années ont amassé entre le passé
et le présent, elle est ardue et cruelle, elle effrayerait un être
lâche ou vil; toi, tu ne reculeras pas devant elle!
Il grandissait, sa voix vibrait avec une noble assurance, la
vigueur de sa conviction donnait à sa chétive personne une au-
torité presque souveraine, le vent irrésistible de la vérité souf-
flait avec ses paroles et balayait le tas des pauvres excuses
hypocrites. Entraîné, Léonard s'écria, dans un élan de sincérité
désespérée :
— Mais que puis-je faire?... Je ne vois pas ce que je puis
faire !
Ses yeux exprimaient une nouvelle angoisse, bien plus poi-
gnante que ses craintes égoïstes, qui le fit balbutier dans son
trouble :
— Je ne jugeais pas la chose ainsi, tu comprends... Je
croyais Françoise coupable... J'ignorais ces lettres, je ne savais
rien... Pourquoi n'ai-je jamais rien su?... Et maintenant... Ah!
Dieu! tout est changé!... J'entends la vérité, je la vois... Tu as
raison, je le sens bien; il faut agir... Agir! comment?... com-
ment veux-tu que je prenne un parti, là, tout de suite?... Oh!
si le drame se passait ici!... Ici, je saurais que faire, à qui
m'adresser, j'aurais bientôt des renseignemens sûrs, un plan
d'action... Mais là-bas, avec des lois si différentes, dans un
s 42 REVUE DES DEUX MONDES.
pays qui nous ressemble si peu!... Que veux-tu que je fasse?...
Raymond contempla un instant l'homme méconnaissable qui
l'implorait comme un sauveur, et songea qu'après l'avoir éclairé,
il fallait lui rendre l'énergie.
— J'ai réfléchi depuis deux jours, reprit-il avec fermeté, moi
qui voyais plus clair que toi, parce que je savais mieux. Écoute!
Il faut partir pour Londres, voir les avocats, être entendu par-
les juges. Il faut que tu t'avances à la barre comme le meilleur
des témoins, comme celui dont les paroles pourront jeter le plus
de lumière sur le sombre drame, et que tu dises : « Cette femme
est innocente. Moi, le père de la victime, je viens l'affirmer de-
vant vous. » Tu expliqueras ce qui fait ta conviction, tout ce que
tu sais de Françoise; tu diras ensuite : « Si je ne vous ai pas
persuadés de son innocence, j'espère du moins que ma part de
responsabilité allégera la sienne. Rappelez- vous qu'elle est une
abandonnée, que pendant des années elle a rempli seule tous les
devoirs dont je me suis déchargé sur elle, et qu'elle a du moins
des droits à la pitié. » Je serai à côté de toi, pour te soutenir,
je dirai à mon tour ce que j'ai vu, ce que je sais. Notre témoi-
gnage et ses lettres, quelle présomption en sa faveur, dans l'ab-
sence de preuves ! Car les preuves manqueront : on n'en pourra
trouver aucune, puisque ce crime est une invention! Crois-moi,
la vérité appelle la vérité : en l'affirmant, tu l'imposeras. Les
jurés en mesureront la force à la force même que tu montreras.,
Pendant que son frère développait avec une ardeur d'apôtre ce
plan marqué d'un idéalisme si candide, Léonard en sentait à la
fois la faiblesse et la nécessité. Quelle influence auraient sur des
hommes calmes, que des faits seuls convainquent, de tels dis-
cours dictés par la passion ? Ils répondraient, dans leur honnê-
teté, par les argumens si plausibles que sa mauvaise foi invoquait
encore tout à l'heure; et d'où jaillirait l'éclair qui venait de
l'avertir ? D'autre part, que tenter d'autre, et pouvait-il sans rien
faire laisser les événemens sui^Te leur cours aveugle ? La tête
entre ses mains, il réfléchit longtemps, dans la tension la plus,
violente à laquelle il eût jamais soumis son esprit. Peu à peu,
la réflexion modifia son impression, sans la détruire : le roma-
nesque programme de Raymond rompait avec les moyens termes
auxquels sa propre nature l'inclinait, à la tactique dont il devait
l'habitude à sa profession même. Il en revint ainsi à peser le
pour et le contre, à calculer les chances de réussite, d'insuccès,
l'inutile effort. 543
et, peu à peu, à évaluer le prix de cet héroïsme. Quand il parla,
sa volonté vacillait de nouveau :
— Sais-tu les sacrifices que ton plan demande? Après ces
scènes de mélodrame, après cette déposition sensationnelle qui
fera le tour du monde, je ne serai plus que le héros du scandale
à la mode. Or, le scandale est une tare que rien n'efface, la seule
qu'on n'excuse point : Nagel nous le disait hier, rappelle-toi ! Je
serai perdu... Et je ne suis pas un héros de Tolstoï, moi, je suis
un homme de nos vieilles races, pratique, pondéré, calculateur.
Je n'ai pas en moi une réserve d'idéal qui remplacerait pour moi
les biens positifs que je perdrais en m'élevant au sublime : jo
tiens à garder ceux que j'ai, intacts, à les augmenter même, pour
mes enfans... Les enfans ! As-tu pensé à eux? J'entends leur
léguer le nom d'un homme estimé, non celui d'un apôtre : je n'ai
pas cette vocation... C'est à cause d'eux surtout, pour leur avenir,
que je veux garder mon sang-froid. J'ai arrangé pour les autres
tant d'affaires difficiles! est-il donc impossible que je trouve à
celle-ci quelque solution meilleure ? Tes goûts de poète pour l'hé-
roïsme t'égarent peut-être, laisse-moi le loisir d'interroger mon
bon sens !
Raymond se trouvait plus loin que jamais de cette sagesse
terre à terre, dont le retour offensif, qu'il n'attendait pas, l'in-
quiéta :
— Oui, répliqua-t-il, je reconnais les voix que tu as tou-
jours écoutées : mesure à leurs effets actuels la valeur de leurs
conseils ! Le bon sens est précieux dans le train-train des jours
ordinaires ; mais, quand la vie hausse son diapason, il faut prendre
l'accord. On ne choisit pas la qualité de ses devoirs. Crois-moi,
le temps des petits moyens est passé : au carrefour où tu te
trouves, il n'y a plus qu'un chemin pour éviter ce que tu nommes
le sublime, c'est celui de la lâcheté 1
Cette véhémence allait à fins contraires : elle rappelait à Léo-
nard trop d'incidens minuscules que l'imagination fraternelle
avait grossis, trop d'occasions où sou propre bon sens avait pour-
tant eu le dernier mot :
— N'as-tu pas toujours été extrême en tout? répondit-il;
n'as-tu pas souvent pris, avec précipitation, des résolutions pas-
sionnées que tu as regrettées ensuite? Peut-être avons-nous des
moyens d'action auxquels tu n'as pas pensé et que je ne vois pas
encore; peut-être uiJfe intervention plus modeste serait-elle à la
544 REVUE DES DEUX MONDES.
fois moins dangereuse et plus efficace... Après tout, je suis avo-
cat, il s'agit de choses qui sont de mon domaine ; perdrai-je la fa-
culté d'y voir clair parce qu'elles me touchent?... Laisse-moi
chercher! Et savoir, d'abord... Veux-tu que je prenne une déci-
sion si grave sur la seule impression d'un rêveur comme toi?... Il
s'agit d'être informé : je veux connaître les charges, les preuves
s'il y en a, les présomptions, le dossier... C'est par là qu'il faut
commencer. Tâchons de nous renseigner par les journaux an-
glais; écrivons au défenseur de Françoise : sa réponse nous
dirigera !
Il prit sa plume, avec cette promptitude d'exécution que
son frère avait si souvent admirée.
— Tu sais que nous avons à peine une semaine devant nous,
objecta Raymond.
Léonard s'écria :
— Une semaine !.. . Les jours et les nuits, quelle éter-
nité!...
Et il rédigea d'un trait sa lettre à l'avocat inconnu de Fran-
çoise Dessommes.
VI
Rien ne réconforte mieux que d'agir : à mesure que Léonard
traçait ces lignes, de sa grande écriture droite, tandis que son
frère, à côté de lui, suivait des yeux, il retrouvait la pleine pos-
session de soi. Quand il eut achevé, il relut sa lettre à haute
voix. Raymond ne soulevant nulle objection, il en prit aussitôt
méthodiquement copie; et il dit :
— Maintenant il nous faut le nom de cet avocat : un journal
anglais nous le donnera.
Dans un cabinet de lecture, les deux frères obtinrent des nu-
méros dépareillés des principales feuilles d'outre-Manche. Ils
les feuilletèrent assez longtemps, sans trouver le petit « fait
divers » noyé dans l'océan de la grande politique. Enfin, une
courte note, placée sous la rubrique Police, attira l'attention de
Raymond, qui la traduisit mot à mot :
« Hier, Françoise Dessommes , trente ans, modiste française,
demeurant à Chelsea, Church Street, a été accusée d'avoir tué
volontairement son enfant, Aurélie-Augusta, âgée d'environ huit
ans, en la poussant dans la Tamise, derrière Kew Gardens, le
l'inutile effort. 545
/5 janvier dernier. M. Norton se présente de nouveau pour la
poursuite.
« V instruction est conduite par Mr. A. L. Dealing. Mr. Law-
rence Bell défendait la prisonnière. Plusieurs témoins ont été
entendus. La prisonnière, qui paraît une femme très rusée... »
Raymond s'interrompit :
— « Très rusée, » elle, « très rusée!... comment la juge-
ront-ils, grand Dieu, s'ils la voient avec ces yeux-là !
Et il reprit :
(( La prisonnière, qui paraît icne femme très rusée, n'a pas
perdu un instant son sang-froid. Elle continue à affirmer que
son enfant est tombée dans le fleuve en jouant sur la berge, et
qii elle-même, paralysée par la terreur, s'est trouvée hors d'état
de lui porter secours. Elle a été renvoyée devant la Cour crimi-
nelle centrale, pour être jugée. »
Rien de plus. Tant de choses plus graves se passaient en
même temps dans l'immense empire qu'elles n'avaient laissé dans
les colonnes serrées du journal que cette petite place pour l'his-
toire de Françoise.
Un annuaire donna l'adresse de Mr. Lawrence Bell. La lettre
fut expédiée. Les deux frères revinrent en silence sur leurs pas,
jusqu'au croisement du boulevard Saint-Germain et de la rue
du Bac, où ils se séparèrent.
Lucienne venait de se mettre à table et servait les enfans :
— J'ai cru que tu ne rentrerais pas, dit-elle à son mari.
Et pendant qu'il dépliait sa serviette :
— Tu as vu ton frère? Tu es sorti avec lui? Il s'agissait donc
de choses importantes?
Ferreuse prévoyait la question : sa réponse était prête. Il se
troubla pourtant en disant :
— Raymond a en effet quelques ennuis qu'il m'a confiés : il
désire que je n'en parle à personne.
— Oh ! des mystères ! fît Lucienne.
Il restait impassible : sa figure au teint brouillé, ses yeux
pâles et muets conservaient cette expression préoccupée qu'ont
tant de figures d'hommes surmenés, sur lesquelles on ne lit aucun
secret. Il mangeait sa portion d'omelette à grandes bouchées,
avec la même hâte, les mêmes gestes, le même appétit que les
autres jours. Lucienne ajouta ;
— Les ennuis que peut avoir ce pauvre Raymond !...
TOME xiu. — 1903. 35
S46 REVUE DES DEUX MONDES.
Sa moue dédaigneuse mépïisait les puérilités dont il s'agis-
sait sans doute. Pourtant sa curiosité restait en éveil; elle profita
d'une distraction des enfans pour demander, en baissant la voix.
— Aurait-il une histoire de femmes, ton frère?
Léonard s'empressa de démentir.
— Dommage!... Ce serait drôle... Te le représentes-tu dans
les pattes d'une gaillarde un peu futée?
Gomme son mari ne répondait pas, elle conclut, piquée :
— Enfin, puisque tu ne veux rien me dire !
Et elle se mit à bouder.
C'était sa manière d'obtenir ce qu'elle voulait, ou de punir
ceux qui lui résistaient : elle s'enfermait dans un silence maus-
jSade, le visage renfrogné, les yeux immobiles, les lèvres en
; avant. Le bruit de son couteau contre son assiette ou du verre
qu'elle reposait, les froufrous de son peignoir, les coups secs de
.ses talons sur le parquet, la brusquerie cassante de ses gestes,
tout ce qui venait d'elle exprimait alors une colère enfermée,
tenace, rancuneuse. Cela durait des heures, parfois une journée
entière : la maison s'emplissait d'une atmosphère intolérable, les
enfans cessaient leurs jeux, n'osaient plus rire, retenaient leur
souffle, les domestiques obéissaient à la baguette, en pliant
l'échiné, et se moquaient à la cuisine, Léonard disparaissait. Ce
jour-là, il s'aperçut à peine de la comédie, et laissa sans mot dire
Lucienne s'éloigner dans le murmure irrité de ses jupes. Puis,
comme il s'oubliait devant la tasse où fumait son café, il tres-
saillit soudain, à la pression caressante d'une petite main sur son
genou : Raymonde était là, fixant sur lui ses grands yeux com-
patissans, comme si, devinant une souffrance, elle venait offrir
pour le soulager le sourire qui hésitait sur ses lèvres, la ten-
dresse de son âme en fleur :
— Qu'est-ce que tu as, papa? pourquoi tu es triste?
Il la prit sous les bras, la souleva, la couvrit de baisers :
— Je ne suis pas triste, puisque j'embrasse ma petite fille.
— Tu as l'air de penser à quelque chose, papa?
Marc, en garçon égoïste, regardait par la fenêtre, indifférent
à ce qui se passait derrière lui.
— Les grandes personnes pensent toujours à quelque chose,
petite. Tu le verras bien, quand tu seras grande.
— Oh ! papa, je n'ai pas envie de devenir grande, moi !
Pour répondre à ce vœu naïf, il voulut fredonner le refrain
l'inutile effort. 547
de la vieille romance : « Petits enfans, restez toujours petits ! »
Mais la voix s'arrêta dans sa gorge : une image soudaine passait
devant ses yeux, avec une précision de formes qui la rendait
vivante : il vit Françoise enfant, telle que la montrait un da-
guerréotype de foire qu'elle conservait jadis dans un vieux cadre,
il la vit toute en sourire, toute blonde, toute fraîche, aussi pure
que Raymonde, aussi naïvement bonne, dans les bras d'un père
qu'elle consolait peut-être de quelque souci, et qui rêvait pour
elle les meilleures choses de la vie. La vision fut si nette, qu'il
en oublia tout ce qui l'entourait et se leva d'un mouvement
brusque, en repoussant la fillette.
— Papa, papa, qu'as-tu?
— Rien, chérie, je vais travailler.
La porte s'ouvrait en coup de vent; Lucienne, sur le seuil,
appelait :
— Marc, Raymonde, que faites-vous? Venez ici!
Les deux enfans obéirent avec une hâte craintive, là porte se
referma derrière eux, Perreuse, resté seul, s'attarda encore dans
la salle à manger, puis passa dans son cabinet, où il travailla.
Il travailla toute l'après-midi, toute la soirée, toute une
partie de la nuit, toute la journée du lendemain, s'enfonçant
dans les affaires comme dans une ivresse. Mais, au lieu d'y trou-
ver l'oubli qu'il cherchait, il en voyait changer l'aspect et l'es-
prit. Les lueurs qui jaillissent d'une crise d'âme illuminent par-
fois, aux yeux les plus rebelles, les fonds ignorés de la vie.
Depuis des années, Perreuse exerçait presque mécaniquement
sa profession. Il en jouissait en homme que récompensent
les résultats de ses efforts, sans ce désir du bien commun qui
seul ennoblit le travail. Le jeu des lois, des droits, des préten-
tions, des délits, des crimes et des peines l'intéressait comme
la technique de son instrument intéresse un virtuose, sans qu'il
y distinguât l'un des spectacles les plus émouvans de l'activité
sociale. Le zèle, l'adresse, le savoir qu'il y développait au jour
le jour, n'engageaient aucune part de sa sensibilité. Jamais non
plus il ne se fût attardé à réfléchir aux conséquences pratiques
des actes professionnels qu'il accomplissait avec la plus irrépro-
chable correction. Et voici tout à coup que, bien loin du théâtre
de la routine, par derrière le personnel des drames judiciaires,
par delà ces sombres salles du Palais où tombent les sentences
qui sèment la ruine, la honte et la mort, il entendait pour la
i.*?48 REVUE DES DEUX MONDES.
première fois des sanglots et des cris de détresse! Une plainte
poignante, qu'il n'avait jamais ouïe, sortait des dossiers que re-
muaient les mains indifférentes de M^ Billon. Dans un frémisse-
ment inconnu de son âme, il pressentait qu'à côté de la Justice
dont il n'avait jamais songé qu'à aider le fonctionnement régu-
lier, il y a le Malheur et la Pitié, et qu'à poursuivre dans la
pratique du droit le gain ou le succès personnel, il construisait
sur du sable, il semait dans le vent. Un désir singulier dans sa
nouveauté l'étreignit : chercher le sens vrai des problèmes que
faussait innocemment sa quotidienne dialectique, en tirer sans
plus songer à soi ces étincelles de vérité qui seules importent
Dour l'avenir.
Justement, son secrétaire lui apporta le texte d'une « de-
mande » lancée par M^ Dupin, qu'il devait soutenir. Il s'agissait
d'une de ces questions de propriété de « cours d'eau » que les
complications et les contradictions du Gode rendent absolument
indéchiffrables. D'intérêt secondaire pour les demandeurs, gens
riches, elle était vitale pour leurs adversaires; tranchée contre
eux, elle leur arrachait leur gagne-pain et jetait à la misère
leur famille qu'elle dispersait. La « demande, » instruite avec le
soin que stimulent de larges « provisions, » semblait prouver
péremptoirement le droit des uns et la mauvaise foi des autres.
Quand il eut donné lecture de ce document à son patron, M® Billon
se frotta les mains, d'un geste coutumier qui rappelait un peu
celui des acrobates devant le trapèze; et il dit :
— Tout cela est d'ailleurs plus brillant que solide ; si le Tri
bunal veut aller au fond des choses, il ne restera pas lourd de
cette belle argumentation.
— Pourquoi? demanda Perreuse dont l'attention avait fléciu
quelquefois pendant la lecture.
Les lèvres minces de M® Billon esquissèrent un sourire pincé
qui sans doute opposait en pensée son habileté à l'impéritie du
patron; et il se mit à démolir le magnifique échafaudage de
M^ Dupin jusqu'à la dernière pièce, comme pour étaler le
consciencieux scepticisme avec lequel il étudiait ses affaires :
— Heureusement, conclut-il, que les intérêts de la partie
adverse sont confiés à M° X... Il n'y verra que du feu.
— Notre client serait donc dans son tort ? demanda brusque-
ment Léonard, -
La question surprit M^'Billon, qui'^affectait de ne jamais
l'inutile effort. 549
considérer les choses qu'à un point de vue strictement juridique.
— Je n'en sais rien, dit-il. Si j'étais juge, je crois bien que
je le condamnerais. Mais il y a des argumens en sa faveur.
M" Dupin en a trouvé beaucoup. J'en trouverai encore d'autres^^
— N'en cherchez pas : écrivez à ces cliens que je ne nj.e
charge pas de leur affaire.
A peine Léonard eut-il dit cela, qu'il s'étonna de ses paroles,
puis les regretta. A la moindre objection, il les aurait retirées.
Mais M^ Billon se garda bien d'en soulever aucune : ses yeux
durs fouillèrent rapidement Ferreuse, qui déjà se troublait d'une
question nouvelle : « Que va penser ce garçon d'un procédé si
distant de mes habitudes? » En quelques secondes, ce souci s'ag-
grava, l'excita à se moquer de lui-même :
— Ce que je viens de dire est absurde! s'écria-t-il. On est
avocat ou on ne l'est pas: j'examinerai la chose et nous verrons
W Billon garda le silence; Léonard se dit que la vivacité de
son second mouvement ferait ressortir la bizarrerie du premier;
et il se méfia de ces impulsions, de ces sautes d'humeur qui
n'étaient point dans son caractère.
Du reste, pendant deux jours, un vrai tourbillon d'affaires
l'entraîna; il n'eut que la halte du déjeuner pour regarder ses
enfans et s'abandonner aux suggestions que leur insoucieuse
innocence éveillait dans sa pensée, domptée et pourtant prête à
gagner sur la main qui la retenait. A l'instant oii il se louait
d'être forcé d'agir pour oublier son mal, l'inquiétude le reprenait,
comme une douleur physique qui s'étire dans le demi-sommeil
des narcotiques. Il s'étonnait alors de se trouver en robe, parmi
ses confrères, ou bien d'écouter les explications prolixes de ses
cliens, ou, le soir, de se mêler à des hommes en habit, à des
femmes décolletées, en causant théâtre ou politique, comme si
l'horizon de sa vie était encore enfermé dans les limites anciennes.
Ou même il songeait que les visages de ces gens, fermés comme
le sien, parés d'un sourire semblable, masquaient peut-être aussi
d'inavouables tortures, et que tous les rôles se ressemblent dans
l'éternelle comédie oii chacun fait sa partie.
Raymond vint deux fois aux nouvelles. Il ne dissimulait pas.
Sa figure tourmentée le signalait aux regards les moins clair-
voyans : on lisait dans son âme comme à travers un cristal. Cette
impuissance à se maîtriser irrita Léonard, qui le rudoya :
— A quoi bon ces airs d'âme en peine? Pourquoi montrer
550 REVUE DES DEUX MONDES,
à tous que tu as un souci? Les domestiques te remarquent, ma
femme m'interroge : il faut savoir attendre et se taire!
C'était de la bravade : dès qu'il cessait de se surveiller, Fer-
reuse enviait son frère d'être seul, enfermé avec des livres que
personne ne l'obligeait à feuilleter, libre de suivre le vol de ses
pensées jusqu'aux portes closes de la sombre prison...
Lors de son dernier voyage à Londres, un hasard avait pré-
cisément attiré l'attention de Raymond sur les lourds bâtimens
deNewgate. Il les longeait en cab, avec une de ses amies, vice-
présidente d'une OEuvre pour la Consolation des prisonniers.
Frappé de ces murs énormes, noircis par la séculaire patine de
la suie, à peine percés de rares ouvertures plus aveugles que
des yeux arrachés, il demanda :
— Qu'est-ce donc que cette forteresse?'
Pendant que le trot régulier du cheval longeait la massive
muraille, la voix claire et très douce de sa compagne expliqua :
— C'est la prison des condamnés à mort, celle où se font les
exécutions... Chez nous, vous savez, cela ne se passe pas en
public : cela se passe dans un lieu clos, là derrière... Le glas
qui sonne avertit seulement les passans, les gens du quartier.
Ceux qui s'arrêtent dans la rue pour regarder ne voient rien
qu'un drapeau noir, qui flotte là-haut pendant un quart d'heure...
— Ah! s'écria Raymond, qu'importe que l'exécution soit
publique ou secrète? Elle n'en est pas moins un crime aussi,
puisqu'elle perpétue parmi les hommes la violence qu'il faudrait
détruire, les idées de vengeance qui sont la négation de la
Justice.
— Oui, répondit la jeune femme, je pense comme vous : le
sang du criminel retombe sur la société, comme celui des vic-
times sur les assassins, et je suis toujours émue en passant
devant cette prison. Oh! si vous saviez comme tout est sinistre,
là derrière!... Le corridor, la cour, les cellules,... le cimetière,
surtout, le cimetière des condamnés... Un préau, avec des dalles,
presque aussi noir quun cachot... Quand tout est fmi, on sou-
lève une de ces dalles, on met le corps dans la chaux vive, et la
dalle retombe, et sur le mur on grave une seule initiale... Et
les condamnés sont là pour l'éternité... Ils n'ont jamais revu la
lumière du soleil, jamais l'air libre ne soufflera sur leur tombe,
jamais il n'y poussera le moindre petit brin d'herbe, jamais
personne ne viendra la regarder avec affection... Ils seront pri-
l'inutile effort. 551
sonniers aussi longtemps que dureront ces dalles... Oh! même
après leur mort, pas un atome d'eux ne pourra s'enfuir... Ils
resteront là jusqu'au jour du jugement dernier, où ils se lèveront
avec les autres... Et alors, Dieu les jugera comme il jugera
leurs juges... Et ce sera la vraie Justice!
L'aimable femme parlait ainsi, de sa voix égale, sans se dé-
fendre d'un peu de pitié pour ces misérables, si coupables et si
punis, dont les vertèbres rompues attendent dans la chaux, sous
les pierres, l'indulgence finale ou la sévérité suprême de Celui qui
les a créés; et le cab s'éloigna, au trot du cheval qui filait sans
ralentir son allure à travers le fourmillement de la Cité...
Raymond se remémora dans les moindres détails cette scène
qui l'avait troublé : Maintenant, songeait-il, ces murs formi-
dables, construits comme pour des géans, qui n'abritent que des
instrumens de vengeance et des hommes inexorables, ces murs
noirs comme le crime, durs comme le châtiment, enferment
« Petite-Angèle, » — pauvre frêle chose aux mains des geôliers.
Elle y sanglote dans l'abandon de sa cellule muette, dans l'elTroi
des colères sociales soulevées contre elle. Si la vérité n'éclate
pas pour l'absoudre, elle ne reverra plus jamais un coin du ciel,
elle n'entendra jamais plus une voix amicale. Si elle meurt,
innocente, de la main du bourreau, son supplice même ne la
délivrera pas : elle restera sous les dalles de pierre jusqu'au
jour où luira la Justice divine, si ce jour se lève jamais...
L'imagination de Raymond s'attardait à ces noires images,
l'espoir s'envolait de son âme. Il sortait, rentrait, tournait sans
dessein dans sa bibliothèque, ouvrait un livre qu'il refermait
aussitôt, donnait des ordres contradictoires à son vieil Edmond,
qui s'étonnait de le voir tout à coup si différent de lui-même.
Impuissant à dominer ses nerfs, il n'avait pas, comme son frère,
la distraction forcée du travail qui s'impose : toutes ses minutes
appartenaient donc à son angoisse. C'est à peine s'il parvint à
noter quelques phrases dans ces carnets où, depuis l'enfance, il
consignait ses réflexions ou ses confidences intimes :
« Comment peut-on vivre, — aller, venir, manger, boire,
dormir même ! — en sachant une destinée suspendue sur le plus
affreux abîme? Comment peut-on vivre, lorsqu'on a une fois fixé
ses yeux sur l'impitoyable cruauté des causes qui ballottent
autour de nous tant de pauvres êtres innocens et victimes? Com-
ment peut-on vivre, quand un éclair vous a une fois révélé*
■552 REVUE DES DEUX MONDES.
l'universelle sensation de la douleur et du mal épars à travers le
monde, non par quelqu'un des signes passagers qui les mani-
festent à l'ordinaire, mais dans leur essence et dans ce qu'ils ont
de plus inexorable?... On vit pourtant, mon Dieu! Mon frère
est là, je suis là, comme la veille, nous ne mourons pas de nous
sentir impuissans à diriger le drame^ nous ne mourrons pas à
son dénouement. Elle ne meurt pas non plus, celle qui en est
l'héroïne : elle attend, elle espère peut-être. Quelles que soient
les tragiques surprises de demain, ses forces la porteront, comme
les nôtres, jusqu'au terme marqué. Ainsi s'avancent vers leur
destinée des milliers d'êtres dont les fronts nous sont fermés;
ainsi marcheront-ils jusqu'à l'heure du glas, ignorans de la
cloche qui le sonnera, en résistant au poids de leurs secrets qu'ils
ne révèlent pas... »
La réponse de Mr. Lawrence Bell arriva sans tarder : à peine
l'eut-il en main, que Léonard remit encore une fois à M^ Billon
le soin de ses affaires, pour courir aussitôt chez son frère.
C'était une longue lettre, extrêmement précise, rédigée avec
un évident souci d'exposer les faits de la manière la plus com-
plète et la plus vraie, par un homme qui a le sentiment de sa
responsabilité, comprend à quel souci il répond, et pèse ses
paroles. Elle racontait minutieusement le drame, dans les ver-
sions contradictoires de l'accusée et de l'instruction, en résumant
sans parti pris les dépositions des divers témoins. Les deux frères
se trouvèrent donc transportés sur un terrain sûr, qui se prê-
tait enfin à la construction d'hypothèses plausibles.
La petite Aurélie-Augusta était élevée depuis quinze mois
environ à Cantorbéry, dans un bon pensionnat moyen de jeunes
filles. Sa mère payait pour .elle, avec une régularité parfaite, une
pension annuelle de quarante-cinq livres, et lui faisait donner,
en outre, les diverses leçons non comprises dans ce prix, que
comporte une éducation soignée : danse, musique, langues
étrangères, etc. Le salaire fort honorable qu'elle recevait pour
son travail suffisait à ces dépenses. Chaque quinzaine, elle vi-
sitait sa fillette, sans manquer de lui apporter quelque cadeau
Le vingt décembre, elle alla la chercher pour les vacances de la
Noël, pendant lesquelles l'usage des pensionnats anglais est de
fermer entièrement. L'enfant les passa auprès d'elle, dans le
lodging assez confortable qu'elle occupait alors à Church Street.
l'inutile effort. 553
Le douze janvier, — trois jours avant la date de la rentrée, —
Françoise emmena la petite à Kew-Gardens, vers midi. Elle lui
fit prendre, dans un restaurant du quartier, des œufs à la coque,
des sandwichs, une tasse de thé, et la promena dans le parc
jusqu'à quatre heures, moment de la fermeture. Bien que le parc
soit, comme on sait, un des plus beaux jardins botaniques du
monde, il est en général assez peu fréquenté. Ce jour-là, il l'était
moins encore que d'habitude. Le temps était pourtant agréable :
un léger brouillard commençait seulement à monter de la Ta-
mise quand la mère et l'enfant sortirent par une des portes
ouvertes sur la chaussée qui longe le fleuve. Au lieu de se diri-
ger vers la plus prochaine station du chemin de fer, elles mar-
chèrent assez loin dans la direction opposée, du côté de Rich-
mond. Elles rencontrèrent deux ouvriers, qui furent retrouvés,
et un vieillard, qu'on cherche encore. Après avoir demandé leur
chemin à ce vieillard, elles revinrent sur leurs pas, jusqu'aux
environs de la porte même par laquelle elles étaient sorties.
C'est là, à quatre heures vingt-cinq, que se produisit l'accident,
— ou le crime. La berge, peu escarpée, est bordée de roseaux.
L'enfant voulut en cueillir. La mère la laissa faire, ne croyant
pas au danger. Elle glissa...
C'était la version de Françoise. Des témoignages la contre-
disaient, ou, du moins, en dégageaient certaines invraisemblances.
D'abord, celui de deux promeneurs, les époux Lambeth,
rentiers, âgés de cinquante-huit et cinquante-trois ans, habitant
Kew. La femme affirmait avoir entendu « les cris d'un enfant
qu'on violente, » et vu, à travers le brouillard, Françoise s'agiter
sur le bord extérieur de la rivière, avec des gestes révélateurs
de l'acte qu'elle venait d'accomplir. Elle ajoutait que l'accusée
n'avait appelé à l'aide qu'après un intervalle, — probablement
en remarquant l'approche des témoins. — Le mari, moins précis,
n'avait rien entendu, étant sourd. Il avait vu l'accusée gesticuler
et se tordre les mains ; mais il ne se hasardait pas à interpréter
ces gestes. — La déposition d'un gardien du parc semblait d'ac-
cord avec celle de la femme : comme elle, il avait entendu des
cris d'enfant. D'ailleurs il ne pouvait rien dire de plus, n'étant
arrivé sur le lieu de la catastrophe qu'après les deux autres
témoins.
Françoise fut arrêtée à la suite d'une enquête qui mit en va-
leur ces trois importans témoignages. Les premiers interroga-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
toires en auraient pu détruire l'effet. Elle les subit dans un tel
état d'affaissement, elle répondit avec une telle incohérence,
qu'au lieu de les atténuer, ils en aggravèrent les charges : la
psychologie de convention qui partout sert de guide-âne aux
hommes pose en principe qu'un innocent garde le front haut,
et, par conséquent, n'admet pas qu'il se trouble, si même il est
dévoré par la douleur ou terrassé par le soupçon. Françoise
courba la tète sous les « pourquoi » qui l'accablèrent. Pourquoi,
en sortant de Kew-Gardens, avait-elle erré le long du fleuve, en
traînant son enfant déjà fatiguée par plusieurs heures de prome-
nade? Elle expliquait quelle croyait trouver, en aval, une station
de chemin de fer plus proche. Mais, alors, pourquoi revenir sur
ses pas, sans s'informer de son chemin auprès des deux ouvriers
qu'elle avait croisés? Elle prétendait s'être adressée au vieillard
rencontré quelques pas plus loin, — qui restait introuvable.
Comment admettre que l'enfant, qui devait être lasse, se fût mise
à courir au bord du fleuve, avec assez d'étourderie et d'entrain
pour tomber? — Toutes ses réponses paraissaient invraisem-
blables, embarrassées ou confuses.
Après avoir signalé ces détails, et d'autres de même ordre,
bien que moins probans encore, Mr. Lawrence Bell exposait som-
mairement les résultats de la partie de l'enquête qui concernait
le passé de la prisonnière.
Elle avait refusé de nommer le père de la malheureuse petite
Aurélie, — qu'elle ne connaissait plus, dit-elle, depuis bien des
années. Ses patrons et ses camarades parlaient d'elle en termes
favorables, louant son zèle, son adresse, son esprit d'ordre, la
sûreté et la douceur de son caractère. Quant à sa moralité,
Françoise reconnaissait avoir eu une liaison, dont les débuts
coïncidaient précisément avec le départ de sa fille pour Cantor-
béry, avec un employé dans une maison de commerce, mort
d'une pleurésie. Un autre personnage, un professeur de musique
nommé William Orchard, la voyait souvent depuis plusieurs
mois : on ne put toutefois établir qu'il y eût entre elle et lui
des rapports plus qu'amicaux. W. Orchard déclara d'ailleurs,
très franchement, qu'il désirait l'épouser; qu'il lui avait adressé
dans ce sers, deux ou trois semaines avant la catastrophe, une
demande qu'elle n'agréa pas; que jamais elle ne lui avait caché
l'existence d'Aurélie, dont au contraire elle parlait souvent avec
tendresse ; que cette enfant n'eût point fait obstacle à ses projets,
l'inutile effort. 555
et qu'il l'aurait sans effort acceptée comme sa propre fille. Ces
déclarations très nettes gênaient seules le magistrat enquêteur,
qui tâchait néanmoins d'établir les « mobiles du crime » à l'aide
de nouveaux « pourquoi » dont sa logique tirait des conséquences
accablantes. Pourquoi Françoise avait-elle éloigné sa fille au
moment même où elle nouait une intrigue amoureuse? Evidem-
ment, parce qu'elle poursuivait un plan d'établissement pour
lequel la présence de l'enfant la gênait. Pourquoi, ayant perdu
son amant, n'avait-elle pas repris sa fille auprès d'elle? Parce
qu'elle comptait réaliser avec un autre ses projets déjoués par la
mort. L^ déposition d'Orchard ne détruisait pas cette hypothèse :
car il n itait pas cet « autre , » que l'instruction découvrirait
peut-être, ou que peut-être aussi Françoise attendait encore, en
jouant avec les sentimens honnêtes du professeur de musique.
L'avocat soulignait le caractère hasardeux de ces déductions, qui
ne reposaient que sur des possibilités; et il concluait son exposé
par cette brève appréciation :
« Je suis pour ma part entièrement convaincu de l'innocence
de la prisonnière. Les entretiens que j'ai eus avec elle m'ont
fortifié dans cette conviction. Il n'existe d'ailleurs, jusqu'à pré-
sent, aucune preuve certaine de sa culpabilité. Les présomptions
mêmes qu'on relève contre elle ne reposent point sur des faits
patens. J'estime donc qu'il y a des chances pour qu'elle soit
acquittée. Mais comme les impressions des jurés exercent tou-
jours une influence sur leur verdict, je pense que tout ce qui
contribuera à leur donner d'elle une bonne opinion pourra servir
au résultat que je souhaite. »
La pensée de Léonard devançait souvent la traduction de
Raymond, et son instinct professionnel construisait la défense à
mesure que les faits s'éclairaient : des questions habiles dérou-
taient le seul témoin redoutable, la promeneuse, qu'elles met-
taient en contradiction avec son compagnon; il argumentait :
aux hypothèses de l'accusateur il en opposait d'aussi plausibles,
il montrait la faiblesse des raisonnemens qui reposent sur des
réponses arrachées à l'effroi, au trouble, au désespoir, aux
épouvantes légitimes d'une mère qui vient de perdre son enfant,
et qu'on accuse; il tirait un brillant parti de la déposition de
Mr. Orchard, qui établissait l'absence de mobiles du prétendu
crime, des soins prodigués par Françoise à sa fille, qui en prou-
vaient l'invraisemblance. Il voulut alléguer les antécédens de la
556 KEVUE DES DEUX MONDES.
jeune'fë"mmey"que ses deux fautes n'avaient point avilie : à ce
moment, il reconnut clairement que son propre témoignage -^était
indispensable. Ce qu'il pourrait dire, ce qu'ajouterait son frère,
les lettres de Françoise, il y avait là, certes, de quoi fixer cette
opinion des jurés à laquelle Mr. Lawrence Bell tenait si juste-
ment à s'adresser, de quoi même ébranler fortement une accu-
sation qui reposait sur des coïncidences et des présomptions.
Son trouble moral, la tension de ses nerfs, le surmenage de son
imagination le livraient à des impulsions rapides et violentes.
11 cessa de calculer et s'écria :
•^ Nous partirons, c'est nécessaire, il le faut, je le dois!
> — Ah! je savais bien, répondit Raymond dans la joie de
reconnaître en son frère l'image que depuis leur enfance il des-
binait et retouchait avec tant d'amour dans son propre cœur.
*^ Tout de suite, n'est-ce pas?
■ — Le temps de remettre mes affaires à M" Billon et d'avertir
ma femme.
Raymond avait oublié cette adversaire, qu'il regardait comme
uû mauvais génie.
— Ah! fit-il, Lucienne! Tu veux tout lui dire?
Dans son exaltation, Léonard venait presque d'oublier que
''obstacle était là. Il ne voulut pas s'attarder à en mesurer la
résistance; il répondit :
— Je sais que tu la juges mal. Tu ne la connais pas. J'es-
Dère qu'elle me comprendra. D'ailleurs, je ne puis partir sans
avoir avec elle une explication complète. C'est impossible : tu le
sais bien...
Edouard Rod.
[La troisiètne partie au prochain numéro.^
LA TRIPOLITAINE
Sur tout le pourtour de la Méditerranée, l'Islam, lentement,
recule devant l'offensive des peuples chrétiens; il refait, pas à
pas, en sens inverse, la route que les Arabes, au temps des
premiers khalifes, ont franchie d'un seul élan, dans l'ivresse de
leur foi, au galop frénétique de leurs chevaux. C'est, depuis un
siècle, le fait qui domine l'histoire de la grande Mer intérieure.
L'Algérie et la Tunisie devenues françaises, l'Egypte occupée
par les Anglais, seuls, sur la côte africaine, le Maroc et la Tri-
politaine restent encore les citadelles inviolées de l'Islamisme.
Sommes-nous à la veille de voir surgir une « question tripoli-
taine, » comme il y a une « question marocaine? » Pressée de
trouver, dans le monde africain déjà partagé, une terre de colo-
nisation et d'expansion économique, l'Italie a jeté les yeux sur
ces côtes, où les deux Syrtes creusent, en face de l'Adriatique,
leur double sinuosité ; elle les a, pour ainsi dire, marquées pour
être, lors d'une dislocation, toujours possible quoique toujours
reculée, de l'empire ottoman, sa part d'héritage. Si médiocre
que puisse être la valeur économique intrinsèque et l'importance
politique de la Tripolitaine, le maintien, dans la Méditerranée,
de l'équilibre actuel des forces, en dépend en quelque mesure,
et rien de ce qui se passe dans ce bassin, où tant d'intérêts et
d'ambitions s'entre-croisent, ne saurait nous laisser indifférens.
D'autre part, la Tripolitaine, si elle est méditerranéenne par ses
côtes, est aussi saharienne, et même, par les routes qui en par-
tent, presque soudanaise, et, par là encore, elle confine à notre
empire colonial. — Ce qu'est la Tripolitaine, ce qu'elle vaut par
558 REVUE DES DEUX BIONDES.
elle-même, par sa position dans la Méditerranée et au seuil du^
continent noir; comment se présente la « question tripolitaine »
et dans quelle mesure elle intéresse notre situation de puissance
africaine, c'est ce qu'il peut sembler, actuellement, utile de re-
chercher.
1
S'il est vrai, comme de savans géograplies^le pensent, que
l'un des grands cataclysmes qui, dans les temps très lointains,
ont remanié la face de la terre, en creusant la dépression de la
Méditerranée, ait bouleversé du même coup les conditions atmo-
sphériques de l'Afrique du Nord et engendré la sécheresse et la
désolation sahariennes, il faut reconnaître que la Mer intérieure
est elle-même punie de ce « gigantesque méfait (1). » Le désert
vient plonger jusque dans les flots ses sables brûlans et frapper
de stérilité de longues étendues de côtes; parfois aussi, du fond
des areg (2) lointains, des souffles étouffans s'élèvent et, attirés
vers le Nord, s'abattent sur les eaux et sur les plages de la Médi-
terranée ; c'est le simoun, c'est le khamsyn, c'est, sous les divers
noms que lui prête refl"roi des peuples riverains, le vent du désert,
qui trouble de ses poussières impalpables l'azur limpide du ciel,
aspire la sève des plantes, brise l'énergie des hommes.
Il me souvient d'avoir eu, un matin, en naviguant entre
Malte et Syracuse, l'angoissante impression du voisinage tout
proche de cette désolation, le sentiment très vif de cette menace
perpétuelle du Sahara à la Méditerranée. Le soleil était déjà
haut sur l'horizon, mais ses rayons ne parvenaient pas à percer
les nuages qui couraient vers le Nord et où passaient comme des
reflets d'un lointain incendie. Le ciel, la mer, les coteaux de la
Sicile, apparaissaient noyés dans une sorte de brume rougeâtre ;
l'air était suffocant, la chaleur lourde, et, malgré la faiblesse de
la brise, une houle, que l'on sentait venue de très loin, balançait
le bateau. Il pleuvait, non pas de l'eau, mais des gouttes de
boue qui marbraient le pont de taches sanguinolentes. La direc-
tion du vent, et, en y regardant de près, la composition de cette
boue, toute chargée de minuscules grains de sable, mettaient
(1^ Voyez le livre, devenu classique, de M. H. Schirmer, le Sahara (Hachette).
(2) Erg, au pluriel areg, désigne les grands espaces couverts de dunes de sable.
La Hamada, au contraire, est le désert pierreux.
LA TRIPOLITAINE. 559
hors de cause l'Etna, que le voisinage nous avait d'abord fait
accuser; ce n'était pas le volcan, c'était le Sahara qui révélait sa
présence et qui, par la large échancrure des Syrtes, envoyait
jusqu'à la Sicile, soulevés dans les airs par quelque lointaine
tornade, les sables de ses dunes. Toute la journée, le ciel resta
rouge et triste, et il continua de tomber, de temps à autre, de
ces étranges gouttes. Les journaux nous apprirent ensuite que
les observatoires avaient signalé jusqu'en Allemagne le vol de
ces nuages et la chute de cette pluie de sang. C'était bien, en
effet, ce phénomène, si redouté dans l'antiquité et au moyen âge,
auquel nous venions d'assister; et, si nous savions qu'il n'y avait
là ni un miracle, ni l'annonce de quelque effroyable catastrophe,
cette brusque apparition du Sahara, en face des plus verdoyans
rivages du monde méditerranéen, n'en était pas moins saisis-
sante; elle évoquait devant nos yeux l'éternel conflit des élé-
mens de destruction et des forces de vie, et l'évolution fatale
qui, à la fin des temps, sur notre globe desséché et glacé, amè-
nera le triomphe des puissances de la mort.
La Tripolitaine est précisément, sur la côte septentrionale de
l'Afrique, la région oii les étendues arides du grand désert sont
en contact immédiat avec les flots de la Méditerranée, où, pour
emprunter une expression à la géométrie, la Méditerranée et le
Sahara sont tangens l'un à l'autre, tandis que partout ailleurs la
nature a interposé entre eux un écran bienfaisant de hautes
montagnes et de larges plateaux. C'est l'Atlas qui donne aux
pays du Maghreb leur aspect riant et leur heureuse fécondité;
c'est lui qui repousse les assauts du désert et attire les pluies
vivifiantes ; mais il n'étend pas sa protection sur toute l'Afrique
du Nord; au cap Carthage et au cap Bon, il plonge sous les flots
pour aller rejoindre Malte et la Sicile, et la côte, brusquement
déviée vers le Sud, se creuse en un immense golfe, terminé par
un double cul-de-sac, les deux Syrtes. De ce golfe, la Tunisie
occupe la côte Ouest, et le plateau de Barka, l'ancienne Cyré-
naïque, la côte Est ; au fond, s'étend la rive déserte et brûlée de
la Tripolitaine, oii, sauf en de rares oasis, aucune zone de
végétation ne s'interpose entre la stérilité des sables et la stéri-
lité des eaux marines. La Tripolitaine est donc, avant tout,
saharienne : c'est là son caractère géographique dominant. De
tout l'immense territoire qui obéit au Sultan de Constantinople,
le désert inhabité occupe la partie de beaucoup la plus grande.
560 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques plaines d'alfa, comparables à celles de l'Oranie, cou-
vrent les premières terrasses des plateaux ; de belles oasis, les
unes au bord de la mer, les autres perdues dans l'intérieur des
terres, comme celles du Fezzan, de Rhadamès, de Rhât, ja-
lonnent les pistes du désert Libyque. La Cyrénaïque, avec ses
sources et ses cultures verdoyantes, se rapproche davantage des
pays méditerranéens, de la Sicile et de la Grèce, par qui jadis
elle fut colonisée ; elle mérite d'être décrite à part.
Dans l'Afrique massive, ce double golfe des Syrtes, si peu
accentué soit-il, était un point d'où l'on pouvait tenter de
pénétrer l'énorme continent; il était comme une fenêtre ouverte
sur le monde saharien et même, au delà, jusque sur le Soudan
et le centre mystérieux de la grande terre inconnue. C'est pour-
quoi ses côtes inhospitalières ont toujours vu s'élever quelque
ville relativement importante et pourquoi elles ont attiré l'atten-
tion des peuples méditerranéens. Ainsi, la Tripolitaine a une
valeur intrinsèque et une valeur de relation ; nous l'étudierons
successivement à ce double point de vue.
Un port levantin dans une oasis saharienne, telle est Tripoli.
L'antique Tarabolos-el-Rharb, Tripoli de l'Occident, s'est élevée
là parce qu'elle y trouvait les belles eaux des puits de Méchya,
et elle a prospéré parce qu'elle est devenue à la fois un port de
mer, en rapport avec le monde méditerranéen, et un port du
désert, en relations par caravanes avec les lointains royaumes
du Soudan. Toute la Tripolitaine se résume, pour qui arrive
d'Europe, dans la seule ville de Tripoli.
Se détachant, toute blanche, sur le fond vert sombre des pal-
meraies, ceinturée d'ocre par ses vieux remparts, Tripoli, avec
ses sept minarets, sveltes et minces comme des aiguilles, et les
mâts de pavillon des consulats dominant l'entassement des toits
plats et des terrasses, a la physionomie générale de toutes les
villes de l'Orient musulman et du Maghreb. La baie, assez pro-
fonde, mais peu sûre, n'a été améliorée par aucun travail d'art;
une langue de terre, qui s'avance à l'Ouest, forme une jetée
naturelle et protège une rade en forme de croissant; elle porte
des fortifications anciennes et se termine par un fort moderne.
L'énorme château des anciens pachas Karamanlis fait face à
cette digue et ferme la rade vers l'Est. La ville, — avec ses souks
si animés, avec son arc de triomphe romain dédié à Marc-Aurèle
et à Lucius Verus, étrange souvenir classique, à moitié enfoui
LA TRIPOLITAINE. 561
dans le sable, et qui détonne au milieu du grouillement d'un
marché d'Orient, avec ses rues étroites où les maisons se tou-
chent par le haut, avec son ghetto sordide, — est resserrée jus-
qu'à étouffer entre ses vieilles murailles croulantes, qui dominent
la mer et séparent la cité des jardins. L'activité commerciale est
concentrée dans les boutiques des souks: là viennent s'entasser
les produits du Soudan, les dattes du désert, pêle-mêle avec les
articles indigènes et les importations d'Europe. Le souk des
plumes, où sont apprêtées, triées et vendues les dépouilles des
autruches du Soudan, est le plus pittoresque. D'autres boutiques
travaillent et débitent ces cuirs ouvragés, décorés d'arabesques,
qui ont été de tout temps la spécialité de l'industrie mauresque.
Voici les ivoires du Soudan, les peaux de chèvres et de moutons,
les tapis que tissent et vendent des Tunisiens de l'île de Djerba. •,
La fameuse poudre d'or, que l'on ne manque guère de citer parmi
les articles du commerce saharien, comme si les chameaux
l'apportaient à pleines charges, n'arrive à Tripoli qu'en quantités
très faibles et chaque année décroissantes. La vente des esclaves
noirs ne se pratique plus au grand jour, mais, sous les ombrages
épais de quelque jardin des faubourgs, les trafiquans de chair
humaine exposent leur marchandise. Le bazar de Tripoli est une
sorte de Babel où l'on rencontre des échantillons de toutes les
races de la Méditerranée et de tous les peuples de l'Afrique du
Nord et du Soudan : chrétiens de toutes les nations européennes ;
fonctionnaires et soldats turcs ; Maures et Kourouglis, issus du
mélange des Ottomans avec les indigènes; Arabes des tribus
nomades; Berbères du Djebel Nefousa et des villages troglo-
dytes; Djerbis habiles au négoce; Juifs de Tunisie, du Maroc et
du Levant, reconnaissables à leurs costumes et maîtres de presque
tout le grand commerce; gens du Fezzan, croisés de sang noir;
Touareg de Rhadamès et de Rhât; caravaniers et chameliers des
lointaines tribus du désert; nègres du Bornou, du Ouadaï ou du
Baghirmi ; esclaves venus des régions du Tchad, du Chari et de
la Bénoué et jusque des profondeurs immenses de l'Afrique tro-
picale. La population sédentaire est d'environ 30 000 individus,
dont 4 000 chrétiens, la plupart Maltais ou Italiens, vivant, les
premiers surtout, dans une curieuse promiscuité avec les indi-
gènes, partageant leur vie et s'enrichissant à leurs dépens. Tout
ce monde se coudoie, trafique, s'agite sous l'œil débonnaire des
fonctionnaires, de la police et des soldats du Sultan.
TOME XIII. — 1903. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout autour des murailles de la vieille cité s'étend, vers
l'Ouest et vers le Sud, la florissante oasis de Méchya. Une riche
nappe d'eau souterraine permet de suppléer à l'extrême rareté
des pluies et d'irriguer de magnifiques jardins où poussent toute
une forêt èe palmieys et d'arbres fruitiers. L'oasis s'étend sur
plus de huit kilomètres le long de la mer et sur deux à trois
kilomètres de largeur ; il n'en est guère de plus riante et de plus
féconde dans tout le Sahara ; elle le doit à l'industrie des nègres,
soudanais d'origine et descendans d'esclaves, qui, sans se lasser
jamais, font monter l'eau du fond des puits et la font glisser
dans le lacis compliqué des canaux et des rigoles d'arrosage (1).
Tous les arbres à fruits de la zone méditerranéenne, orangers,
citronniers, figuiers, pêchers, grenadiers, caroubiers, abricotiers,
pruniers s'entrelacent en un véritable bois que dominent les
fûts élancés et sveltes de plus d'un million de palmiers; sous
leur ombre poussent les légumes d'Europe et mûrissent des
champs de blé, d'orge, de maïs, de sorgho. Les cabanes des
noirs se cachent sous le feuillage; les Européens y habitent de
charmantes et fraîches villas; les fonctionnaires et les officiers
turcs dissimulent, sous le discret abri des palmiers et des
orangers, leurs sérails, où, parmi les roses et les jasmins,
s'ébattent les belles filles de la Gircassie ou de Galata.
Toute une ville de toile et de bois échelonne ses baraques
croulantes et ses tentes délabrées à côté de la ville de pierre :
ce sont les camps turcs, où des milliers de soldats attendent, sans
se plaindre, que le Sultan soit assez riche pour leur faire bâtir
des casernes. Fantassins, cavaliers, artilleurs, presque tout le
corps d'armée ottoman de la Tripolitaine est concentré là ou dans
les environs; il ne détache que quelques bataillons au Fezzan,
à Rhadamès, à Rhât, vers la frontière tunisienne et en Cyré-
naïque. Les soldats, à peine nourris, vêtus souvent de guenilles,
et rarement payés, n'ont pas, à première vue, un aspect très
martial ni une mine très fière; les garnisons tripolitaines sont
redoutées des officiers et réservées à ceux qui encourent la dis-
grâce du maître; mais, si les uniformes sont rapiécés et les
ceinturons rattachés avec des ficelles, les fusils sont bons et les
canons modernes; et surtout, il y a, chez le Turc, l'instinct du
(1) Sur les procédés d'arrosage, sur le régime des eaux et les formes de la pro-
priété dans les régions désertiques de l'Afrique du Nord, voyez le récent livre de
M. Jean Brunhes : L'Irrigation; 1 vol. in-S" illustré; Carré et Naud.
LA TRIPOLITAINE. 563
soldat, la tradition militaire. Ces hommes qui se livrent à toute
sorte de métiers pour augmenter leur maigre pitance ont cepen-
dant cette vertu militaire essentielle sans laquelle il n'est pas
d'armée: ils savent mourir; ils défendraient jusqu'au dernier,
comme les héros de Plewna, le poste que le Commandeur des
croyans confie à leur fidélité et à leur ferveur musulmane.
L'armée turque de Tripoli est une force.
La ville n'a pas, pour le moment, à repousser une mvasion
étrangère; mais l'oasis a, en revanche, à refouler sans cesse l'as-
saut toujours renouvelé des sables soulevés par le vent du
désert. La poussière, peu à peu, gagne sur la verdure, et c'est,
entre les cultures et la marche irrésistible des dunes, une lutte
de tous les jours, où l'industrie de Thomme n'est pas toujours
victorieuse. Dès que l'on a quitté l'ombrage des derniers pal-
miers, on est, sans transition, dans le désert, qui s'étend indéfini-
ment, le long du littoral, vers l'Est et vers l'Ouest, sur plus de
1 500 kilomètres de côtes, et, vers le Sud, à des centaines de lieues,
jusqu'aux confins du Soudan. Tripoli est la seule grande ville, le
seul port fréquenté des Syrtes; de là, jusqu'à Zarzis, le premier
poste tunisien, c'est à peine si quelques pauvres oasis interrom-
pent la monotonie des solitudes. Parallèlement à la côte, à une
centaine de kilomètres, s'allonge la falaise qui forme le rebord
du plateau saharien; de très curieux villages, creusés dans le
rocher, habités par des troglodytes, descendans directs, selon
toute vraisemblance, de ces Garamantes si bien décrits par Héro-
dote, se blottissent dans les replis du Djebel Nefousa et du Djebel
Rharian. Vers lEst, la côte n'est ni plus fertile, ni plus peuplée :
de mauvais petits ports, comme Lebda, l'ancienne Leptis major,
si célèbre autrefois et qui vit naître Septime-Sévère, Mesrata,
Khoms, reçoivent parfois la visite de quelque bateau anglais, qui
y charge de l'alfa; une population misérable et clairsemée y vit
de la pêche et des médiocres profits d'un commerce languissant.
Ainsi Tripoli n'est pas le centre de quelque riche terroir;
l'oasis qui l'entoure est loin de suffire à la nourriture de ses habi-
tans; elle ne doit sa prospérité relative qu'à ses privilèges de
capitale ottomane et à sa situation, qui fait d'elle un port de la
Méditerranée, et le point d'aboutissement des caravanes du désert.
Pour trouver quelques cantons bien arrosés et fertiles, il faut aller
Jusque dans le vilayet de Cyrénaïque.
564 REVUE DES DEUX MONDES.
ÎI
Tout le long des rivages des deux Syrtes, la stérilité et la
mort résultent de l'impuissance naturelle de ces terres, sans eau
et sans humidité, à nourrir les plantes et les animaux. Au con-
traire, dès qu'en longeant les côtes, on a aperçu les blanches mu-
railles de Benghazi et le plateau de Barka, l'aspect du pays change;
si les ports sont peu fréquentés et les terres peu productives,
c'est que l'activité de l'homme, sur ces bords oii s'élevèrent les
« cinq villes » de la Gyrénaïque, ne répond plus aux faveurs
du climat et à la fertilité du sol; si les campagnes et les villes.;
semblent plongées dans une profonde léthargie, c'est le régime
politique et religieux qu'il en faut accuser; la nature, ici, est spon-
tanément féconde. Les sommets élevés, comme le Zeus d'Homère,
sont « assembleurs de nuages, » et, comme dans le mythe si
poétique de Danaé, la nuée, lorsqu'elle vient rafraîchir le sein
brûlant de ces terres sahariennes, laisse tomber une pluie d'or,
génératrice de vie.
La côte, sèche, bordée d'une falaise crayeuse, blanchâtre, est
redoutée des marins et peu hospitalière. Les Grecs de Théra,
lorsqu'ils y abordèrent, au vu'' siècle avant notre ère, s'établirent
d'abord dans une île et n'y trouvèrent pas les riches pâturages
promis par l'oracle de Delphes ; après deux ans d'efforts inutiles,
Battos, leur chef, alla porter ses plaintes au dieu; mais Phébus,
apparemment bien renseigné, lui reprocha son peu de foi et son
manque d'énergie : « Tu veux, répondit la Pythie, connaître le
pays, sans y être allé, mieux que moi qui y suis allé. » Les co-
lons comprirent qu'ils avaient manqué de persévérance et qu'ils
n'avaient pas su découvrir les trésors promis par l'oracle; revenus
en Afrique, ils s'installèrent, cette fois, sur le plateau, auprès
d'une magnifique source jaillissante, que les Arabes, encore au-
jourd'hui, nomment « la Mère de la verdure, » et fondèrent
Cyrène, qui fut la capitale de la Pentapole et resta, durant toute
l'antiquité, l'une des plus prospères parmi les cités helléniques.
Des croisemens avec les Libyens y donnèrent naissance à une
race rustique, bien acclimatée, qui prit une part très active à la
vie économique, politique, artistique et philosophique du monde
gréco-romain. Les doctrines sceptiques et relâchées d'Aristippe
et de l'école cynique naquirent dans la molle et douce Gyré-
LA TRIPOLITAINE. 665
naïque. Riche du commerce avec le Soudan, de la récolte de ses
fruits, de l'élevage de ses chevaux, si souvent vainqueurs dans
les courses panhelléniques, et dont Pindare a célébré les hauts
faits, fière de posséder seule le fameux sylphium, une plante
médicinale qui passait pour une panacée universelle, et dont
elle mettait l'image sur ses monnaies, Cyrène était la plus belle
et la plus industrieuse des « cinq villes; » elle fut la rivale de
Carthage, puis, englobée dans une province romaine et réunie
à la Crète, elle resta encore une cité importante jusqu'à la
conquête musulmane. Aujourd'hui, les ruines de ses temples et
de ses portiques jonchent le sol sur de vastes çspaces, et les
chèvres y broutent parmi les arcs des voûtes effondrées et les
fûts gisans des colonnes de marbre.
Dans la stérilité de l'Afrique tripolitaine, la Gyrénaïque est
une verdoyante exception : les géographes la définissent une oasis
de montagne au bord de la mer, et les Arabes la nomment le
Djebel Akhdar, la Montagne verte. Selon Hérodote, les anciens
Libyens disaient qu'au-dessus de Cyrène, « le ciel est percé; » il
laisse couler, en effet, vers la terre altérée, d'abondantes pluies
d'hiver, et, l'été, la rosée, ce bienfait inconnu aux steppes saha-
riennes, vient rafraîchir les plantes. On a comparé le plateau de
Barka au Sahel d'Alger; mais, au lieu d'être entouré par une
Mitidja, il est resserré, comme une île, entre le désert et la mer;
il domine, de ses pentes rapides, des régions beaucoup plus basses :
à l'Est, les terrasses de la Marmarique, qui ne dépassent pas
300 mètres, et, au Sud, la longue dépression du Barka-el-Beida
(Barka-le-blanc), inférieure, par endroits, de 10 à 70 mètres, au
niveau de la mer, et qui limite, comme un fossé, la forteresse
du plateau.
C'est, semble-t-il, sur le « Plateau vert » que les légendes
antiques plaçaient le fameux jardin des Hespérides. Tous les
arbres fruitiers de la zone méditerranéenne s'y mêlent, en effet,
aux palmiers et aux bananiers africains, et il suffirait de refaire
les travaux d'irrigation que les anciens avaient exécutés avec un
art si admirable, et dont on trouve partout les vestiges, pour
obtenir des vergers splendides, des champs de roses, de safran,
de céréales et de légumes. Le blé pousse très bien sur le « Pla-
teau rouge (1) » et, malgré les procédés rudimentaires des indi-
(1) Barka-el-Homra: ce sont les parties du plateau où un humus chargé de sels
de fer recouvre le sol, lui donne une teinte rougeâtre, et augmente sa fertilité
566 . REVUE DES DEUX MONDES.
gènes, il donne des rendemens supérieurs à ceux de nos Cam-
pagnes. Les pâturages nourrissent des troupeaux nombreux,
mais, faute de soins, les races sont dégénérées; les bœufs sont
petits, les chevaux manquent de finesse et d'élégance. L'olivier
sauvage pousse partout, sur les coteaux, en dépit de la dent des
chèvres. Des forêts de thu^^as, de pistachiers, de cyprès, s'étagent
sur les collines les plus hautes, et les lauriers-roses tapissent le
fond des ravins et des ouadi. Ainsi, un climat doux et tempéré,
malgré le ghebli qui souffle de temps à autre et qui apporte
l'haleine brûlante du désert; une atmosphère salubre, malgré
la malaria qui sévit dans quelques plaines mal drainées : telle
est la Cyrénaïque; de toutes les parties de la Tripolitaine sou-
mises à l'empire ottoman, elle est la seule où puisse prospérer
une population européenne. Elle retrouvera sans doute un jour
la prospérité qu'elle connut dans l'antiquité, mais, pour le mo-
ment, elle est à peine habitée : un vali turc, secondé par cinq
caïmacans et gardé par quelques bataillons, est chargé, nous
dirions de l'administration, si le mot n'était pas trop ambitieux
quand il s'agit du gouvernement turc. L'influence politique et
religieuse appartient surtout aux Senoussites; presque tous les
habitans sont affiliés à la secte et obéissent aux mots d'ordre
transmis, du fond du Ouadaï, par le Mahdi vénéré.
Le commerce de Benghazi est très faible; elle n'exporte
qu'un peu de blé et quelques moutons qu'elle envoie à Malte,
un peu d'alfa, de laine brute, quelques éponges, et cependant
c'est, après Tripoli, le premier port des deux vilayets. Une piste
transsaharienne, qui fut jadis assez fréquentée, part de la petite
ville, et, par les oasis d'Aoudjila(l) et de Koufra, les caravanes,
après un terrible voyage, atteignent le Ouadaï ou le Darfour.
Sous la protection des Senoussites, le trafic, par cette voie, s'est
quelque peu développé, mais il est encore et il restera toujours
d'une importance médiocre.
Le plateau de Barka occupe, dans le bassin oriental de la
Méditerranée, une position très avantageuse. Il se dresse, comme
un château fort, en face du cap Matapan et des trois pointes de
la Grèce, dont il est séparé par 600 kilomètres de mer, coupés
à mi-chemin par la Crète; à égale distance de Malte et de
l'Egypte, ses ports commandent la route de Suez et des Indes;
(1) A 350 kilomètres au sud de Benghazi.
LA TRIPOLITAINE. 567
une station de torpilleurs, qui y aurait son point d'appui, maîtri-
serait la navigation dans toute la Méditerranée orientale. La côte,
avec ses falaises abruptes, ofTre peu de bons refuges; mais, vers
l'Ouest, Benghazi, qui n'est actuellement qu'une rade foraine,
pourrait devenir très sûre si on la fermait par deux jetées.
A l'Est, se creusent plusieurs baies magnifiques : Ras-el-Halal,
l'ancien Nausathmos, ofîre un abri même aux bàtimens de fort
tonnage. Le golfe de Bomba pénètre au loin dans les terres; pro-
tégé des vents du Nord et de l'Ouest par de hautes collines, il
présente un très bon et très profond mouillage, que l'amiral
Gantheaume utilisa en 1808; Rohlfs, qui l'a visité, déclare qu'il
pourrait devenir le meilleur port de guerre de toute l'Afrique
septentrionale. Plus à l'Est encore, cachée derrière un promon-
toire rocheux, et garantie de tous les vents par le rebord du pla-
teau de Marmarique, la baie de Tobrouk enfonce dans le littoral
ses profondes indentations ; Schweinfiirth, qui l'a vue en 1883,
la déclare vaste, sûre, profonde et la compare à celle de La Val-
lette et au lac de Bizerte. Une puissance militaire européenne,
qui serait maîtresse de la Cyrénaïque, n'aurait donc que le choix
pour établir, dans une position excellente, entre Bizerte, Malte,
Messine et, d'autre part, l'Egypte et les échelles du Levant, un
port de guerre de premier ordre. La nation qui le posséderait
serait en mesure d'exercer une influence décisive sur les destinées
de la Méditerranée orientale.
III
Où finissent les espaces déserts que les cartes attribuent à la
Tripolitaine et que les traités reconnaissent à la Sublime Porte,
il est difficile de le dire avec précision; vers l'Est, les Turcs
occupent efl"ectivement l'oasis d'Aoudjila; vers l'Ouest, entre le
Sahara tripolitain et « l'arrière-pays » tunisien, aucune frontière
n'a été tracée. Des garnisons ottomanes ont pris possession des
oasis du Fezzan, de Rhadamès, Sinaoun, Derdj, et, plus au Sud,
de Rhât; « mais le pays ouvert, les points d'eau, les routes et
les pâturages sont restés le domaine indivis de nos tribus tuni-
siennes, des Touareg et des bergers de Rhadamès et de Sinaoun,
sans que jamais les Turcs aient pensé à y faire acte d'auto-
rité (1). » Au Sud du tropique du Cancer, la convention franco-
(1) Commandant Rebillet, les Relations commerciales de la Tunisie avec le
568 REVUE DES DEUX MONDES,
anglaise du 21 mars 1899 détermine les limites de « l'hinter-
land » tri poli tain et du Soudan français.
Mourzouk, Rhadamès, Rhât, sont célèbres dans l'histoire des
explorations africaines; leurs noms sont familiers à nos oreilles;
ce ne sont cependant ni de grandes villes, ni des centres de pro-
duction et de culture, mais tout simplement des oasis où les
caravanes font séjour et où se croisent les pistes du désert; la
circulation transsaharienne est leur seule raison d'exister. Les
hommes qui les habitent vivent tous du passage des caravanes,
soit qu'ils les conduisent, soit qu'ils en exigent un tribut, soit
qu'ils les pillent; chameliers et coupeurs de routes, avec quelques
noirs qui cultivent les jardins et veillent aux irrigations, voilà
toute la population de ces « métropoles du désert. »
Dès que l'on sort de Tripoli, avant d'avoir perdu de vue la
mer, on est dans le Sahara, et, si l'on se dirige vers le Ouadaï
ou le Bornou, l'on ne cesse d'y rester pendant au moins 2 300 ki-
lomètres (1); si c'est vers Tombouctou et le Niger, la distance
est encore plus longue. Et cependant, c'est entre Tripoli et le
Tchad que le Sahara offre la moindre largeur : l'échancrure des
Syrtes mord sur le désert, et la courbe parallèle, que dessine la
bordure montagneuse des plateaux sahariens, recule la limite de
l'absolue stérilité; un chapelet d'oasis et de points d'eau facilite,
dans une certaine mesure, la redoutable traversée. C'est pourquoi,
de toute antiquité, des caravanes sont venues du Soudan à Tri-
poli, apportant jusqu'à la Méditerranée les produits de l'Afrique
centrale. Les Romains ont connu cette route, et probablement les
Phéniciens avant eux; ils ont exploré et occupé le pays des
Garamantes ; l'on retrouve, au Fezzan, la trace de leurs travaux
autour des sources et des puits; à Rhadamès, tenait garnison un
détachement de la légion III® Augusta, qui resta chargée de la
défense de l'Afrique pendant presque toute la durée de l'Empire;
une inscription a perpétué jusqu'à nous le souvenir de son
séjour.
Depuis l'antiquité, les routes du désert sont restées les mêmes :
de Tripoli, deux pistes se dirigent l'une, au Sud, vers le Fezzan,
l'autre, oblique, au Sud-Ouest, vers Rhadamès.
Sahai'a et le Soudan (1896). Nous avons réussi, en ces dernières années, à attirer
de nouveau vers les marchés de la Tunisie quelques caravanes de Rhadamès, qui,
depuis l'établissement de notre Protectorat, en avaient désappris le chemin.
(1) C'est la distance de Tripoli à Barroua, sur le Tchad.
LA TRIPOLTTAINE. 569
La première traverse le Saliara presque en ligne droite, clu
Nord au Sud, et aboutit au lac Tchad. Sorties de Tripoli, les
caravanes contournent le Djebel Rharian, puis s'élèvent sur les
pentes du plateau crayeux qui étend ses champs de cailloux et
ses rochers dénudés jusque près de Mourzouk. Quelques puits,
çà et là, jalonnent la route et, dans cette première partie de leur
course, hommes et bêtes ne restent que quatre jours sans trouver
d'eau. Mourzouk, que nos géographies appellent pompeusement
« la capitale du Fezzan, » n'est qu'une pauvre bourgade, et le
Fezzan lui-même ./est qu'une série d'oasis de médiocre valeur;
mais de là rayonner 1. dans tous les sens, les pistes sahariennes :
vers le Kouar et le Ouadaï, au Sud; au Nord, vers Tripoli et la
mer; à l'Est, vers Benghazi, Djalo et l'Egypte ; à l'Ouest, vers Rha-
damès et In-Salah. Le Fezzan est un carrefour, comme le Touât,
Il n'y faut pas chercher un centre politique important; le point
où séjournent les caravanes et où s'opèrent les échanges a varié
selon le caprice des nomades, tantôt Djerma, tantôt Zouila ou
Trâghen, aujourd'hui Mourzouk. La ville, où, sauf quelques
averses de printemps, il ne pleut jamais, n'a qu'une eau de mau-
vaise qualité, qui s'épand autour d'elle en marécages croupissans,
et en fait un séjour malsain pour les Européens et infesté de
malaria. Une longue rue, où s'ouvrent des boutiques, avec quel-
ques ruelles perpendiculaires, constituent la triste « capitale »
où réside un mutasserif turc et où campe une petite garnison.
Quelques bœufs chétifs et de médiocre qualité, des moutons sans
laine, des dattes, sont à peu près les seules ressources de ce pauvre
pays.
Les caravanes, reposées et ravitaillées à Mourzouk, reprennent
leur marche vers le Sud, s'arrêtent à Ghâtroun et entament la
partie la plus pénible de leur voyage. « Des pierres, rien que
des pierres (1), » voilà ce que l'on trouve de Mechrou aux oasis
du Kouar. La longue traînée de ces oasis, dont Bilma est la prin-
cipale, permet enfin aux hommes et aux bêtes de se refaire pen-
dant quelques jours. Encore 120 kilomètres de dunes et l'on
arrive à Agadem, où les pluies soudaniennes commencent à faire
sentir leur bienfaisante influence; il ne reste plus à traverser
que la Tintoumma, une steppe désolée et très fatigante, et l'on
arrive aux bords du Tchad. De Tripoli à Kouka, sur le lac, le
(1) De Saint-Louis à Tripoli par le Tchad, par le capitaine Monteil. Préface
de M. E.-M. de Vogué. 1 vol. in-4o illustré; Alcan
S70 REVUE DES DEUX MONDES.
voyage a duré quatre longs mois; hommes et bêtes sont épuisés:
les chameaux sont à bout de forces; leurs bosses, où la nature
leur permet d'emmagasiner une réserve de vivres, sont presque
fondues; beaucoup ont péri et leurs carcasses blanchies jalon-
nent les routes du désert. Cette voie n'a été parcourue, en ces
dernières années, que par une seule mission européenne, celle du
capitaine Monteil, au retour de sa mémorable traversée du Soudan;
elle conduit de Tripoli au Tchad et à tous les pays qui l'entourent,"
le Kanem, le Ouadaï, le Bornou, et, jusqu'au delà du puits de
Mechrou, elle est nominalement sous l'autor" ) des Turcs.
De Tripoli, une autre route s'enfonce Ltns les profondeurs
du Sahara. 520 kilomètres, que l'on franchit en quinze ou vingt
étapes, et l'on est à Rhadamès, l'antique Cydamus, vieille villei*
liby-phénicienne, presque aussi célèbre dans l'histoire et dans les
légendes du désert qu'In-Salah et Tombouctou. Rhadamès,
c'est, comme Mourzouk, une oasis où se croisent, à égale dis-
tance de Tripoli et de Gabès, plusieurs routes du désert. La
ville doit son existence à une belle source qui jaillit à la limite
de l'Erg et des plateaux pierreux, dans un étranglement où la
Hamada-el-Homrâ s'enfonce et se prolonge, vers l'Ouest, comme
un isthme, entre deux mers de sable. C'est le chemin d'In-Salah
et du Touât, la voie qui coupe le désert dans le sens de sa plus
grande longueur, d'Est en Ouest, et qui conduit, de Tripoli, du
Fezzan et même d'Egypte, vers le Tidikelt et, de là, vers le
Maroc au Nord et vers Tombouctou et le Sénégal au Sud.
Entre Rhadamès et Tombouctou, les relations, par In-Salah,
sont relativement fréquentes, ou du moins l'étaient avant la con-
quête du Tidikelt et du Touât par les Français; à Tombouctou,
les gens de Rhadamès occupent tout un quartier; à Kano, dans le
Bornou, ils possédaient aussi , avant le passage dévastateur de
Rabah, les plus belles maisons. Les Touareg sont les maîtres
du commerce et les propriétaires des jardins; ils sont les vrais
seigneurs de Rhadamès, et, s'ils acceptent une garnison turque,
cest pour qu'elle les protège contre une attaque des Français; des
noirs, qui cultivent l'oasis, vivent, dans une sorte de servage, sous
l'autorité de l'aristocratie targui. Rhadamès est peut-être le centre
commercial le plus important et la ville la plus influente de tout
le Sahara central, surtout depuis qu'In-Salah, qui, à 800 kilo-"
mètres plus à l'Ouest, fait, pour ainsi dire, pendant à la vieille
cité phénicienne, est tombée aux mains des chrétiens.
LA TRIPOLITAINE. 671
En piquant droit au Sud, une vingtaine d'étapes conduisent
à Rhàt, la mystérieuse métropole des Touareg Azdjer, l'un des
carrefours du commerce saharien, l'étape obligatoire des cara-
vanes en route pour le Soudan. Duveyrier, qui a campé sous ses
murs sans y pénétrer, la décrit comme une ville d'environ
4 000 habitans, ceinte de murailles et entourée de palmeraies et
d'oasis (1). Mais le naïb Mohammed-el-Taïeb, le chef qui est allé
chercher à Rhàt les assassins du marquis de Mores, a pénétré
dans la ville e', 1898 et, d'après lui, elle ne renfermerait plus
que 300 habif .iis sédentaires. Quelque erroné que puisse être un
chiffre aussi faible, il n'en semble pas moins très probable que la
prospérité de l'oasis a dû pâtir de la présence des Turcs et subir le
contre-coup des troubles du Bornou et des ravages de Rabah (2).
Le principe des « arrière-pays » [hintertand], défmi par la
conférence de Berlin, s'il était rigoureusement appliqué à Rha-
damès et à Rhât, les placerait sans conteste parmi les dépen-
dances de notre Protectorat tunisien; la frontière, indiquée à
travers le désert par la convention du 21 mars 1899, semble
aussi les englober dans le Sahara français. Mais, par crainte de
la venue des chrétiens, les deux oasis ont accepté des garnisons
turques. En 1862, la mission française de MM. Mircher et de
Polignac, qui séjourna à Rhadamès et signa un traité d'amitié
et de commerce avec les chefs touareg, n'y trouva qu'un gou-
verneur ottoman sans autorité ; deux ans après, un fort était con-
struit et des troupes installées. Le même fait s'est produit à
Rhàt. Vers 1880, les Turcs, pour la première fois, y entrèrent
par trahison; mais, en 1886, les Touareg reprenaient la ville de
vive force et massacraient la garnison. Les soldats du Sultan,
depuis lors, s'y sont de nouveau établis ; haïs des nomades,
qui ne sont ni de la même race ni de la même secte, ils y sont
tolérés pour protéger l'oasis contre un coup de main des Fran-
çais.
Ainsi, à Rhadamès et à Rhât, nous nous heurtons à des
droits acquis ; mais, le jour où la Porte viendrait à cesser
d'exercer son autorité dans l'Afrique du Nord, nous aurions le
droit strict, en vertu du principe des hinterland et de l'ancien-
neté de nos relations avec les chefs touareg, de revendiquer
(1) Duveyrier, les Touareg du Nord. Paris, 1864, in-S".
(2) Sur Rabah et les pays du Tchad, voyez le beau livre de M. Emile Gentil :
la Chute de l'Empire de Rabah. i vol. iii-8° illustré ; Hachette, 1902.
872 REVUE DES DEUX MONDÉS,
les deux oasis; et, si nous consentions à les abandonner aux
successeurs des Turcs, ce ne pourrait être que moyennant des
compensations et, en tout cas, à la condition expresse que nous
y conserverions le droit de passage, soit pour les caravanes de
nos indigènes, soit pour le télégraphe, voire pour le chemin de
fer, que nous voudrions, plus tard, y faire passer.
De Rhât, dernier poste occupé par les Turcs, les caravanes
qui vont au Soudan continuent leur route au I: nd, s'élèvent sur
les hauteurs du Tassili, longent le pied de l'Ahagvar, parviennent
au massif de l'Aïr et, de là, en six jours, atteigi ent la steppe,
c'est-à-dire sortent du désert. Zinder, que commande actuel-
lement un poste français, le fort Cazemajou, est le point d'abou-
tissement de cette grande voie du désert, la ville où s'échangent
les produits du Nord contre ceux du Soudan; M. Foureau té-
moigne y avoir rencontré une douzaine de négocians tripolitains
qui trafiquent avec le Bornou et les riches régions de la vallée
de la Bénoué (1).
Telles sont les principales routes du désert qui conduisent à
Tripoli; si l'on y joint celle qui, de Benghazi, mène au Darfour
et au Ouadaï, l'on aura énuméré toutes les voies par où le com-
merce africain peut parvenir aux ports des Syrtes.
En dépit des voyageurs, nous craignons qu'il ne subsiste
encore beaucoup d'illusions sur la richesse des royaumes qui en-
tourent le Tchad et sur l'importance des échanges qu'ils peuvent
faire avec la Tripolitaine ou le Maghreb. La magie des légendes
exerce son charme sur nos imaginations européennes ; les cara-
vanes nous apparaissent multipliées, les ballots de marchandises
prennent des proportions fantastiques; l'éloignement produit dans
nos esprits un phénomène de mirage comparable à celui qui,
dans les plaines arides du désert, grandit les objets en les réfrac-
tant et qui donne à la moindre touffe d'herbe l'aspect d'un grand
arbre et à la moindre pierre les dimensions d'un palais. La réa-
lité paraît moins brillante. Tout le commerce transsaharien ne
dépasserait pas, selon M. Schirmer, 9 millions de francs par an,
et il ne se fait pas tout entier par la Tripolitaine. Le dernier
rapport de M. Rais, consul de France, constate qu'en 1900, les
échanges de Tripoli avec l'Afrique centrale ont été de 3 mil-
lions aux exportations de l'intérieur et de 2 millions et demi
(1) Sur Zinder, voyez le chapitre xi du livre de M. F. Foureau : D'Alger au
Congo par le Tchad. 1 vol. in-8° illustré ; Masson, 1902,
LA TRIPOLITAINE. 573
aux importations. Presque chaque année, le trafic transsaharien
aboutissant aux ports tripolitains va en décroissant. Comment en
serait-il autrement d'un mouvement d'échanges qui s'opèrent à
plus de 2 000 kilomètres de distance, à travers le plus redoutable
des déserts? Jamais pareil commerce ne pourra prendre un grand
développement, quand même la sécurité viendrait à régner dans
tous les pays que traversent les caravanes. Des voyages qui du-
rent de dix-huit mois à deux ans ne peuvent être accomplis que
par un nombre restreint d'individus. La voie de Tripoli au Tchad,
par Mourzouk et Bilma, n'est guère fréquentée chaque année,
selon le lieutenant-colonel Monteil, qui l'a parcourue, que par
deux caravanes. La route de Rhadamès est plus sûre; les Azdjer
du Tassili et les Kel-Oui de l'Aïr, moyennant une taxe fixe, diri-
gent et protègent les caravanes ; les Kel-Oui vont les chercher en
janvier à Kano ou à Zinder, où ils possèdent un village, et les
conduisent jusqu'à Bir-Assiou, entre Rhât et l'Aïr, oii les Azdjer
viennent les prendre pour les mener jusqu'à Rhadamès. Malgré
ces conditions relativement favorables, l'importance du trafic
par Rhât et Rhadamès est très restreinte; comme tous ceux du
Sahara et du Soudan septentrional, ces deux marchés sont en
décadence.
Le commerce transsaharien de Tripoli est, dirions-nous vo-
lontiers, plus pittoresque que productif. Le départ ou l'arrivée
d'une caravane, le déballage des marchandises, le chargement
des chameaux sont des incidens qui saisissent l'attention des
voyageurs; mais, si un pareil trafic peut enrichir des traitans
maures ou juifs, des convoyeurs touareg, gens qui se conten-
tent de peu et qui ont l'habitude séculaire de ce genre d'af-
faires, il ne saurait suffire à attirer sur le pays des convoitises
étrangères. Des plumes, dont la valeur a baissé depuis que les
autrucheries du Cap font concurrence aux articles du Soudan,
un peu d'ivoire, quelques kilogrammes de paillettes d'or, des
cornes de gazelles, des gommes, des peaux brutes, un peu de
natron, d'encens, de myrrhe, voilà à peu près tout ce qu'appor-
tent les caravanes; au départ, elles emportent des cotonnades,
des armes, de la poudre, du sel, des objets fabriqués, tout cela
en faibles quantités.
La ruine de ce trafic transsaharien tient à une cause géné-
rale, l'occupation, par les puissances chrétiennes, de toutes les
côtes de l'AfTique du Nord et de tout le pourtour, du. grand. dé-
574 REVUE DES DEUX MONDES.
sert. Dans notre siècle, où le commerce universel tend à devenir
toujours plus rapide et toujours plus spécialisé, les caravanes
sont un anachronisme, une survivance d'un passé disparu. Au
temps des Phéniciens, des Grecs et des Romains, traverser le
Sahara était le seul moyen d'arriver à la Méditerranée et d'y
apporter les marchandises de l'Afrique tropicale, et surtout les
esclaves; les bateaux du temps ne permettaient pas d'aller par
mer au Congo ou au Niger, dont on ignorait jusqu'à l'existence,
et les routes du désert de Libye étaient les seules voies connues
et praticables. La pénétration européenne modifie chaque jour
les conditions de la vie économique dans l'Afrique du Nord; en
restreignant l'esclavage, elle supprime l'article le plus recherché
sur les marchés du Maghreb et du Levant. Malgré nos efforts,
les caravanes ne se dirigent plus guère que vers les pays restés
musulmans, le Maroc et Tripoli, ou, transversalement, de Tom-
bouctou en Egypte. La prise d'In-Salah par nos soldats a profon-
dément troublé les habitudes des trafiquans musulmans; l'oc-
cupation de Tripoli, de Mourzouk, de Rhadamès et de Rhât par
les chrétiens aurait des conséquences plus graves encore; loin
d'aider au relèvement du commerce saharien, elle en précipite-
rait le déclin. A mesure que les colonies françaises, anglaises,
allemandes du Congo et du Soudan seront mises en valeur et
exploitées, à mesure que les voies fluviales seront améliorées et
des chemins de fer de pénétration construits, les produits de
l'Afrique centrale seront dirigés directement vers le golfe de
Guinée, d'où ils arriveront en Europe, par bateaux, bien plus
vite qu'à dos de chameaux ils ne parviendraient à Tripoli. Ainsi
il ne subsistera qu'un faible mouvement d'échanges, rendu né-
cessaire par le ravitaillement des oasis et des tribus nomades et
l'exportation de quelques produits spéciaux, propres auz oasis,
comme les dattes. Quant au commerce transsaharien par cara-
vanes, à moins que l'on ne découvre dans le désert d'importantes
richesses minérales, l'avenir qui l'attend, c'est une diminution
graduelle et fmalement une disparition presque totale. Comme
port du Sahara, comme point d'aboutissement des caravanes,
les destinées futures de Tripoli sont donc loin de s'annoncer
brillantes; elle cessera de plus en plus d'être un emporium du
Soudan; c'est vers le monde méditerranéen qu'elle devra tourner
ses regards et orienter son activité.
LA TRIPOLITAINE. 575
IV
C'est bien aussi comme un pays riverain de la Méditerranée,
plus encore que comme un Etat africain, qu'en Italie la Tripoli-
taine passionne l'opinion publique et préoccupe les hommes
d'État. Que les côtes de Tripoli et de Cyrène ne doivent cesser
d'être turques que pour devenir italiennes, c'est ce que personne
ne met en doute dans la péninsule, et le gouvernement a réussi
à faire admettre tacitement qu'il possède, sur les deux vilayets
de Tripoli et de Barka, une sorte de droit de préemption. Ce
droit, les Italiens ont-ils quelques raisons de le revendiquer,
sont-ils sur le point de le faire valoir, c'est ce que nous nous
demanderons maintenant.
La Tripolitaine est aujourd'hui trop connue pour que nos
voisins espèrent y trouver, le jour où elle tomberait entre leurs
mains, la clé du Soudan ou le débouché d'un très grand com-
merce. II y a beau temps que la fameuse prédiction de Rohlfs a
perdu tout crédit : « Celui qui possédera Tripoli, écrivait-il
sera le maître du Soudan ; la possession de Tunis ne vaut pas la
dixième partie de celle de Tripoli. » En dépit de la formule plus
frappante que vraie du célèbre voyageur allemand, nous serions
imprudens d'offrir aux maîtres, quels qu'ils soient, de la Tripo-
litaine, d'échanger, contre leur lot, notre Tunisie.
C'est d'abord un pays de colonisation et d'expansion que les
italiens, n'ayant plus le choix dans l'Afrique partagée, espèrent
acquérir sur les rivages des Syrtes. Ils n'ignorent pas cependant
que toute la Tripolitaine, si l'on en excepte de rares oasis, est et
sera toujours rebelle à la culture ; quelques puits qui pourraient
être creusés, quelques oasis artésiennes qui pourraient être
créées, ne suffiraient pas à transformer le désert en un jardin ou
la steppe en un champ de blé. Mais, en Cyrénaïque, quoique
l'étendue cultivable ne dépasse pas les limites du plateau de
Barka, les paysans de l'Italie du Sud trouveraient une terre où
un certain nombre d'entre eux pourraient vivre plus à l'aise que
dans les Fouilles ou les Calabres. C'est pour cette raison que
plusieurs députés socialistes au parlement de Montecitorio,
comme le fameux agitateur sicilien de Felice, se montrent parti-
sans d'une expédition prochaine, tandis que d'autres, comme
M. Enrico Ferri, plus préoccupés de leurs passions antimilita-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
ristes que de la détresse des paysans du royaume de Naples et de
la Sicile, sont opposés à toute intervention. Le député Morgari,
récemment envoyé à Tripoli par le journal socialiste VAvanli,
en est revenu avec des conclusions optimistes ; il paraît croire
à l'avenir de la colonisation en Tripolitaine et à la facilité de la
conquête. Ainsi semble s'établir, parmi les hommes de tous les
partis, un courant d'opinion qui pousse à une politique d'an-
nexion et d'expansion.
Mais d'autres mobiles, plus impérieusement quoique peut-être
plus inconsciemment, agissent sur l'opinion publique. Les peuples,
et les latins en particulier, cèdent plus volontiers encore aux
entraînemens de leurs passions qu'aux suggestions de leurs in-
térêts. Plus haut que partout ailleurs, sur le sol de la grande
péninsule historique, la voix des générations disparues crie aux
vivans la gloire d'autrefois. L'Italie, depuis qu'elle a réalisé son
unité politique, a retrouvé, dans la poussière de l'histoire, des
formules de domination et des traditions de grandeur : elle s'est
souvenue que les Romains d'autrefois, en regardant, des deux côtés
de la péninsule, les flots de la Méditerranée qui en viennent
battre les rivages, disaient : « Mare nostrum, » et que, plus tard,
les Vénitiens appelaient l'Adriatique « le golfe de Venise » et cou-
vraient de leurs comptoirs toutes les côtes de l'Orient musulman.
Il est impossible, quand on est l'Italie, de n'avoir pas une poli-
tique méditerranéenne et des prétentions à faire valoir dans l'un
et l'autre bassin de la Mer intérieure. L'Italie, dès qu'elle fut
devenue un royaume, connut ces ambitions. C'est comme ache-
minement à la domination de la Méditerranée, que la possession
de la Tripolitaine excite, dans la Péninsule, l'enthousiasme des
foules et stimule l'activité des politiques.
L'occupation de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque se lie d'ail-
leurs, dans les conceptions du parti que l'on appellerait impéria-
liste, si le mot n'était pas trop gros, à tout un programme d'ex-
pansion politique et économique dans la Méditerranée orientale.
La Cyrénaïque, avec ses terres ouvertes à la colonisation, avec
ses belles rades de Bomba et de Tobrouk, serait, pour la puis-
sance italienne, une position de premier ordre d'où, pour ainsi
dire, elle couperait en deux la Méditerranée. Depuis longtemps
déjà, les Italiens ont cherché à prendre des hypothèques sur la
Tripolitaine, mais c'est surtout depuis la proclamation du Pro-
tectorat français en Tunisie, que des missions scientifiques péné-
LA TRTPOLITAINE. 57T
trèrent ou tentèrent de pénétrer en Tripolitaine et en Cyrénaïque,
et qu'un grand effort fut fait pour développer le commerce italien
dans les ports de l'ancienne régence. Le duc de Gênes lui-même,
avec l'aide de quelques capitalistes, organisa, pour l'exploration
et la colonisation de la Tripolitaine, une société qui envoya le
capitaine Camperio dans le pays de Barka pour y créer des sta-
tions agricoles et commerciales. Ces tentatives échouèrent de-
vant l'hostilité des indigènes et le peu d'activité des affai;*es; mais
les progrès du commerce italien, surtout en ces dernières années,
ont été considérables : depuis que l'Italie du Nord a pris un grand
essor mdustriel, le gouvernement a cherché, avec plus d'ardeur,
des débouchés nouveaux pour la production grandissante des
manufactures nationales; la Tripolitaine, quelque faible que soit
son pouvoir d'absorption, lui a semblé convenir à ce rôle. En
1898, les importations italiennes en Tripolitaine ne venaient
qu'au quatrième rang après celles de l'Angleterre (avec Malte),
de la Turquie de la France (avec l'Algérie-Tunisie) et elles ne
montaient qu'à 768 000 francs. Depuis lors, l'Italie a augmenté le
chiffre de ses échanges, grâce à l'amélioration et à la multipli-
cation des services de navigation. Au commencement de 1900, la
compagnie Florio Rubattino, aidée par nne forte subvention du
gouvernement, a établi une ligne dont les bateaux, tous les
quinze jours, touchent à Malte, Tripoli, Mesrata, Benghazi, Derna,
la Canée et s'arrêtent encore, au retour, à Benghazi, Tripoli et
Malte. En même temps, pour des motifs restés inexpliqués, la
compagnie anglaise Knott-Prince suspendait ses voyages, tandis
qu'un armateur de Malte, M. Pace, consentait à élever ses tarifs
pour les rendre égaux à ceux de la ligne italienne; en sorte qu'au-
jourd'hui, les « Rubattino » font la plus grosse part du trafic, au
vif désappointement des autorités ottomanes, qui, effrayées devoir
grandir, dans les deux Syrtes, l'influence italienne et augmenter
le nombre des nationaux du roi Victor-Emmanuel III, s'efforcent
de créer une ligne de navigation turque. La compagnie française
Touache fait, chaque semaine, le service de la côte tunisienne
et de Tripoli, oti elle apporte surtout des farines, mais elle ne
touche pas à Benghazi et néglige la Cyrénaïque, où décidément
l'influence italienne l'emporte. Elle s'y est affirmée avec éclat,
à la fin de l'année 1901, quand les Italiens, qui sollicitaient
depuis longtemps l'autorisation d'établir un bureau de poste à
Benghazi, lassés des réponses dilatoires du vali ottoman, débar-
TOMK XIK. — 1903. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
quèrent les agens et les sacs de dépêches et installèrent de force
le bureau, sous la protection de deux cuirassés et d'un croiseur
qui stationnaient en rade.
Cet incident et d'autres de même nature, l'apparition de plus
en plus fréquente du pavillon de Savoie sur les côtes des Syrtes,
l'augmentation du commerce italien, de fréquentes missions d'of-
ficiers ou de voyageurs, enfin les déclarations de M. Delcassé et
de M. Prinetti au sujet de la Tripolitaine, tout contribuait donc,
à l'automne 1901, à alarmer la Sublime Porte. Mais la Tripoli-
taine, — bien qu'on paraisse parfois n'y plus songer, — n'est pas
une terre sans maître; elle n'est pas non plus le domaine de
quelque roitelet africain; c'est une province de l'empire ottoman,
et sa situation ne peut être en aucune façon assimilée à celle de
la Régence de Tunis avant 1881, ou à celle du Maroc indépendant.
A Tripoli, en Cyrénaïque, dans le Fezzan, et même à Rhadamès
et à Rhât, l'autorité du Sultan est solidement établie; elle s'ap-
puie sur toute une administration, sur une nombreuse et solide
armée que le gouvernement turc a, depuis quelques mois, consi-
dérablement renforcée. Bien qu'il soit difficile de le savoir exac-
tement, le corps d'armée d'occupation semble compter plus de
15000 hommes; il est pourvu d'une bonne cavalerie, d'une artil-
lerie qu'un colonel allemand au service de la Porte vient de ré-
organiser ; de pareilles troupes pourraient tenir longtemps autour
de Tripoli. De plus, le Sultan, inquiet des ambitions avouées de
l'Italie, a récemment institué, dans ses provinces africaines, une
sorte de conscription ; cette réforme n'a pas été appliquée sans
quelque résistance de la part des tribus, et des troubles ont éclaté
à l'automne 1901; mais, actuellement, l'organisation des con-
tingens indigènes est en bonne voie et l'on] estime qu'ils fourni-
raient, en cas de guerre contre l'infidèle, 1 200 cavaliers réguliers
et 3000 Hamidié, 8000 fantassins réguliers et 12000 Hamidié.
Un envahisseur, parvenu à se rendre maître de Tripoli et du pla-
teau de Barka, devrait encore s'enfoncer dans le désert, jusqu'au
Fezzan, et peut-être plus loin encore, et y consumer ses forces
dans une lutte sans gloire et sans profit. 50 000 hommes et
100 millions suffiraient à peine pour mener à bien une pareille en-
treprise. C'est sans doute assez pour qu'il ne semble pas, dans les
circonstances actuelles, que l'Italie soit à la veille de rompre la
paix en portant le premier coup à l'édifice encore solide de l'em-
pire ottoman et en débarquant ses troupes sur les côtes des Syrtes.
LA TRIPOLITÂINE. 579
D'autre part, la valeur propre des vilayets africains, nous
l'avons montré, est médiocre, et la France pourrait, sans grand
dommage, se désintéresser de leur sort, si le « problème tripoli-
tain » n'était pas de nature à amener des complications jusqu'au
Soudan ; s'il n'impliquait pas un changement de l'équilibre actuel
des forces dans la Méditerranée et si, enfin, il ne risquait de ré-
veiller la question toujours brûlante de l'intégrité de l'empire
ottoman. L'attitude que le gouvernement français a paru prendre
vis-à-vis de la Sublime Porte, en se mêlant de traiter, sans elle,
de l'avenir de l'une de ses provinces, a déjà eu, les faits permet-
tent de le constater en Afrique même, des conséquences graves.
Des soldats turcs, partis du Fezzan, sont allés occuper, dans la
zone saharienne nettement reconnue à la France par les traités,
les oasis de Kouar et de Bilma, et, s'ils se sont retirés, peu de
temps après, sur les injonctions de nos officiers, leur tentative
pour se rapprocher du Kanem et du Ouadaï, au moment où des
difficultés surgissaient, à l'Est du Tchad, entre nous et la puis-
sance senoussite, était néanmoins significative : elle révélait un
accord entre le Sultan de Constantinople et les chefs de la plus
puissante des confréries musulmanes de l'Afrique du Nord; un
mot d'ordre semblait partir de Stamboul pour exciter contre nous
des résistances dans ce monde musulman, où nous comptons tant
de sujets et que nous nous efforçons, depuis si longtemps, de
gagner à notre cause. Tout récemment, sur un autre point de
leur empire, les Turcs ont envoyé des troupes prendre possession,
à l'entrée de la Mer-Rouge, du territoire de Gheik-Saïd, que,
malgré nos droits incontestables, nous avons toujours négligé
d'occuper. Ainsi se manifeste, sans sortir de notre domaine colo-
nial, une solidarité étroite entre les divers problèmes qui inté-
ressent dans le monde notre situation de grande puissance :
d'une question, purement méditerranéenne en apparence, naissent
des difficultés inattendues au cœur de l'Afrique et jusqu'en Asie.
Et ces difficultés, avec les répercussions imprévues qu'elles ris-
quent d'entraîner, ne révèlent que trop la cohésion toujours
redoutable qui, en face de l'Europe divisée, peut, à certaines
heures, réunir le faisceau des forces de l'Islam.
René Pinon.
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE
LES MOYENS DE TRANSPORTS URBAINS
1(1)
FIACRES ET OMNIBUS
« Ah ! quelle drôle de chose, regardez donc, papa, un tram-
way tiré par des chevaux ! » disait avec surprise, aux Etats-Unis,
un jeune enfant qui n'était jamais sorti de sa ville natale, des-
servie uniquement par des « cars » électriques ou à vapeur, et
qui, jusqu'à son premier voyage dans une localité moins avancée,
n'imaginait pas qu'il pût exister nulle part des véhicules publics
à traction animale.
Au contraire, des chevaux allant de Jérusalem à Damas, en
caravane à travers la Galilée, s'effrayent et se cabrent, malgré
les efforts de leurs cavaliers, lorsque, pour la première fois, ils
aperçoivent des quadrupèdes de leur espèce attelés à des voitures;
l'aspect de ces machines, auxquelles sont attachés leurs frères,
les plonge dans la stupeur, parce qu'ils n'ont jamais vu que des
chevaux montés, parmi les plateaux de la Syrie.
Ces deux extrêmes de la civilisation et de la vie patriarcale
marquent aujourd'hui, dans l'espace, la distance parcourue par
l'humanité dans la longue suite des temps. Les étapes les plus
(1) Voyez la Revue du 1" janvier 1902.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 581
anciennes, les découvertes les plus rudimentaires à nos yeux,
constituèrent sans doute d'étonnans progrès aux yeux de nos
pères. Quel beau jour fut celui où l'on inventa la roue, la simple
roue, et les échasses, ces bottes de sept lieues I
I
Les transports urbains ne tiennent qu'une place modeste dans
ce trésor d'instrumens de communication que le xx« siècle trouve,
à son aurore, mille fois plus riche que le xix® ne l'avait reçu de
son prédécesseur. Sous la Restauration les rapports entre Paris,
et Saint-Cloud étaient assurés par un « coucou, » qui partait trois
fois par jour de la Place de la Concorde, et emmenait chaque
fois sept ou huit voyageurs; 104 trains de chemin de fer, par
vingt-quatre heures, font aujourd'hui ce même trajet, sans
compter les tramways de la Compagnie des omnibus et les
Bateaux parisiens qui descendent la Seine.
Cette circulation locale, pour intense qu'elle soit, n'a pas
grande conséquence sur la marche du monde ; elle n'a même pas
eu très grande influence sur le développement moderne des
villes, car elle la plutôt suivi que précédé; mais elle accroît fort
le bien-être du citadin. Elle est devenue une nécessité de son
existence. De simples chefs-lieux d'arrondissement sont mieux
dotés maintenant de voitures publiques, que n'était le Paris de
Napoléon P"" avec ses 600 000 âmes.
Publiques ou privées, les voitures, — dans le sens que nous
donnons à ce mot, de boîtes roulantes, couvertes et closes à notre
gré, — ne sont au reste ni d'un usage, ni d'une invention très
ancienne. Les chars des Romains, ou ceux des monarques asia-
tiques, malgré leur raffinement proverbial, étaient de pitoyables
brouettes qui ne valaient pas un mauvais omnibus. La litière
antique ressemblait à ce dur « cacolet, » auquel l'administration
de la guerre a fini par renoncer, après avoir été longtemps seule
à s'en servir.
Le véhicule du moyen âge, à la ville comme aux champs,
c'est, pour les personnes, le cheval de selle et, pour les mar-
chandises, la charrette. Les selles des chevaliers sont luxueuse,
à souhait, dorées, garnies de cordouan vermeil, ou blanches,
brodées d'or, « de la façon de Lombardie, » et non dépourvues
de certaines commodités : il se trouve toujours « une pissière en
582 REVUE DES DEUX MONDES.
la selle de Monseigneur. » Les « sambues, » ou selles de grandes
dames, sont recouvertes de drap d'or, de velours orné d'orfrois;
les femmes du peuple chevauchent à califourchon sur un cuir
rembourré.
On ne voit pas que les litières fussent très goûtées, même
chez les princes : sur une maison de 340 personnes, dont 53 em-
ployées à l'écurie, l'archiduc Philippe le Beau n'a que 3 « valets
de litière, » en 1501 ; Yolande de Flandre, comtesse de Bar, qui
entretient, en 1352, 31 chevaux, dont 2 palefrois « pour le corps
de Madame, montés par elle, » et 4 palefrois pour ses dames et
ses demoiselles, sans parler des roussins des femmes de chambre,
ne possède point de litière. Il n'y en a pas davantage, à la fin
du XIV* siècle, chez M"° de La TrémoïUe; mais, sur l'état de son
écurie, à côté des écuyers, palefreniers et valets de haquenée,
figure un « valet de char. »
Ces « chars » féodaux ressemblaient à des tapissières, ou
mieux à des voitures de blanchisseur, portées sur quatre roues et
richissimes. Extérieurement couverts de draps ou peints en or et
armoriés, ils étaient à l'intérieur tendus de « samit » ou satin,
garnis de coussins et de rideaux en velours, avec des milliers de
clous, d'ornemens et de motifs en or et en argent. Mais ils
n'étaient nullement suspendus, vrais tombereaux où l'on accédait
par une échelle. Ce fut, au début du xv^ siècle, un sybaritisme
délicat que celui des « chariots branlans ; » de rares et puissans
personnages adoptèrent seuls cette nouvelle caisse, sans doute
supportée par des courroies pour adoucir les chocs, et que l'état
des routes réduisait au rôle de voiture d'apparat.
Inventés à leur tour sous François l^'', les carrosses ne furent
longtemps qu'un objet de curiosité; Paris n'en contenait que
trois ou quatre sous Charles IX, dont un appartenait à la reine
mère, Catherine de Médicis, et un autre à « Madame Diane, légi-
timée de France. » Il ne s'en vit guère plus, dans les rues de la
capitale, jusqu'à la fin de la Ligue. Les princes et Henri IV lui-
même, dans les années qui suivirent son arrivée au trône, al-
laient à cheval par la ville et, « si le temps semblait tourné à la
pluie, » mettaient en croupe un gros manteau. Le comte de
Guron, les marquis de Cœuvres et de Rambouillet, se dispensèrent
les premiers de cette règle ; « encore se cachaient-ils et fuyaient
là rencontre du roi, sachant que cela lui était désagréable. »
Le monarque, à la fin de son règne, n'avait d'autre voiture
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 883
que celle de la Reine, dans laquelle il fut assassiné par Ravaillac.
« Je ne saurais aller vous voir aujourd'hui, écrivait-il à un de
ses familiers, parce que ma femme se sert de ma coche, » Les
magistrats, les présidens au Parlement, se rendaient au Palais,
Comme au temps passé, sur leurs mules
Avec un clerc et sans laquais...
Les bourgeois modestes se contentaient de chausser, « pour
se sauver des boues, » des galoches aussi justes que possible,
avec lesquelles ils cheminaient péniblement le long des voies
étroites et malpropres. Allaient-ils aux champs, une charrette
couverte, garnie de bonne paille fraîche, servait à asseoir commo-
dément « Mademoiselle « leur femme et les enfans, tandis que la
chambrière les escortait sur un âne, et que le valet suivait à pied.
L'usage des carrosses s'établit rapidement sous Louis XIII ;
voitures monumentales, dans lesquelles huit personnes s'entas-
saient et bien grossières encore : aux portières, des « bottes » de
cuir où l'on mettait les jambes et dont l'usage se conserva jusqu'au
xvni* siècle ; dans le fond, des appuis de crin, — les « custodes, »
— destinés à amortir les cahots ; sur les côtés, des « mantelets »
de peau s'abattaient, en guise de glaces. On les bouclait solide-
ment, pour se garantir de la pluie et du froid, pour « faire prin-
temps, » comme disait le surintendant BuUion. Mieux valait de-
meurer ainsi dans l'obscurité, que d'être exposé aux intempéries.
Des montans sculptés portaient un ciel de bois, drapé d'étoffe, —
l'impériale, — auquel s'attachaient des paremens de cuir, — les
« gouttières, » — qui empêchaient l'eau de tomber à l'intérieur.
Le luxe tenait lieu de confort en ces véhicules primitifs, re-
levés de housses en velours, à passemens de Milan, et de livrées
éclatantes, chamarrés de broderies, avec des roues dorées jusques
au moyeu. Six chevaux, quatre au moins, traînaient ces massifs
édifices ; leur caisse était posée sur deux essieux fixes ; le train
de devant ne tournait pas, ce qui suffisait à rendre leur ma-
nœuvre très difficile dans la plupart des rues d'alors.
Le premier engin pour porter commodément, « de rues à
autres, les personnes qui le désireront » fut la « chaise à bras, »
découverte. Un capitaine au régiment des gardes, dès 1617, en
fut concessionnaire. Vingt ans plus tard, un nouveau modèle de
chaises portatives, couvert cette fois, était importé d'Angleterre.
« En vue de les louer et en tirer profit, » le Sr de Cavoy, capi-
584 REVUE DES DEUX JIONDES.
taine des mousquetaires du cardinal de Richelieu, reçut pour
quarante années le privilège, qui passa à sa veuve et lui valut
un beau revenu : elle fournissait les chaises aux porteurs, qui
en demeuraient responsables et lui versaient une redevance de
cent sous par semaine. Ceux-ci faisaient payer leurs services
assez cher au public ; Tallemant prétend même qu'ils le rançon-
naient, et « demandaient un écu pour aller de la place Maubert
à Notre-Dame ; » ce qui équivaudrait, de la part d'un fiacre d'au-
jourd'hui, à exiger 12 francs de son « bourgeois » pour le con-
duire du Palais-Bourbon à l'Opéra.
Les « fiacres, » précisément, commencèrent dès cette époque
(1660) à faire concurrence aux chaises portées ou roulées, ces
dernières nommées «vinaigrettes, » attelées d'un ou deux tireurs.
Un commis du maître des postes d'Amiens, « fort entendu en
chevaux, pour les bien ménager et les faire durer longtemps, »
s'était, dès le règne de Louis XIII, « avisé d'un nouveau trafic, »
qui consistait à louer des carrosses à la journée, pour la ville et
pour sa banlieue. L'hôtel de la rue Saint-Martin, siège de cette
industrie, avait pour enseigne une image de Saint-Fiacre, qui
d'abord donna son nom à l'immeuble, puis aux voitures qui en
sortaient, puis à « cette manière de gens » qui les conduisaient,
en France et en certaines localités étrangères : à Vienne, une
voiture de place à deux chevaux se nomme un « fiaker. » Dès le
ministère de Mazarin, « monter dans le char de l'enchanteur Fia-
cron, » était une forme allégorique suffisamment claire pour
dire, en langage précieux, que l'on prenait un fiacre.
Utilisés, au début, par les bourgeois qui se rendaient en leurs
« maisons des champs, » ces carrosses furent ensuite « exposés »
dans les carrefours, de sept heures du matin à sept heures du
soir, pour mener « de lieu à autre, par la ville et faubourgs de
Paris, » ceux qui les prendraient à l'heure ou à la demi-heure.
Nombre des places et des chevaux, tenue soignée ou sordide des
cochers, forme, conditions de louage et, par suite, tarif de ces
voitua-es, — calèches ou berlingots, cabriolets ou gondoles, — va-
rièrent fort jusqu'à la fin de l'ancien régime ; où elles coûtaient,
eji monnaie actuelle, depuis 40 francs par jour pour les carrosses
dorés, jusqu'à 2 fr. 40 la course, — 1 livre 4 sous, — pour les
simples fiacres, pourboires non compris. Car le pourboire était
institué dès le règne de Louis XV et représentait 3 francs par jour.
Cette course, à 2 fr. 40, était même plus chère, — comparée
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. KSS
à celle d'aujourd'hui, — qu'elle ne semble au premier abord,
puisque les distances, dans le Paris de Louis XVI, se trouvaient
moitié moindres. Pour aller au Gros-Caillou, à l'Ecole militaire,
la course était de 4 francs ; elle était de 4 fr. 80 pour aller à Vau-
girard, Charonne ou Ghaillot, et de 6 francs si l'on poussait
jusqu'à Passy, « en gravissant la montagne des Bons-Hommes ; »
ce qui, pour nous, correspond à traverser les jardins du Troca-
déro jusqu'à l'angle des rues Franklin, de Passy et de la Tour.
Encore ces prix n'étaient-ils pas suffisans pour déterminer
les fiacres à accepter des cliens à destinations si lointaines,
puisque les ordonnances de police leur enjoignent de « conduire
sans difficulté » les voyageurs en partance pour la Porte-Maillot
ou les Invalides. Les « difficultés » du public avec les cochers
ne datent pas d'hier, ils passaient déjà pour un peu épineux
sous Louis XIV. Saint-Evremond se plaint de leur brutalité, de
leur voix enrouée et effroyable, du bruit continuel que font leurs
claquemens de fouet; il plaint aussi leurs chevaux décharnés,
qui mangent en marchant.
Ces véhicules si coûteux, au nombre d'environ 3000, étaient
pourtant le seul mode de locomotion que les Parisiens de la
classe moyenne eussent à leur service sous le premier Empire;
les gens riches entretenaient à leur usage un chiffre à peu près
égal de voitures particulières; la petite bourgeoisie et le peuple
allaient à pied.
Nul n'avait songé à leur fournir un mode de transport quel-
conque, depuis l'échec, au xvii^ siècle, des « carrosses quasi-
omnibus » que le grand Pascal avait imaginés et dans lesquels,
un jour, le Roi-Soleil avait daigné prendre place. Bien que de
tels patronages dussent valoir à cette tentative l'attention de la
postérité, les historiens ont rarement envisagé l'auteur des Pen-
sées sous l'aspect de père des omnibus. L'entreprise des « car-
rosses à cinq sols, » dont il avait conçu le plan et fait en partie
les frais avec sa sœur, M"° Périer, inaugurée quelques mois avant
sa mort (1662), disparut au bout d'une vingtaine d'années, on
ne saurait dire pour quelle cause.
Comme nos lignes modernes, ces premières voitures en com-
mun partaient toutes les sept à huit minutes, « quelque petit
nombre de personnes qui s'y trouvent, même à vide ; » de sorte
que nul, disait l'affiche, n'aurait jamais à attendre le passage du
carrosse public, en quelque lieu de la route que ce fût, plus long-
586 REVUE DES DEUX MONDES.
temps qu'il ne faudrait pour faire mettre les chevaux à son propre
carrosse. »
Cet avis de la compagnie chargée de l'exploitation supposait
que ces ancêtres de nos omnibus ne seraient jamais com-
plets. Le nombre des places n'était cependant que de huit. Il
fut créé cinq lignes, desservies chacune par sept carrosses, dont
les cochers et « laquais, » chargés d'effectuer la recette, por-
taient des casaques diversement galonnées, suivant les routes,
avec les armes de la ville en broderie sur la poitrine. Les com-
missaires du Châtelet, en robe, assistés d'archers à cheval, pré-
sidèrent à l'inauguration, « avec une pompe merveilleuse, et re-
montrèrent aux bourgeois les utilités » de cet établissement.
Pour plus de sûreté, un garde de M. le Grand-Prévôt se tint en
permanence dans chaque voiture; la fouie encombrait les rues
et « les artisans cessaient leur ouvrage pour les regarder. »
M"* Périer, qui voulait juger en personne de l'effet des « car-
rosses à cinq sols, » constate qu' « il y monta même des
femmes. » Elle aussi prétendit en prendre un et attendit, rue de
la Verrerie, celui qui allait du Luxembourg à la Porte-Saint-
Antoine, par les rues de Tournon, Dauphine, Saint-Denis et des
Lombards; mais elle eut le déplaisir d'en voir passer cinq, tous
pleins, devant elle. L'institution, critiquée et ridiculisée par les
uns, applaudie et encouragée par d'autres, par le Duc d'Enghien
notamment qui s'en servit un jour, et par le Roi, qui fit venir
l'un de ces omnibus à Saint-Germain et le prit pour se rendre
chez la Reine Mère, l'institution, qui s'annonçait avec un succès
tel que le prix des places avait été porté de 5 à 6 sous, cessâ-
t-elle d'être rémunératrice? La clientèle fit-elle défaut? Toujours
est-il que les détenteurs du privilège le vendirent en IG'ili, de
leur plein gré, aux propriétaires des voitures de place
Dans la pensée de ses créateurs, le monopole de transport
public qui leur était concédé ne devait comporter aucune res-
triction, quant à la qualité des voyageurs. Mais le Parlement, en
enregistrant les lettres patentes, y ajouta cette clause : que « les
soldats, pages, laquais et autres gens de livrée, les manœuvres
et travailleurs de bras, ne pourraient entrer auxdits carrosses. »
Cette exclusion valut peut-être aux nouveaux véhicules d'être
hués par le populaire; mais les catégories, ainsi exclues en
principe par décret, l'étaient bien davantage, en fait, par le prix
élevé des places : autant vaudrait-il dire qu'il est interdit à nos
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 887
terrassiers contemporains de louer un coupé au mois. Pour un
ouvrier parisien, qui gagnait 16 sous par jour, en 1GG2, G et même
S sous représentaient le tiers de son salaire : quelque chose comme
2 francs pour notre compagnon de 1902, dont la journée moyenne
est de 6 fr. 50 dans la capitale. Il en était de même du soldat, qui
recevait alors 9 sous par jour, avec lesquels il devait se nourrir,
ou du domestique nourri, dont les gages journaliers correspon-
daient à 5 sous.
Le carrosse à 5 sous, pour le peuple du xvn° siècle, était
bien plus cher que n'est, pour le peuple actuel, le fiacre à 1 fr. 50.
Pour les « bourgeois et gens de mérite, » auxquels on réservait
l'accès de ces omnibus, la somme était comparativement moins
grosse, parce que le prix de la vie, en général, n'a pas du tout
changé dans la même proportion que les salaires ont monté :
5 sous d'alors équivalent à 0 fr. 80 seulement. Mais ce carrosse
à 0 fr. 80 la place, ne faisait qu'un trajet assez court, — deux
kilomètres environ, — comparé à nos lignes d'aujourd'hui, qui
parcourent pour 0 fr. 30, 15 et même 10 centimes, 5 ou 6 kilo-
mètres.
Une seule ligne, dite du « Tour de Paris, » était de quelque
importance, quoique ce ne fût pas un bien grand tour à faire
que celui du Paris de Mazarin : du Marais, près la Place Royale,
le carrosse se rendait à la rue Richelieu, passait la Seine au
« Pont-Rouge, » à l'emplacement du futur Pont-Royal, suivait
le quai, la rue des Saints-Pères, la rue Taranne (boulevard
Saint-Germain), la rue Férou (près Saint-Sulpice), longeait le
Luxembourg, passait devant la Sorbonne, et, par la rue Saint-
Jacques, le quai de la Tournelle et l'île Notre-Dame (Saint-Louis),
revenait à son point de départ, la rue Saint-Paul, au Marais.
Mais cette distance était partagée en six tronçons, avec un
bureau à chaque arrêt; qui passait plus de deux bureaux sans
descendre devait, une seconde fois, payer sa place; de sorte que
cet omnibus coûtait 10 sous, — 1 fr. 60, — du Luxembourg à
la rue Richelieu.
II
Au début de la Restauration, le fiacre, — en style adminis-
tratif « carrosse de place », « char numéroté » en langage poé-
tique, — restait encore sans rival et en abusait. Le prix de sa
588 REVUE DES DEUX MONDES.
course, fixé à 1 fr. 50, avait plutôt diminué, — 1 fr. 50, en 1815,
étant une somme inférieure à 1 livre 4 sous en 1787, — la pre-
mière heure coûtait 2 fr. 23, les suivantes 1 fr. 75; mais, sale
d'aspect et traîné par des chevaux misérables, il était la honte
de Paris. Quant aux environs, ils ne communiquaient avec la ca-
pitale que par le « coucou, » dans les brancards duquel termi-
nait sa carrière un animal, ironiquement surnommé Vigou-
reux, d'une force tout opposée aux efforts qu'on attendait de
lui.
Le poids du véhicule s'élevait jusqu'à l'inconnu, les dimanches
et fêtes, lorsque, aux huit personnes, assises sur les banquettes,
ci-devant rembourrées, de ces étranges boîtes, s'ajoutaient, à côté
du cocher, accroupis sur le tablier de tôle rabattu, des supplé-
mentaires à qui leur posture fit donner le nom de « lapins, »
tandis que d'autres voyageurs, les « singes, » grimpaient sur la
toiture.
A côté des fiacres, lourds et lents, de l'époque, le cabriolet,
léger et menu, allait si vite qu'il semblait fort dangereux. Il
faisait aux piétons désolés le même effet que les automobiles d'à
présent, « Si j'étais lieutenant de police, je supprimerais les
cabriolets, » disait Louis XV lorsqu'il n'y en avait en circula-
tion que deux ou trois cents. En 1830, où le signe enviable de
l'aisance était d'avoir « cheval et cabriolet, » on en comptait
plusieurs milliers, et l'autorité s'épuisait à réprimer, par des
règlemens multiples, l'excès de leur rapidité. Leur vogue,
ébranlée par l'apparition des « broughams » ou coupés modernes,
par la concurrence des paniers, des calèches, des américaines,
cessa vers la fin du règne de Louis-Philippe, et, lorsque fut
fondée, en 1855, la « Compagnie impériale des voitures à Paris »
le nom même des cabriolets ne figure plus dans l'énumération
du matériel roulant.
Administrée par « les Messageries Gaillard et compagnie, »
la nouvelle société fut d'abord investie d'un monopole, auquel
elle renonça en 1866, moyennant une indemnité annuelle. Mais,
durant la période où elle concentra en ses mains la presque-to-
talité des voitures de place, cette puissante entreprise en avait
amélioré le type, la tenue et la traction. Son rôle et son influence
demeurèrent prépondérans, sous le régime de liberté absolue,
puisqu'elle seule posséda, jusqu'à 1872, près de la moitié des
liacres en circulation dans les rues de Paris : 3000 sur 6400.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 589
Et quoique, depuis lôrs, des compagnies rivales aient surgi,
avec plus ou moins de succès, quoique refîcctif des voitures et
surtout celui des loueurs ait grossi sans cesse, les « Petites voi-
tures, » comme on les appelle, n'en sont pas moins demeurées,
sous la direction d'un président sagace, M. Bixio, le modèle de
cette industrie difficile.
Le plus fort chapitre de dépense, — 10 millions de francs sur
les 20 millions de budget annuel de la compagnie, — est natu-
rellement la « cavalerie. » Pour ce dur service du pavé de Paris,
il faut des chevaux jeunes, arrivés au maximum de leur force,
âgés de 5 ans environ, que l'on ne trouverait pas en France,
depuis que le ministère de la Guerre achète, pour l'armée, les
bêtes de 3 ans et demi chez les éleveurs. C'est de Hongrie et de
Danemark, où chaque année une commission spéciale va faire
les achats, que nous viennent des sujets tout dressés, prêts à
entrer immédiatement dans les brancards. Ils n'y resteront pas
longtemps : quatre années en général. Aussi, quoique le prix
de revient de chaque bête, dont l'introduction sur notre sol com-
porte le paiement d'un droit de douane élevé, soit de 900 francs
environ, la cavalerie ne figure à l'inventaire que pour 460 francs
par tête. La mortalité normale, compliquée parfois d'épidémies
désastreuses, de la « morve » notamment, enlève 11 pour 100
de l'effectif; 14 pour 100 des animaux sont réformés et cédés
en moyenne pour 15S francs.
L'établissement des tramways n'a pas été seulement, pour le
fiacre, une concurrence, mais aussi une cause indirecte de dom-
mages par leurs rails, qui multiplient les chutes des chevaux et
les avaries des voitures. En revanche, le bâton blanc, mis par
M. Lépine aux mains des sergens de ville, fut un bienfait, non
seulement pour les piétons, mais aussi pour les quadrupèdes.
Ils ont, grâce à lui, une minute de repos durant ces arrêts
forcés qui, de la Madeleine au Bois de Boulogne, peuvent se ré-
péter huit fois.
La distance journellement parcourue par le cheval de fiacre
est de 45 kilomètres ; mais la voiture effectue un trajet moitié
plus long, parce qu'à chacune sont affectés trois chevaux, dont un,
dit de relais, travaille tous les jours, tandis que les deux autres,
alternativement, sortent ou se reposent. Ce service de 4 000 voi-
tures, de place ou de « grande remise, » exige ainsi la présence
constante de 12 000 chevaux valides, sans compter les iadis-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
ponibles de l'infirmerie ; et ce chiffre est dépassé dans les années
d'Exposition universelle.
La nourriture d'un pareil effectif, qui représente 5 millions
de frais, est un objet d'étude continuelle. Il faut en réduire le
coût au minimum, puisque les plus légères variations de prix
se chiffrent par des sommes : 10 centimes de plus ou de moins
par tête font, en fin d'exercice, 440000 francs. Il faut se garder
en même temps d'économies obtenues au détriment du bon
état dans lequel ces animaux doivent être maintenus. M. Bixio,
en ces matières, fut un novateur. Il remarqua, chez le proprié-
taire des omnibus de la gare de Sceaux, où il était en dépla-
cement de chasse, la belle condition de ses chevaux et demanda
quelle était leur ration. — « Pas de ration, lui fut-il répondu,
ils mangent ce qu'ils veulent. — Mais mangent-ils toujours la
même chose? — Oh ! non, tantôt on leur donne plus d'avoine,
tantôt moins et l'on remplace ce grain par un autre. » Cette
constatation le conduisit à douter de la valeur sacramentelle des
comestibles, — foin, paille et avoine, — qui semblaient consti-
tuer, du consentement unanime, la ration-type du cheval. En
France, du moins, puisqu'en Algérie on le nourrit d'orge, de
carottes et de caroubes en Italie, de maïs au Mexique.
Un laboratoire fut établi par la compagnie, qui le mit sous
la surveillance d'un comité technique, où figurent des membres
de l'Académie des sciences. Sa mission consiste à déterminer
sans cesse l'efficacité nutritive des fourrages, laquelle diffère
suivant les récoltes. Dans l'avoine, la proportion des substances
utiles varie, d'une année à l'autre, de 25 pour 100. D'où il suit
que donner toujours la même ration en apparence, c'est, en
réalité, la modifier beaucoup. Des essais multiples permirent
d'apprécier la quantité et le degré d'assimilation de la cellulose,
des matières azotées et non azotées contenues dans les grains.
On reconnut ainsi l'inanité du préjugé qui fait regarder comme
meilleure l'avoine de gros poids.
Trois chevaux sont continuellement en observation dans une
écurie spéciale, dont aucune litière ne garnit le sol bitumé. On
les pèse plusieurs fois par jour; leurs crottins, leurs urines sont
analysés. A côté de l'écurie se trouve un manège de pompe,
assez dur à faire mouvoir, autour duquel court un cheval qui
tourne en peinant. Attaché derrière la branle qu'actionne son
camarade, un autre cheval se contente de le suivre à la même
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 591
allure, sans effort. « C'est le sort du second cheval qui me con-
viendrait, » disait Labiche, en visitant cet établissement. Ces
expériences, poursuivies depuis vingt-cinq ans, ont permis de
proportionner les trois rations nécessaires à l'animal soit pour
produire un travail donné, en kilogrammètres, soit pour trans-
porter son propre poids sans fatigue, soit enfin pour se main-
tenir en état, sans faire de mouvement.
Cette dernière ration, bien entendu, ne convient qu'à des
bêtes en repos prolongé ; car les chevaux sortant un jour sur
deux mangent davantage quand ils restent à l'écurie , que
lorsqu'ils vaquent à leur tâche par la ville, — 9 kilogr. 4, au
lieu de 8 kilogr. 8; — et ceux qui sont attelés chaque jour re-
çoivent près de 12 kilos de fourrage. La liste des fourrages qui
composent les rations est assez longue : le foin est exclu, son
mérite étant trop mince pour son prix. L'avoine n'y joue qu'un
rôle secondaire : un kilo en moyenne. On y voit figurer la « drè-
che, » résidu de l'orge ayant servi à la fabrication de la bière,
des tourteaux de plusieurs sortes, du son, des granules agglo-
mérés par la compagnie avec les déchets de différentes farines.
Mais le fond de l'alimentation, c'est le maïs et la paille, formant
ensemble près de 7 kilos.
Toutes ces denrées sont mélangées ensemble, concassées et
dosées en sacs de poids uniforme, après avoir subi une série de
manipulations qui s'exécutent automatiquement dans des ateliers
immenses. La paille serait ici un lit trop onéreux ; les chevaux
de fiacre, comme ceux des omnibus, couchent sur la tourbe,
dont un kilo et demi entretient leur litière pour 5 ou 6 centimes
par jour. Avant d'être livrée à la consommation, la paille est
nettoyée dans des cylindres, hachée sous des couteaux qui se re-
nouvellent toutes les trois heures et mise en balles de 100 rations
chacune. Le maïs et l'avoine sont épurés, purgés, le premier, de
gros clous de fer qui s'y trouvent, on ne sait comment, et qu'un
aimant attire au passage ; la seconde, de 30 sortes d'impuretés
et de grenailles parasites, revendues 3 ou 4 francs les 100 kilos.
Ils vont ensuite se déverser en d'énormes silos, d'une contenance
de 700 à 800 quintaux.
Le coût moyen est de 1 fr. 20 pour la ration quotidienne
dont partie est absorbée à l'écurie, partie sur la voie publi(jue,
là oii les hasards de leur existence vagabonde donnent un mo-
ment de loisir au cheval et au cocher. Il n'est nas à craindre que
592 REVUE DES DEUX MONDES.
ce dernier détourne peu ou prou du sac qui lui est confié pour
sa bête ; il achèterait plutôt de sa poche un supplément d'avoine
pour obtenir un surcroît de travail.
La traction mécanique qui s'est substituée, dans les rues de
Paris, à la traction animale, pour les omnibus et les tramways,
devait naturellement tenter, surtout depuis l'invention des auto-
mobiles, la grande entreprise des voitures de place. Il était
logique de penser qu'elle amènerait la même augmentation de
trafic, en permettant d'abaisser le prix des transports. « Les
fiacres-automobiles ne marcheront pas, disaient les adversaires
du projet; ils seront constamment détraqués et en réparation;
les accidens seront plus nombreux. » — « Ils ne le seront pas
davantage, répliquaient les partisans du progrès. Les accidens
ont d'ailleurs augmenté, avec les chevaux, depuis que la rapidité
des voitures a été accélérée, pour répondre aux exigences du
public. Rien ne sera plus maniable qu'un automobile qui occupe
moins de terrain que la voiture attelée. Jusque vers le milieu
du siècle dernier, des hommes graves ne purent se décider à
prendre les chemins de fer au sérieux; et, malgré les objections
élevées au début contre les bicyclettes et les tramways à vapeur,
leur développement a été constant. »
Il serait trop facile et passablement injuste de reprocher à
la Compagnie des petites voitures d'avoir tenté une expérience
qui lui coûta, sans succès, 4 millions et demi. Mais l'échec n'est
pas irrémédiable ; le fiacre électrique, bien accueilli, avait bien
fonctionné; son entretien seulement était trop cher. Il fallait
un accumulateur donnant, sans relais, un parcours de 100 kilo-
mètres ; il ne s'en trouva pas qui en fissent plus de 60. Les pro-
messes des constructeurs ne furent pas tenues et, faute de dy-
namos capables d'électriser les moteurs à prix fixe, on continue
d'électriser les chevaux à coups de fouet.
111
On espérait que l'énergie des accumulateurs reviendrait à
meilleur marché que celle de l'avoine, pour compenser la diffé-
rence entre les frais de fabrication d'un landaulet automobile et
l'achat des trois chevaux, mylord et coupé, qui constituent « le
fiacre, » marchant nuit et jour en toute saison.
« Achat » est un mot impropre ; les voitures naissent dans
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 593
les ateliers de la compagnie et reviennent y mourir, ou plutôt
elles sont immortelles. Dans une ville où 45 000 véhicules,
dont les deux tiers servant au transport des personnes et un tiers
à celui des marchandises, circulent chaque jour, les accidens
sont d'autant plus inévitables que les points d'encombrement ont
beau varier, de l'été à l'hiver, de l'après-midi à la soirée, du
samedi au dimanche ; de nouveaux itinéraires ont beau rem-
placer les anciens, privilégiés il y a 50 ans, aujourd'hui déserts;
la foule continuera toujours à affluer aux mêmes heures dans les
mêmes voies.
La principale rue des quartiers de Grenelle ou de Vaugirard
est sillonnée du matin au soir par 2 ou 3 000 voitures, tandis
que l'intensité du mouvement est de 8 000 sur le boulevard
Saint-Michel, sur le pont de la Concorde de 1 0 000, et de 1 4 000 dans
la rue Royale. Et l'on se rend mieux compte du degré d'en-
vahissement de certaines artères, en métrant leur largeur com-
parée au nombre d'équipages qui les arpentent : sur le boule-
vard des Italiens passent chaque jour 24 000 chevaux attelés, et
42 000 devant le numéro 156 de la rue de Rivoli; mais ce bou-
levard a 18 mètres de large et cette rue n'en a que 12. Ce qui,
pour cette dernière chaussée, correspond, sur chaque mètre de
largeur, à une succession quotidienne de 3 500 chevaux traî-
nant des «paulines » ou des phaétons,des victoriasà huit ressorts
ou des binards de pierre de taille, des camions ou des omnibus.
Parmi les piétons qui s'aventurent au milieu de cet emmêlement
de bêtes et de roues, on compte annuellement 1 700 victimes,
plus ou moins grièvement blessées, et 76 y trouvent la mort.
Non moins redoutables sont ces voitures les unes pour les
autres ; les accidens coûtent à la Compagnie générale 350 000 francs
par an, sans parler des menues avaries que réparent les spécia-
listes répartis dans ses dépôts.
Quand le mal est plus grave, le fiacre est envoyé aux ateliers
de La Villette. Là, sur un espace de deux hectares et demi, est
installée une usine de réfection permanente du matériel et une
réserve où 4 000 sortes d'objets difFérens sont empilés : lanternes
ou bandages, balles de crin ou pièces de drap, jusqu'à des pyra-
mides de fers à cheval. A voir ici les troncs de chêne et de
hêtre numérotés, représentant 3 000 mètres cubes de bois de
carrosserie, il semble que le « sapin » ne soit pas d'essence à
justifier son appellation populaire.
TOUE xm. — 190,3, 37
s 94 REVUE DES DEUX MONDES,
900 ouvriers de divers corps d'état sont chargés de remettre
perpétuellement à neuf, en été les coupés, les mylords en hiver ;
car il n'existe que deux modèles, dont toutes les pièces, pour
plus de simplification, sont interchangeables. L'ancienne voiture
à quatre places a presque disparu Au lieu des 1 800 qu'elle pos-
sédait naguère, la Compagnie n'en a plus que douze ; les cochers
refusaient de les conduire parce qu'ils n'y gagnaient pas leur vie.
De-ci, de-là, renversés ou sur des tréteaux, gisant sur le sol,
le dos ouvert, de vieux fiacres semblent bien malades ; leurs
essieux sont forcés, leurs coussins montrent la corde ; leur
caisse, lavée par les pluies, après tant de cahots et de chocs,
aspire au repos. Pourtant elle est solide encore, elle usera bien
une jeune paire de roues, qui sort du charronnage, les rais •
assemblés et châtrés en un clin d'œil par des machines d'in-
vention américaine. Le monteur lui pose des ressorts, envoyés
par la forge, le tapissier la garnit à neuf ; demain, la peinture lui
rendra le prestige de la fraîcheur. Ainsi soignée et opérée, elle
filera de nouveau par les rues, portera les malades au médecin,
les amoureux au rendez-vous, les remisiers à la Bourse, les
étrangers aux musées, les bourgeois au Bois de Boulogne ; elle
entendra bien des projets, bien des plaintes, bien des confi-
dences, bien des colères, et que d'haleines terniront ses vitres,
jusqu'à ce qu'elle rentre ici pour ressusciter encore !
Les cochers se renouvellent plus souvent que leurs voitures.
Sur les 4 000 dont se compose le personnel, 600 ont moins d'un
an, 1800 de 1 à 5 ans, et 700 de 6 à 10 ans de présence. Plus
des trois quarts de l'effectif n'est donc en fonction que depuis
une dizaine d'années, et 250 seulement sont depuis plus de 20 ans
au service de la Compagnie. Sans doute il en est davantage qui
occupent pendant 20 ans le siège ; beaucoup vont d'un loueur à
l'autre et quelques-uns deviennent patrons à leur tour. Mais le
plus grand nombre, lorsqu'ils ont réalisé des économies, pré-
fèrent un métier sédentaire aux risques d'une voiture qui leur
appartiendrait en propre ; ils se font marchands de vins et vieil-
lissent derrière leur comptoir.
Les vieux cochers sont rares : 200 seulement, sur 4000, ont
dépassé la soixantaine; leur doyen médaillé, qui vient en tête de
la liste, est septuagénaire et tient les guides depuis 44 ans ; 600
ont de 50 à 60 ans d'âge, tandis que 1 000 ont moins de 30 ans,
et 1 300 de 30 à 40 ans.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 595
D'où viennent-ils? Il n'est guère de profession plus mêlée ; la
plupart de ceux qui l'exercent ne l'ont pas embrassée de prime
abord, à leur début dans la vie. Presque tous en avaient d'abord
tenté quelque autre : le légende veut qu'il s'y rencontre des dé-
classés de la bourgeoisie, des sous-préfets, des notaires, d'anciens
prêtres, des professeurs, des poètes, voire l'ambassadeur d'une
république sud-américaine. Antécédens difficiles à vérifier;
les intéressés, déchus, ne s'en vantent pas. Sur les 4000 auto-
médons dont la situation antérieure nous est connue, il se trouve
une trentaine de noms d'apparence nobiliaire, un ex-frère des
écoles chrétiennes, 2 instituteurs, 3 négocians ou entrepreneurs,
une soixantaine d'employés d'administration ou de commerce,
une douzaine de gardiens de la paix, douaniers ou gendarmes.
La presque-totalité provient de métiers manuels : 700 ouvriers
de l'alimentation, 350 du bâtiment, des métaux ou des tissus,
1400 domestiques, dont beaucoup anciens cochers de maîtres.
Mais tous les corps d'état sont, peu ou prou, représentés : ma-
chinistes et marins, marchands d'habits et porteurs aux pompes
funèbres, bijoutiers, commis voyageurs, camelots et garçons de
recettes. Un des plus forts élémens est fourni par les campa-
gnards, au nombre de 1300; mais ce contingent est instable :
ce sont les « saisonniers, » qui viennent chaque année con-
duire un fiacre à Paris, pendant les mois de loisir que leur
laissent les travaux des champs. Les Savoyards, les Limousins,
arrivent en octobre et repartent à fin mai ; quelques-uns restent
jusqu'au Grand Prix. Les Auvergnats passent, les uns l'hiver,
d'autres le printemps, dans la capitale. Les Italiens, au nombre
de 200, y passent toute l'année, sauf deux mois d'été pendant
lesquels ils retournent au pays.
Les étrangers, au reste, sauf les Belges et les Suisses, ne
forment dans cette corporation qu'un groupe infime, quoique de
nationalités multiples : 3 Autrichiens, 2 Espagnols, 1 Brésilien,
2 citoyens des Etats-Unis et 2 Égyptiens. Les Parisiens y sont en
très petite minorité : 300 à peine, tandis que les Alsaciens-Lor-
rains sont 150. La Savoie, l'Auvergne et le Limousin fournissent
à eux seuls 1 900 sujets, contre 1 400 originaires de tous les
autres départemens.
Ainsi recruté un peu partout, le cocher de Paris ne constitue
pas un type homogène; il n'a guère de physioDomie propre,
bien qu'on lui en prête une, conventionnelle. Il passe pour mal-
s 96 REVUE DES DEUX MONDES.
honnête dans ses propos, mais il est honnête dans sa conduite,
puisqu'on rapporte chaque année à la Préfecture de police près
de 39000 objets, oubliés dans les fiacres, omnibus et tramways,
et que les modestes auteurs de ces actes de probité, souvent
admirables, ne sont pas invités à les accomplir par l'attrait de
gratifications qui s'élèvent en bloc à 3 000 francs.
Le cocher n'est pas un salarié ; il commence et finit sa
journée aux heures qui lui plaisent, se repose quand il veut, et
ne subit point de chômage. Autrefois, il versait à la Compagnie,
ou au loueur qui l'employait, le montant intégral de sa recette,
déduction faite des pourboires, qui, joints à une paye fixe de
4 francs, constituaient sa rémunération. C'était le travail « à la
feuille. » Le cocher devait inscrire le détail journalier de ses
opérations sur un tableau qu'il remettait à son patron.
Pour obvier aux fraudes possibles, on lui défendait de charger
un voyageur en dehors des stations, où l'heure de son départ était
pointée par un agent spécial. D'autres agens notaient, à la volée,
les numéros des fiacres occupés qui passaient en certaines rues,
Les compagnies avaient aussi un contrôle occulte : à toute per-
sonne qui, ayant arrêté une voiture sur la voie publique, — con-
dition requise, — faisait part à un bureau intermédiaire du temps
qu'elle l'avait gardée, des lieux oii elle l'avait prise et quittée,
il était alloué une réduction de 1 fr. 25, par chaque heure el
demie qu'elle avait payée. L'intermédiaire transmettait ces ren-
seignemens à la Compagnie et, si le travail signalé se trouvait
omis sur la feuille des cochers, il recevait, pour sa peine, une
part de l'amende infligée à ces derniers, laquelle variait de 25 à
60 francs.
Désireux de se soustraire à cette surveillance, un certain
nombre d'automédons offrirent de payer à forfait une somme
fixe, supérieure de 1 fr. 50 à la « moyenne » que faisaient res-
sortir, pour le jour précédent, les indications de leurs camarades.
Ceux-ci les imitèrent à leur tour ; ce qui prouve qu'ils y avaient
avantage, soit que les « feuilles » ne fussent pas toujours très
sincères, soit que la liberté absolue permît de réaliser des
recettes plus fortes. Les patrons y trouvèrent aussi leur profit,
parce que le système nouveau éliminait les paresseux qui, as-
surés d'une paye modique, pouvaient impunément s'immobi-
liser aux stations sans rien faire. L'importance de la recette dé-
pend en effet de l'habileté du cocher, de son caractère, de son
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 597
art de physionomiste à « faire la maraude » là où se rencontrent
les cliens.
Aujourd'hui, le cocher est un sous-entrepreneur; il garde
pour lui tout ce qui excède un prix de location déterminé. Mais
c'est justement sur ce prix que l'on ne s'entend pas, et c'est à son
sujet qu'éclatent les grèves périodiques. Afin d'en fixer le mon-
tant, les patrons prennent pour base les conditions de la tempé-
rature, la saison, le mouvement des hôtels, les arrivées des
trains, les fêtes, les courses, les événemens qui modifient la
circulation. Il ressort, pour l'année entière, aux environs de
15 francs, mais varie suivant les mois : les meilleurs, pour les
compagnies, sont Mai, Juin et Avril; Octobre et Juillet accusent
de moindres bénéfices; Septembre et Novembre sont tantôt en
gain, tantôt en perte; Janvier, Février, Mars et Août donnent
toujours un déficit.
Il s'est produit, depuis dix ans, un phénomène singulier dans
cette industrie : malgré la concurrence des moyens de transport
en commun, de la bicyclette, du téléphone et de l'automobile,
le nombre des fiacres a augmenté de 20 pour 100. Il est monté
de 9900 à 12500. Cependant la mênie période a vu l'une des
grandes compagnies, propriétaire de 1500 voitures, l'Urbaine,
mise en liquidation judiciaire et résignée, depuis plusieurs an-
nées, à laisser les cochers fixer la moyenne à leur guise ; l'autre,
la Compagnie générale, réduite à suspendre ses distributions de
dividende.
{ D'où vient que le bénéfice minime, — 1 fr. 50 par journée
de voiture, — nécessaire à la prospérité des entreprises de ce
genre, leur fasse aujourd'hui défaut? Le mouvement observé
dans la plupart des commerces, auxquels la concentration des
capitaux procure un élément de force et de succès, se produi-
rait-il ici en sens contraire? Les petits loueurs sont-ils mieux
placés pour se défendre ou gagnent-ils davantage ?
Les impôts qui pèsent sur la Compagnie générale dépassent
3 millions de francs, — 15 pour 100 de ses recettes brutes, près
du double des profits qu'elle réalisait jusqu'à ces dernières an-
nées, et que les avantages consentis, bon gré mal gré, aux cochers
ont fait évanouir; — mais la plupart de ces charges sont suppor-
tées, au prorata de leur exploitation, par les petits patrons, par
ceux qui conduisent leur propre voiture. Ils ont de plus les frais
de leur loyer, et les fourrages doivent leur revenir plus cher.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
Leur matériel est-il moins bon? L'usure et le renouvellement des
trois chevaux et des deux voitures, ouverte et fermée, qui con-
stituent « le fiacre, » leur coûtent-ils moins des 5 fr. 80 par
jour que consacrent à cet objet les grosses compagnies? Chez le
patron-ouvrier, Vijiiérêt du capital se confond souvent avec le
salaire du travail: or, la plupart des simples cochers estiment
avoir perdu leur journée quand elle n'atteint pas 40 francs.
Mais le métier est dur; il faut être dehors pendant 14 ou
15 heures par jour, et la nourriture, chez le traiteur, est oné-
reuse, pour ces gastronomes fort recherchés en général dans leur
ordinaire. — « Quand vous verrez un restaurant où sont attablés
des cochers de fiacre, m'a dit l'un d'eux, entrez-y avec confiance,
vous êtes sûr de bien dîner. » Corporation singulière; âpre au
gain et portée au coulage, rude d'allures et souple par nécessité,
jalouse de son indépendance et changeant dix fois par jour de
maître et de besogne ; au pas dans les avenues du Bois, au
galop pour ne pas manquer le train, figée sous la pluie nocturne
devant une façade illuminée. Témoin involontaire de tant de
choses, en marge de tant de deuils et de tant de fêtes, comment
le cocher ne serait-il pas souvent de mauvaise humeur?
Sa mauvaise humeur s'est un jour manifestée de façon tra-
gique en la personne du sanguinaire Collignon. Contraint par la
Préfecture de police, sur la plainte d'un client, à rapporter à
celui-ci la petite somme qu'il s'était indûment fait payer en
plus du tarif, Collignon se rendit chez son « bourgeois, » l'ar-
gent dans une main et, dans l'autre, un revolver chargé de six
coups, qu'il déchargea successivement sur le plaignant, sa femme,
ses deux enfans et sa bonne, qui tous furent mortellement
atteints.
Ce quintuple assassinat valut à la mémoire sinistre de « Col-
lignon » une horreur demi -séculaire; son nom demeura l'ultime
injure qui pût être adressée à un fiacre. Dans le monde des co-
chers, Collignon ne fut pas jugé aussi sévèrement. La leçon
donnée par lui avait imprimé aux voyageurs une terreur salu-
taire. — « Voyez-vous, monsieur, disait, en hochant la tête, un
confrère indulgent qui avait connu le héros de ce drame, l'af-
faire est assez obscure : il y a eu des torts des deux côtés! »
Dans la correspondance du directeur de la Compagnie des
Petites voitures se trouvent chaque jour nombre de lettres de
doléances, où des personnes délicates, de l'un et l'autre sexe,
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 599
consignent les extraits du vocabulaire, ignoble ou simplement
grossier, quoique pittoresque d'ailleurs, que des automédons,
mal satisfaits de leur pourboire, ont fait pleuvoir sur leur tête
ou derrière leur dos. — « Il m'a appelée... je n'ose dire comme. »
Parfois ce sont des protestations contre les pièces fausses, intro-
duites, en nombre excessif, dans la monnaie rendue du haut
du siège, dans la nuit sombre ou sous la pluie, — fraude savam-
ment organisée, puisque naguère on pouvait lire, sur la devan-
ture d'une boutique du quartier de la Croix-Rouge, cette offre
équivoque : « Pièces de monnaie, à l'usage de Messieurs les co-
chers. » « Monsieur le Directeur, je m'étonne qu'une Compagnie
qui se respecte garde à son service des cochers assez malhonnêtes
pour glisser à la clientèle de faux écus de cinq francs. C'est une
honte pour Paris et une indélicatesse contre laquelle je ne me
contente pas de protester, mais dont je vous regarde comme res-
ponsable, décidé à vous rapporter moi-même la fausse monnaie
dont il s'agit, etc. » Ainsi s'exprimait un bourgeois, justement
indigné. En continuant le dépouillement de son courrier, le di-
recteur ouvrit une deuxième missive du même signataire ; elle
était conçue en ces termes : « Vous pouvez considérer ma lettre
de ce matin comme non avenue; j'ai trouvé moyen de repasser
la fausse pièce dont je vous parlais. »
Le cocher n'est pas le seul qui veuille donner des lois au ca-
pital. A lui en imposer de trop dures, ne risque-t-il pas de le
voir faire grève à son tour? La crise actuelle est toute financière,
point industrielle^ puisque les fiacres se multiplient encore. Il
n'est même pas à présumer qu'ils disparaissent jamais ; ils sa-
tisfont d'autres besoins et offrent d'autres commodités que le
tramway. Paris et sa banlieue contiennent 3 millions d'habitans ;
pour que les voitures de place puissent vivre, il suffit qu'elles
fassent chacune une dizaine de « chargemens, » avec des cliens
qui les prennent à l'heure ou à la course.
Cette dernière, à 1 fr. 73 pourboire compris, est, dit-on, trop
chère; nos ancêtres l'eussent trouvée bien bon marché. La mise
en service d'un compteur horo-kilométrique apaiserait-elle les
conflits, ferait-elle renaître la prospérité? Les parties en cause,
patrons et cochers, s'accusent mutuellement de mauvais vouloir
envers le compteur, toujours promis et toujours éludé. Les uns
et les autres s'en prennent à l'administration municipale, qui
exigeait des futurs compteurs tant de vertus et prétendait
600 REVUE DES DEUX MONDES.
leur faire dire tant de choses, qu'aucun ne s'est trouvé capable
de répondre, — à bas prix, — à toutes les questions qu'on lui
posait.
Pour qui a voyagé hors de France, il ne semble pas que le
compteur soit indispensable à une capitale pour vivre heureuse.
Si nous laissons de côté New- York, où il n'existe pour ainsi dire
pas de fiacres et où la plus petite course se paie 5 francs, nous
Voyons qu'à Londres l'organisation est la même que la nôtre.
Les hansoms et les cabs à quatre roues appartiennent à 3600
loueurs, — contre 1423 à Paris, — dont 2000 conduisent leur
propre véhicule. Les autres cochers, au nombre de 11000, tra-
vaillent à la « moyenne » et paient, à peu près comme chez
nous, 15 fr. 30, soit à de petits patrons, soit à quatre grandes com-
pagnies. Le prix des courses est de 1 fr. 25 pour 1600 mètres,
avec augmentation de 0 fr. 63 par 800 mètres. Et personne ne
réclame de compteurs.
Si l'on tient à cet appareil, il ne paraît pas non plus qu'il
soit difficile de s'en procurer de fort simples et peu coûteux,
puisque les voitures de Vienne et surtout de Berlin sont munies
de compteurs, dont le cadran indique au voyageur soit la dis-
tance parcourue, soit la somme dont il est redevable. Le chiffre
initial de 0 fr. 62 s'accroît, après le premier kilomètre, de
12 centimes par 200 mètres. Les Parisiens ne descendent pas
au-dessous de la « petite course » à 1 franc; encore est-elle
facultative pour les automédons, avec qui les femmes, les étran-
gers, les gens timides, hésitent à entrer en négociations, crainte
de voir leurs propositions ironiquement accueillies.
IV
Les fiacres doivent marcher, — théoriquement, — à la vitesse
maximum de 8 kilomètres à l'heure ; un arrêté préfectoral, vieux
d'une quarantaine d'années, l'a ainsi réglé. Pratiquement, ils
font 12 et même 14 et 15 kilomètres à la course. C'est peut-
être même leur principale raison d'être, depuis la multiplicité
récente des transports à bon marché et à itinéraire fixe, qui
font en général ces huit kilomètres à l'heure et auxquels le
public reproche d'aller trop lentement.
Ce grief, fût-il fondé, ne saurait faire oublier les services
rendus, pendant la seconde moitié du xix® siècle, par la Com-
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE, 601
pagnie des Omnibus, doyenne de ces entreprises. Jusqu'à 1828,
si l'on excepte la tentative avortée du xvii^ siècle, les Parisiens
n'eurent à leur disposition aucune voiture publique ; et l'on
objectait sérieusement en 1824, à qui proposait d'en établir,
« qu'il en résulterait un trop grand embarras pour la circula-
tion. »
Le préfet de la Seine, enfin, se laissa fléchir et autorisa l'in-
troduction de 100 omnibus, répartis en 18 lignes : d'où l'on peut
inférer que les départs n'étaient pas fréquens. Il était interdit de
placer « ni paquets, ni ballots, ni voyageurs » sur l'impériale
de ces véhicules, rappelant par leurs formes les diligences et
divisés, comme elles, en trois compartimens, — coupé, intérieur
et rotonde, — chacun de prix gradué. L'affaire réussit, mais les
bénéfices restèrent, faute de contrôle, aux mains des agens
subalternes, et le fondateur, ruiné, se suicida. Son privilège fut
repris et exploité par M. Moreau-Chaslon, plus tard président
de la Compagnie actuelle, dont le succès fit éclore aussitôt
nombre de concurrences : Dames-Blanches, Tricycles, Orléa-
naises, Diligentes, Joséphines, Ecossaises, Sylphides, etc.
La liberté dont elles jouissaient les porta à lutter ensemble
de vitesse, sur les voies les plus fréquentées. Ces courses dan-
gereuses furent interdites, par mesure de sécurité; mais les sur-
vivantes, sans rivales sur leurs parcours, virent se créer à côté
d'elles de nouvelles lignes, dotées de véhicules tous différens,
jusqu'à ce qu'en 1855, après plusieurs tentatives infructueuses,
les sociétés existantes eussent réussi à se fusionner, avec l'ap-
probation du gouvernement, qui leur conféra le monopole de
circulation et de stationnement dans la capitale. Sur les 400 voi-
tures, alors mises en commun, les Omnibus, qui donnèrent leui
nom à la collectivité, en représentaient le tiers ; les deux autres
tiers se partageaient entre neuf entreprises, d'inégale impor-
tance. Favorites et Parisiennes, Citadines et Batignollaises, ayant
de 50 à 7 voitures.
Pour son premier exercice, la « Compagnie générale » trans-
porta 34 millions de voyageurs; en 1861, elle en transportait
81 millions; 122 millions en 1875, 201 millions en 1882, et
318 millions en 1900. La moitié seulement de ce chiffre appar-
tient aux « Omnibus » proprement dits ; l'autre moitié vient des
tramways, à traction animale ou mécanique, dont je parlerai
plus tard. En effet, depuis son demi-siècle d'existence, tout a
602
REVUE DES DEUX MONDES,
changé dans cette industrie, sauf son ancien titre; mais tout n'a
pas changé dans la même proportion que le tralic, qui, de 1855
à nos jours, a presque décuplé.
Le personnel a seulement quadruplé : de 2400 à 10000 agens
de toute sorte; le matériel n'a guère fait que quintupler : de 400
à 2 122 voitures ; le capital engagé est vingt fois plus fort (parce
que les automotrices actuelles n'ont rien de commun avec les
types d'autrefois) : de 7 millions et demi il est passé à 150 mil-
lions. Les impôts, droits et redevances payés sous diverses
formes, tant à l'Etat qu'à la Ville, sont huit fois et demie plus
élevés : de 713000 francs à 5863000 francs. Il n'y a que le bé-
néfice net qui ait décru ; il est tombé au tiers de ce qu'il était à
l'origine : de 1470000 à 539000 francs. Aussi les actionnaires,
comme ceux des Petites voitures, n'ont-ils touché l'an dernier
aucun dividende. Le contraste est piquant; il fait réfléchir.
Le personnel apparent des omnibus, cochers, conducteurs
et contrôleurs, ne constitue pas la moitié de l'efi'ectif réel. Les
usines, les dépôts, l'entretien des voies, occupent près de 6000
individus. La compagnie fabrique elle-même tout ce qui lui est
nécessaire; grâce à ce système, un omnibus de 30 places ne lui
revient pas à plus de 4 000 francs. Chaque année elle répare
15 000 roues et en réforme un millier de vieilles. C'est dire qu'il
n'est pas de voiture qui n'aille plusieurs fois par an aux ateliers.
Les simples cadrans, qui sonnent et comptent les voyageurs,
occasionnent une dépense annuelle de 60 000 francs.
Le cheval d'omnibus, de 100 francs plus cher que le cheval
de fiacre, comme achat, coûte presque moitié plus à nourrir, —
1 fr. 75 au lieu de 1 fr. 20 par jour, — quoique sa ration, dans
laquelle la mélasse a récemment été expérimentée, soit l'objet
d'une constante sollicitude en vue de réaliser des économies.
Dans ces écuries de 17 000 chevaux, où la vente seule des fu-
miers se chiffre par 500 000 francs, une différence d'un centime
est de grande conséquence. La distance quotidiennement par-
courue par chaque attelage, — un seul voyage, aller et retour,
soit 15 à 16 kilomètres, — est trois fois moindre que celle des bêtes
de fiacre. Aussi leur usure est- elle moins rapide : ils servent en
moyenne six ans et demi aux tramways et cinq ans aux omnibus,
où la traction est plus rude et le coup de collier plus fréquent;
bien qu'un frein très puissant, constitué par une corde qui s'en-
roule autour du moyeu, atténue les brusques arrêts.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 603
La Compagnie a toujours quelques centaines d'animaux em-
ployés temporairement aux champs : le labour est pour eux un
repos. Sauf cette villégiature, le cheval d'omnibus ne change
jamais de ligne; cela lui couperait l'appétit. Il connaît sa ligne;
même avec un cocher ivre et incapable de tenir ses guides, il
sait tourner là où il faut et s'arrête aux bureaux de lui-même.
Dans les voies honteusement étroites du centre, que nos
édiles devraient songer à élargir, dans ces rues du Bac ou de
Richelieu, par où le grand courant d'air parisien va d'une rive
à l'autre de la Seine, ces lourds véhicules, roulant à toute vi-
tesse, usent avec une adresse extrême du petit espace laissé
libre, au milieu de la chaussée, par les rangées de voitures qui
bordent le trottoir. Une prime spéciale est donnée aux cochers
qui n'ont pas eu d'accident, pendant le mois ou le trimestre.
Tous doivent, au reste, à la fin de l'apprentissage, subir plusieurs
épreuves délicates : avant d'être admis à conduire au dehors, on
les fait promener dans la cour des dépôts, où se trouvent exprès
amoncelés des obstacles de différentes natures. Les tramways à
chevaux, n'ayant de roues à boudin que d'un seul côté, sont,
paraît-il, aussi difficiles à mener que les omnibus ; au lieu de
bien ménager son passage, il faut prendre garde de dérailler.
Un syndicat d'employés a vitupéré la Compagnie sur ce
qu'elle recrutait surtout son personnel en province; les de-
mandes des postulans, quelle que soit leur provenance, se comp-
tent en tout cas par milliers. Des receveurs chargés d'opérer, par
fractions de 15 et 30 centimes, une recette de 57 millions, la
première qualité requise est la probité. Les fraudes sont fort
rares. Un corps d'inspection secrète, qui coûte 86 000 francs par
an, est chargé de les découvrir. Tantôt ces contrôleurs occultes,
cheminant au long des rues, prêtent l'oreille à la sonnerie des
voyageurs qui montent; tantôt, nonchalamment installés sur les
banquettes de l'omnibus en marche, ils suivent de l'œil les agis-
semens du conducteur, soupçonné de « distractions » trop fré-
quentes.
La comparaison du rendement moyen des voitures d'une
même ligne décèle assez vite les indélicatesses : omission volon-
taire dans l'usage du cadran indicatif; emploi de fausses clefs
pour tourner ce cadran en sens inverse, avant le dernier bureau,
afin de réduire le chiffre des voyageurs inscrits ; surcharges, à
l'aide de poinçons simulés, sur les feuilles où se défalquent les
604 REVUE DES DEUX MONDES. ~^
correspondances ; ces ruses malhonnêtes ne sont pas très longues
à découvrir.
La Compagnie est garantie contre tout préjudice de la part
de ses agens, responsables de leurs recettes, mais ceux-ci, dans
leur encaissement hâtif, sont sujets à des pertes minimes, qui
risqueraient, en se répétant, de rogner leurs salaires. Il se trouve,
parmi les voyageurs, des âmes généreuses pour gratifier les
conducteurs de légers pourboires; il se trouve aussi des êtres
assez vils pour profiter de leurs erreurs.
Un observateur misanthrope s'est plu à faire maintes fois
l'expérience de cette ignominie, au temps des anciens omnibus,
où les voyageurs se passaient leur argent et se repassaient leur
monnaie les uns aux autres. Assis à mi-distance entre le mar-
chepied et le fond de la voiture, au voisin qui lui avait confié
une pièce de 0 fr. 50 pour payer sa place, il rendait 0 fr. 30
de gros sous, au lieu des 0 fr. 20 qui lui revenaient, auxquels il
ajoutait, sans être vu, 0 fr. 10 de sa poche. Il était, paraît-il,
très rare que le destinataire signalât cette méprise, qu'il devait
croire imputable au conducteur. Le plus souvent, il s'appropriait
les deux sous, rendus en trop, sans mot dire.
V
Dans les Faux Bonshommes de Théodore Barrière, la fille
aînée d'un agent de change, qui prétendait épouser, contre le
gré de sa famille, un artiste sans fortune dont elle était amou-
reuse, cède enfin aux représentations de son entourage, et sa
cadette, moins romanesque, s'écrie, triomphante, en apprenant
la rupture de ce mariage : « Au moins, ma sœur n'ira pas en
omnibus! » Naturelle en 1868, où c'était une sorte de déchéance,
une humiliation intime, en certains milieux, que « d'aller en
omnibus, » cette exclamation n'aurait plus de sens aujourd'hui,
où des duchesses et des archi-millionnaires coudoient, sur ces
coussins démocratiques, des clercs d'huissier et des cuisinières,
tandis qu'on voit souvent des maçons revenir de leur journée en
fiacre.
Les mœurs ont changé, et aussi les omnibus, plus vastes, plus
propres, chauffés, munis de plates-formes et d'escaliers prati-
cables pour accéder à leurs impériales, lesquelles sont couvertes
et, sur les tramways, abritées, toutes différentes de celles d'il y a
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. '605
vingt ans, réservées aux seuls individus mâles et agiles, capables
d'y grimper et d'en dévaler par une gymnastique de singes.
Et pourtant l'exploitation de nos omnibus était hier, est en-
core, sur certains points, très défectueuse. Nos fils la jugeront
grotesque et barbare. « Qu'y a-t-il là, grand Dieu! demande un
étranger fraîchement débarqué, à l'aspect d'un attroupement hou-
leux, se ruant, le dimanche, sur la voiture qui stationne devant
un bureau? Est-ce une émeute? — Non, répond le Parisien, ces
gens attendent l'omnibus. » A peine a-t-il stoppé, que les voya-
geurs, déambulant avec patience ou rivés au sol comme des
bornes kilométriques, se forment derrière lui en colonne serrée
et frémissante.
Cette masse humaine, où chacun agite un bout de carton
indicatif de son numéro, est uniquement occupée de monter
dans ce véhicule qu'elle espère devoir être sien. Elle y met toute
la passion, toute la force de volonté et d'énergie dont elle est
capable. Le conducteur, impassible devant cette bousculade,
étudie sa feuille ou, debout sur sa plate-forme, comme un homme
prêt à repousser un siège fait par des forces supérieures et dé-
cidé à vendre chèrement sa vie, s'oppose à l'envahissement.
« Minute, minute, les numéros ! » Et les plaisanteries, les quo-
libets, de pleuvoir sur ce malheureux; chacun formulant son
exaspération de manières difTérentes. « Si j'étais conseiller muni-
cipal, ce que je le ferais danser le monopole ! — Attendez, le
contrôleur va venir, je ne peux pas vous laisser monter avant. »
Le contrôleur arrive enfin, se fraie un passage à travers la
cohue compacte, pour aborder la plate-forme. Orgueilleusement
il s'y carre, et promène son regard sur la foule avec satisfaction.
Cette foule est à lui, ce sont des « administrés ; » il est fonction
naire en face du peuple. Suivant son tempérament, il sourit d'un
air dédaigneux ou paterne, comme s'il allait donner une béné-
diction. « Commencez, appelez les numéros. — Bien ; où en
êtes-vous resté? interroge le conducteur. Y a-t-il des numéros
avant le 204? » Ce chiffre n'est pas plutôt proféré, que surgissent
de toutes parts des réclamations, des hurlemens. Une tempête
éclate ; vingt numéros sont criés sur tous les tons. Le conduc-
teur gesticule, essaie de dominer le bruit. « Silence, on n'entend
rien, 102. — Non, 150, j'ai le ISO. — Oh! là, là, il y a long-
temps qu'il est passé! — Allons donc! — Ne poussez pas! —
Taisez-vous donc! — Plus haut! » Le conducteur se croise les
606 REVUE DES DEUX MONDES.
bras, fait comprendre qu'on ne montera pas avant que le calme
soit rétabli. « Ne vous gênez pas, je ne suis pas pressé. — Com-
mencez au 180, dit un monsieur décoré, d'une voix autoritaire.
— Pourquoi monsieur veut-il m'empôcher de monter? — Com-
mencez par le numéro que vous voudrez. — Eh bien ! tonnerre
de Dieu, appelez donc les numéros, conducteur. — Appelez le
140, dit le contrôleur, impérativement. »
Tout à coup la voiture s'ébranle, pour aller occuper la place
de la précédente, qui s'est mise en route. Affreuse mêlée, dans
l'empressement de la foule à la suivre par bonds rapides, pour
ne pas perdre sa position ou, au besoin, l'améliorer. Des familles,
bien groupées tout à l'heure, sont maintenant séparées et se dé-
pensent en efforts pour se réunir. « Faites place, madame, vous
n'avez que le 195, et moi, j'ai le 170. — A quoi sert d'encombrer? »
Ceux qui ont des numéros assez bas pour partir donnent tort au
dernier interlocuteur. Les autres, sûrs d'attendre le prochain
omnibus, s'amusent de la scène; diversion agréable, niaise et
gaie. Le contrôleur recueille les correspondances, en haut, en
bas, fait sonner tous les voyageurs, vérifie le marqueur, vise la
feuille, fait arborer le « complet, » et s'élance, aussitôt suivi de
la foule, à l'assaut d'une autre voiture.
Nous sommes ici perdus, noyés, sous un attirail de visas, de
timbres, de papiers, de cartons à promener. Quelle perfection
de formalités pour s'asseoir sur ces bancs et faire deux kilo-
mètres! Autant prendre un billet pour Marseille; et, de fait, il
faut moins de complications pour monter dans le rapide de Mar-
seille que dans beaucoup d'omnibus. Et combien lentement s'ac-
complit ce court trajet ! Chevaux, employés et clientèle agissent
comme s'ils avaient devant eux l'éternité ; c'est la diligence
intra muros : la somnolence s'empare des voyageurs ; leurs pau-
pières s'abaissent, se séparent, se rejoignent encore; leurs têtes
dodelinent toutes ensemble sous l'influence des cahots; plusieurs
s'affalent en des attitudes comiques et lasses.
Un omnibus ne devrait jamais être « complet, » que d'une
façon tout exceptionnelle. A moins que l'on ne soit conseiller
municipal et, comme tel, autorisé à monter « en surcharge, »
par décision du préfet de police, un omnibus complet, c'est un
omnibus qui n'existe pas, pour le piéton qui veut s'en servir. En
vain celui-ci, après une course audacieuse dans la boue, se
juche-t-il, essoufflé, sur le marchepied, une voix sévère pro-
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 607
Qonce le fatal : « Complet partout, » qui l'oblige à redescendre.
S'y refuse-t-il, deux agens, requis à cet effet, l'appréhenderont et
le conduiront au poste. Et si la Compagnie fermait les yeux et
prenait plus de voyageurs que la voiture n'est censée en contenir,
la régie des contributions indirectes lui dresserait à elle-même
un procès-verbal.
Un pareil système est simplement ridicule. Lorsque, sur une
moitié de leur parcours, durant un tiers de la journée, cer-
taines lignes régulièrement bondées repoussaient tout client qui
se présentait, — témoin 1' « Hôtel-de-Ville-Porte-Maillot, » jus-
qu'à l'avènement du Métropolitain, — c'est comme si l'on avait
décidé que le service de cette ligne serait suspendu de telle à
telle heure dans telle ou telle direction.
A quoi l'on répond que les transports à Paris sont trop oné-
reux pour permettre de marcher autrement qu'à voitures pleines;
que certaines lignes même pourraient être perpétuellement com-
plètes et néanmoins peu rémunératrices, si les voyageurs ne se
renouvelaient pas plusieurs fois durant le trajet; que la faute de
cet état de choses incombe au Conseil municipal, qui tient la
Compagnie comme un enfant dans des langes ; qu'elle est impuis-
sante devant des édiles aussi incompétens qu'exigeans, qui en
arrivent à l'administrer eux-mêmes, par-dessus la tête de
son directeur, sans encourir aucune responsabilité.
Or, il est clair, pour un observateur sans parti pris, que la
Compagnie des omnibus est très fondée à se plaindre du Con-
seil municipal, et que la population n'est pas moins en droit de
critiquer la nonchalance routinière de la Compagnie des omnibus,
autant que l'entêtement étroit des pouvoirs publics. Il apparaît:
que beaucoup de tracés anciens, traditionnellement conservés,
sont très mal conçus ; que la vitesse commerciale, — c'est-à-dire
la longueur du parcours divisée par sa durée, — est abusivement
réduite; et que l'exploitation est beaucoup trop chère pour la
Compagnie, sans être avantageuse pour le public, parce qu'elle
manque totalement d'élasticité. Cependant rien ne serait plus
aisé que de remédier à ces multiples défauts.
L'idéal des transports en commun ne doit pas être de dé-
poser exactement les citoyens devant leur porte et, lorsqu'on
l'oblige à articuler ses lignes de manière à desservir le plus de
voies possible, la Compagnie pourrait répondre, comme ce con-
ducteur àt une dame qui lui jetait négligemment cet ordre:
608 REVUE DES DEUX MONDES.
« Vous m'arrêterez telle rue, tel numéro. — Et à quel étage, ma-
dame? » Il convient que chaque omnibus aille directement d'un
point terminus à l'autre^ par le plus court chemin, sans aucune
inflexion.
Tous les écarts, tous les crochets sont du temps perdu pour
le voyageur, et aussi pour la Compagnie, qui le promène à ses
frais, inutilement. La moitié des omnibus actuels font l'école
buissonnière, comme soucieux de se montrer dans un plus grand
nombre de rues ; ils zigzaguent en quête de bureaux, où ils
s'amassent, se gênent, s'attendent et s'éternisent. On gagnerait
près du tiers de la durée du trajet, en supprimant à la fois ces
arrêts et les détours qu'ils motivent. La Compagnie économise-
rait en outre une bonne part des deux millions que lui coûtent
la solde de ses contrôleurs et la location de ses bureaux, qui ne
servent nullement à abriter les voyageurs, puisque ceux-ci se
tiennent généralement sur le trottoir.
Elle pourrait à son choix supprimer, comme elle le projette
aujourd'hui, ses « correspondances, » — Londres et Berlin n'en
ont pas, — ou les maintenir en les simplifiant, sur le modèle de
plusieurs villes étrangères : à New- York, on délivre indéfiniment
la correspondance à tout voyageur qui la désire, et, comme les.
« cars » marchent nuit et jour, sans interruption, un gentleman
moyennant les 2S centimes du prix initial de sa place, peut,
comme le Juif Errant, marcher gratis jusqu'à sa mort, à la con-
dition de descendre à certains coins de rues pour changer de
« car » et de ne pas s'éloigner.
A Paris, l'usage, l'octroi, la comptabilité de ces tickets, qui
coûtent 113 000 francs à établir, sont traités avec une bureau-
cratie savante, d'abord entre le public et les compagnies, puis
entre les compagnies elles-mêmes. Omnibus, Tramways-Nord et
Sud additionnent chacun ceux qu'ils ont reçus et se les re-
passent, les premiers pour 16 centimes, les seconds pour 14 cen-
times ; échange qui procure aux omnibus un bénéfice de
150000 francs. Un quart environ des voyageurs d'intérieur usent
de la correspondance, qui, pour eux seuls, est gratuite. Ceux de
l'impériale, représentant à peu près 50 pour 100 de la clientèle,
n'ont guère d'avantage à la payer. De sorte que sa suppression ou
son maintien n'offre d'intérêt que pour un huitième seulement
du total des personnes transportées.
La Compagnie avait remarqué que, sur les 40 millions de
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 609
correspondances, un certain nombre étaient utilisées par des per-
sonnes qui profitaient du changement de voitures pour faire à
pied une course ou une visite dans le voisinage du bureau, avant
de prendre place dans un nouvel omnibus ; ou qui même, leur
alTaire terminée, se faisaient rapatrier, par une ligne à peu près
parallèle à la première, vers un quartier voisin de leur point de
départ. Elle a, pour déjouer ce qu'elle estimait, — à tort ou à
raison, — une fraude à son préjudice, multiplié les formalités
en timbrant soigneusement, sur les tickets, l'heure approxima-
tive de leur émission. Peut-être eût-il été plus adroit de faire
tout le contraire et d'assimiler la correspondance à un billet de
retour facultatif. Mais cette administration, en poursuivant une
tolérance qui lui semblait diminuer ses recettes, ne s'était pas
aperçue, jusqu'ici, que ses intérêts souffraient bien davantage
de la perte infligée par ce mécanisme vieilli, tel qu'il est prati-
qué dans notre capitale : personnel excessif, kilomètres inutiles,
heures perdues.
Le coût exagéré de l'exploitation, provenant du défaut de
plasticité, n'est pas uniquement imputable à la Compagnie,
parce qu'en face d'elle se dressait une municipalité rigide, ta-
lonnée par des corps élus, dénués d'intelligence commerciale.
Mais aujourd'hui, menacée de ruine par son « monopole » qui
n'est plus qu'un mot, elle serait sans excuse de ne pas prendre
ses coudées franches, comme un industriel indépendant, en bra-
vant les foudres officielles.
Lorsque le public se plaint de ne pas trouver de place, la
Compagnie répond que, sur 97 lignes en service, 61 seulement
sont en gain et 36 en perte. Les premières rapportent de 1 mil-
lion de francs pour « Madeleine-Bastille, » ou de 793000 francs
pour « Bastille-Porte-Glignancourt, » à 14000 francs pour « Belle-
ville-Louvre, » ou même à 6000 francs pour « Square-Montholon-
Rue de la Tombe-Issoire. » Leur bénéfice doit compenser le dé-
ficit des secondes, qui coûtent de 3 et 4 000 francs par an, comme
« Vaugirard-Bourse, » jusqu'à 300 000 francs comme « Louvre-
Vincennes. » Mais ce calcul de gains et de pertes suppose une dé-
pense journalière moyenne de 100 francs par omnibus, qui se-
rait facile à réduire sous un régime de liberté. Il est des lignes,
bondées le dimanche, qui ne font rien durant la semaine, et ré-
ciproquement. La Compagnie ne peut, dit-elle, obtenir de les
déplacer; elle n'a qu'à le faire de son autorité propre.
TOME xiu. — 1903. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Partie de ses voitures circulent 18 heures, partie 12 heures;
mais bien que, le soir, la circulation parisienne soit maintenant
beaucoup moins intense qu'autrefois, il n'est pas de ligne dont
le dernier départ ait lieu, du centre pour la périphérie, avant
minuit moins un quart. Cette uniformité n'a rien de nécessaire;
tels omnibus ne devraient marcher que plusieurs heures par
jour.
La quasi-uniformité des types est aussi peu raisonnable : de
grandes cités ont, pour certaines directions, de modestes véhi-
cules à un cheval, sans conducteur, qui suffisent à un faible trafic
et vivent là où l'on perdrait de l'argent avec un autre matériel.
La Compagnie possède ainsi le petit tramway d' « Auteuil-Saint-
Sulpice, » attelé d'un unique quadrupède, qui part toutes les cinq
minutes et gagne 32000 francs. Que ne développe-t-elle ce mo-
dèle?
Enfin, comme l'affluence sera toujours plus grande à cer-
taines heures qu'à d'autres, il faut que les omnibus soient élas-
tiques, que chacun puisse contenir deux ou trois fois plus de
voyageurs aux momens de presse que dans le reste de la jour-
née ; pour cela, il suffit que leur plate-forme, couverte et close,
soit triple de ce qu'elle est présentement, tandis que l'on dimi-
nuera d'autant les places assises. Et il faut aussi que l'effectif
des voyageurs debout ne soit limité que par la nature des choses,
c'est-à-dire par défaut absolu d'espace et non par « ordonnance
de Monsieur le Maire. » Ainsi fait-on à Bruxelles, à Vienne et
à New- York.
Ce sont là, pour les omnibus, de faciles progrès à réaliser,
auprès de ceux qui ont été déjà accomplis, et par eux et par leurs
rivaux. L'aspect de nos rues est changé depuis vingt ans, — en
beau ou en laid, il n'importe, — mais si profondément, que
nous pouvons répéter, à plus juste titre que nos pères, le vieux
proverbe du xvi* siècle : « Ne se faut point étonner que l'on
ne voie sa tête à bas ses pieds ! »
V*® G. d'Avenel.
LESYOLCANS SOUS-MARINS
Les terribles événemens qui se sont accomplis à la Marti-
nique donnent un triste intérêt d'actualité aux questions qui
touchent à l'économie des volcans, l'un des sujets à la fois les
plus simples et les plus compliqués de la géologie. Les nom-
breux articles de journaux écrits à cette occasion montrent mal-
heureusement que les notions, même élémentaires, relatives
aux phénomènes éruptifs, sont encore assez peu répandues.
Pour les résumer succinctement, il suffira de dire que les mul-
tiples formes des manifestations de l'activité volcanique, la na-
ture des divers produits solides ou gazeux qui en émanent,
laves, fumerolles, vapeur d'eau, acide sulfureux, acide chlorhy-
drique, acide carbonique et autres sont maintenant parfaitement
connues depuis les travaux des savans qui se sont occupés de
ces études et parmi lesquels on citerait, en France, Elie de
Beaumont et Ch. Sainte-Claire Deville. En revanche, rien n'est
connu, et l'on ajouterait volontiers, n'est susceptible d'être connu
quant à la marche du cataclysme. On calcule les phases d'une
éclipse, la trajectoire d'un cyclone, on peut prévoir les débor-
demens d'un fleuve, on ne peut pas prévoir une éruption volca-
nique. Les faits abondent, ils rentrent tous dans un certain
nombre de catégories, on en a décrit des milliers, mais sans
parvenir à formuler une seule loi absolument rigoureuse.
Un volcan demeure inerte pendant des siècles ; n'était son
aspect extérieur si caractéristique, on le prendrait pour une mon-
tagne'ordinaire; son., sommet se couvre de lacs, de forêts; la
G! 2 REVUE DES DEUX MONDES.
mémoire des hommes, perd tout souvenir de son activité passée.^
Brusquement cette activité se réveille, les flancs de la montagne
s'entr'ouvrent, il en jaillit des torrens de laves, de lapilli, de
gaz, de vapeurs; son sommet boisé oîi, comme au Vésuve, on
se livrait aux plaisirs de la chasse, où s'étaient réfugiés et avaient
combattu Spartacus et ses conpipagnons, se creuse en cratère; il
s'efî"ondre et, en quelques heures, Hereulanum et Pompéi sont
ensevelies sous les cendres. Dans certains cas, le volcan ne cesse
pas d'agir; d'autres fois il paraît s'endormir; tantôt ses pa-
roxysmes ont lieu à intervalles presque réguliers ; tantôt ils sont
très irrégulièrement espacés. Mais jamais on n'a découvert la loi
qui en gouverne le renouvellement, par la simple raison que cette
loi n'existe pas. Certes, les théories n'ont pas manqué; beaucoup
ont été formulées, mais la réalité leur a infligé de cruels démentis,
et elles sont restées ce qu'elles étaient : des hypothèses. Les
phénomènes volcaniques s'observent, se découvrent, s'expliquent,
et ne se prévoient pas. Quelque opinion qu'on énonce sur un
volcan, il est loisible de l'appuyer sur des exemples. La croûte
terrestre est un vieil édifice qui tombe. Devant une ruine à
l'intérieur de laquelle il est à jamais interdit de pénétrer, quelque
architecte se hasardera-t-il à prédire l'instant où s'écroulera tel
ou tel pan de mur; affirmera-t-il que désormais les pierres ne
s'ébouleront que l'une après l'autre ou par deux ou trois en-
semble ou en masse; osera-t-il rassurer celui qui plantera sa
tente au pied de cette ruine et lui conseiller de dormir en paix,
parce que, hier, avant-hier, telle ou telle portion se sera abattue
et que l'on est certain que les chutes n'ont jamais lieu qu'à in-
tervalles fixes? Les observatoires et les observateurs n'y font
pas grand'chose et, eussent-ils existé, à cette funeste date du
8 mai 1902, tout autour de la Montagne-Pelée, ils n'auraient rien
changé à l'effroyable catastrophe. Il ne s'est, en effet, écoulé que
quelques minutes à peine entre le moment où est sortie des flancs
de la montagne la formidable bouffée de gaz asphyxians et brû-
lans et l'instant où celle-ci a balayé la ville de Saint-Pierre en
anéantissant tout sur son passage.
Tout ce que l'on est en droit d'affirmer, c'est que les volcans
sont distribués sur le globe le long de certaines zones dange-
reuses déterminées où les phénomènes sismiques se font sentir
avec une grande fréquence et exercent leurs ravages, parmi les-
quels ceux du genre de la Martinique n'ont rien d'extraordinaire.
. . LES VOLCANS SOUS-MARINS. 613
Le Krakatoa, au milieu du détroit qui sépare Java de Sumatra,
fait 20000 victimes en 1883, porte par un raz de marée un bâti-
ment à vapeur dans une forêt à deux kilomètres au milieu des
terres, envoie un tel nuage de cendres qu'elles se répandent sur
une aire d'environ 750 000 kilomètres carrés, tandis que les
poussières fines, lancées à une hauteur de 36 kilomètres, font au
moins trois fois le tour de la terre en donnant naissance à des
colorations particulières des astres et du ciel. Au Japon, chaque
année, plusieurs centaines et quelquefois plusieurs milliers
d'êtres humains périssent, sinon par les éruptions volcaniques
elles-mêmes, du moins par les treoiblemens de terre et les mou-
vemens de la mer, qui ne sont que des aspects différens du même
phénomène. Les volcans de l'Amérique centrale, dans des ré-
gions peu peuplées, engloutissent des villages entiers sous des
flots de boue. Aucune certitude n'existe quant à la périodicité
des manifestations volcaniques. Sera-t-il jamais au pouvoir de
la science humaine de garantir, même à très courte échéance,
l'avenir de celui qui habite les flancs d'un volcan? Sur ce sujet,
aujourd'hui, le plus savant et le plus ignorant peuvent parler
avec une égale assurance.
Si les volcans continentaux ont été très étudiés quant aux
caractères de leurs manifestations, il n'en a pas été de même
des volcans sous-marins. Pour beaucoup de savans, leur exis-
tence à de grandes profondeurs sous l'eau des océans est même
problématique. La commission envoyée à la Martinique a déclaré
qu'aucun changement ne s'était effectué dans la topographie du
sol immergé voisin du volcan. Peut-être a-t-elle raison. Elle
aurait néanmoins eu davantage raison en se montrant moins
affirmative. Les câbles télégraphiques ont été brisés à de nom-
breuses reprises autour des îles des Antilles, théâtre des derniers
événemens, et l'on a peine à croire que ces ruptures aient eu
lieu sans que le sol sur lequel reposaient les câbles en ait
éprouvé aucune modification. Les changemens topographiques
auxquels donne lieu, au fond des eaux, un cataclysme du genre
de celui de mai-août 1902, ne sont probablement que d'étendue
restreinte et, par suite, ils sont difficiles à découvrir, sauf par
un examen très long et très précis. Le regard ne pénètre pas au
fond de la mer et la sonde ne garantit qu'un seul point à la
fois. Encore si l'on était en droit de se fier à des cartes topogra-
phiques antérieures très détaillées et absolument exactes! Mais
614 REVUE DES DEUX MONDES.
celles-ci n'existant pas pour la France, — bien entendu, avec le
degré de précision indispensable à ces sortes de recherches, —
elles existent moins encore pour les parages de la Martinique.
Les plans hydrographiques cessent au delà d'une centaine de
miètres de profondeur, car leur but est de servir aux atterrissages.
Les navires sont en complète sécurité lorsqu'ils ont autant d'eau
sous leur quille et ils ne craignent que les faibles profondeurs.
C'est ainsi que les rechs situés en Méditerranée, devant Banyuls,
ces profonds et étroits ravins bien plus larges et plus profonds
que des fissures volcaniques, sont restés inconnus avant leur
récente découverte par M. Pruvot,
^Nulle part, on n'a donc trouvé l'emplacement exact de volcans
sous-marins. Si leur étendue, relativement faible, et aussi le peu
de développement de la science de l'océanographie, rendent leur
découverte difficile, leur existence ne saurait cependant faire
l'ombre d'un doute, car elle est la conséquence obligée de plu-
sieurs considérations.
On possède une foule td'exemples d'îles volcaniques surgies
du milieu des flots. L'île Julia, ou Ferdinandea, ou Graham
apparut au sud de la Sicile en 1831 ; elle disparut après une
existence de deux mois environ, et, à la place qu'elle occupait, la
sonde accuse une profondeur d'une cinquantaine de mètres.
Quel beau, intéressant et utile travail ce serait, et combien digne
de tenter un propriétaire de yacht désireux d'employer à une
œuvre de science les loisirs d'une croisière dans le plus admi-
rable des pays, que de relever avec exactitude la carte topogra-
phique de la localité, d'y récolter les échantillons de fonds
nécessaires pour dresser la carte lithologique, d'y recueillir des
échantillons d'eau en séries verticales dont on prendrait la tem-
pérature, la densité, dont on ferait ensuite l'analyse chimique,
surtout au point de vue des gaz ! Combien on regrette de ne pas
posséder un bateau, première condition, hélas! pour étudier les
phénomènes de la mer !
L'île Sabrina apparut et disparut en J811 au voisinage des
Açores. En 1866, l'île Giorgios vint agrandir l'île Nea-Kameni
dans l'archipel de Santorin. Boguslaw est un volcan marin ana-
logue dans l'Alaska. Au mois de septembre 1901, on annonçait
la disparition subite de la petite île Bermuja dans le sud du
golfe du Mexique, par 22°34'll" et 93°38'16'', à la suite de
l'éruption de la Montagne-Pelée.
LES VOLCANS SOUS-MARINS. 615
Ces éruptions ont lieu le plus souvent en eau peu profonde,
circonstance qui, d'ailleurs, facilite leur apparition au-dessus du
niveau de la mer; mais, quelquefois, comme pour Sabrina, elles
se font en eau profonde, puisque la sonde indique une fosse aux
contours mal définis et d'au moins 3500 mètres sur l'emplace-
ment de l'Ile disparue. La zone des Açores est particulièrement
intéressante ; c'est une région privilégiée d'activité volcanique se
trouvant précisément au point de croisement des deux grandes
zones d'activité actuelles. L'une prend en écharpe le globe ter-
restre, et son parcours est jalonné par l'Amérique centrale, le
Mexique, les Antilles, les Açores, le sud de l'Espagne, l'Etna et
le Vésuve, Santorin, puis la Mer-Rouge et le golfe Persique, l'île
Bahrein et, enfin, l'archipel Malais. Une autre ligne occupe l'axe
même de l'Atlantique, marquée par les îles Tristan d'Acunha,
Sainte-Hélène, l'Ascension, les archipels du Cap Vert, des Cana-
ries, des Açores, Madère et, tout au nord, la région si éminem-
ment volcanique de l'Islande. Le Pacifique est entouré d'une
ceinture de volcans.
L'axe de l'Atlantique est particulièrement connu comme
étant le siège de fréquens tremblemens de mer, autre forme de
l'activité sismique. Ce phénomène se traduit par un choc de
nature spéciale éprouvé par les bâti mens naviguant au-dessus
de la région. L'impression est celle qu'on ressentirait si la quille
venait subitement à racler le fond. La carte de l'Atlantique de
Y Atlas physique de Berghaus indique l'emplacement de quelques
points où ont été éprouvées en mer des secousses en 1806, 1824,
1836 et 1878. Les tremblemens de mer sont une preuve directe
de commotions sismiques provenant du sol même de l'Océan, et
cette origine est d'autant plus certaine que l'événement ne coïn-
cide généralement avec aucune éruption continentale, laquelle
ne saurait passer inaperçue. Une seconde preuve de l'existence
de foyers d'éruption sous-marins est la rupture des câbles télé-
graphiques et le mode particulier de leur fracture qui a lieu par
arrachement, ainsi que les bouleversemens du fond observés,
par exemple, dans les parages de la Grèce et dans l'archipel
Malais. Maintenant que l'attention est attirée sur ces phéno-
mènes, il serait à désirer que toutes les circonstances en fussent
désormais étudiées avec la plus scrupuleuse attention par des
spécialistes compétens, car l'industrie télégraphique sous-marine,
pour ne parler que des sciences d'application, a tout intérêt à
616 . REVUE DES DEUX MONDES.
les connaître dans leurs moindres détails. On prétend que des
dégagemens d'hydrogène sulfuré ternissant les objets d'argent
ont lieu en pleine rade d'Ajaccio, entre les îles Sanguinaires et
la côte opposée.
Les sondages qui, surtout dans ces derniers temps, ont été
exécutés autour des îles volcaniques par les compagnies anglaises
de télégraphie en vue d'étudier les points d'atterrissage de
leurs câbles ont permis de dresser avec précision le relief des
abords de ces îles. Ils ont démontré combien les pentes en
étaient abruptes, coupées de ravins profonds et tout à fait ana-
logues, au-dessous des eaux, aux montagnes volcaniques conti-
nentales. Les pentes de Tristan d'Acunha sont de 33 degrés :
celles autour de Saint- Paul atteignent en certains points 62 degrés ;
à San Thomé, dans le golfe de Guinée, aux Açores, à Jan Mayen,
aux îles Lipari, à Santorin, à l'île Amsterdam, dans les îles de la
mer de Banda et l'archipel de la Société, partout, autour des îles
volcaniques, les pentes sont excessivement rapides; partout,
comme pour les volcans subaériens, c'est au voisinage immédiat
•du cratère que se trouvent les plus fortes. Il arrive aussi que
diverses îles volcaniques d'un même groupe s'élèvent d'un même
massif comme d'un socle commun et ensuite, à une profondeur
plus ou moins considérable, sïsolent pour former autant de
pitons séparés. On le constate aux Açores, aux îles de la Société,
aux Fidji, aux Samoa, au Stromboli. Tout s'accorde pour indiquer
que, de même que les volcans subaériens, les volcans marins,
après avoir formé par leurs déjections solidifiées un socle massif
individuel ou commun, aux parois inclinées, se sont accrus par
l'accumulation sur leurs pentes de matériaux éjectés, soit massifs
comme les laves, soit pulvérulens comme les lapilli, et tous les
débris postérieurement arrachés aux flancs du cône aérien lorsque
celui-ci, d'abord sous-marin et s'exhaussant lentement par poussée
souterraine, a fini par atteindre les régions superficielles de
l'Océan où se fait sentir l'action des vagues et par suite l'érosion,
et a, enfin, émergé au-dessus de l'eau. Si tant de volcans sont
ainsi parvenus à s'élever jusqu'à apparaître aux yeux, combien
ne doit-il pas en exister d'autres en train de s'exhausser, quoique
encore loin d'atteindre la surface, cachés qu'ils sont sous les
flots et situés en plein océan dans des parages où le hasard pro-
blématique d'un coup de sonde heureux paraît devoir être de
longtemps le seul moyen d'obtenir la certitude de leur présence?
LES VOLCANS SOUS-MARINS. 617
Tout d'abord notons un phénomène capital parmi ceux
qui accompagnent les éruptions sous-marines. Il a été bien mis
en lumière par le docteur E. Berté, qui, médecin à bord du
Pouyer-Quertier, bâtiment télégraphiste français, a assisté en
mer à toutes les phases de l'éruption de la Martinique et qui, par
ses fonctions, était mieux que personne en mesure d'observer
ceux de ces phénomènes s'accomplissant spécialement au fond
des eaux. Il s'agit de réchauffement des couches d'eaux à une
profondeur dépassant 2 000 mètres et des courans violens qui
en sont la conséquence. Le récit du docteur E. Berté a paru dans
le numéro de septembre du Bulletin de la Société de Géogra-
phie de Paris.
« La toile goudronnée qui entoure les bouts du câble brisé
qu'on ramène à bord, et qui, ordinairement, est encore intacte
après dix ou quinze ans de submersion, n'existe presque plus.
Le goudron qui imbibe la toile coule sur le pont et dans la cuve
où le câble est replié : il est chaud ainsi que l'armature en acier
qui enveloppe les lignes. »
Cet échauffement du sol communiqué aux eaux sus-jacentes
donne naissance à de violens courans se faisant sentir jusqu'à la
surface et probablement plus violens encore dans les profon-
deurs. Je cite de nouveau le docteur Berté :
« Le 7 mai 1902, courant de 3 nœuds portant dans le Nord
qui nous fait dériver de 15 milles en 5 heures et qui fait couler
une bouée. Le lendemain, catastrophe de Saint-Pierre.
« Les jours suivans, le courant disparaît, et nous pouvons
rester les nuits à flotter par le travers de l'île La Perle, sans
dériver d'un demi-mille. Pendant ce temps, la Montagne-Pelée
est calme ou du moins peu agitée,
« Le 20, éruption, et un courant reparaît, moins violent, il est
vrai, que le 8. Le 6 juin, les mêmes phénomènes se repro-
duisent. »
Les observations de M. Berté sont de la plus grande impor-
tance et devront être prises en très sérieuse considération dans
toute étude de lithologie sous-marine.
Il est certain qu'un courant aussi violent entraînera des
sédimens sableux déjà déposés sur le fond et qu'il les laissera
retomber plus loin au milieu des sédimens vaseux habituels des
profondeurs. Le phénomène étant transitoire, ces dépôts pren-
dront fin avec lui et, au total, il se sera formé des lentilles sableuses.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
La remarque trouve son application en géologie descriptive.
Supposons en outre que, dans un sondage, on observe contre le
fond un relèvement de la température de l'eau par rapport aux
températures régulièrement décroissantes de haut en bas suivant
la verticale de ce sondage et, pour plus de sûreté, que l'on
reconnaisse que cette température de J'eau immédiatement sus-
jacente au fond est supérieure à la température du fond lui-
même. On sera alors en présence d'un courant volcanique. Celui-
ci sera très probablement non permanent, c'est-à-dire temporaire.
En d'autres termes, il est douteux que, en sondant à la même
place, après un certain temps, on retrouve la même température
de l'eau. Si l'on peut exécuter sans plus tarder cette recherche,
en continuant les sondages thermométriques contre le fond et
en comparant entre eux les résultats pointés sur la carte, on
sera infailliblement amené à la localité-origine en se dirigeant
du côté vers lequel l'eau sera plus chaude de même qu'on
retrouve la source d'un fleuve en remontant son courant. Le
procédé permettra donc de découvrir la position précise d'un
centre d'activité volcanique sous-marin. Il importerait aussi de
constater et, si possible, de doser l'acidité de l'eau elle-même,
très probablement chargée d'acide carbonique.
Il se peut aussi que l'on soit mis sur la voie de la découverte
des centres sous-marins d'éruption par l'examen des sédimens
volcaniques. Ceux-ci ne sont pas disséminés sur le fond tout
entier, comme le pensent certains océanographes qui sont d'avis
que les poussières volcaniques décomposées au sein des eaux
constituent à elles seules l'élément minéral essentiel de toutes
les vases abyssales. Ces sédimens sont au contraire répartis par
places et très reconnaissables. Grâce à la bienveillance du prince
de Monaco, j'ai eu le loisir d'examiner environ 200 échantillons
de fonds recueillis par lui principalement dans les parages volca-
niques des Açores, des Canaries et des îles du Cap Vert, et j'ai
constaté combien leurs caractères généraux étaient uniformes.
Outre le calcaire d'origine organique, débris de foraminifères ou
autres, constituant l'élément principal des vases profondes, ils
sont composés surtout de grains de basalte, de feldspath, d'am-
phibole, d'olivine, de pyroxène et de magnétite, ainsi que de
minéraux amorphes, scories volcaniques, verres volcaniques
huileux ou compacts et, enfin, débris de ponce. Ces minéraux
sont caractéristiques et, pour ce motif, il convient de donner
LES VOLCANS SOUS-MARINS. 619
sur eux quelques détails. Mais, dès à présent, on est en droit
d'affirmer que très faciles à diagnostiquer, — au microscope,
bien entendu, — et très difTérens les uns des autres, ils sont
localisés non seulement sur le lit océanique tout entier, mais
même sur les fonds spécialement volcaniques. Certains d'entre
eux sont visiblement scoriacés, c'est-à-dire avec prédominance
de scories, d'autres particulièrement riches en obsidienne, d'autres
enfin, comme, par exemple, ceux des Açores, éminemment pon-^
ceux.
Lorsque, après un nombre suffisant d'analyses, les cartes litho-
logiques sous-marines auront été amenées à un degré de pré-
cision convenable et que les régions à prédominance de fonds
scoriacés ou d'obsidienne ou de ponce auront été bien délimités»
on observera que leur distribution est ordonnée par rapport à. la
position de l'orifice volcanique quel qu'il soit, point unique ou
fente plus ou moins allongée. Les ponces très légères ont toute
probabilité d'être plus éloignées, tandis que les scories, les verres
bulleux et, davantage encore, les- obsidiennes compactes ont
chance d'être plus voisines. De proche en proche, sur la carte,
on parviendra donc à circonscrire la position probable de la
bouche d'éjection dont il ne restera alors qu'à fixer la position
exacte par sondages, car elle doit être accusée par un relief
spécial tel qu'une dépression cratériforme brusque et assez cir-
conscrite ou bien plutôt par le sommet ou le plateau culminant
d'un dôme aux pentes inclinées. On sera confirmé dans son
jugement par l'absence relative de vase et la présence de la
roche vive, qui, malheureusement, dans un sondage, ne se tra-
duit que par une indication négative : l'absence de tout sédiment
ramené par la sonde ou la déchirure, sinon la perte des dragues
et chaluts envoyés sur le fond. Les nouveaux perfectionnemens
apportés par le prince de Monaco dans la récolte des échantillons
de fonds dont il obtient des boudins longs de 50 centimètres,
seront d'un puissant secours dans ces recherches. Il est fâcheux
que les appareils destinés à la récolte des échantillons purement
sableux laissent encore autant à désirer.
Ces minéraux caractéristiques, scories, obsidiennes et ponces,
prenant ainsi un intérêt considérable, devront donc être assez
connus pour être immédiatement distingués dans un échantillon.
Les scories ont un aspect particulier: noires, brunes ou rou-
geâtres, poreuses; elles sont idinti-^ues à des scories aériennes
620 REVUE DES DEUX MONDES.
finement pulvérisées, quoique souvent, par suite de leur séjour
dans la mer, certaines portions, par un phénomène de modi-
fication chimique auquel on a donné le nom de diagenèse et
qui consiste surtout en une peroxydation du fer, soient partielle-
ment transformées en un produit de décomposition de couleur
rouge, mal déterminé et mal déterminable à cause de sa com-
position assez vague, et nommé palagonite.
Les verres volcaniques, non moins aisés à reconnaître pour
quiconque les a vus une fois, sont huileux ou compacts comme
du verre à bouteilles. Le Challenger en a trouvé des fragmens
gros comme des noix dont le noyau seul était resté vitreux
tandis que la périphérie était transformée en palagonite. La
plupart de ceux des Açores, — et il est à supposer que, partout
dans l'Océan, ils montrent ce même caractère, — sont de couleur
verdâtre clair, compacts, ressemblant à du verre à bouteilles
pilé et lavé, extrêmement fin, les fragmens n'ayant guère plus
de un à deux dixièmes de millimètre. On les imite en pulvé-
risant et en lavant du verre commun de couleur très foncée ou,
mieux, des fragmens d'obsidienne provenant du Mexique ou de
Lipari. \
Pour m'expliquer leur genèse et les reproduire par synthèse,
j'ai fondu de ces verres ou de ces obsidiennes dans un creuset
et j'ai versé dans de l'eau froide la matière devenue fluide. J'ai
provoqué ce qu'on appelle en langage technique un « étonne-
ment » de la matière. J'ai obtenu ainsi un résidu de fragmens
anguleux très fins ou arrondis, véritables larmes bataviques
microscopiques dont un très léger choc ou un écrasement pro-
voquait la rupture en éclats excessivement ténus et tellement
ressemblans aux minéraux analogues trouvés dans les fonds
marins qu'on se ferait fort d'en mélanger une notable propor-
tion dans un échantillon véritable et de mettre au défi de de-
viner la supercherie et de soupçonner l'addition de ces grains
artificiels. -
Le dernier produit volcanique caractéristique est la ponce de
couleur grise, à structure fluidale bien prononcée, composée de
faisceaux filiformes allongés. Si, dans les régions volcaniques,
les fonds en sont en certaines places, — autour des Açores, par
exemple, — abondamment pourvus, il n'est pas rare d'en trouver
des fragmens parfois assez gros sur le sol, très loin de toute
région volcanique. J'en, ai recueilli en 1895, à bord du Caudan,
LES VOLCANS SOUS-MARINS. 621
par dragages, dans le golfe de Gascogne. Le Challenger en a
dragué dans une foule d'endroits.
Je me suis livré à diverses expériences sur ces ponces. Je
ne saurais les décrire ici sans risquer d'allonger beaucoup
cette étude. Je me bornerai à dire que mes expériences m'ont
amené à la conviction que les ponces de fond, quel que soit leur
volume, ne proviennent que d'éruptions sous-marines actuelles.
Celles qui ont été au contact de l'air froid et qui ont été amenées
à la mer d'une manière quelconque : projection directe hors
de la bouche du volcan comme en Sicile et surtout au Krakatoa
en 1883, ou bien enlevées par les vagues à des amas de ponce
formant rivage, ou bien encore arrachées par les pluies dans
l'intérieur des terres et charriées jusqu'à la mer par les rivières
et les torrens, toutes ces ponces, à moins qu'elles ne soient à
l'état de poussière, ne descendent pas sur le fond. Elles flottent
pour ainsi dire indéfiniment à la surface de l'eau, y deviennent
le jouet des vents et s'isolent les unes des autres, quel qu'ait
été leur amoncellement au début comme au Krakatoa où s'était
formé contre le rivage un banc de ponces flottantes long de
30 kilomètres, large de 1 kilomètre et épais de 3 à 4 mètres.
Eparpillés, chassés au loin par les courans, les fragmens finis-
sent, quelle qu'ait été la durée de leur course errante, par arri-
ver à très peu près intacts sur un rivage quelconque où ils
s'échouent. A cause de leur extrême, fragilité, ils sont alors
immédiatement triturés par le ressac contre le sable de la plage.
J'en ai vu flotter aux îles du Cap Vert autour de la Princesse-
Alice, que j'ai recueillis, et j'en ai ramassé, après un orage,
sur le sable à Sao Antao. Qui sait d'où viennent et combien de
temps ont flotté les bouchons qu'il est si fréquent de trouver
échoués le long du bord, dans des parages déserts où ils se con-
servent intacts pendant très longtemps, grâce à leur élasticité qui
les fait résister aux chocs? Au contraire, les fragmens de ponce,
de nature huileuse et éminemment fragile, sont bientôt usés et
réduits en poussière tellement fine et imperceptible quïl n'est
plus possible de les découvrir au milieu de l'énorme prédomi-
nance des galets, des graviers ou môme simplement des grains
de sable beaucoup plus gros et bien plus résistans des dépôts
côtiers au sein desquels ils sont confondus.
Les ponces du fond, sorties de bouches volcaniques sous-
marines avec leurs pores remplis de gaz chaud, sont « étonnée »
.622 . REVUE DES DEUX MONDES.
dès qu'elles parviennent au contact de l'eau de mer froide am-
biante. Cette eau les pénètre, les alourdit, leur permet peut-être
de s'élever à une certaine hauteur au-dessus du fond et d'y de-
meurer en flottaison parfaite si leur densité est rigoureusement
égale à celle du liquide qui les baigne entièrement et les imbibe
en partie, mais elles ne remontent pas à la surface. Que l'on
chauffe un fragment de fponce et qu'on le jette dans un vase
plein d'eau, il y enfoncera immédiatement et restera submergé,
tandis que, si l'on répète la même expérience sur un fragment
froid, il demeurera toujours à la surface, même si l'on agite fré-
quemment le liquide. J'en possède de la dimension d'une noi-
sette, qui flottent ainsi depuis plusieurs années. Les petits frag-
mens « étonnés » dans la mer sont très lentement transformés en
une masse rougeâtre sans consistance, présentant certaines res-
semblances avec la palagonite, et qui, en se délitant, a peut-être
fourni ces: -grains opaques d'un brun rouge plus ou moins vif ou
jaunes que le microscope permet de distinguer dans la plupart
des fonds, surtout volcaniques. Les gros fragmens décomposés
à leur surface par leur élonnement peuvent avoir conservé leur
intérieur intact. Très peu pesans, ils auront été entraînés par les
courans sous-marins, à commencer par le courant extraordinaire
dû à l'éruption même, et être chassés très loin sur les fonds d'où
la drague nous les ramène aujourd'hui.
Cherchons ce que peut être une éruption sous-marine. Le sol
s'entr'ouvre et vomit une masse de matériaux divers à tempéra-
ture très élevée. La plupart sont des gaz ou des vapeurs. La va-
peur d'eau d'origine interne est immédiatement condensée par
l'énorme quantité d'eau marine sus-jacente ; chaque bulle, quel
que soit son volume, est aussitôt fractionnée, refroidie, con-
densée et finalement absorbée. Les gaz hydrogène sulfuré, acide
sulfureux, acide chlorhydrique et même acide carbonique sont
solubles et par conséquent, eux aussi, immédiatement dispersés
et dissous. Rien n'a été visible à la surface de la mer, sauf quel-
ques bulles ayant échappé à l'action dissolvante de plusieurs
centaines et même plusieurs milliers de mètres d'eau, et qui
sont d'ailleurs comme émiettées et rendues indiscernables au
milieu du mouvement et de l'écume des vagues. Tout se bornera
donc, en tant que manifestation extérieure, à une secousse de
tremblement de mer telle que des navires en ont ressenti, ou
bien à une vague très grosse et subite se propageant à la surface,
LES VOLCANS SOU^-MARINS ' 623
phénomène connu des navigateurs, ou encore à une lame dite
de fond, courant avec rapidité à travers les eaux calmes du fond
de l'océan, puis, tout d'un coup, remontant verticalement en sui-
vant la montée du sol sous-marin à l'approche d'une terre.
Alors, sans doute renforcée par des interférences dues à des
chocs contre les sinuosités des rivages et les inégalités du fond,
elle donne naissance à ces secousses verticales de has en haut
et ensuite de haut en bas qui, le long de nos côtes atlantiques
françaises, ont causé bien des sinistres parmi nos pêcheurs. Le
bateau brusquement soulevé et retombant éprouve une secousse
qui le disjoint et le fait couler à pic. Très près de se qu'on pour-
rait nommer l'épicentre de l'éruption, il se produira des tourbil-
lons et des courans violens qu'on n'aura guère chance de con-
stater s'ils ont lieu au large et par mauvais temps, et qu'en tous
cas, on ne songera pas à attribuer à leur véritable cause.
Pendant ce temps, les matières solides éjectées, soumises à
un refroidissement subit au milieu des eaux profondes à tempé-
rature de quelques degrés à peine supérieure à zéro, seront
« étonnées. » La gigantesque larme batavique formée sera presque
aussitôt pulvérisée. Selon sa nature, elle donnera naissance à
des scories, à des verres volcaniques huileux ou compacts et à
des ponces. Mais les gaz chauds qui les remplissent et seront
immédiatement condensés ne permettront pas aux minéraux
huileux de s'élever jusqu'à la surface. Selon leur volume, ils
seront, s'ils sont petits, simplement chassés par la commotion à
une faible distance de l'orifice, ou bien si, comme les ponces, ils
sont à la fois de gros volume, très huileux et en même temps de
densité réelle relativement faible, étant constitués par du feld-
spath et peu ferrugineux, ils s'élèveront à une certaine hauteur,
seront pris par les courans et emportés. Cependant, par absorp-
tion lente de l'eau, ils s'alourdiront peu à peu ; leur trajectoire
s'abaissera de plus en plus vers le fond sur lequel ils finiront par
se déposer très loin de leur lieu d'origine. Le verre volcanique,
plus lourd parce qu'il est plus ferrugineux et plus compact, ira
moins loin; le verre complètement compact demeurera presque
sur place en paillettes aplaties, les blocs de grosseur moyenne
seront rares comme dans les larmes bataviques, qui ne se brisent
jamais en gros fragmens. Ces diverses roches à forte tempéra-
ture, mises en contact avec l'eau de la mer, seront vivement atta-
quées dans leurs portions extérieures ; elles se transformeront en
624 REVUE DES DEUX MONDES.
palagonite ou, d'une façon générale, en grains amorphes,
opaques, rouges, bruns ou jaunes, de composition indécise,
sorte de latérite volcanique, qui seront disséminés sur l'immenise
étendue du lit océanique. Enfin, lorsque la surface de l'énorme
magma, pulvérisée par Va étonnement » sur une certaine épaisseur,
aura été dispersée autour de l'orifice volcanique, il restera une
masse compacte, tout au plus surmontée localement de gros
blocs, et qui, maintenant refroidie, protégera les matières sous-
jacentes et leur permettra de se refroidir lentement à leur tour.
Peut-être se produira-t-il des fissures de retrait, étroites et pro-
fondes, presque impossibles à découvrir par sondages ; mais la
masse elle-même aura des bords assez inclinés. De nouvelles
éruptions élèveront encore la hauteur de la montagne sous-
marine, sans toutefois modifier essentiellement sa structure, et
elle deviendra le socle futur d'une île volcanique, laquelle finira
bien un jour par surgir au-dessus des eaux comme Saint-Paul,
Amsterdam et tant d'autres disséminées dans toutes les mers du
globe.
En résumé, tous les faits connus prouvent que des éruptions
volcaniques s'effectuent actuellement sur le fond même des
océans. Ces phénomènes se traduisent par des événemens qu'il
est d'une grande importance pratique de bien connaître, car ils
mettent en danger les navigateurs et les pêcheurs. On est en
droit d'espérer qu'il deviendra possible de déterminer l'empla-
cement des foyers d'activité sismique, en s'appuyant d'abord
sur des sondages thermiques, puis sur l'analyse des fonds ma-
rins avoisinans, en reportant sur une carte les localités oii
auront été récoltés les échantillons, et, enfin, en établissant à
coups de sonde la topographie détaillée de la région restreinte
désignée par les recherches précédentes.
J. Thoulet.
UNE yiE D'AMBASSADRICE
AU SIÈCLE DERNIER
11(1)
A LA COUR D'ANGLETERRE
I
Au mois de mai 4812, l'empereur Napoléon était à Dresde.
Sous prétexte d'y tenir de solennelles assises et de recevoir l'hom-
mage et le serment des rois (2), il avait voulu se rapprocher de la
Russie. Au milieu des fêtes qui signalaient sa présence en Saxe,
il se préparait à attaquer Alexandre, tout en feignant, bien qu'il
fût résolu à la guerre, de n'avoir pas renoncé à la conjurer. Le
tsar n'y était pas moins résolu que lui. Mais il entendait qu'elle
se fît en deçà des frontières de son empire ; il espérait attirer là
son redoutable rival et lui creuser un tombeau. A la faveur de
négociations où personne n'apportait ni sincérité ni bonne foi,
chacun des deux adversaires se flattait de dissimuler à l'autre ses
dispositions personnelles et ses secrets desseins. Il en résultait par
toute l'Europe un état d'incertitude et de trouble dont les lettres
de M""* de Liéven nous révèlent maints symptômes.
Rentrée de Berlin à la fin de 1811, elle était encore à Saint-
Pétersbourg au printemps suivant. Elle s'impatientait de ne sa-
(1) Voyez la Revue du 1°' janvier 1903.
(2) Albert Vandal, Napoléon et Alexandre I".
TOME XIII. — 1903. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
voir pas à quel poste on destinait son mari, qu'une mission tem-
poraire retenait hors de la capitale. Le choix de ce poste restait
subordonné à la tournure qu'allaient prendre les événemens. On
voit alors la jeune femme supporter avec peine « ce vilain cli-
mat » nuisible à sa santé, dont l'avait déshabituée son séjour en
Prusse. « L'incertitude de mon sort à venir, mande-t-elle à son
frère, le 24 mai, fait que je ne puis même pas m'établir à ma
guise. Je vous assure que je suis bien fatiguée de cette ignorance
complète des événemens. Je n'ai aucune idée du moment et du
lieu où je reverrai mon mari. Dans tous les cas, je suis bien dé-
cidée à ne pas voir les glaces sur la Neva, et si les circonstances
ne me permettent point de me trouver avec mon mari sous un
ciel étranger, j'irai en chercher un plus chaud en Russie. La
Grimée me sourit beaucoup et Constantin est tout décidé à m'y
accompagner si j'y vais... Je ne vous dis rien de ce qui se passe,
d'abord par la très bonne raison que je n'en sais absolument rien
et que je veux mourir si j'y comprends goutte. Bien fin celui
qui peut calculer ce qui va advenir de tout cela. »
Ce qui en advint, on le sait : la brusque rupture des négo-
ciations engagées entre la France et la Russie, le déchirement de
l'alliance, le passage du Niémen par Napoléon, sa marche sur
Moscou, l'incendie de cette ville, et enfin la retraite tragique de
la Grande Armée sous les meurtrières rigueurs d'un hiver inexo-
rable. Au mois d'octobre, ce sombre drame touchait à son dé-
nouement. En s'achevant, il préludait aux luttes suprêmes dans
lesquelles allait s'abîmer la puissance de Napoléon. A cette
heure, le souverain vaincu était condamné.
— Nous ne pouvons plus régner ensemble, avait dit Alexandre ;
lui ou moi, moi ou lui !
Et cette menace, il commençait à en assurer l'exécution en se
réconciliant avec l'Angleterre, que, depuis Tilsitt, et pour plaire à
Napoléon, il avait traitée presque en ennemie. Le premier témoi-
gnage de la réconciliation devant être l'envoi à Londres d'un
ambassadeur de Russie, il se décidait à en nommer un. Pour
occuper ce poste, dont ses projets belliqueux et vengeurs gran-
dissaient l'importance, il désignait le comte de Liéven.
La correspondance est muette sur les circonstances qui déter-
minèrent cette désignation. Elle nous montre seulement M'"^ de
Liéven non encore fixée à la date du 7 octobre quant à celle de
son départ pour l'Angleterre et s'en inquiétant. « Je suis d'une
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 627
très grande impatience à me voir hors d'ici, et toujours de nou-
veaux obstacles viennent retarder ce moment. Maintenant que
l'expédition est à peu de chose près terminée, mon mari vient
de prendre un rhume assez fort avec de la fièvre, et, selon la ma-
nière des hommes d'être malades, il est presque toujours au lit...
Je doute que nous partions encore cette semaine. Cela m'afflige
véritablement- à cause de la saison. » Malgré ce ton désolé, elle
se consolait cependant du retard qui lui était imposé. « On est
dans une grande attente des nouvelles de la Grande Armée. Les
derniers bulletins de Wintzingerode ayant annoncé que les forces
de Napoléon se portaient vers elle, je ne suis pas fâchée d'at-
tendre encore ici les résultats de ce grand événement. >*
Peu de jours après, d'une lettre de son mari, nous pouvons
conclure que les impatiences de M""*" de Liéven ont trouvé leur
terme et que rien ne s'oppose plus à son départ. Le 9 octobre, le
nouvel ambassadeur de Russie à Londres écrit à son beau-frère :
« ... Je compte partir dans six ou huit jours au plus tard. Je
serais peut-être à la veille de mon départ, si une indisposition de
quelques jours ne m'eût retardé. On m'a donné le poste le plus
brillant, le plus important et le plus agréable auquel je pouvais
aspirer. Le moment présent lui donne surtout le plus grand re-
lief. Vous pouvez juger par là, mon cher ami, du comble de mon
bonheur et de la reconnaissance que je dois à l'Empereur de ce
témoignage éclatant de ses bontés et de l'étendue de sa confiance.
Ma femme, comme vous le pensez bien, participe grandement
à ma félicité; que pouvait-elle individuellement désirer de
mieux? »
Cette lettre disait vrai. M™° de Liéven partageait l'allégresse
de son mari. Deux années passées hors de Russie avaient éveillé
en elle des velléités d'indépendance. Le despotisme, auquel ce-
pendant elle était faite depuis son berceau, lui semblait moins
tolérable qu'au lendemain de son mariage, comme si son séjour
à l'étranger lui eût fait une âme nouvelle et suggéré l'impérieux
besoin d'une atmosphère plus légère et plus libre que celle de la
cour moscovite. Lasse d'une étiquette façonnée aux caprices du
maître, lasse de la capitale russe, de la société au milieu de la-
quelle elle vivait, bien que tout y fût pour flatter son orgueil,
elle aspirait à briller sur un autre théâtre. Attrait de l'inconnu
ou pressentiment du rôle qu'elle y devait jouer, celui que la
faveur impériale ouvrait à ses ambitions l'attirait, lui apparais-
G28 REVUE DES DEUX MONDES.
sait comme un séjour enchanteur où tout serait à souhait pour
son esprit et pour ses goûts.
Sa correspondance ne nous entretient ni de son départ pour
l'Angleterre ni de son arrivée à Londres, et pas davantage de
l'accueil qu'elle y reçut. Elle y est installée depuis plusieurs mois
lorsque reprend avec son frère son commerce épistolaire. C'est
en avril 1813, au moment où Napoléon s'efforce de déjouer les
calculs des puissances coalisées et, quoique accablé par le nom-
bre, leur porte de terribles coups. Alexandre de Benckendorff
est sur le théâtre de la guerre. « J'apprends ce matin par des
extraits du Moniteur, lui mande sa sœur, qu'on nous a frottés sur
l'Elbe. Comme il n'y a aucun détail d'ajouté à cela, je pense que
c'est plutôt d'un avantage remporté sur l'ennemi que j'ai à vous
féliciter. On acquiert une certaine facilité à commenter les
gazettes françaises; il n'y a jamais qu'à substituer le mot de dé-
faite à celui de victoire qu'ils se donnent. »
Quelques semaines plus tard, la marche des alliés sous l'im-
pulsion toujours plus active d'Alexandre inspire à la jeune femme
un véritable chant d'enthousiasme et d'admiration à l'adresse de
son souverain : « Qu'il est beau d'avoir fait cette belle guerre et
qu'il est gigantesque et digne seulement des Russes de se trouver
dans l'espace de cinq mois des bords de la Moskowa à ceux de
l'Elbe! Qu'il est bien plus beau encore, après cette série de vic-
toires et de triomphes, d'en user avec la modération que fait notre
empereur! Cela le met au-dessus de tout ce qui, jusqu'à présent,
a paru sur le trône, et que l'Europe est heureuse de voir ses des-
tinées confiées à Alexandre!... Combien le monde est renversé
depuis que nous ne nous sommes vus! Quelle brillante année
vous avez vue et comme votre devise, alors, s'est trouvée la véri-
table arme qu'il fallait employer pour parvenir là où vous êtes
et surtout là où vous en viendrez, car tout s'organise poui ac-
complir le grand œuvre, L'Empereur est admirable et bien ad-
miré aussi, je vous assure. Comme la modération, la loyauté font
bien avec la puissance! Sa gloire est solide. »
Entre temps, elle a commencé à se faire une place dans la so-
ciété britannique. A la cour comme à la ville, elle a trouvé l'ac-
cueil qu'elle souhaitait. Le Prince de Galles, qui exerce le pou-
voir avec le titre de régent, aux lieu et place de son père
George III, frappé de folie et tombé en enfance, la comble de pré-
venances et d'égards. A son exemple, les membres de la famille
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 629
royale, les ministres, tout ce qui compte en Angleterre, té-
moigne à la jeune ambassadrice sympathie et respect. Mais
tant de motifs de se plaire à Londres ne l'empêchent pas d'ob-
server autour d'elle les habitudes, les tendances, les mœurs, de
voir tout ce qui manque à cette société où elle occupera bientôt
une si grande place et dont elle ne saisit encore que les défauts
et les inconvéniens. Voici comment elle la juge au bout de dix
mois (6 août 1813) :
« Cette belle Angleterre est toujours la même chose ; c'est une
chaîne de perfections, mais qui ne frappent que votre raison et
qui sont muettes pour votre imagination. Je vous accorde deux
mois d'engouement, parce qu'en effet tout est beau ici, et puis
si extraordinaire, que votre curiosité et votre admiration sont
sans cesse en jeu. Mais, lorsqu'on a tout vu, lorsqu'on est fa-
tigué d'admirer, on veut sentir et ce n'est point le pays des émo-
tions. Mon individu devrait se trouver heureux ici; j'y suis sous
des auspices si belles {sic), on m'y reçoit comme jamais aucune
étrangère ne l'a été; personnellement même, je crois que j'y
réussis, mais, je ne voudrais pas mourir dans ce pays. Je suis
toujours étonnée de l'anglomanie qu'ont prise tant de mes com-
patriotes. Il y a de quoi se dégriser lorsqu'on vit avec les Anglais.
Je vous en parle trop; j'ai assez de leur vue et j'aime mieux
songer à l'outre-mer. »
Ce sont là des impressions de début, que ne tarderont pas à
corriger le temps, un contact plus fréquent avec l'aristocratie an-
glaise, les amitiés qu'elle y contractera. Nous la verrons subir
alors la contagion de cette anglomanie qu'elle critique chez ses
compatriotes, la subir à ce point que, lorsque après vingt ans de
séjour en Angleterre, elle en devra partir pour rentrer en Russie,
elle sera littéralement au désespoir. Mais, il s'en faut de beau-
coup que tel soit son état d'âme durant les premiers temps de
son séjour. Le charme n'opère pas encore. Elle est dans une pé-
riode d'étude, d'observation et de défiance, singulièrement trou-
blée d'ailleurs par les tragiques péripéties qui se déroulent sur
le continent, auxquelles elle assiste de loin, en s'associant aux
anxiétés et aux angoisses que ressentent à cette heure les gou-
vernemens et les peuples.
Sa conduite et ses paroles témoignent de beaucoup d'énerve-
ment et d'impatience. Les défaites de Napoléon, la prise de Paris,
l'abdication de 1814, la comblent de joie et d'orgueil ; elle en at-
630 REVUE. DES DEUX MONDES.
tribue presque exclusivement le mérite à son souverain; elle est
trop bonne patriote pour ne pas se réjouir de le voir cueillir
tant de lauriers. Mais, le retour de l'île d'Elbe, le départ des
Bourbons, les préparatifs guerriers de l'usurpateur, les calamités
nouvelles dont l'Europe est menacée excitent ses critiques et, à la
fin de la lettre qui suit, amènent sous sa plume des imprécations
insultantes à l'adresse- de ces Français que plus tard, beaucoup
plus tard, elle aimera passionnément dans la personne de
Guizot.
« Que d'événemens depuis quelques semaines, s'écrie-t-elle
le 19 avril 1815, et comme un peu de prévoyance eût pu faire
éviter toutes les calamités qui attendent encore l'Europe ! Au
moins l'énergie et les forces que déploient les puissances pro-
mettent-elles une fin prompte à cette nouvelle crise. Je la désire
vivement et que, de même que l'année passée, vous puissiez venir
profiter de la paix en Angleterre. Je vous donne rendez-vous à
Brighton pour le mois d'août. Terminez la besogne jusque-là, si
faire se peut. Ici, il y a quelques aboyeurs qui crient à la paix,
mais tout ce qui a le sens commun comprend qu'il n'y a que
les baïonnettes et les boulets pour l'aire justice de cet homme et
préserver l'Europe de sa domination.
« En attendant, il n'est pas à l'aise à Paris. Il est entre les
mains des Jacobins, dont le parti est très fort en France, et, en
attendant qu'il puisse prendre le dessus, le plus despote des
hommes est forcé d'endosser la livrée du républicanisme. Il
manque d'argent complètement. Ses paroles sont toutes de miel;
mais, ainsi que les abeilles qui sont ses armes, il a son venin
tout prêt.
« Les Français sont les plus méprisés et les plus méprisables
des hommes. Dans ce moment, ils^„attendent qu'une autre révo-
lution aussi paisible que celle-ci leur rende les Bourbons et ils
les recevront avec la même indifTérence qu'ils les ont vus partir.
C'est le superlatif de la canaillerie. Le duc d'Orléans est ici; je
ne sais trop pourquoi. Ces princes ne sont jamais que là où ils
ne devraient pas être. » — « Je suis beaucoup dehors cette année-
ci, ajoute-t-elle. Ma santé s'en ressent; les veillées ne me con-
viennent point, et cependant le besoin de distraction me pousse
partout. Cela ira tant que ça pourra. »
Au mois de novembre, la coalition victorieuse a terminé son
œuvre ; l'Europe est délivrée ; Louis XVIIl a recouvré sa cou-
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DEPNIER. 631
ronne. Il semble que désormais la révolution soit désarmée.
^1""° de Liéven s'apaise, retrouve sa sérénité et commence à jus-
tifier ce jugement que, l'année suivante, son amie lady Granville
portera sur elle : « Elle devient célèbre par sa politesse et ses
empressemens à tout le monde. Sa manière est très admirée et,
autant qu'on peut voir, un grand changement a eu lieu. Les
convenances sont respectées. Elle est sur le ton le plus amical
envers son mari et a pour lui les plus grands égards. »
Ses lettres à son frère témoignent de cet apaisement. Son
cher Arrar était venu la voir l'année précédente et elle avait été
heureuse de le recevoir à Londres. Bien tendrement, elle lui
exprime le regret de ne pouvoir lui faire encore cette année les
honneurs de la capitale de l'Angleterre.
« Pauvre petit frère, que je vous plains et moi aussi ! J'espé-
rais vous revoir ici, j'avais calculé même que l'époque de votre
arrivée serait celle que j'avais destinée à mes visites dans le pays,
que nous irions ensemble, que vous vous amuseriez comme je
l'ai fait, que nous admirerions ensemble ce beau pays, ces
magnifiques établissemens, que nous ririons ensemble de la
gaucherie de leurs possesseurs, mais que nous trouverions,
comme je l'ai trouvé en effet, qu'on consentirait à être gauche
au prix du bonheur qu'éprouvent ces gens-là et qu'ils répandent.
Au reste, on trouve sous ces écorces peu provocantes un si
grand fonds de bonhomie, de cordialité et de bon esprit qu'on
peut quelquefois se rétorquer le compliment et se trouver fort
gauche du jugement qu'on a porté. »
Suit la nomenclature des visites qu'elle a faites durant l'été,
et qu'elle fera désormais les années suivantes jusqu'à la fin de
son séjour en Angleterre. Lady Harriett, lady Granville dont
elle goûte fort les qualités d'esprit et de cœur, le duc de De-
vonshire, dont la maison « est digne d'un empereur, » l'ont reçue
tour à tour et fêtée. Peu à peu ces relations vont s'étendre. Elle
sera accueillie par toute l'aristocratie anglaise, qui ne fait que
suivre l'exemple de la famille royale, pour qui, à Brighton et à
Windsor, il n'est pas de fête complète quand M""^ de Liéven n'en
est pas. A la même époque, M. de Merveld, ambassadeur d'Au-
triche à Londres, étant mort, le prince Paul Esterhazy vient le
remplacer. « C'est une fort bonne acquisition pour nous. Sa
femme va arriver au printemps. »
Ce qui ne lui plaît pas moins, c'est que Londres est, en cette
632
REVUE DES DEUX MONDES.
année 1815, le rendez- vous de toute la « fashion russe, » qui y
vient en allant à Paris ou en s'en retournant : les Orlof, un
zomie Lavadowsky, « jeune éventé qui a de l'esprit logé dans la
plus mauvaise cervelle,» les deux dames Narishkine,la princesse
Serge Galitzine, la comtesse Woronzow, beaucoup d'Autrichiens
aussi, dont deux archiducs « qui courent le pays. » A citer
encore, parmi ces relations si propres à charmer la jeune ambas-
sadrice, Balmaine « qui vient d'être nommé commissaire à Sainte-
Hélène, auprès de Bonaparte, » lord Pembroke, lady Jersey, lady
Gowper, le général de Flahaut, fugitif de France, « dont Talley-
rand est le véritable père » et qui va épouser la fille de l'amiral
Keith, miss Mercer, une riche héritière.
Le cercle, d'année en année, ne fera que s'étendre et tout ce
qui compte dans la haute société anglaise y figurera. Dès ce
moment, des princes et des princesses de sang royal viennent le
grossir : la princesse Charlotte, fille du roi, mariée au commen-
cement de 1816, à Léopold de Gobourg, le futur roi des Belges;
le duc et la duchesse de Cumberland; le prince-régent lui-
même. Aussi est-il bien sincère le cri de satisfaction poussé par
M™° de Liéven dans une de ses lettres en date de cette même
année : « Me voilà fixée à Londres, après avoir couru toutes les
campagnes de l'Angleterre. Jamais je ne me suis autant plu ici
que cette dernière année. Je vois et je connais beaucoup de
monde et je m'y amuse vraiment. Pourquoi n'êtes-vous pas ici,
cher Alexandre? »
La politique, qui deviendra quelques années plus tard « sa
passion, » ne l'a pas encore absorbée. Elle est toute à ses plaisirs.
Elle paraît heureuse de voir son mari les partager. Les loisirs
qu'ils lui laissent appartiennent à ses enfans dont elle s'occupe
activement. Leur nom revient à tout instant sous sa plume avec
mille détails qui témoignent de l'ardeur de sa sollicitude mater-
nelle. Cette jeune femme, à qui la maturité de l'âge donnera plus
tard un air guindé, hautain, réfrigérant au dire même de ses
admirateurs, est à cette heure tout feu tout flamme, rieuse,
expansive, animée au plus haut degré du désir de plaire et con-
vaincue qu'elle y réussit. « Sans vanité, mes soirées et celles de
lady Jersey sont les plus agréables et les plus brillantes. » Et,
comme pour prouver que son bonheur ne l'empêche pas de jouir
de celui des autres, elle ajoute : « La princesse Charlotte est
heureuse et contente ; ils sont tous deux prodigieusement amou-
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 633
reux, lui de sa femme et elle de son mari et de sa liberté. J'en
jouis pour ma part, car je puis la voir comme jadis: elle est
toujours charmante. »
A propos de la princesse Charlotte et de la famille royale,
il convient de citer encore ce passage d'une lettre du 30 oc-
tobre 1816 : « Je vois beaucoup les Cobourg et, dans le fait, je suis
maintenant la plus intime liaison de la princesse Charlotte,
tout en gardant de mon côté la mesure et la prudence néces-
saires pour ne point donner ombrage au père, car les relations
de famille sont les mêmes que de votre temps. Le mari fait fort
bien ; elle lui est extrêmement attachée et soumise. Je ne réponds
point de la durée de ce bonheur conjugal ; mais, certes, il est
bien à désirer qu'il se consolide.
« ... Je vois toujours la duchesse de Cumberland (1) qui
malheureusement se trouve dans une situation à ne jamais espé-
rer de réconciliation avec la reine, et comme la cour est brouillée
avec elle, les particuliers aussi s'en écartent et lui font éprouver
toutes les humiliations possibles. Je me suis mise sur un pied
assez indépendant pour pouvoir lui témoigner de l'intérêt, malgré
l'anathème général, et l'amitié que je ne lui eusse point montrée
si elle se trouvait dans une situation prospère, je me crois tenue
en conscience de ne point la lui refuser lorsqu'elle peut lui être
de quelque utilité ou seulement d'un peu d'agrément.., »
Voilà, certes, qui n'est pas d'un mauvais cœur, et cette assis-
tance accordée à une princesse malheureuse dépourvue de tout
pouvoir, de tout crédit, prouve qu'au moins dans sa jeunesse,
M°'° de Liéven, a qui, plus tard, la spontanéité des élans de l'âme
sera contestée, l'a véritablement possédée et en a fait usage au
profit d'autrui. En ce temps-là, du reste, femme et mère heureuse,
adulée, admirée, sinon pour sa beauté, du moins pour son esprit
et ses dons de séduction, non encore méconnue par son mari,
épargnée par le malheur qui s'apprêtait à la frapper sans merci,
en lui enlevant son père, son plus jeune frère, deux enfans, elle
est peu disposée à ce pessimisme dont s'assombriront les vingt-
cinq dernières années de sa vie.
Elle est mordante dans ses jugemens. Ils se manifestent
indulgens ou sévères selon que les gens sur qui elle les porte
sont les amis ou les ennemis de son pays, qu'elle aime passion-
(i) Belle-sœur du prince-régent, dont elle avait épousé le frère après la rupture
d'un premier mariage, rupture que la reine mère ne lui pardonnait pas.
' 634 REVUE DES DEUX MONDES.
nément; mais elle n'est pas systématiquement malveillante. Fré-'
quemment, une remarque en retour atténue ses appréciations,
qui, dans la plupart des cas, ne vont pas plus loin qu'un coup
de patte donné en passant et à fleur de peau. Gomme presque
toutes les femmes, elle est malicieuse et non méchante. « Notre
corps diplomatique est augmenté des ambassadrices de France
et d'Autriche, mande-t-elle à son frère : la première, la marquise
d'Osmond, une espèce de revenant bien blême, bien maigre,
bien bonne personne; la seconde, la princesse Esterhazy, petite,
ronde, noire, animée et assez méchante. Je vais également bien
avec l'une et avec l'autre. La dernière est la petite-nièce de la
reine d'Angleterre, par sa mère, la princesse de la Tour et Taxis.
Cette parenté ne lui donne au reste aucune prérogative ici, puis-
qu'elle forme membre du corps diplomatique. »
Les lettres que, vers le même temps, elle écrit à son père
ne contribuent pas moins que celles qu'elle écrit à son frère à
nous initier à sa vie, vie brillante, vie de distractions et de
plaisirs, qui nous la montrent uniquement occupée à se récréer
et à se distraire en se lançant dans le tourbillon mondain.
Le 10 juillet, elle annonce à son père que sous peu de jours
elle va quitter Londres, d'abord pour se rendre à Brighton, où le
prince-régent lui offre Ihospitalité, et, ensuite pour faire des
tournées dans l'intérieur du pays chez des amis. « C'est la ma-
nière d'employer mon temps que je préfère à toute autre. Le
pays est si beau, les châteaux si bien montés et les propriétaires
plus Européens qu'à Londres, c'est-à-dire aimables autant qu'un
Anglais peut l'être. Ceci, cependant, ne s'applique pas générale-
ment, car il y a des personnes extrêmement agréables; mais il
faut convenir que la généralité pèche pour les formes... Je vais
ce soir à la noce de la princesse Marie d'Angleterre. Toute la
famille y est réunie, excepté cette pauvre duchesse de Cumber-
land, qui est traitée avec une injustice sans exemple. Cela révolte
tout le monde. Je la vois beaucoup et je lui donne tous les
conseils et l'adoucissement à ses peines que je puis. Je suis fort
liée avec la princesse Charlotte. Son mari est parfaitement heu-
reux avec elle et mérite vraiment de l'être. C'est un homme tout
à fait distingué pour sa manière de penser et son caractère. »
Au mois d'octobre suivant, elle confesse que ses projets de
villégiature n'ont été qu'à demi réalisés et que son automne « a
été entièrement massacré. » Les occupations de son mari, la
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 635
nécessité de divertir des compatriotes de passage à Londres. —
M""' Narishkine « pour qui le prince-régent a été d'une galan-
terie extrême, » le prince Alexis Gortschakoff, le comte Witt-
genstein, — l'ont clouée chez elle. « J'ai gagné à cela quelques
fatigues de plus auxquelles on n'est pas habitué dans cette saison,
j'entends de grands dîners qui sont pour moi une chose tuante. »
Heureusement, une course à Paris où son mari l'emmène va la
délasser. Elle en revient! à la mi-novembre, plus déçue que
charmée par ce qu'elle a vu.
« J'ai passé trois semaines dans un tourbillon de plaisirs et
de nouveautés. J'en ai été un peu étourdie : après cinq années
d'habitudes de gravité, les allures de Paris m'ont assez divertie,
mais je ne vous dirai pas qu'elles me plaisent et je crois qu'on
se fatiguerait de cette constante frivolité plus tôt que de toute
autre chose. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai été bien aise de
venir me reposer à Londres de mon séjour à Paris et de ren-
contrer de silencieux Anglais auxquels je puis raconter le bavar-
dage des Français ; ne me trahissez pas ; on aurait trop mauvaise
opinion de mon goût.
« Le Roi nous a reçus' 'avec une véritable bonté, la famille
royale de même. Nous avons eu force grands dîners, des préve-
nances de toutes parts et le choix des plaisirs. Celui que j'ai su
le mieux goûter- est le petit séjour de Michel Woronzow à Paris
pendant que nous y étions; il nous a montré tout plein d'amitié,
et j'ai eu mille regrets de me séparer de lui. »
En même temps qu'elle rentre en Angleterre, le duc de De-
vonshire, son ami, y revient aussi après un voyage à Saint-
Pétersbourg. « 11 est enchanté de la réception que lui a faite la
famille impériale, pas fort édifié de l'accueil des particuliers.
Je vois ce que c'est: on se sera diverti à ses dépens et on a eu
tort, car, avec sa mine nigaude, il est plein d'esprit, et, avec son
esprit, il donnera ici mauvaise opinion de l'urbanité russe. Je
voudrais qu'au lieu de rire chez nous de quelques gaucheries
étrangères, on ne lançât pas dans l'étranger des Russes qui font
pire que faire rire à leurs dépens, mais qui se font, et à juste
titre, mépriser. J'en ai rencontré à Paris qui m'ont vraiment
donné de la mauvaise humeur. Aussi, d'y ren contrer "«un Michel
Woronzow est vraiment une jouissance patriotique. »
La même lettre se termine par une lamentation :
« Quel triste événement a marqué mon retour ici ! cette
636 REVUE DES DEUX MONDES.
charmante princesse Charlotte, si pleine de bonheur, de beauté,
de magnifiques espérances, enlevée à l'amour de toute une na-
tion ! Il est impossible de retrouver dans l'histoire des peuples
ou des familles un événement qui ait causé des pleurs et un déses-
poir semblables à celui-ci. On voyait dans les rues des gens du
peuple pleurer, les églises constamment remplies, les boutiques
fermées pendant quinze jours, ce qui est plus éloquent encore
pour une population marchande comme celle-ci ; enfin, tout, du
premier jusqu'au dernier, dans une consternation qu'il est im-
possible de décrire. J'ai souffert plus que tout autre peut-être;
nous étions fort bien ensemble; elle me montrait une amitié
plus vive qu'à toute autre femme, et il était vraiment impossible
de n'être pas touchée de ses excellentes qualités. Ce pauvre
prince Léopold est dans un état à faire pitié. Le prince-régent
aussi a senti ce coup avec beaucoup de force. »
Heureusement, l'arrivée du grand-duc Nicolas, héritier pré-
somptif de la couronne de Russie, vient la distraire de son cha-
grin. Ce jeune prince parcourt l'Europe pour compléter son édu-
cation. « Il plaît généralement et il est vraiment charmant. Je
ne lui connais de défauts que sa manie des uniformes; mais c'est
seulement pour constater l'impossibilité de la perfection dans les
hommes. Ses relations avec le prince-régent sont parfaites; il y a
le plus grand mérite lui-même, car ses manières sont toutes cap-
tivantes. Je lui ai montré chez moi ce qu'il y a de société à
Londres dans ce moment-ci; il a beaucoup d'aisance dans les
manières et il en faut pour encourager les gauches Anglais. Avec
les femmes, il est fort timide; mais, il a le goût bon et de la
galanterie dans les manières. Il a réussi généralement et j'en
suis toute glorieuse. Il est parti pour l'Ecosse et reviendra dans
un mois pour passer un mois à Londres. Il a fait un grand dîner
officiel chez nous avec le prince-régent; mais les dîners l'en-
nuient et il préfère que je lui donne des soirées. »
Je me suis attardé à ces détails parce qu'ils permettent de se
rendre compte de ce qu'était l'existence de notre ambassadrice
cinq ans après son arrivée en Angleterre. Elle s'y plaisait autant
qu'elle avait su y plaire, nulle femme de la société n'y étant, à
un plus haut degré qu'elle, environnée d'attentions, de préve-
nances et d'hommages.
UNE VIE D'AMCASSADfJCE AU SIÈCLE DERNIER. " G37
Jusqu'à ce jour, la politique l'avait laissée indifférente. Elle
paraît ne s'y être que faiblement intéressée pendant les premières
années de son séjour à Londres et n'avoir pris que peu de part
aux graves affaires dont son mari, en sa qualité d'ambassadeur
de Russie, était chargé de débrouiller l'écheveau. Que le pouvoir
en Angleterre fût aux mains des tories ou aux mains des whigs,
cela lui importait peu. A quelque parti qu'ils appartinssent,
n'était-elle pas choyée par les conseillers de la couronne? L'op-
position ne l'environnait-elle pas des mêmes égards; la famille
royale ne la traitait-elle pas comme une privilégiée; ne trou-
vait-elle pas partout, enfin, dans la société britannique l'accueil
que méritaient les représentans de cet empereur Alexandre qui,
depuis qu'il s'était rapproché de l'Angleterre, n'avait cessé d'être
son allié fidèle, complaisant, empressé?
Les difficultés qui devaient éclater plus tard entre les deux
pays, quand l'étroite union contractée en vue d'une œuvre com-
mune ne serait plus assez nécessaire pour tarir à leur source les
causes des conflits et des rivalités, ces difficultés dormaient en-
core : on ne les prévoyait pas, on ne les soupçonnait pas. La
France, dont les puissances alliées occupaient le territoire, était
pour tous, au même degré, l'ennemie, la seule et la plus re-
doutable, la nation turbulente dont il convenait de se défier, de
laquelle il y avait lieu d'exiger d'amples dédommagemens aux
efforts qu'il avait fallu déployer pour la vaincre. Le péril dont
ses agitations intérieures menaçaient l'Europe était encore trop
visible et trop pressant pour qu'on laissât se déchirer le contrat
qu'avait créé entre les grands États le besoin de la contenir.
Il n'aurait pu, par conséquent, s'élever, à cette heure, de
nuages entre les alliés; et au grand poste qu'à côté de son mari,
elle occupait dans le concert européen, l'ambassadrice russe
n'avait rien à souhaiter. Il lui suffisait, pour être heureuse, de
se laisser vivre, de s'en tenir à ses devoirs de mondaine, de
donner ainsi du relief à ses fonctions, de les remplir de manière
à grandir le pays qu'elle représentait. Elle ne rêvait rien au delà
de ce rôle qui exigeait uniquement du tact, de la bonne grâce
et de l'esprit. La politique ne l'attirait pas ; elle en laissait le
monopole à son mari et n'attachait de prix qu'à se rendre digne
638 REVUE DES DEUX MONDES.
des hommages qu'on lui prodiguait. Les appréciations politiques
font donc totalement défaut dans toute la partie de sa corres-
pondance qui a été écrite antérieurement aux derniers mois de
1818. C'est seulement à partir de cette date, lorsque venait de
prendre fin le Congrès d'Aix-la-Chapelle, où elle avait accom-
pagné l'ambassadeur, que se montre dans M""^ de Liéven, quoique
bien timidement encore , une femme nouvelle ; et qu'elle se
hasarde sur un domaine dont l'exploration ne semble pas l'avoir
précédemment tentée.
Quels motifs ont déterminé la tardive métamorphose qu'elle
commence à subir à trente-quatre ans et par.-suite de quelles
influences va-t-elle se modifier peu à peu? Est-ce le spectacle de
tant de conducteurs de peuples, réunis à Aix-la-Chapelle, qui lui
a révélé qu'elle peut goûter, en les fréquentant, des jouissances
inattendues, et inspiré le goût passionné des choses de la diplo-
matie, l'impérieux besoin de s'y mêler, d'y jouer sa partie, et de
devenir une Egérie constamment au service de qui voudra* la
consulter? Est-ce l'action personnelle du plus illustre de ces
hommes d'Etat, le prince de Metternich, qui s'est exercée sur son
esprit comme la grâce captivante de ce haut personnage s'est
exercée sur son cœur? C'est à Aix-la-Chapelle qu'elle l'a rencontré
pour la première fois; c'est là que s'est formée entre eux la
chaîne d'amour, fragile et fleurie, dont quelques lettres sans si-
gnature constituent l'unique, mais décisif témoignage, et qui, trois
ans plus tard, surprise à Vérone par Chateaubriand, lui a sug-
géré des réflexions aussi malveillantes qu'injustes; c'est là, enfin,
qu'elle a aimé ou tout au moins qu'elle a. cru aimer pour tou-
jours.
Les détails nous manquent de ce suggestif roman, sinon les
preuves. Nous en savons assez cependant pour supposer qu'à Met-
ternich est due la métamorphose dont, en dehors de lui, il
paraît impossible de reconstituer les origines, et, encore qu'il
convienne de glisser sur un épisode dont les voiles mystérieux
n'ont été qu'à demi déchirés, on ne saurait passer sous silence
que c'est à son retour d'Aix-la-Chapelle qu'pn voit M"° de Liéven
mêler aux informations dont sa correspondance est coutumière
de brèves appréciations sur les événemens et sur les,hommes,
révélatrices d'un état d'âme nouveau.
Après avoir résidé à Aix-la-Chapelle, pendant la durée du
Congrès, passé quinze jours à Bruxelles, un mois à Paris, elle
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 639
était rentrée à Londres à la fin de décembre, pour s'aliter « en
si grand danger d'une inflammation de la gorge et des poumons
qu'elle s'est vue tout près de son cercueil. » Le 1" janvier 1819,
à peine rétablie, elle rendait compte à son père des Impressions
qu'elle rapportait de son voyage. Sa lettre est datée de Brighton,
où le prince-régent la recevait, ainsi qu'il le faisait chaque
année à la même époque.
« Nous sommes logés chez lui et par conséquent aussi bien
et aussi commodément que possible, il est toujours plein de
bonté et d'amitié pour nous. Mon mari n'a eu qu'à se louer de
l'Empereur et de tous ses compatriotes. Le séjour d'Aix-la-
Chapelle lui a été intéressant sous tous les rapports, et moi,
j'en conserve un souvenir bien précieux. Celui de Bruxelles a
été bruyant et fatigant au possible, puisqu'on ne pouvait pas
donner trop de fêtes et de courses à l'Impératrice. Quand ce
n'était pas à dîner ou aux bals, nous étions auprès de ma belle-
mère, de telle sorte qu'il ne nous restait que le strict nécessaire
pour dormir. Ma belle-mère a eu l'air fort heureux de se re-
trouver avec nous. Elle a été enchantée de mes enfans. Paul est
certainement le plus joli garçon qu'il soit possible de voir et le
plus spirituel et le meilleur. Elle s'est séparée de mon mari avec
un véritable chagrin. Elle me semble bien baissée et affaiblie.
« De Bruxelles, nous sommes allés passer quelques semaines
à Paris, dont le séjour a été curieux dans ce moment de crise.
La retraite de M. de Bichelieu a fait de la peine à tous les hon-
nêtes gens. Les dîners m'ont poursuivie à Paris comme à
Bruxelles. Mais, comme j'y trouvais l'occasion de faire des con-
naissances intéressantes et qu'en outre, je pouvais fréquenter
également et sans inconvénient tous les partis, le plaisir ne m'a
pas fait songer à la fatigue. » -
Le surlendemain, en écrivant à son frère, elle marque l'im-
portance qu'elle attache au Congrès dont la réunion l'a attirée à
Aix-la-Chapelle.
« La réunion d'Aix-la-Chapelle est sans doute une époque
mémorable par les résultats satisfaisans qu'elle doit avoir, et
bien extraordinaire par la simplicité, la concorde qui ont pré-
sidé à de si grandes questions. J'ai fait à cette occasion des
connaissances intéressantes dont le souvenir ne pourra jamais
s'effacer en moi. Le bonheur d'y avoir Constantin a été, comme
vous pouvez vous l'imaginer, bien apprécié par moi. Il n'a pas
640 REVUE DES DEUX MONDES.
rempli le but de son séjour à Aix-la-Chapelle; mais il a toute la
chance et les promesses de l'atteindre sous peu.
« L'Impératrice mère a été comme toujours excellente pour
moi. Ma belle-mère a vivement joui de sa réunion momentanée
avec nous. Mes garçons ont eu auprès d'elle tout le succès ima-
ginable. J'ai revu toute cette cour de Russie et j'ai trouvé fort
commode qu'elle vînt me chercher si loin. J'ai renoué mes ten-
dresses avec le grand-duc Constantin. Enfin, j'ai passé par tant
de reconnaissances dans un si court espace de temps que, si je
n'avais pas fait une bonne maladie par suite de mes fatigues, je
serais fort tentée de prendre tout ce voyage pour un rêve.
« Après avoir expédié Congrès et grandeurs, nous sommes
allés nous rafraîchir à Paris, où nous avons trouvé une épidémie
de fièvre chaude, tellement était grande l'agitation des partis. La
crise a été bien près de devenir dangereuse. Des ministres en
retraite, des ministres en faveur, des espérances, des craintes,
des courtisans dans les plus vives perplexités, ne sachant dis-
tinguer le soleil levant du soleil couchant, car les fluctuations
ont été fréquentes et prolongées, tout cela fait un spectacle
curieux, et qui eût pu être divertissant s'il n'avait menacé de
devenir tragique. Au bout de tout cela, toute l'Europe doit re-
gretter et regrette le duc de Richelieu.
« Nous attendons incessamment Michel Woronzow; il pas-
sera six mois en Angleterre. J'ai laissé M""® de Nesselrode à
Paris. Elle y reste jusqu'à l'été prochain; je l'ai beaucoup vue
pendant toute cette époque ; c'est une femme d'esprit et dont la
société me convient beaucoup. Il y a des Russes prodigieusement
à Paris, ils ne vont pas dans le monde, de sorte que je n'ai vu
que les anciennes connaissances inévitables; de ce nombre, la
princesse Souvaroff qui s'est donné des dents superbes : je ne
vous parle pas du reste.
« Je reviens hier de Brighton, où j'ai passé quelques jours
chez le prince-régent; il est plus que jamais honnête et amical
pour nous. Toute la Russie m'a parlé de votre ^femme, cher
Alexandre; on la trouve charmante, spirituelle, sensée, tout ce
qu'il faut pour vous rendre complètement heureux. Je jouis de
cet éloge parce qu'il me répond de votre bonheur, »
On remarquera que, dans ces lettres, elle ne souffle pas mot
de Metternich, dont elle a cependant le cœur plein et avec qui
elle commence à échanger des lettres passionnées. Il a été à lui
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 641
seul l'attrait et le charme de son voyage. Elle est désolée d'être
séparée de lui et de ne point savoir quand elle le retrouvera;
« elle l'identifie à toutes ses affections, » et à Brighton comme à
Londres, la nuit et le jour, elle soupire : « S'il était ici !... » Mais,
ses souvenirs, ses regrets, ses désirs, ses espérances, elle se garde
bien de les confesser, d'en laisser rien paraître. Dans quelques
rares lettres qu'elle parvient à expédier en Autriche, elle verse
ses confidences. Il n'y en a pas dans celles qu'elle écrit à son
frère. Le nom du « bien-aimé » n'est même pas prononcé, comme
si elle craignait de trahir son secret, qu'elle croit bien caché,
encore qu'à ce moment il commence à transpirer autour d'elle,
à la faveur des commentaires qu'ont rapportés d'Aix-la-Chapelle
les témoins des attentions que, durant le Congrès, lui a prodi-
guées Metternich. Non seulement, elle ne parle pas de lui; mais,
elle colore de prétextes la mélancolie qui s'est emparée d elle
depuis qu'elle l'a quitté.
«... J'ai mal commencé mon année, dit-elle le 2 mai, je suis
indisposée presque depuis le moment de mon retour en Angle-
terre; je crois en vérité que le petit bout d'air continental que
j'ai respiré a refait ma nature à ce régime et que j'ai assez des
brouillards de Londres. Quelle inconstance que cette humaine
nature ! Je recevrais avec plaisir la nouvelle d'une autre place,
mais, comme l'a dit Nesselrode lui-même, il n'y a que Paris et
Vienne, et Paris, Dieu m'en garde et Dieu en garde aussi Paris !
Je crois qu'il y a puissance centrifuge entre nous. »
Puis, pour mieux voiler ce qui la préoccupe, et comme pour
s'étourdir, elle entre en mille détails, qu'elle semble ne mettre là
que pour remplir son papier :
« Mes enfans vont bien et apprennent avec ardeur. Le plus
distingué d'entre eux, sans contredit, est Constantin. Il ne restera
pas dans la nullité, bien sûr. Paul est le plus beau, il est aussi
plein d'esprit. Londres va son train d'amusemens, et je m'en mêle
par vocation, non par choix. Je m'ennuie assez communément,
et un grand motif de consolation est de m'ennuyer avec Welling-
ton. Il est fort vieilli de la vie de Londres. Il y a mouvement de
corps et pas mouvement d'âme. Il ne peut pas s'y accoutumer.
Ce que je dis là se rapporte entièrement à la société. Ensuite,
lui, a par-dessus le marché le souvenir de tout ce qu'il était et
de tout ce qu'il n'est plus, et il y a une grande différence du
Wellington de l'Europe au Wellington de Londres. Je le vois
TOME nu. — 1903. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup, et il me conte également ses ennuis politiques et
particuliers. »
On a vu qu'au début de cette lettre, elle se plaint d'être indis-
posée. Il est certain que peu à peu, depuis son arrivée à Londres,
sa santé était devenue fort précaire. Cette fois, cependant, l'indis-
position n'était due qu'à des causes normales. Après dix-huit ans
de mariage, elle commençait une cinquième grossesse, qui s'an-
nonçait laborieuse et pénible. Le 5 octobre, à la veille de ses
couches, elle l'annonce à son frère. « Vous savez mes aventures;
vous savez que je vais accoucher, lorsque je me doutais à peine
que je fusse grosse. » Dix jours plus tard, elle met au monde
un fils. « Malgré les appréhensions sérieuses, avec lesquelles
ollo voyait approcher cette époque, écrit son mari, elle n'a
point eu de couches plus heureuses que celle-ci. » Ils eussent
préféré une fille, « car on a assez de trois garçons, quelles
que soient les espérances qu'ils promettent. » Le nouveau-
né n'en est pas moins accueilli avec une joie émue et tendre
par la mère. Entre tous ses enfans, il sera bientôt, avec le frère
qu'elle lui donnera deux ou trois ans après, l'objet de ses pré-
dilections.
Il n'y aurait pas lieu de s'attarder à cet épisode de la vie
maternelle de M""^ de Liéven, si de son temps, dans la société
de Londres, il n'avait donné prétexte à des insinuations qu'il
convient de rectifier. Dans des souvenirs inédits, que j'ai eu
l'occasion de citer précédemment (1), la duchesse Decazes ra-
conte que, lorsqu'elle est arrivée à Londres en 1821 comme am-
bassadrice de France et a connu M""' de Liéven, on désignait
sous le nom d' « enfant du Congrès » l'enfant né en 1819, ce
qui équivalait à en attribuer la paternité à Metternich. Mais il
suffit d'un rapprochement de dates pour démontrer que les dires
dont la duchesse se fait l'écho manquent de fondement. La
naissance est de la mi-octobre. Il y avait alors onze mois que
M""^ de Liéven s'était séparée de Metternich. Ils ne s'étaient pas
revus dans cet intervalle, ainsi que le prouvent leurs pérégri-
nations réciproques. Le constater, c'est établir le caractère calom-
nieux de l'imputation dont, en cette circonstance et sur ce point,
était victime M""^ de Liéven.
A propos du même épisode, il faut signaler encore un incident
(1) Voyez le journal le Temps, 10 et 20 janvier 1898.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 643
curieux et quasi comique, qu'elle narre elle-même sous la forme
la plus piquante, peu de temps après la venue au monde de son
fils. Cet incident met en scène à l'improviste sa belle-mère, qui
lui avait semblé « bien baissée et bien affaiblie, » lorsqu'elle
l'avait rencontrée au Congrès d'Aix-la-Chapelle.
« Je m'en vas vous conter une série de cacophonies qu'elle
vient de nous faire et qui m'est tout à fait désagréable. J'ac-
couche et mon mari s'empresse de le lui écrire ainsi qu'à l'Impé-
ratrice mère, et, comme celle-ci a toujours voulu être marraine
de tous mes enfans, il dit à sa mère qu'il lui abandonne de le lui
demander ou non à cette occasion, au cas qu'elle juge que l'Impé-
ratrice mère s'attend à cette demande ou qu'elle ne s'en soucie
pas. Voilà que sur cette phrase, ma belle-mère imagine de dire à
l'Impératrice que nous désirons non seulement l'avoir, elle, pour
marraine, mais aussi l'Empereur pour parrain. Jamais nous
n'avons songé à pareille chose et j'aurais eu vingt-quatre enfans
que, jamais, je n'eusse eu l'indiscrétion de le demander. Enfin,
voilà qu'elle bâcle l'affaire et nous mande que l'Empereur et
l'Impératrice acceptent avec plaisir de tenir l'enfant sur les fonts,
chose à laquelle nous n'avons jamais songé.
« Mais ce n'est pas fini. Avant encore de recevoir cette lettre,
je lui écris que le régent, au mois de mai dernier encore, m'avait
demandé lui-même a être parrain de l'enfant qui devait venir et
qu'en conséquence, comme cela ne pouvait pas être honnêtement
décliné, il tiendrait l'enfant et qu'il fallait l'appeler George. Ne
voilà- t-il pas qu'elle raconte que par vanité, j'ai voulu avoir le
régent pour parrain !
« ... Je vous ai écrit toute cette bêtise parce que je serais
fort aise, si l'occasion s'en présente pour vous, que vous expli-
quassiez cette affaire, dans laquelle ma belle-mère nous fait jouer
gratuitement le plus sot rôle imaginable. Je n'ai jamais demandé
personne et c'est absolument de mouvement spontané que le
régent s'y est offert. J'avais même espéré qu'il aurait oublié cela
et si bien que j'avais dit à Wellington, lorsqu'il vint me voir
quelques jours après mes couches, qu'il fallait qu'il tînt mon
garçon. Mais le régent n'a pas lâché prise et a fait venir mon
mari pour lui en reparler. Il n'y avait rien à faire qu'à se sou-
mettre. Le bon de l'affaire, c'est que, dans tout cet embarras et
cette richesse de parrains, mon pauvre petit garçon n'est pas
encore chrétien. Tantôt j'étais malade, tantôt le régent absent, et.
6i4 REVUK DES DEUX MONDES.
maintenant que le voilà roi (1), il y a trois mois au moins de
profond deuil, pendant lesquels il n'est pas question de bap-
tiser. »
L'affaire s'arrangea. Les souverains russes renoncèrent à leur
droit de parrainage. Le roi d'Angleterre tint l'enfant sur les
fonts baptismaux et lui donna son nom. Quant à Wellington, il
reçut la promesse d'être parrain à son tour, si M""* de Liéven
redevenait mère, ce qui arriva bientôt.
On devine à ces traits qu'au moment où nous en sommes de
la vie de notre ambassadrice, elle brille, à la cour britannique,
du plus vif éclat. Peut-être la redoute-t-on plus qu'on ne l'aime.
Il y a tant de réticences dans les hommages qu'on lui rend qu'il
faut bien croire qu'ils excitent, parmi les femmes de la cour, du
dépit, de la jalousie, de l'envie. Le Roi, dont les attentions inces-
santes et multipliées la compromettent plus encore qu'elles ne
la flattent, ne se gêne pas pour dire d'elle « qu'il la déteste. » Les
ministres se plaignent « qu'elle intrigaille trop avec l'opposition. »
Le prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche, confie au duc De-
eazes, ambassadeur de France, « combien l'inquiète et lui est peu
agréable la correspondance secrète et suivie qu'elle entretient
avec le prince de Metternich. » Le roi Louis XVIII lui-même,
en écrivant à son ambassadeur, le met en garde contre les petites
perfidies de M""® de Liéven et « de son cher z'amant. » D'autres
vont jusqu'à contester qu'elle ait de l'esprit. Dans celui qu'on lui
prête, ils ne voient « qu'une rare faculté d'exercer celui des autres
et de se l'assimiler. » Néanmoins, les moins bienveillans sont
obligés de reconnaître qu'elle rachète ses travers par de pré-
cieuses qualités. Elle est d'un commerce sûr, discrète, fidèle à
l'amitié. Ses préjugés aristocratiques ne l'empêchent pas de sa-
luer le mérite partout où elle le découvre, et cette femme, qui si
fréquemment paraît accablée sous un incommensurable ennui,
possède comme pas une, et par la seule puissance de son esprit,
l'art de grouper autour d'elle les hommes les plus éminens et de
les y fixer.
Elle est en même temps douée au plus haut degré du sens
pratique de la vie. On vante justement la tenue de sa maison,
ses réceptions, ses dîners, l'éducation qu'elle fait à ses fils, Tha-
bileté qu'elle déploie pour faire croire en son mari à l'existence
(1) George III venait de mourir et le régent de lui succéder sous le nom de
George IV.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 645
de mérites qu'il ne possède pas. Généralement, on le trouve « nul
ennuyeux, frivole. » N'empêche que les affaires de l'ambassade
sont menées de façon supérieure et que tout en contribuant à
leur direction, M"^ de Liéven s'ingénie à en laisser l'honneur à
l'homme dont elle porte le nom. C'est elle qui l'informe; c'est
pour lui qu'elle enquête, qu'elle interroge, qu'elle fait parler les
gens et qu'elle attire chez elle quiconque peut la documenter.
Descend-elle de ces hauteurs pour présider le comité de patro-
nage des bals d'Almasks, ou encore pour conférer avec sa cou-
turière ou son joaillier, créer quelque mode nouvelle dont le
succès est assuré si elle-même l'inaugure, c'est encore dans une
vne d'utilité, et pour relever le prestige de l'ambassade, dont en
réalité elle est l'âme et l'inspiratrice. De plus en plus attachée à
l'Angleterre, elle s'efforce d'assurer aux Russes l'estime des
Anglais et aux Anglais l'estime des Russes. Son compatriote le
ministre Capo d'Istria, étant venu à Londres et y ayant obtenu
« le succès le plus complet; » elle s'en réjouit autant que de
voir « qu'il a rendu justice à ce pays. »
L'activité intellectuelle qu'elle est parvenue à imprimer peu
à peu à sa vie ne tarde pas à constituer pour son esprit un
besoin de tous les jours et, bientôt, d'autant plus impérieux que
ses deux fils aînés, Alexandre et Constantin, viennent de la quitter,
— septembre 1821, — pour aller compléter leur éducation en
Russie. Après les avoir laissés durant quelques semai aes à Pau-
lowsky, auprès de leur grand'mère Liéven, leur père vient de
les placer à l'Université de Dorpat. Il se propose d'envoyer Paul,
le troisième, à Paris. Désormais, la mère n'aura plus auprès d'elle
que George, le dernier né ; et, d'être séparée des trois autres,
elle est tout attristée. Mais, voilà que soudain, à l'aube de cette
période qui sera pour son cœur maternel une période de priva-
tions et de sacrifices, et comme si la destinée voulait par avance
lui assurer une revanche et un dédommagement, un bonheur
inespéré lui survient. Pendant que son mari est en Russie, l'occa-*
sion lui est offerte de se rencontrer avec Metternich, qu'elle n'a
pas revu depuis Aix-la-Chapelle et n'espérait pas revoir de sitôt.
Ce qu'il y a de plus piquant, c'est que cette occasion, c'est le
roi George IV qui la lui procure. S'il l'a fait à dessein, il en
faut conclure que ce prince est un bon prince. S'il n'a été que le
complice inconscient du hasard, on doit convenir que le hasard
est parfois un merveilleux arrangeur de circonstances heureuses
646 REVUE DES DEUX MONDES.
Celles dont M"* de Liéven rend compte à son père dans la lettre
suivante, datée de Hanovre, le 27 octobre 1821, semblent avoir
été machinées comme au théâtre, pour faciliter la rencontre des
deux amans en l'absence du mari et leur ménager quelques jours
de liberté.
« Mon bien cher papa, je me trouve ici depuis huit jours. Le
roi d'Angleterre a eu la bonté de désirer beaucoup que j'y vinsse,
et lord Londonderry (1) m'a envoyé un courrier à Francfort pour
presser mon arrivée. Comme je ne doutais nullement, d'après les
données de lord Londonderry et les miennes propres, de trouver
déjà mon mari à Hanovre, je m'y suis rendue sur-le-champ.
Malheureusement, mes calculs étaient faux : il n'y était pas et il
n'y est pas encore. Ses départs ont fait remettre de plusieurs
jours le départ du Roi, parce qu'il avait jugé essentiel de voir
mon mari ici en même temps que le prince Metternich, qui s'y
était rendu de son côté, en grande partie dans l'espoir de ren-
contrer mon mari. On lui a encore envoyé un courrier pour le
prévenir de l'attente où est le Roi. Mais le dernier terme est ar-
rivé ; les médecins ne veulent plus que Sa Majesté prolonge son
séjour ici et Elle part après demain. Je n'ai nulle idée quelconque
de ce qui peut être cause du retard de mon mari. Personne n'en
a de nouvelles et je commence à m'inquiéter sérieusement de ce
fait. Cette terrible distance de la Russie est une affreuse chose. H
y a cinq semaines que je ne sais plus rien de mon mari. Ron
cher papa, comme son retour est encore plus vivement désiré par
moi, depuis que je sais qu'il me parlera de vous !
(( J'ai trouvé à mon arrivée ici le Roi fort malade ; je l'ai vu
couché le premier jour; depuis, il s'est remis et a pu recevoir
du monde et même, hier, se montrer au public. On ne se fait pas
d'idée de l'enthousiasme avec lequel il est reçu. Il y a une fort
grande réunion de princes d'Allemagne ici, qui sont tous venus
faire leur cour au Roi, en sorte que Hanovre est fort brillant. Le
Roi retourne droit en Angleterre et remet à l'année prochaine à
faire la tournée des capitales du continent. Quoique je me trouve
ici sur son invitation, j'y suis désorientée d'y être sans mon mari,
et je ne puis vous dire à quel point cela me contrarie. »
Elle affecte toujours, on le voit, de ne pas parler de Mette'*-
(1) Lord Castlereagh, marquis de Londonderry, qui se suicida l'année suivante.
Il était ministre des Affaires étrangères dans le cabinet britannique. Il y fut rem-
placé par Ganning.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 647
nich, ou tout au moins se borne-t-elle à prononcer son nom,
comme si elle redoutait, en racontant ce qu'elle peut avouer de
ses relations avec lui, de trahir ce qu'elle est tenue d'en cacher.
Il n'est plus là, d'ailleurs, quand elle retrouve son mari. Le
comte de Liéven s'était attardé en route, en revenant de Russie,
d'où il est parti, « fier de n'avoir pas obtenu de grâces et de n'en
avoir pas demandé. » — « Les témoignages gracieux et confians
de notre adorable monarque, l'accueil flatteur de toutes les per-
sonnes estimables, la réunion avec plusieurs parens que je n'avais
pas vus depuis de longues années ou dont j'avais encore à faire
la connaissance, l'aspect enfin plus rapproché d'une patrie qui se
développe et se transforme avec une rapidité surprenante, sont
autant d'objets qui m'ont offert des jouissances inappréciables et
qui me sont d'un intérêt et même d'une utilité réels. »
Au commencement de l'année suivante, les époux se réin-
stallaient à Londres, où la brillante existence qu'aimait M""^ de
Liéven reprenait bientôt son cours accoutumé. Elle continue à
en donner les détails à son frère. « J'ai passé mon hiver entre
ici et Brighton, où le Roi nous fait venir souvent. Son palais est
devenu une résidence charmante depuis qu'il admet à sa société
tout ce qui compose la meilleure société de l'Angleterre. Il y a
majorité d'opposition sans doute. Mais, il faut convenir que c'est
dans ce parti-là que sont les grands noms, les grands biens et la
fashion. Le duc de Wellington y est aussi régulièrement prié,
lorsque nous y sommes. Bloomfield a sa retraite (1) ; vous vous
souvenez que c'était le factotum chez le régent. Cette déchéance
a fait beaucoup de bruit. Lady Pembroke a été à la mort et n'est
pas entièrement remise... Le projet de voyage du roi d'Angle-
terre pour cet été me paraît plus vague qu'il n'était. Je regret-
terais bien qu'il ne se fit pas, car je m'étais bien réjouie de faire
un petit tour d'Europe à cette occasion. Sa santé a beaucoup
baissé, il est fort maigri et vieilli, et il est appréhensif sur son
compte. »
A glaner encore, parmi ces nouvelles, quelques traits de pré-
occupations plus intimes. « Paul est à Paris. Il y continue ses
études avec un gouverneur particulier et en suivant quelques cours
au collège. Nous l'attendons demain ici pour ses vacances de
(1) Il était premier écuyer, secrétaire particulier et trésorier de la cassette
privée. La favorite en titre, lady Goningham, le fit brusquement destituer pour
mettre un de ses fils à sa place.
648 RE\TJE DES DEUX MONDES.
Pâques. Mon petit George est un charmant enfant. Sans lui, il
me semblerait n'avoir pas d'enfans, tellement je suis séparée des
autres. Mon mari s'occupe beaucoup et sort peu dans le monde.
J'y vais par devoir et assez par plaisir. J'aime assez le mouve-
ment et le bavardage. »
C'est la première fois qu'elle en fait l'aveu. Il semblait jusqu'à
ce jour qu'elle considérât comme une corvée les obligations et
les devoirs de sa vie officielle. Mais, peu à peu, elle y a pris
goût. Ses fréquentations avec Wellington, l'influence de Metter-
nich, un contact de plus en plus intime avec les diplomates et
les gens de cour, ont contribué à ouvrir définitivement son esprit
aux affaires publiques, à l'initier à beaucoup de choses, qui étaient
antérieurement pour elle comme un livre fermé, et à imprimer à
ses facultés une direction dont, désormais, elles ne se désintéres-
seront plus.
m
A la fin de l'été de 1822, le comte de Liéven ayant été délégué
par sa cour pour assister au Congrès qui devait se réunir à Vé-
rone, l'ambassadrice le suivit : « Nous partons sous deux jours.
Notre absence d'Angleterre ne sera pas longue; elle dépendra
sans doute de celle du duc de Wellington (1); il part demain
pour le Congrès. Ce Congrès simpati entera un peu de ses re-
tards. Une maladie très grave la retenu jusqu'aujourd'hui. Les
nouveaux arrangemens ministériels l'eussent en tous cas em-
pêché de partir. Ce n'est qu'aujourd'hui que M. Canning a été
nommé en remplacement de lord Londonderry... Paul retourne
à Paris pour y faire son droit et un peu d'économie politique.
Nous sommes fort contens de ses progrès. Mon petit George, que
j'adore, restera à Brighton pendant notre absence. Il y aurait; eu
des risques à le faire voyager aussi vite et aussi loin dans l'ar-
rière-saison. J'accompagne mon mari en grande partie parce que
cela épargne les frais de mon séjour d'Angleterre ; c'est une
double dépense à laquelle nos finances ne sauraient suffire. »
Le 23 octobre, elle était à Vérone ou, comme à Aix-la-Cha-
pelle, quatre ans avant, elle trouvait « toute l'Europe réunie; »
les empereurs de Russie et d'Autriche, le roi de Naples, le roi
(1) Il avait été désigné comme ministre plénipotentiaire au Congrès.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 649
de Sardaigne, la plupart des petits princes italiens, la jfine fleur
de la diplomatie, et au milieu d'elle le prince de Metternich.
« Je suis fort aise de me trouver ici, écrit-elle. C'est une réunion
plus intéressante peut-être que toutes les précédentes. La partie
féminine est faible,... je suis seule de mon espèce. La durée du
Congrès est incertaine ; on calcule sur quatre semaines ; mais je
crois que c'est trop modeste ; nous ne le coulerons probablement
pas à fond; notre départ suivra de près celui du duc de Wel-
lington. »
Malgré ces velléités de prochain départ, elle résidait encore
à Vérone au commencement de décembre, bien loin de se plaindre
de là longueur de son séjour. C'est de là que, le l^"" décembre,
elle mande à son frère ses impressions sur les personnages parmi
lesquels elle vit, sur Metternich notamment, dont elle n'avait
jamais tant parlé et dont, tout en avouant qu'elle le connaissait
déjà, elle parle comme si leur intimité venait seulement de se
nouer et ne datait pas de plusieurs années. En revanche, ni
dans la lettre qui suit, ni dans aucune de celles qu'elle écrit de
Vérone, pas un mot de Chateaubriand, qui représentait la France
au Congrès ; pas un mot de M"* Récamier. Elle ne semble avoir
été frappée ni par le prestige de l'un, ni par la beauté de l'autre,
et c'est bien là ce que le grand homme ne lui a pas pardonné.
S'il s'est exprimé sur elle avec tant d'amertume et de raillerie,
c'est qu'il avait à se venger de n'être pas parvenu à l'éblouir.
... (c Nous voici depuis deux mois au milieu du Congrès.
L'Europe est intéressante et le cercle dans lequel je vis m'a
mise dans des rapports tout à fait satisfaisans pour ma curiosité
et mes goûts. Tous les soirs, le Congrès se réunit chez moi (1);
le comte Nesselrode et le prince Metternich m'ont demandé cela
comme nécessaire pour eux, et j'y trouve tous les avantages,
parce que cela me vaut la société quotidienne des personnes les
plus remarquables par le rôle qu'elles jouent en Europe, et par
leur agrément personnel.
« Je connaissais beaucoup déjà ce prince de Metternich par
diverses rencontres que nous avions eues; ici, je me suis beau-
coup liée d'amitié avec lui. Le duc de Wellington, en Outre, qui
est ma plus solide et ma plus intime connaissance de l'Angle-
(1) A la même date. Metternich écrit à sa femme : « M"" de Liéven est ici ma
seule ressource en fait de société. Je passe presque toutes mes soirées chez elle, et
la plupart des menibres du Congrès suivent en cela mon exemple. »
650 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, était constamment chez moi : ces deux constellations anti-
pathiques à l'antichambre de l'Empereur m'ont privée solide-
ment de la société de mes compatriotes, en sorte que je vois à
Vérone toute l'Europe sauf la Russie; j'en excepte Nesselrode,
qui est un brave et loyal homme, et Pozzo, et Tattischeff qui, en
qualité de membres du Congrès, viennent tous les jours chez moi.
<( Je suis fâchée de rencontrer dans les gens qui devraient
être le mieux avec moi précisément tout l'éloignement qu'on
porterait à un ennemi. Parce que j'ai passé dix ans en Angle-
terre, on me croit anglaise, et parce que je vois tous les jours
le prince de Metternich, autrichienne. Ce sont de ces jugemens
portés en l'air qui ne font guère honneur à l'intelligence de vos
camarades. C'est ensuite juger d'une manière bien opposée aux
principes de l'Empereur les personnes qui m'exposent à ces
commentaires. J'ai quelque soupçon que l'Empereur connaît la
haine qu'on me porte et qu'il censure fort ces préventions. On a
voulu les lui faire partager, mais le projet a échoué complète-
ment; il me traite avec bonté, et je me flatte qu'il me connaît.
Quant à moi, j'ai fait toutes les avances possibles aux Russes, ils
y ont répondu comme je viens de vous dire, et je suis restée avec
eux polie quand je les rencontre, mais point du tout soucieuse
de leurs petits commérages ni empressée d'aucune façon.
« ... Le Congrès se disperse; à la fin de la semaine prochaine,
tout le monde part, et nous aussi. Chacun tire de son côté. Le
duc de Wellington nous a devancés. Je regretterai Vérone, j'y
ai passé un temps bien agréable. Mon mari a été occupé et
employé; il était plénipotentiaire au Congrès. Cette école lui a
fort convenu. En général, on juge mieux sur les lieux qu'à dis-
tance, et jamais sa connaissance des affaires n'eût pu être aussi
complète ni aussi utile pour le service, s'il était resté à Londres.
Nous y retournons, je ne sais pour combien de temps encore. Il
y a dix ans que nous y sommes : c'est long; et j'ai bien répété au
comte Nesselrode qu'il nous obligerait de songer à nous donner
une autre place, lorsque la convenance du service pourra se
rencontrer. Le choix n'est pas grand, il est vrai, parce qu'il
roule sur Paris et Vienne. Cette dernière place va être donnée
comme ambassade à Tattischeff; c'est un homme de beaucoup
d'esprit ; quant à Pozzo, il fait bien sa besogne à Paris.
« Je ne pense pas que vous revoyiez l'Empereur avant la fin
de janvier à Pétersbourg. Parlez de moi à Nesselrode, lorsque
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 651
VOUS le reverrez; il pourra vous donner de mes nouvelles; je
l'aime de tout mon cœur, et je me fie à lui comme à ce qu'il y a
de plus loyal et de plus sûr en ce monde. J'aime bien sa femme
aussi, et je regrette qu'elle n'ait pas été ici; c'est une femme
d'esprit. »
Le besoin de changer de place et de quitter l'Angleterre la
reprenait de temps en temps, surtout lorsque elle était loin de
Londres. Alors, elle se rappelait qu'elle s'y portait mal, qu'elle y
résidait depuis trop longtemps pour y trouver encore des sur-
prises; et elle aspirait à changer de milieu, à vivre sous des cieux
moins gris et plus propices à sa santé. Mais, une fois rentrée à
l'ambassade, elle était reconquise par les souvenirs des dix
années écoulées depuis son arrivée, par les satisfactions qu'elle
devait à ce poste, par les amitiés qu'elle y avait contractées; ses
plaintes devenaient moins fréquentes, moins vives. Cependant,
c'est bien de Londres qu'est datée, — 6 août 1823, — la lettre
d'où sont extraites les lamentations qui suivent :
« Ma santé empire plutôt qu'elle ne gagne, et ma position ici
m'empêche de rien faire avec suite pour la remettre. J'ai déjà
refusé une fois au Roi d'aller chez lui au cottage de Windsor;
il vient de me prier encore d'y venir passer quelques jours; il
faut que je le fasse; il croit que l'air de Windsor me fera du
bien; mais sa manière de vivre doit m'y faire du mal : veiller
et dormir tard me sont tout à fait mauvais. Et cependant, com-
ment, dans ma situation ici, ne pas me plier un peu à cette gêne?
D'autant qu'en ne le faisant pas, ce serait ôter à mon mari aussi
les occasions d'être auprès du Roi. Vous ne vous faites pas
d'idée combien j'en ai assez de mon métier d'ambassadrice de
Russie en Angleterre ; il y est trop beau pour ne pas y être bien
incommode. Partout autre part, on aurait beau m'aimer, l'éti-
quette s'opposerait aux intimités. Je vous prie de ne point croire
que cette plainte sente l'orgueil et ne la dites pas à d'autres,
car, si l'on ne me comprend point, on me trouvera bien vaine, et
Dieu sait que je ne le suis point; je suis seulement triste et
malade. »
Triste et malade, deux mots qui, dans l'avenir, vont souvent
tomber de sa plume et qui traduisent les progrès de la transfor-
mation que l'âge opère en elle. Elle n'est plus une jeune femme;
elle va sur ses quarante ans, et il y a loin de la petite pension-
naire que nous avons vue s'élancer du couvent de Smolny,
pDZ REVUE DES DEUX MONDES.
fenjouée et rieuse, pétulante et légère comme un oiseau, se jeter
pleine d'ardeurs et d'espoirs dans la vie conjugale et proclamer
qu'elle aime son mari. Que de changemens dans son esprit et
dans son cœur durant le quart de siècle qui s'est écoulé depuis
qu'elle épousa le jeune ministre de la Guerre de Paul I"! En
découvrant peu à peu combien elle lui est intellectuellement
supérieure, elle a cessé de l'aimer. Elle ne lui garde d'attache-
ment que pour l'exemple, la correction, la tenue, et parce qu'il
est le père de ses enfans.
Elle a cherché la consolation et l'oubli dans la rigoureuse
pratique de ses devoirs maternels, puis, comme s'ils ne suffi-
saient pas aux besoins de son âme, dans les entraînemens du
monde et dans deux aventures, dont une seule nous est positive-
ment connue; mais, dans ces aventures, elle n'a pas trouvé ce
qu'elle en attendait. Elles l'ont laissée déçue et désabusée. Puis,
en se séparant de Metternich, après le Congrès de Vérone, peut-
être a-t-elle compris que c'en est fait du sentiment qu'elle avait
inspiré à cet homme d'État, peut-être pressent-elle qu'elle ne le
verra plus (1). Enfin, trois de ses enfans l'ont quittée. Elle s'in-
quiète de leur avenir; la présence des deux qui sont auprès d'elle
ne la console pas de l'absence des autres, et toute sa personne,
à certaines heures, trahit tant de tristesse que ceux qui la fré-
quentent en sont frappés. C'est vers ce temps que l'un d'eux
écrit : « Elle est la personne la plus profondément blasée qui se
puisse voir et dévorée par un ennui profond, même dans la com-
pagnie de ses meilleurs amis, car son attitude est si froide, si
ennuyée, si languissante, que, lors même qu'elle s'efforce d'être
gracieuse et de faire la bonne femme, elle ne parvient qu'impar-
faitement à fondre la glace dans laquelle elle semble figée (2). »
Il y a beaucoup d'exagération dans ce jugement. Les lettres
qui sont sous nos yeux prouvent au contraire que M'"^ de Liéven
n*est pas toujours « triste et malade, » ni par conséquent en
jproie « à cet ennui profond, » dont les lignes qui précèdent ont
le tort de ne pas assez marquer le caractère accidentel et passa-
ger. Il serait plus juste de dire qu'elle tend de plus en plus à
devenir d'une mobilité maladive.
Du reste, nous touchons à la période où des morts succes-
(1) Ils ne se revirent qu'à Brighton en 1848. Le silence des documens ne per-
met pas de préciser la date de la rupture de leur liaison.
(2) Journal de G ré ville.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 653
sives vont lui meurtrir le cœur. A la fin de 1825, elle apprend
tout à coup celle de l'empereur Alexandre, qu'elle aimait et ad-
mirait : « Ah ! mon frère, quel malheur que celui qui vient de
nous frapper ! Un courrier du comte Nesselrode nous apporte
aujourd'hui l'affreuse nouvelle; aujourd'hui, jour de sa nais-
sance, nous apprenons sa mort! Depuis huit jours, cette triste
nouvelle circulait. Je ne pouvais pas me résoudre à la croire,
tant mon cœur se soulevait contre cette horrible pensée que
l'empereur Alexandre n'était plus ! Qu'il faut de religion pour
se résigner à un semblable décret de la Providence ! »
Six semaines plus tard, ses regrets sont bien amortis. L'avè-
nement de Nicolas, qui vient d'octroyer un titre princier à la
famille de Liéven, console l'ambassadrice de la perte que
viennent de faire la Russie et l'Europe. Elle se réjouit en pen-
sant que son ami Wellington assistera comme représentant du
roi d'Angleterre au couronnement du nouveau tsar. Dans ses
rapports avec le généralissime anglais, elle en est encore à la
lune de miel, comme, en parlant de l'empereur Nicolas, elle n'a
qu'accès de ferveur. Cet enthousiasme ne durera pas en ce qui
touche Wellington. Mais, à cette heure, il affecte des formes
lyriques. Elles témoignent d'une chaleur d'âme qui ne s'explique-
rait guère si l'ambassadrice était, à l'habitude, la femme en-
nuyée, figée dans la glace, dont nous parle Charles Gréville.
« Je vous écris un mot, cher Alexandre, par le duc de Wel-
lington. Je suis ravie qu'il aille voir notre pays, et je suis sûre
que son arrivée sera reçue avec bien du plaisir par l'Empereur
et par notre public. Je jouis d'avance de ses succès, et des im-
pressions qu'il rapportera de chez nous. C'est le plus beau, le
plus noble caractère du monde, et il est peut-être plus grand
encore par ses sentimens que par sa haute réputation militaire.
« Il se rend chez nous avec un vrai plaisir. L'Angleterre ne
pouvait envoyer un ambassadeur plus digne de la grande cir-
constance. Il admire avec tout le monde la superbe conduite de
notre Empereur. Cher Alexandre, quels événemens! quel carac-
tère que celui que l'Empereur déploie! Quel respect, quelle
admiration que ceux que lui porte l'univers ! Quelle magnifique
race de princes que la nôtre ! Pauvres princes du reste de l'Eu-
rope! Quelle pitié à côté des nôtres! Si vous m'avez vue Russe
dans l'âme à mon dernier séjour, jugez tout ce que je dois
éprouver dans ce moment 1
654 REVUE DES DEUX MONDES.
« Ma santé s'est bien ressentie de tout cela; je n'ai pas une
autre pensée que la Russie. Nous attendons avec impatience la
fin des travaux de la commission militaire (1); il faut de grands
exemples. Je dis avec Wellington : là où les rois savent monter
à cheval et punir, il n'y a pas de révolution possible; aussi je
suis tranquille.
« J'ai vu avec un sensible plaisir, cher Alexandre, votre nom
paraître sous tant de formes honorables et flatteuses (2). Qui
aurait dit, lorsque nous nous entretenions l'été passé du grand-
duc Nicolas, qu'il remplirait sitôt nos prédictions? C'est bien là
le Pierre I^"" et le grand homme que nous voyions dans l'avenir.
Il a déjà montré tout ce qu'il est. Vous ne m'avez pas écrit un
mot depuis la mort de notre cher empereur Alexandre, et je
suis plus que jamais avide de lettres. Jugez combien les nou-
velles de Pétersbourg doivent nous être précieuses dans ce mo-
ment ! Que fait notre belle et charmante Impératrice? »
Quinze mois plus tard, par suite des dissentimens qui ont
éclaté entre la Russie et l'empire ottoman, ,et que vient d'aggra-
ver le soulèvement de la Grèce contre la Porte, nous trouvons
la princesse de Liéven dans une nouvelle phase. Elle ne pense
plus que du mal de Metternich ; elle ne prononce plus le nom de
Wellington qu'avec raillerie et colère. N'ont-ils pas pris parti
l'un et l'autre pour la Turquie contre la Russie? C'en est assez
pour déchaîner ses fureurs. Lord Liverpool, chef du cabinet, étant
mort, elle use de son influence sur le Roi pour faire nommer
Canning à sa place et mettre en échec, par cette nomination, Met-
ternich et Wellington. Elle est tout entière à Canning, « C'est
un homme d'un talent extraordinaire ; c'est un honnête homme ;
ce n'est point du tout un Jacobin; c'est le seul membre du cabi-
net qui soit bien et très bien pour la Russie... Metternich et
Canning se haïssent aussi cordialement que par le passé; le
premier ne digère pas notre intimité avec l'Angleterre... Entre
ces deux ministres qui se détestent, le premier n'est pas le plus
coquin; voilà une parfaite vérité. Enfin, qu'on me batte; mais,
je soutiens que nous devons aimer Canning. »
(1) On sait que le changement de règne en Russie fut marqué par une grave
conspiration militaire, que l'empereur Nicolas eut à réprimer, dès son avènement,
et dont il fut d'ailleurs victorieux.
(2) Alexandre de Benckendorff, qui était alors général, se distingua par son
jntrépidité en défendant son souverain contre les conspirateurs. C'est à sa belle
conduite que sa sœur fait allusion.
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 655
Dans son enthousiasme pour lui, elle s'exprime avec indul-
gence pour le Roi, qu'au fond, elle méprise, mais qui a eu le
mérite de confier le pouvoir à cet homme d'État. « Le Roi se
porte à merveille, il jouit de son beau et bizarre pavillon (1), de
sa bonne table et de sa musique bien bruyante, et de sa grosse
marquise (2), dont il est un peu ennuyé. Nous avons dîné l'autre
jour chez lui avec ses ministres, qu'il n'avait pas vus depuis deux
mois, pas même le duc de Wellington. »
Sorti du pouvoir à l'arrivée de Canning, Wellington pousse
la mauvaise foi, en le combattant, jusqu'à désavouer les actes
que lui-même avait accomplis comme ministre. Cette attitude
accroît l'indignation de M™^ de Liéven : « Le duc de Wellington
poursuit sa carrière d'hostilités contre nous ; il a porté une grave
atteinte à sa réputation. Sa conduite est mauvaise, perfide, et
l'intention est avouée, celle d'embarrasser par le mal qu'il fait
à son pays, pourvu qu'il culbute son rival Canning. Mais Canning
restera. Le Roi se montre résolu à le soutenir, et voilà des occa-
sions où un roi est beaucoup en Angleterre. » Elle enveloppe
Metternich dans les mêmes ressentimens : « M. Canning marche
avec nous. Les finesses autrichiennes ont mené loin M. de Met-
ternich. Le voilà joliment planté ! Tant mieux. » — « Je crois,
moi, que le Metternich homme d'esprit est mort, car il n'y a
plus un brin de cela dans toute sa conduite. C'est un usurpateur
de son nom qui s'est brouillé avec tout le monde, qui s'obstine
dans toutes les erreurs politiques où l'a mené sa vanité. » Voilà
un triste dénouement à d'ardentes amours.
La vive amitié qu'elle a professée pour Wellington subit le
même sort. Au mois d'août 1827, une cruelle et longue maladie
emporte Canning. C'est Wellington qui lui succède. « Nous
venons de perdre Canning. Je dis nous, car la perte est vrai-
ment individuelle ; je dis nous encore comme Russe, car il était
le sincère allié de la Russie... Tout ce qui n'est pas metterni-
îhiste est dans la désolation. » — « Le duc de Wellington est
toujours en froid avec moi. Il ne me pardonne par d'avoir pré-
féré le ministre ami des Grecs au ministre ami des Turcs. » Et,
comme la mort de Canning a ramené Wellington au pouvoir,
elle ajoute : « Le Roi lui a bien rendu son poste, mais non sa
faveur. » — « Le duc de Wellington est premier ministre, le
(1) La maison qu'il s'était fait construire à Brighton.
(2) La favorite, la marquise de Coningham.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
duc de Wellington est autrichien; il préfère les fourberies du
prince Metternich à la loyauté de l'empereur Nicolas. A la
bonne heure, nous sommes en position de ne point nous en
inquiéter. »
Elle s'en inquiétait cependant, et son animosité contre Wel-
lington, loin de désarmer, alla sans cesse en augmentant. On la
vit revêtir les formes les plus diverses, se manifester non seule-
ment à propos des événemens d'Orieut et de la guerre turco-
russe, mais encore à propos des incidens touchant la politique
intérieure de l'Angleterre, et des difficultueuses questions qu'eut
à résoudre le chef du cabinet pendant la durée de son gouver-
nement. Même après qu'eut été signée, en 1829, la paix entre la
Russie et la Sublime Porte, même quand Wellington eut quitté
le pouvoir. M"® de Liéven ne désarma pas. Elle ne pardonnait
pas à son ancien ami d'avoir contrecarré la politique et les vues
de l'empereur Nicolas. Lorsqu'en 1827, elle se déclare si réso-
lument contre lui, elle ne recule devant aucune extrémité pour
rendre mortels les coups qu'elle lui porte : elle s'allie à l'oppo-
sition parlementaire comme à celle des journaux; elle excite
contre le cabinet les passions, les amours-propres, les rivalités;
elle flatte les adversaires du ministre; elle essaye de détacher
de lui ses amis, de jeter la division dans le parti qui le soutient ;
elle sort en un mot de la réserve que lui impose sa situation
diplomatique. L'activité de son ressentiment n'est égalée que
par sa perfidie féminine. « Elle a agi avec la plus grande imper-
tinence, écrira Charles Gréville au mois de juin de l'année sui-
vante, faisant usage de son crédit auprès du Roi afin de desservir
le ministère et Wellington. Son antipathie pour celui-ci va tou-
jours grandissant depuis qu'ils se sont brouillés lors de l'arrivée
de Canning aux affaires, alors qu'elle avait été fort malhonnête
pour le duc afin de se concilier le nouveau ministre dans l'in-
térêt de sa cour, qu'elle a fort bien servie en cette circonstance,
à ce que me dit Esterhazy. »
Il faut renoncer à citer ici en entier toutes les lettres où
s'exercent la verve et les instincts combatifs de l'ambassadrice.
Il suffira d'ailleurs de quelques extraits pour en marquer la
vivacité : « Le duc de Wellington a été forcé de se faire libéral
comme Sganarelle s'est fait médecin dans la comédie de Molière.
La Chambre basse n'entend plus les maximes obscurantes. Dans
tout ce qui regarde l'intérieur, les mesures de gouvernement
UNE VIE d'ambassadrice AU SIÈCLE DERNIER. 657
doivent être sur des principes éclairés, — ou bien le gouverne-
ment ne peut plus se soutenir, — et Wellington veut rester pre-
mier ministre. L'émancipation des catholiques a passé aux
Communes, mais les Pairs vont la rejeter (1). Cette lutte entre
les deux Chambres doit trouver son terme. Dans deux ou trois
ans, les Pairs n'oseront plus dire non.
« Le Roi est bien pour nous; s'il pouvait, il ferait, mais
Wellington est obstiné comme un mulet, en même temps cepen-
dant qu'il cède dès qu'il y va de sa place. A propos, je vous man-
dais, je crois, que, de peur de nous prendre aux cheveux, je ne
lui parlais jamais de nos affaires. Je vous avais à peine dit cela
que nous voilà en scène. Elle a été si forte que je l'ai écrite de
suite; je m'en vais la chercher; si je la retrouve, je la mettrai
ici ; elle vous prouvera toute sa bienveillance pour la Russie et
toute la force de sa logique.
<( Wellington a su en imposer à la nation anglaise par je ne
sais quel prestige. Durant huit jours après le changement dans le
ministère, il y avait comme une insurrection contre ce quartier
général qui prétendait gouverner l'Etat. A les entendre, le gou-
vernement ne pouvait pas tenir deux jours. Wellington s'est
moqué des clameurs; il a pris un air de défi et on en a eu peur.
Tout médiocre qu'il soit, il a de la ruse; il flatte les ultras; il
flatte surtout les libéraux. Sur la question catholique, ceux-ci
sont aussi sûrs qu'il opérera leur émancipation que les autres le
sont de son intolérance éternelle. Il est bien évident que les uns
et les autres sont ses dupes ; mais, en attendant, chacun défend
avec acharnement la probité de ce patron commun de deux prin-
cipes extrêmes. En vérité, les peuples sont faciles à tromper;
c'est une réflexion qui vient tout naturellement lorsqu'on voit
cette nation, réputée si sage et si pensante, devenir le jouet d'un
ministre aussi médiocre...
« Le duc de Wellington persévère dans la marche plus con-
ciliante et plus polie qu'il a adoptée. Peut-être ira-t-il dans cette
nouvelle voie aussi loin qu'il était allé dans la voie contraire. Je
ne me mêle pas de décider si ce qu'il fait maintenant est par
contrainte ou par conviction ; malgré sa médiocrité, il a de la
ruse dans l'esprit, et il a été si mauvais pour nous qu'il faudra
bien du temps pour que ses bonnes façons me séduisent. Il s'est
(1) M"* de Liéven se trompait; les Pairs votèrent comme les Communes.
TOME XIII. — 1903. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
remis un peu en coquetterie avec moi pendant le dernier séjour
que nous avons fait à Windsor chez le Roi. Il y est venu passer
un jour; il était fort empressé. Nous avons causé de tout hormis
de Turquie. Il se plaint de ce que je le maltm le, de ce que je ne
le fais pas venir chez moi comme j'avais accoutumé de faire ci-
devant; enfin il agace. Je reste en grande dignité et surtout je ne
serai plus dupe de sa mine sagace, car il n'a que cela...
« Wellington a repris toute sa malveillance, ou plutôt cette
malveillance qu'il n'avait cachée que par nécessité se remontre
aujourd'hui sans contrainte. Toujours est-il que les affaires inté-
rieures l'empêcheront de songer à une guerre étrangère dans ce
moment. Mais, enfin, sans l'Irlande, je crois qu'il aurait tiré
l'épée contre nous, le jour oii il a appris que l'Empereur avait
résolu le blocus des Dardanelles. L'opinion n'est pas pour nous
dans cette question. Le gouvernement avait fait une telle parade,
cet été, de notre renonciation au droit de belligérans dans la
Méditerranée qu'il lui devient bien difficile de savoir que dire
au public en ce moment. Pourvu que cette complication serve
bien nos intérêts, c'est-à-dire que nous affamions Constantinople
et forcions le Sultan à nous demander la paix, c'est bien; mais,
si elle ne nous profite pas, il nous faudra nous défier, à tout
instant, de la vengeance que l'Angleterre croira avoir à tirer de
nous pour la réputation de dupe que lui vaut cette circonstance
aux yeux du public. »
Quinze jours plus tard, c'est une autre note. Wellington,
avec qui elle a eu un long tête-à-tête, lui a témoigné « grande
douceur, grande amitié. » — « Il me dit, sur le blocus des Dar-
danelles, que l'Empereur avait parfaitement le droit de l'établir;
qu'il se moquait des gazettes et des clameurs ; qu'il serait vive-
ment attaqué au parlement, mais qu'il saurait y soutenir fortement
ce qu'il me disait... Il me parla de sa position individuelle et la
caractérisa de la plus forte qu'un premier ministre ait jamais
eue en Angleterre. Je m'égayai un peu sur le compte de ses, col-
lègues ministres. Il admit, en riant, qu'il n'avait pris que des
imbéciles. La drôle de vanité! » — « Lorsque Wellington me-
nace, c'est qu'il tremble, et, pour peu qu'on tienne ferme, il fléchit.
Il est trop rusé pour ne pas voir que nous le connaissons bien,
et c'est précisément ce qui fait qu'il nous déteste. Il aimerait
mieux quelque innocence, qu'il pût mener à sa fantaisie, comme
il fait du reste du corps diplomatique »
UNE VIE d'aBIBASSADRICE AU SIÈCLE DERNIER. 659
La querelle entre l'ambassadrice de Russie et le premier mi-
nistre d'Angleterre devait se prolonger longtemps encore. Il
n'appaïaît pas que le prince de Liéven y ait pris part. En lisant
les lettres de sa femme, où son nom n'est jamais prononcé, on
peut même se demander s'il en connaissait les péripéties et s'il
approuvait les agitations dont elles témoignent. Nous sommes
mieux renseignés en ce qui touche l'opinion qu'en avait l'empe-
reur de Russie. Par l'intermédiaire du général de Benckendorff,
l'ambassadrice le tenait au courant de tout. Là, l'approbation était
entière et sans réserves, ainsi que le prouve ce billet de remer-
ciemens : « Que je vous remercie, cher Alexandre, du petit mot
galant, de bon goût et de bonne amitié que vous me redites de
la part de l'Empereur ! Je suis touchée et heureuse de ce qu'il
pense un moment à moi. Il me semble qu'il a raison. Voilà une
exclamation qui part de mon cœur et de ma vanité ! »
Du reste, quelques mois auparavant, à l'occasion de la mort
de sa belle-mère qui ouvrait pour elle la série des calamités et des
deuils de cœur, elle avait reçu les preuves de la gratitude impé-
riale et de la justice que le Tsar rendait à ses incessans et patrio-
tiques efforts. C'est encore par une lettre d'elle que nous appre-
nons combien elle était sensible à ces manifestations de l'intérêt
du maître. « Comment vous exprimer, cher Alexandre, tous les
sentimens qui ont rempli mon cœur à la lecture de votre lettre
du 2 et 14 mars? Le respect touchant par lequel l'Empereur a
honoré la mémoire de mon excellente belle-mère à l'occasion de
ses obsèques, les larmes pieuses qu'il a répandues sur ses restes,
cette recherche de délicatesse qui lui fait porter son souvenir
jusque sur la femme de chambre de la princesse, tous ces détails
qui marquent si vivement sa belle âme sont pour lui autant de
titres aux bénédictions de Dieu et à celles de ses sujets. L'homme
qui porte de tels sentimens dans son cœur mérite toutes les
prospérités et les aura... J'ai reçu en pleurant la nouvelle qui
me regarde : larmes de reconnaissance, larmes de souvenir pour
cette bonne et incomparable femme dont l'Empereur me fait
hériter les marques d'honneur (1). La faveur est bien grande, la
manière de l'accorder en rend le prix plus grand encore. Jamais
honneur pareil ne fut reçu avec plus d'attendrissement ; je n'ai
(1) C'est à cette occasion qu'elle fut nommée dame d'honneur de l'Impératrice
et reçut la survivance des fonctions de gouvernante honoraire des enfans impé-
riaux. Elle exerça effectivement ces fonctions durant quelques mois en 1834.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
pu me refuser au besoin de le dire moi-même à l'Empereur. »
L'année suivante, un autre malheur vient frapper la princesse
de Liéven. Constantin de Benckendorff, qui avait passé de la
diplomatie dans l'armée et y avait, comme son frère, obtenu le
grade de général, fut emporté, dans la vigueur de l'âge, par une
brève maladie qui était venue le surprendre en Grimée. La nou-
velle en arriva à Londres, le 28 août 1828, par un courrier du
ministère des Affaires étrangères. La princesse en fut cruellement
atteinte. La lettre qu'elle écrivit à son autre frère atteste l'étendue
et la sincérité de sa douleur. « Mon cher Alexandre, désormais
mon seul frère, c'est hier au soir que j'ai appris par une lettre
du comte Nesselrode à mon mari l'accablante nouvelle qui nous
ravit cet angélique Constantin. Je perds l'un après l'autre tout
ce que j'aime. Ma douleur est bien amère. Ce cher, cher Cons-
tantin ! quel malheur pour nous ! Comme je l'aimais ! Comme il
était bon et tendre pour moi ! Bon Alexandre, aimez-moi plus
que vous ne l'avez fait jusqu'ici; j'ai besoin de tendresse, de
consolation. Rien hors vous ne peut remplacer cette affection de
la nature dont mon cœur sent un si vif besoin. Pauvre bon
Constantin! Que vont devenir ses pauvres enfans?... Dites-moi
tout, tout ce qui se rapporte à notre malheur... Nommez-moi le
jour que nous devons pleurer le plus. Quelqu'un a-t-il songé à
vous envoyer de ses cheveux? Dans ce cas, partagez avec moi...
Voilà un chagrin qui jamais ne s'adoucira dans mon cœur. i>
Elle ne mentait pas. « Elle est plongée dans la plus profonde
douleur, écrivait son mari. Chaque jour semble accroître, au lieu
de diminuer, son chagrin. » Elle n'avait jamais reçu plus cruelle
blessure, et nous verrons, quelques années plus tard, celle-là
s'élargir, quand la mort franchira le seuil de son foyer et lui
etdèvera, d'un ^eul coup, deux de ses fils.
Ernest Daudet.
LA POÉSIE PROVENÇALE
AU MOYEN AGE
III (^)
LA CHANSON
Raynouard, Choix de poésies originales des troubadours, t. HT, 1818. — A. Paetzold.
Die individuellen Eigentilmlichkeiten einiger hervorragender Trobadors, Mar-
burg, 1897. — A. Rolsen, Guiraut von Bornelh, der Meister der Troubadours,
Berlin, 1894. — J. Goulet, le Troubadour Guilhem Montanhagol, Toulouse, 1898.
— R. Zenker, Die Lieder Peires von Auvergne, Erlangen, 1900. — P. Andraud,
La vie et l'œuvre du troubadour Ra'mon de Miraval, Paris, 1902, Quœ judicia de
litteris fecerint Provinciales, Paris, 1902. — H. R. Lang, Das Liederbuch des
Kœnigs Denis von Portugal, Halle, 1894. — Wilmanns, Leben und Dichtung
Walthers von der Vogelweide, Leipzig, 1882. — Schœnbach, Die Anfxnge des
deutschen Minnesangs, Graz, 1898. — E. Stillgebauer, Geschichte des Minne-
sangs, Weimar, 1898. — A. Gaspary, Storia délia letteratura italiana (traduc-
tion Zingarelli), Turin, 1887. — N. Zingarelli, Dante. Milan, 1901.
Il faut tout d'abord se défaire, quand on parle de la chanson
provençale, des idées légères et folâtres que, depuis Déranger et
le Caveau, ce mot éveille dans nos esprits. La canso des trouba-
dours est, au contraire, comme la canzone italienne, comme l'ode
dans l'antiquité et chez nos classiques, le plus noble des genres,
le suprême effort de la poésie lyrique. Dans les manuscrits, ce
sont invariablement les chansons qui occupent le premier rang;
seuls, les auteurs de chansons pouvaient, au moyen âge, aspirer
à la gloire poétique : la chanson est l'œuvre d'art par excellence,
tandis que la tenson, le sirventés, ne sont que d'éphémères
œuvres de circonstance. Dante ne faisait donc que répéter une
(1) Voyez la Revue des 15 janvier et l** octobre 1899.
662 REVUE DES DEUX MONDES.
opinion universellement admise, quand il disait {T)e vulgari Eio-
quio, II, 3) que, de tous les genres, « c'est la chanson qui honore
le plus celui qui y réussit, car seul il se sul'fit à lui-même et
comprend l'art tout entier. » C'est dans la chanson, en effet, que,
pour la première fois, les langues modernes, vulgaires, comme on
disait, essayèrent de se hausser à la grande poésie, de traiter avec
une noblesse digne d'eux des sujets réservés jusque-là au latin(l).
Ce grand effort ne devait pas être stérile : jusqu'au début du
XVII® siècle, c'est le formulaire même de la chanson provençale,
à peine altéré et enrichi, qui devait servir dans l'Europe tout
entière à l'expression élevée de l'amour : Dante, Pétrarque, le
Tasse et tous leurs imitateurs sont, dans leurs œuvres lyriques,
consciemment ou non, les imitateurs directs des troubadours.
Tout cela est exact, rigoureusement. Et pourtant le lecteur qui
laisserait ici ces pages pour lire dans une traduction, oh même
dans le texte, quelques chansons de troubadours risquerait fort
d'éprouver une vive désillusion, d'autant plus vive peut-être qu'il
en aurait lu davantage. Voici à peu près ce qu'il y trouverait :
« Dame, la plus belle, la plus parfaite des femmes, je vous
aime ; mais je sais trop combien l'humilité de ma condition, la
faiblesse de mes mérites me rendent indigne de vous, et je n'ose
avouer mon amour. A vous de le deviner, en voyant ce qu'il a fait
de moi : dès que je suis en votre présence, mon visage blêmit)
mes yeux s'obscurcissent, je ne sais plus que balbutier et trem-
bler comme la feuille au vent. Nuit et jour je ne pense qu'à vous
et cent fois je me retourne sur ma couche sans pouvoir trouver
le sommeil. Mais je suis soutenu par l'espoir d'une récompense
d'autant plus douce que l'angoisse aura été plus cruelle. Et si,
ce qui ne se peut. Amour faillait à me guerredonner, je ne l'en
servirais pas moins, car par ce service je deviens meilleur et
plus courtois. Et voilà pourquoi je veux souffrir en silence,
préférant votre mépris aux faveurs les plus insignes qui me pour-
raient venir d'une autre... Cependant, ma dame, prenez garde
aux « losengiers : » votre beauté vous attirera mille hommages
qui tous ne seront ni aussi sincères ni aussi respectueux que
les miens : sachez trier le bon grain de l'ivraie et, tandis
qu'un amant loyal languit à vos pieds, gardez-vous d'écouter
(1) Cette pensée a été exprimée avec beaucoup de force par M. P. Meyer dans
un important article sur l'Influence des troubadours sur la poésie des peuples ro
mans {Romania, Y, p. 266j.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 663
les traîtres, les pervers qui ne cherchent que votre perte. »
Voilà ce que répètent, pendant cent cinquante ans au moins,
en des milliers de strophes, des centaines de poètes, de la Sain-
tonge à la Provence, des Pyrénées aux montagnes de l'Auvergne.
Qu'ils soient, comme Guillaume IX ou Bambaut d'Orange, chefs
d'État, ou chevaliers pauvres, comme Raimon de Miraval, jon-
gleurs errans, comme Gaucelm Faidit, clercs défroqués, comme
Uc de Saint Cire, chanoines engagés dans les ordres, comme
Peire Rogier, tous sont amoureux invariablement, et ils le sont
tous de la même façon. Que la chanson ait uniquement l'amour
pour sujet, cela se conçoit encore : jamais les genres n'ont été si
rigoureusement délimités qu'au moyen âge, et l'on peut ad-
mettre que, dans celui-ci, l'amour fût chez lui. Mais cet amour
ne ressemble guère à ce que le commun des hommes entend
par ce mot : il n'admet ni tendres effusions, ni reproches amers,
ni tous les brusques mouvemens inséparables de la passion : rien
qu'une plainte éternellement respectueuse et mesurée, et quelques
larmes discrètement répandues. C'est que l'amour, en effet, tel
qu'il apparaît dans la poésie lyrique et aussi, à partir d'une cer-
taine époque, dans le roman, doit revêtir certains caractères,
s'assujettir à certaines lois. Ces caractères ont été si bien décrits,
ces lois si exactement formulées par M. G. Paris, que ce serait
se condamner à être inexact que de ne pas reproduire, au moins
en partie, cette précise et délicate analyse.
(( Cet amour est illégitime, furtif...; la crainte perpétuelle
de l'amant de perdre sa maîtresse, de ne plus être digne d'elle, de
lui déplaire en quoi que ce soit, ne peut se concilier arec la pos-
session calme et publique : c'est au don, sans cesse révocable,
d'elle-même, au risque qu'elle court constamment, que la femme
doit la supériorité que l'amant lui reconnaît.
« A cause de cela, l'amant est toujours devant la femme dans
une position inférieure, dans une timidité que rien ne rassure,
dans un perpétuel tremblement.
« Pour être digne de la tendresse qu'il souhaite ou qu'il a déjà
obtenue, il donne l'exemple de toutes les vertus mondaines et
sociales (1); elle, de son côté, cherche toujours à le rendre meil-
leur, à le faire plus valoir.
(1) Je modifie légèrement ici le texte de M. G. Paris, dont l'analyse s'applique
plus spécialement à l'amour décrit dans les romans : « L'amant, a-t-il écrit,
accomplit toutes les prouesses imaginables... »
664 REVUE DES DEUX MONDES.
« Enfin, et c'est ce qui résume tout le reste, l'amour est un
art, une science, une vertu, qui a ses règles, tout comme la che-
valerie ou la courtoisie, règles qu'on possède ou qu'on applique
mieux à mesure qu'on a fait plus de progrès (1). »
Gomment s'explique la formation de pareilles théories? Est-il
possible de retrouver leur point de contact avec la réalité? Si,
comme il est évident au premier regard, elles ont vite cessé d'y
correspondre, comment, par quel miracle de vitalité le genre au-
quel elles servaient de support a-t-il pu vivre si longtemps et
exercer au loin une si profonde influence? Comment s'est exercée
cette influence, et quels en ont été les fruits? Telles sont les
questions qui demanderaient, pour être traitées à fond, de
longues pages, et que nous nous contenterons d'effleurer dans
celles qui suivent.
I
Les relations entre les sexes telles que les décrivent les chan-
sons et les romans ne peuvent avoir réellement existé que dans
une société qui professait à l'égard du mariage la plus complète
indiff"érence, et qui acceptait sans peine l'idée de la supériorité de
la femme sur l'homme. Ces deux conditions étaient-elles donc
réunies dans la société du moyen âge? Il semble que poser une
pareille question, ce soit la résoudre. L'autorité de la loi reli-
gieuse, à défaut de tout autre motif, était alors trop universelle-
ment reconnue pour que personne, homme ou femme, ait pu
s'afîranchir, même dans son for intérieur, d'un lien solennelle-
ment consacré par l'Eglise. On pourrait, si l'on ne craignait de
raffiner, alléguer que la conception de l'amour, telle qu'elle
vient d'être définie, n'est pas dénuée d'une certaine grandeur
morale et qu'elle a môme dans son principe quelque chose de
chrétien Des âmes au-dessus du commun peuvent aspirer à se
créer des devoirs au-dessus des devoirs vulgaires. N'est-ce
point ce que font tous ces ascètes, canonisés par l'Eglise, qui
renoncent au monde pour pratiquer des vertus inconciliables
avec la fréquentation des hommes? Et l'idée même de donner
pour ressort à la vie morale la passion, si elle ne peut être qua-
lifiée de chrétienne, est bien un effet de cette exaltation mys-
(1) Romania, XII (1883), p. 518 et s.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 665
tique où aboutit naturellement le christianisme... Tout cela est
bel et bon ; mais il n'en est pas moins vrai que ces spéculations
sont dangereuses et qu'elles ont toujours été surveillées de près
par l'Église. L'amour « courtois, » quelque épuré qu'il soit dans
son expression, conduisait tout droit, — il faut bien trancher le
mot, qui est ici le seul juste, — à l'adultère, et il n'est pas pos-
sible que des âmes imprégnées de christianisme, comme l'étaient
presque toutes celles du xii« siècle, aient pu être indifférentes
à cette conséquence.
La constitution même de la société civile et l'état des mœurs
étaient-ils faits pour favoriser le développement des théories en
question? Évidemment non. Nulle société n'a, moins que celle du
moyen âge, incliné vers ce qu'on appelle aujourd'hui le fémi-
nisme. La loi civile ne reconnaissait à la femme qu'un mini-
mum de droits, et l'opinion était d'accord avec la loi civile. Il
faut voir, dans les chansons de geste, le peu d'initiative laissé
à l'épouse et à la mère, et avec quelle rudesse elles sont replon-
gées dans leur néant si elles ont quelques velléités d'en sortir.
Quand la mère de Raoul de Cambrai, qui a tout sacrifié à son fils,
l'adjure de ne pas offenser Dieu en essayant de dépouiller des
orphelins, c'est avec des paroles d'une révoltante brutalité qu'il
la renvoie à ses chambres : « Maudit soit-il, je le tiens pour un
lâche, celui qui prend conseil de femme !... Allez, allez vous dor-
loter dans vos appartemens! Songez à boire, à manger, à en-
graisser votre corps; de nulle autre chose dame ne doit
s'occuper (1). » Le mariage, dans les chansons de geste, est
presque toujours regardé, au moins par les hommes, comme
une affaire, où le cœur n'a presque aucune part. Quand, dans
les Lorrains, des considérations politiques exigent que la jeune
Blanchefleur, fiancée à Garin, épouse le roi de France, Blanche-
fleur n'est pas consultée et doit se résigner en frémissant : le roi
ne semble pas admettre l'hypothèse qu'il en puisse coûter à Garin
de renoncer à sa fiancée, et Garin, en effet, n'en exprime aucun
regret. Il y a, dans Auberi le Bourgoin, qui pourtant n'est pas
une des chansons les plus anciennes, un épisode vraiment carac-
téristique : « Pour délivrer la dame qui s'est donnée à lui, Au-
beri a dû livrer un combat dont il est sorti vainqueur, mais où
il a perdu son bon cheval Blanchard, et il trouve la délivrance de
(1) Édition p. Meyer, Société des anciens Textes, vers H80-8.
666 REVUE DES DEUX MONDES.
sa maîtresse trop clièrement achetée : « Ah ! Blanchard, comme
je t'aimais! et voilà que je t'ai perdu pour une femme! Maudit
soit le jour où je l'ai rencontrée et l'amour qui m'a fait entre-
prendre ce combat (1) ! » Cette opposition entre une fiancée et un
bon destrier se retrouve ailleurs, et le jeune chevalier, placé
dans l'alternative, n'hésite guère.
Sans doute il ne faut pas chercher de fidèles images de la
réalité dans ces œuvres d'inspiration archaïque, faites pour une
société toute guerrière et encore à demi barbare. Mais, de l'étude
même des romans d'aventure et de ces œuvres, courtoises,
écrites pour glorifier la femme, si on met à part ce qui est pure
convention, se dégageraient des conclusions analogues. Chrétien
de Troyes n'hésite pas à nous montrer Erec traitant sa femme
Énide avec la plus grande rigueur et la forçant à conduire les
chevaux qu'il a conquis sur ses agresseurs. Ce n'est pas seule-
ment dans des chansons de geste comme A lue ans ou les Lorrains j
mais dans les lais de Marie de France et dans les romances
d'Audefroi le Bâtard, que les pères et les maris maltraitent et
vont jusqu'à frapper leurs filles ou leurs femmes. Et Bernart de
Ventadour dit à la femme qu'il aime et qui est enfermée pour
lui : « Si le jaloux bat votre corps, faites du moins qu'il ne
batte pas votre cœur. »
Il y a donc, on le voit, un abîme entre le monde réel et le
monde de convention qui nous apparaît dans les chansons. Les
femmes, dans la réalité, comptaient pour fort peu de chose : si
elles obtenaient quelques égards ou exerçaient quelque influence,
elles le devaient, non à la reconnaissance d'un droit, mais à la
condescendance de leurs maîtres et seigneurs. Les romans et les
chansons peignent, non la réalité, mais un idéal. C'est précisé-
ment la sujétion, vraiment excessive, oti les femmes étaient
tenues, qui explique la formation de ce trop ambitieux idéal,
sorte de revanche du rêve sur la vie. Qu'il ait été élaboré par
des femmes, c'est ce qui est évident : les théories où il s'ex-
prime sont trop favorables à leur sexe pour qu'il en soit autre-
ment. Où et quand ces théories se produisirent-elles pour la
première fois? c'est ce que nous rechercherons plus loin. Bor-
nons-nous à constater pour l'instant que les livres où elles s'ex-
priment le plus nettement ont été composés pour des femmes et
(1) G. Paris, le Roman d'aventure au moyen âge, dans Cosmopolis, sep-
tembre 1898, p. 764,
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 667
souvent sous leur inspiration directe. Il en est ainsi, par exemple,
du très curieux ouvrage d'André le Chapelain [Flos amoris ou
De arte honeste amandi), sur lequel les belles études de MM. Tro-
jel et G. Paris ont récemment ramené l'attention (1). Ce livre
singulier et précieux n'est pas seulement un traité théorique,
un code de l'amour courtois : après avoir exposé les principes,
il en fait l'application à un certain nombre de « cas, » soi-disant
réels, qui auraient été soumis à l'arbitrage de dames expertes
en la matière et dont nul ne pouvait contester le jugement.
Que leurs arrêts soient en tout confo] mes aux principes exposés
plus haut, cela ne saurait nous étoaner. Elles déclarent, par
exemple, qu'une femme mariée peut, sans manquer à ses devoirs
d'épouse, donner son amour à un autre qu'à son mari, car
l'amour proprement dit ne peut exist(!r dans le mariage ; qu'une
femme qui, après avoir octroyé son amour à un chevalier, en
épouse un autre ne doit pas pour cela renoncer à sa première
liaison, etc. Or, les dames qui rendent ces étranges arrêts sont
précisément celles qui nous sont connues d'ailleurs pour avoir
exercé sur le développement de la littérature romanesque ou
lyrique une influence décisive : c'est cette Eléonore de Poitiers,
successivement femme de Louis VU et de Henri Plantagenêt;
sa fille Marie, épouse de Henri l^*" de Champagne ; Aélis de
France, seconde femme de Louis Vil, belle-sœur de Marie; une
comtesse de Flandres (probablement Elisabeth de Vermandois)
et Ermengarde de Narbonne. M. G. Paris remarque que presque
toutes gouvernèrent plus ou moins directement leurs Etals;
elles jouissaient donc d'une indépendance suffisante pour pou-
voir en toute liberté exprimer ou faire exprimer par d'autres
les idées les plus hardies. Toutes avaient autour d'elles ce qu'on
appellerait aujourd'hui des gens de lettres, poètes, romanciers
ou chroniqueurs : Eléonore d'Aquitaine, qui vécut successive-
ment dans les trois cours de Poitou, de France et d'Angleterre,
parait avoir servi de trait d'union entre la littérature du Midï
et celle du Nord ; Marie de France inspira à Gautier d'Arras
son Eracie, à Chrétien de Troyes le Conte de la Charrette, dont
elle lui fournit non seulement la matière, mais le « sens, »
c'est-à-dire l'esprit, cet esprit même que nous avons défini plus
haut. C'est la même atmosphère que Chrétien de Troyes retrou
(1) E. Trojel, Middelalderens Elskovshoffer, Copenhague, 1888. — G Paris
Compte-rendu de ce livre dans le Journal des Savans, nov. et déc. 1888
GG8 REVUE DES DEUX MONDES.
vait à la cour de Flandres, où il émigra quand il eut quitté celle
de Champagne. La comtesse de Blois, sœur de Marie de Cham-
pagne, était également une protectrice attitrée des poètes ly-
riques et des romanciers. Il semble donc, comme le remarque
M. Suchier (1), que ce soit sous l'influence directe de ces deux
filles d'Éléonore d'Aquitaine que la littérature narrative se soii,
au Nord, si profondément transformée : c'est pour leur plaire, à
elles et aux cercles féminins groupés autour de leur personne,
que les poètes remplacèrent les légendes héroïques des vieilles
chansons de geste par les enchanteresses fictions de la Table
ronde, qu'ils s'essayèrent pour la première fois à l'analyse des
sentimens et surtout des sentimens tendres. On s'explique à mer-
veille que ces femmes à l'esprit hardi et libre aient choisi le
roman pour en faire le véhicule des idées qu'elles tentaient de
répandre. Les utopies les plus dangereuses, enfermées dans le
cadre d'une aventure fictive, — que d'exemples de ce fait notre
siècle ne nous a-t-il pas fournis! — passent sans faire scandale.
C'est presque toujours par le roman que se sont insinuées dans
le monde les idées qui, après l'avoir révolté ou fait sourire,
ont fini par le transformer.
Mais ne l'oublions pas : les théories courtoises, avant d'in-
spirer le roman, avaient imprégné la poésie lyrique, c'est-à-dire
un genre tout proche de la réalité. Le roman met en scène des
personnages imaginaires et l'auteur est censé n'y point parler
pour son compte; dans la chanson, au contraire, ce sont ses
propres sentimens qu'il exprime, et c'est à des personnes réelles
qu'il s'adresse. Or, la chanson vivait, au moins cinquante ou
soixante ans avant le roman, sur les idées que nous venons de
définir : le formulaire courtois nous apparaît constitué de toutes
pièces dans les chansons de Guillaume IX, c'est-à-dire aux envi-
rons de l'an 1100, et il est certain que Guillaume IX ne l'avait
pas créé : il est rare, en effet, qu'un grand seigneur, poète par
caprice, soit en poésie un novateur. Le duc d'Aquitaine a pu
trouver piquant de se déguiser en jongleur, lui, prince plus
puissant que le roi de France même, mais ce n'est certainement
pas lui qui a inventé les formules d'un art qu'il pratiquait par
pur dilettantisme. Si nous voulons saisir à leur source les idées
inhérentes à cet art, il nous faut donc remonter plus haut
même que les premières années du xn'^ siècle.
(1) Geschichle der franzasischen Litteralur, Leipzig, 1900, p. 135.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. GG9
II
Cette source, il faut vraisemblablement la chercher dans le
changement profond qui, vers la fin du xi* siècle, s'était opéré
dans les mœurs et que j'ai essayé de caractériser dans un précé-
dent article (1). Entre 1050 et 1100, disais-je en substance, grâce
à l'accroissement de la richesse et de la sécurité publiques, la
vie de société avait commencé à naître. Les massifs châteaux,
bâtis uniquement en vue de la défense, s'étaient enfin ouverts à
des assemblées et à des fêtes. Les grands seigneurs avaient pris
l'habitude de s'entourer de cliens, chevaliers pauvres, soudoyers,
jongleurs, qui, en temps de guerre, devenaient des soldats, et dont
la présence embellissait les loisirs de la paix. Les rois d'Angle-
terre, qui résidaient le plus souvent en Normandie, les ducs
d'Aquitaine, à Poitiers ou à Bordeaux, les comtes de Toulouse,
faisaient assaut d'élégance et de luxe; et nous avons vu que des
seigneurs de rang bien inférieur, comme les comtes de Limoges,
les humbles vicomtes de Ventadour, essayaient de rivaliser avec
eux. Ce changement ne s'accomplit point sans de graves désor-
dres et une véritable crise des mœurs publiques. On se précipi-
tait dans le plaisir avec la fougue de natures jeunes, que le
christianisme n'avait pas réussi à pénétrer profondément. Il
semblait que les grands mesurassent leur puissance et leurs ri-
chesses au nombre de leurs bâtards : Henri P"" d'Angleterre en
eut jusqu'à douze et les généalogistes ne sont point d'accord
sur le nombre de ceux qui pullulaient autour de la dynastie
des Raimon de Toulouse. Les prédicateurs se répandent en
lamentations sur les désordres qui affligeaient la haute société,
et les satiriques ou moralistes profanes leur font écho. Les
hommes mariés, nous disent-ils, tombent dans les pires désor-
dres; leurs femmes ne les imitent que trop, ou du moins elles
le feraient volontiers; mais ceux-ci, pour les en empêcher, les
traitent en esclaves. Guillaume IX, dans une pièce fort spiri
tuelle, qui doit être de l'extrême fin du xi^ siècle, nous montre
une dame implorant son appui contre un mari qui l'enferme, et
il prévient charitablement le jaloux que c'est là le meilleur
moyen pour attirer sur lui le malheur qu'il redoute : « Je vous
(i) Voyez la Revue du 15 janvier 1899, p. 367 et suivantes.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
le dis, jaloux, et vous en avertis, et celui-là fera grande folie qui
refusera de me croire : vous trouverez difficilement gardien qui
ne se laisse aller au sommeil; et je n'ai jamais vu femme si fidèle
qui, si on l'écarté de la société des honnêtes gens, ne soit dis-
posée à se contenter d'un vilain. Celui qui ne peut avoir un
cheval se contente bien d'un palefroi ! Et vous-même, si le mé-
decin vous défendait les vins généreux, ne boiriez-vous pas de
l'eau pure, plutôt que de mourir de soif? Oui certes : chacun de
nous boirait de l'eau pure, plutôt que de mourir de soif (1). »
Le témoignage de Guillaume IX est corroboré, quelque trente
ou quarante ans après, par celui de Marcabrun. Mais, tandis que
le poète grand seigneur sourit et raille, le troubadour plébéien
s'indigne : il flétrit, en termes singulièrement justes dans leur
violence, ces maris « geôliers de leurs femmes, larrons de celles
d'autrui, » et il leur fait exactement les mêmes prédictions :
« Vous n'échapperez pas, dit-il, au châtiment que vous méritez :
ce sont des valets, des girbauts (on ne sait pourquoi il emploie
ce nom, qui était peut-être fréquent dans la domesticité d'alors)
qui en seront les ouvriers, et il arrivera que vous caresserez de
petits girbauts alors que vous croirez embrasser vos fils! » Et
voilà pourquoi, ajoute le poète, qui croit, comme tout le moyen
âge, à l'hérédité des vices et des vertus, tout dans ce siècle va
de mal en pis. On le voit : l'expression diffère, l'idée est la
même. Nous retrouverons encore le même tableau vers 1165,
chez Etienne de Fougères, évêque de Rennes, qui avait été cha-
pelain de Henri II et avait vu de près la vie des cours. Chose
singulière et vraiment significative, le prélat breton s'exprime
presque dans les mêmes termes que le jongleur gascon et le
comte de Poitiers, qu'il n'avait certainement pas lus : « D'unions
monstrueuses, dit-il, procèdent tels lignages, qui mettent à fin
la vraie noblesse : l'héritage du noble baron passe à un bâtard ;
voilà pourquoi ils sont si vils, les prétendus descendans des
preux de jadis (2). »
Si le rapprochement plus fréquent des sexes devait provo-
quer des désordres, — dont les moralistes ont du reste pu exa-
gérer la gravité, — il devait avoir aussi quelques conséquences
heureuses : il n'est pas possible que les mœurs, hier encore si
rudes, des barons féodaux, n'aient pas été polies et affinées sous
(1) Companho, non pose mudar, dans Bartsch, Clirest. prov., p. 31.
(2) Ed. Rremer, strophe 271-2.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 671
la bienfaisante influence des femmes qui devenaient l'ornement
des réunions. Elles pouvaient exiger, de ceux (Jui aspiraient à y
paraître et à leur plaire, un peu plus de retenue dans les paroles
et d'élégance dans les manières : « Les dames, dit Guillem de
Cabestanh, ont le pouvoir d'humaniser les malotrus et les rus-
tres : tel est preux et courtois qui, s'il n'eût aimé, fût resté
envers tous maussade et revêche (1). » C'est sous l'inspiration
des femmes que se forma cet ensemble de qualités mondaines
que le moyen âge appelle la courtoisie et qu'un mot résume,
la « mesure : » mesure dans les paroles et les actions, mesure
dans la gaîté même, mesure en tout, sauf pourtant dans la
prouesse et la générosité. Toutes ces qualités, j'allais dire ces
vertus, elles deviennent faciles à celui qui sait créer et entretenir
dans son cœur cette sorte d'exaltation qualifiée de joy^ qui élève
l'homme au-dessus des sentimens vulgaires et le livre en proie
à toutes les belles et généreuses aspirations. Or, si le joy est
père de la valeur, il est fils de l'amour. « Sans Joie il n'est pas
de Valeur, et Joie, c'est Amour qui la fait naître, » chante Ar-
naut de Mareuil (2). L'amour, voilà donc le principe auquel font
appel les dames érigées en professeurs de belles manières :
elles deviennent donc en quelque sorte l'enjeu, en même temps
que les arbitres, de cette singulière et dangereuse partie qu'elles
avaient engagée au profit de l'adoucissement et de l'ennoblisse-
ment des mœurs.
Mais cet amour qu'elles acceptent, qu'elles semblent appeler,
et qui peut les compromettre si gravement, — car il n'est nulle
part donné comme platonique, au contraire, — elles veulent
reMer libres d'en régler à leur fantaisie les manifestations, de
fixer les limites où il doit se renfermer. C'est de leur « merci «
que l'amant doit attendre ce qu'il espère ; elles ne veulent pas
entendre parler d'un contrat qui assurerait aux deux parties des
droits égaux et corrélatifs. La question est discutée ex professa
dans un très curieux partimen entre Gui d'Ussel et Marie de Ven-
tadour. Tandis que le poète prétend, — il eût pu en appeler à
l'autorité, alors si peu contestée, d'Ovide, — que l'amour nivelle
les conditions et que, quand deux cœurs sont bien épris, ils ont
l'un sur l'autre les mêmes droits, la noble dame maintient très
énergiquement le principe de l'absolue supériorité de l'amante :
(1) Ar véi qu'em vengut, dans Raynouard, Choix de pointi, III, 111.
(2) Sesjoi non es valors, dans Raynouard, op. cit., III, p. 221.
672 REVUE DES DEUX MONDES.
ramant n'a pas de droits ; il ne peut rien demander qu'à titre
de grâce : « Quoique ami, il reste vassal ; la dame, quoique amie,
demeure suzeraine (1). »
Cette métaphore, on me paraît ne pas l'avoir assez re-
marqué (2), est au fond même de la conception de l'amour cheva-
leresque et c'est d'elle qu'en est sorti presque tout le vocabulaire.
Même quand le poète s'appelle Guillaume IX ou Rambaut
d'Orange, qu'il soit comte, duc ou roi, il proteste de l'humilité
de sa condition et déclare qu'il s'effraie en la comparant à la
noblesse de celle qu'il aime. Il est clair qu'il n'y a là qu'une
façon de parler, une simple métaphore ; mais il est infiniment
probable qu'à l'origine il y avait autre chose. Les premiers au-
teurs de chansons, s'ils eussent été socialement les égaux ou les
supérieurs de celles qu'ils courtisaient, n'eussent point consenti
à leur parler sur ce ton; et celles-ci elles-mêmes eussent-elles
réussi à leur faire accepter cette humiliante terminologie? On
est donc amené à penser que les premiers auteurs de chansons
courtoises ont été des personnages de condition subalterne. C'est
là une idée récemment exprimée par une très ingénieuse et très
érudite essayiste anglaise, et qui me paraît, à condition d'être
expliquée comme il convient, contenir une grande part de vérité.
« Quoi ! répondra-t-on sans doute, ces formes d'une si aristocra-
tique élégance, où fleurissent les plus exquises délicatesses du
sentiment, seraient nées dans un milieu servile I Des princes eus-
sent consenti à élever jusqu'à eux une poésie de valets ! » Sans
doute il y aurait là quelque chose de parfaitement invraisem-
blable, mais la difficulté disparaîtra si l'on réfléchit aux condi-
tions particulières de la famille dans le Midi. La masnada se
composait, non seulement de serviteurs proprement dits, mais
encore de chevaliers pauvres, obligés de louer leurs services à
des seigneurs plus puissans et plus riches. Eux aussi étaient
nobles; leur rang, non leur condition, était inférieur, et la pres-
tation d'un serment de temporaire fidélité était loin de diminuer
(1) Raynouard, Choix de poésies, IV, p. 28.
(2) Ceci n'est plus exact aujourd'hui : M. E. Wechssler vient précisément de
montrer, dans un article très érudit, par une infinie quantité de rapprochemens
topiques, que le vocabulaire amoureux est rigoureusement calqué sur celui qui
avait été créé pour les besoins du service féodal, et cela au point que l'amante est
souvent qualifiée non seulement de dame, mais de seigneur {mi dons). [Frauen-
dienst und VassaLlitàt, dans Zeitschrifl fur franzosische Spraclie und Litteratur,
XXIV, p. 159; conférence tenue à Strasbourg le 3 octobre 1901.)
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. G73
en eux le sentiment de leur dignité. Il faut voir sur quel ton de
parfaite égalité un simple gentilhomme devenu d'église, comme
Peire Rogier, un chevalier ruiné comme Rambaut de Vaqueiras,
s'adressent à un prince d'Orange, à un marquis de Malaspina ou
de Montferrat. L'humilité de leur situation ne leur en imposait
donc nullement en face de leur seigneur; il pouvait donc se
faire aussi qu'elle ne mît pas la femme de celui-ci à l'abri de
leurs sollicitations ou de leurs hommages. « Il faut se repré-
senter, dit M"° Vernon Lee, ce qu'était un château du moyen
âge : c'est une copie en miniature d'une ville de garnison dans
une contrée barbare. Il s'y trouve une énorme prépondérance
numérique d'hommes ; au chef suprême seul, peut-être à quel-
ques-uns de ses subordonnés immédiats, est permis le luxe du
mariage. Les autres nobles sont des subalternes, jeunes gens
sans fortune, venus là pour apprendre l'art militaire ou se former
à la vie mondaine : donc, toute une masse d'hommes sans femme,
sans foyer et sans fortune. Au-dessus d'eux la châtelaine, fière
des richesses et des fiefs qu'elle a apportés à son mari... Elle n'a
pas d'égale : ses suivantes tiennent le milieu entre la femme de
chambre et la dame d'honneur; tout au plus trouve-t-on dans le
château les femmes de quelques subordonnés du seigneur ou
quelqu'une de ses parentes, recueillie par charité. Autour de
cette châtelaine tourbillonne tout le jour l'essaim des jeunes
hommes : ils la servent à table, peuvent, comme pages, être admis
dans ses appartemens... Elle leur apparaît comme une déesse,
comme la personnification de cette supériorité féodale devant
laquelle ils s'inclinent, de cette perfection sociale qu'ils sont
tenus de poursuivre, et de ce sexe que presque seule elle repré-
sente dans le château. Lui plaire devient leur idéal; être dis-
tingués d'elle, leur suprême ambition; en être aimés — eux,
humbles mortels, par cette divinité — cette pensée doit parfois
traverser leur esprit et faire passer en eux un frisson de déli-
cieuse angoisse (1). »
Il peut y avoir dans ce tableau quelques traits de fantaisie,
mais l'hypothèse développée dans cette jolie page doit être juste.
Elle suffit, en effet, à expliquer deux des particularités les plus
singulières de la chanson provençale.
Elle explique d'abord toutes ces formules empruntées au ser-
(1) Mediœval Love, dans Euphorion, p. 350. Londres, 1899.
TOME ziil. — 1903. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
vice féodal, dont je viens de noter l'extraordinaire fréquence.
L'hommage féodal devait, on le sait, être prêté à genoux : le
suzerain, tenant entre ses mains les mains du vassal, en écoutait
la formule et en scellait l'acceptation par un baiser. Le vassal,
accoutumé à ce cérémonial et à ces formules, ne devait-il pas
être tenté de le transporter du service féodal au service amou-
reux, et n'y avait-il pas, dans cette adaptation, toute une mine de
gracieuses métaphores? « Je suis à vous, dame, tout entier, corps
et âme ; vous pouvez disposer de moi à votre gré. Mais n'oubliez
pas que tout service mérite récompense ; seul le mauvais sei-
gneur refuse de payer à son fidèle le loyer qu'il lui a promis...
Si vous me tuez par vos rigueurs, quel bénéfice en retirerez- vous?
N'est-il pas de l'intérêt du maître de conserver son serviteur?... »
On voit que, de la comparaison initiale, naissait, pour ainsi
dire, de lui-même tout le vocabulaire courtois.
Il y a dans ce vocabulaire une autre série de formules qui
n'ont jamais trouvé d'explication satisfaisante et qui, ce point de
départ une fois admis, ne présentent plus la moindre difficulté.
Il est de style, dans la chanson, de maudire certains person-
nages mystérieux autant que pervers, dénommés losengiers
(c'est-à-dire flatteurs), contre les tentatives desquels l'auteur ne
cesse de mettre sa dame en garde. Ces losengiers sont donnés
comme des hommes sans foi ni loi, grands coureurs d'aventures
galantes, étrangers à tout sentiment d'honneur et de fidélité. Ils
peuvent être, sans doute, mieux avantagés que celui qui parle
du côté de la naissance et de la fortune; mais que sont ces dons,
à côté des vices honteux qu'ils dissimulent en vain ? Et combien
la dame aurait tort de ne pas préférer à ces orgueilleux, fanfa-
rons de leurs succès, le serviteur plus humble, mais aussi plus
fidèle et plus discret qu'elle voit à ses pieds ! Ces craintes et ces
invectives s'expliquent si les losengiers ne sont autres que les
rivaux du poète, recrutés pour la plupart dans une classe supé-
rieure à la sienne, et auxquels précisément cette supériorité de
la condition assure plus de chances de réussite.
III
Les circonstances si exceptionnelles d'où était né ce genre
paradoxal ne pouvaient se prolonger, et ne devaient déjà plus, à
l'époque où remontent la plupart des chansons conservées, être
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 675
bien fréquentes. Elles se rencontraient cependant, et furent réa-
lisées au moins une fois. Bernart de Ventadour devait être l'un
des plus humbles parmi les serviteurs attachés au château dont
son père chauffait le four. Il aima néanmoins la vicomtesse et
fut aimé d'elle ; le mari ne prit point la chose au tragique : il se
borna à enfermer la dame et à expulser le galant jouvenceau.
Mais ce Ruy Blas limousin avait le don des paroles harmonieuses
et tendres ; et cette aventure assez banale nous a valu l'un des
plus beaux cantiques d'amour qui aient jamais été chantés. Cette
œuvre vibrante, et très évidemment passionnée, n'est pas, sans
doute, dans la poésie méridionale une exception absolument
unique; dans les milliers de chansons qui nous sont restées, il
y a bien, çà et là, quelques accens sincères, quelques strophes
parties du cœur. Lesquelles? C'est ce qu'il serait chimérique de
rechercher. L'amour le plus vrai peut s'expliquer en termes
alambiqués, et le talent, d'autre part, donner l'illusion de la sin-
cérité. Nous sommes du reste assurés par des témoignages d'une
autre sorte que la poésie amoureuse des troubadours ne fut pas
toujours un simple jeu de l'esprit : il y a dans les œuvres de Rai-
raon de Mira val, de Uc de Saint-Cire, de quelques autres encore,
à l'adresse d'une femme inutilement aimée, de si véhémens cris
de colère et de douleur, des reproches si amers, des accusa-
tions si outrageantes, que tout cela n'a pu partir que d'une âme
vraiment ulcérée et avide de vengeance.
Pourtant la situation dépeinte dans les chansons devait être,
tout compte fait, extrêmement rare. Cette attitude de la dame,
figée dans une marmoréenne insensibilité, de l'amant prosterné
dans une adoration sans espoir est évidemment conventionnelle.
Il y a eu sans aucun doute beaucoup d'amans moins timides,
d'amantes moins cruelles que ne le feraient croire les chansons.
N'y a-t-il pas lieu de s'étonner dès lors qu'une forme vide, à peu
près détachée de toute réalité, ait eu une si longue durée? On
pourrait alléguer d'abord que ce peu d'initiative personnelle qui
est la marque du moyen âge favorisait singulièrement la péren-
nité des formes littéraires : ne voyons-nous pas les chansons
de geste, avec leur inspiration religieuse et héroïque, durer jus-
qu'au milieu de ce xv^ siècle, si profondément laïque et bour-
geois? Puis il faut bien reconnaître que les auteurs de chansons,
aussi bien que les dames pour qui celles-ci étaient faites, trou-
vaient leur compte à cette persistance d'un genre suranné. Bien
676 REVUE DES DEUX MONDES.
accueilli dans les milieux les plus aristocratiques, comblé d'éloges
et de cadeaux, un troubadour en vogue n'éprouvait nullement le
besoin de changer une forme dont s'accommodait si bien la
société qui le faisait vivre. S'il était de mode d'adresser, en
strophes galamment tournées, ses hommages à la femme aimée,
qui nous dit que maint grand seigneur n'en ait pas commandé
aux rimeurs de profession? Les femmes enfin, qui continuaient
d'en demander, — car nous avons de nombreuses chansons com-
posées sur leur expresse invitation, — jugeaient sans nul doute
que les idées qui y étaient prêchées étaient toujours bonnes à
répandre, que les madrigaux qui en faisaient la trame étaient
toujours agréables à écouter. Puis les chansons n'étaient pas
faites seulement de ces formules d'adoration devenues banales,
mais d'éloges très précis, adressés à leur beauté, à leur distinc-
tion, à leur esprit, et ces éloges, portés sur les ailes d'une strophe
en vogue, faisaient le tour de plusieurs provinces ; bien plus, ils
allaient s'éterniser sur les feuillets de parchemin des beaux ma-
nuscrits enluminés. Cette forme de la chronique mondaine flat-
tait trop savamment la vanité pour ne pas être durable. Les dis-
tributeurs de cette sorte de gloire étaient recherchés, choyés.
Raimon de Miraval s'était fait à ce titre une telle réputation qu'il
n'y avait, nous dit sa biographie « aucune grande dame qui ne
s'efforçât d'attirer ses hommages, car il savait mieux que qui-
conque les mettre en prix. » Les entrepreneurs de cette publi-
cité sentaient très bien eux-mêmes la valeur qu'on y attachait;
ils ne craignent pas de la faire ressortir, et quelques-uns, avec
cette naïve grossièreté qui, au moyen âge, s'associe souvent aux
raffinemens les plus inouïs, menacent de démolir de leurs
propres mains Tidole qu'ils ont élevée : « De même, dit Jour-
dain de l'Ile, que j'ai su chanter les louanges de ma dame, je
saurais au besoin répandre sur elle de fâcheux bruits (1). »
Et Folquet de Marseille, s'adressant à sa dame elle-même :
« Quiconque peut servir peut nuire ; si je vous fus utile, je pour-
rais aussi bien m'employer à votre dommage (2). » Et nous
avons certaines palidonies, plus déshonorantes encore pour leurs
auteurs qu'insultantes pour les victimes.
Néanmoins, le caractère factice de la chanson devait répugner
à des âmes un peu délicates, à des artistes quelque peu soucieux
(1) Longa sazo ai estât, dans Raynouard, op. cit.., III, 245.
(2) Ai quan gen vens, ibid., III, 161.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 677
de l'originalité. Comme on ne pouvait, semble-t-il, toucher à
l'essence du genre, dont la vogue durait toujours, on se rabattait
sur les artifices de la forme, et c'est par là que tous les trou-
badours qui passèrent pour des maîtres essayèrent de renouveler
un genre prématurément usé. L'histoire de la poésie provençale
SB" confond avec celle de ces tentatives de rajeunissement, qui,
ne portant que sur la forme, .étaient fatalement vouées à l'in-
succès. Ce sont les plus» curieuses ou les plus extravagantes de
ces tentatives que je voudrais ici passer en revue ; elles ont suffi
pour tirer de pair ceux qui les ont tentées, et je ne citerai que
des poètes qui ont, aux, yeux dp ^-laaieurs générations,, passé
pour des maîtres
IV
Si l'on excepte Guillaume IX, trop grand seigneur pour se
donner beaucoup de peine, et Bernart de Ventadour, trop sin-
cère pour tomber (au moins d'ordinaire) dans ces puérilités, la
plus ancienne génération de troubadours connus, ^ et cela seul
suffirait à nous convaincre qu'elle a été précédée de plusieurs
autres, — se compose presque tout entière d'artisans, extrê-
mement laborieux et subtils, de mots, de rimes et de rythmes.
La recherche ne porte pas sur le même objet, mais elle est
ooussée également loin. Marcabrun et son disciple Peire d'Au-
vergne affectionnent surtout les mots aux sonorités éclatantes,
les dérivés ou composés bizarres et énigmatiques ; c'est toute une
végétation étrange et luxuriante de vocables inouïs, dont beau-
coup ne se trouvent pas ailleurs et ont dû être, sinon forgés, au
moins altérés, en vue de l'effet. Surtout leurs vers se hérissent
de métaphores aux couleurs criardes, qui tirent l'œil et inquiè-
tent l'esprit. Marcabrun veut-il prophétiser la prise de Cordoue
par les chrétiens? « Nous ferons, dit-il, maigrir les Maures de
Cordoue. » S'agit-il de flétrir les lâches qui restent chez eux au
lieu daller à la croisade? Il les appellera des « entonne-vin, »
des « souffle-tison, » des « presse-dîner, » des « croupe~à-terre. »
Quand arrivera leur dernière heure, « ils ne donneraient pas
de mille marcs un ail, tellement la mort leur rendra ia richesse
puante (1). » 11 nous montre l'arbre Avarice, dont Mauvaiseté est
(1) Emperaire, per mi, dans Raynouard, IV, 129.
678 REVUE DES DEUX MONDES.
racine, qui étcnJ son ombre sur toute la terre et aux rameaux
duquel sont suspendus rois, comtes et princes (1). Il consacre
une longue pièce à combattre les perfidies et les manèges de
l'amour, contre lesquels il veut nous mettre en garde : l'amour y
est successivement comparé à l'étincelle qui couve dans la suie,
à la cavale qui entraîne les étalons jusqu'au sommet d'une mon-
tagne escarpée, au chat dont la langue lèche âprement, à l'en-
chanteur qui transforme les sages en fous, et à bien d'autres
choses encore (2).
Parfois, du milieu des énigmes, émergent, on le voit, une
pensée forte, une image tr !• . :iT)te qui décèlent un tempérament
de poète. Mais il faut un talent singulièrement souple et fort
pour ne pas s'empêtrer dans ces oripeaux. Malheur à ceux qui
en manquent! Ce fut le cas de Peire d'Auvergne, le plus célèbre
des imitateurs de Marcabrun. Tant que ses œuvres ont été incom-
plètement et insuffisamment publiées, on a pu croire qu'il y
avait quelque chose au fond de ces arcanes; depuis l'édition toute
récente de M. Zenker, l'illusion n'est plus possible. Cette édition
a été préparée avec tout le soin et la science dont les savans
allemands sont coutumiers; le texte, sauf les améliorations de
détail que les critiques pourront y apporter, restera sensiblement
ce qu'il est : or dans ces dix-neuf pièces, travaillées avec tant
de soin, c'est à peine s'il y a quelques strophes bien venues, et
elles se trouvent précisément dans celles où l'auteur a renoncé
à faire montre de tout son art. Fauriel avait loué jadis la « har-
diesse orientale » de ses métaphores, « qu'on serait tenté de
croire échappées au génie arabe. » Il faut décidément en rabattre :
des trois ou quatre que nous sommes à peu près assurés de
comprendre, il n'y en a pas une qui soit à la fois juste et pitto-
resque.
On n'ose pas être tout à fait aussi sévère pour Rambaut
d'Orange, dont nous n'avons pas encore d'édition lisible. Il fau-
dra s'y résigner sans doute quand cette édition existera. Ce n'est
plus par la bizarrerie des images ou de la langue que Rambaut
cherche à nous éblouir, mais par le miroitement des rimes et
la complication des rythmes : il faudrait, pour en donner une
idée, accumuler ici les plus rebutantes formules algébriques.
Rimes « dérivatives, » mots formant refrain et revenant à des
(Ij Pos l'iverns, dans Raynouard, Lexique roman, I, 425.
(2) Dirai vos senes cloplansa, dans Stîidî di filologia romanza, III, 70.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 679
places fixes, alternances savantes qui ramènent de deux en deux
ou de trois en trois strophes les mêmes combinaisons, voilà les
j^MX où se plaît ce poète de cour en qui revit Tantique jocu-
laioi ; seulement ce n'est plus avec des pommes ou des couteaux,
c'est avec des mots et des rimes que nous le voyons jongler.
Rambaut d'Orange est sans doute le plus étonnant des équili-
bristes, le plus étourdissant des acrobates de versification que
jamais aucune littérature ait produit, et malheureusement ce n'est
pas autre chose.
Il restait à associer ces deux genres de difficultés. Arnaut
Daniel ambitionna cette gloire : c'en était une du moins
au xii^ siècle, et c'en était une encore au xiv®, puisque c'est lui
jui est pour Dante « le plus fameux Arnaut, » et pour Pétrarque
.< le grand maître d'amour. » Il ne se contente pas d'inventer la
sextine : il double la difficulté en y accumulant les mots les
moins appropriés à rendre son idée ; dans une pièce qui n'est
qu'un soupir amoureux, il ramène à la rime avec la régularité
mécanique que l'on sait, les mots oncle, ongle et verge. Il parle
de son « atelier, » de son « rabot » et de sa « lime : » le métier
qu'il fait là est en effet, non pas, quoi qu'ait dit Dante, celui du
forgeron, qui suppose de la puissance, mais plutôt du mosaïste,
du ciseleur, fabriquant à force de patience des bibelots com-
pliqués et fragiles. Il a du reste fort bien défini lui-même ce
qu'il y a de paradoxal dans ce travail énervant et vain : « Je suis,
dit-il, celui qui emprisonne l'air, qui chasse le lièvre avec le
bœuf et rame contre la marée (1). » Chose singulière: c'est en
ces tours de prestidigitation qu'on voyait alors le comble de l'art;
il n'est pas un seul des poètes que nous venons de citer qui ne
se magnifie lui-même en termes ridiculement ampoulés. Déjà
Guillaume IX se vantait d'emporter « la fleur du métier; » Peire
d'Auvergne oppose « l'art nouveau, » le sien, à celui de jadis,
et se vante que jusqu'à lui il n'ait pas été composé une seule
strophe parfaite; ce qui n'empêche pas Rambaut d'Orange d'affir-
mer que, depuis qu'Adam mangea la pomme, on n'a pas composé
un vers qui, comparé aux siens, « vaille une rave ; » et que, de tous
ses émules, il n'en est pas un « qui lui aille au talon (2). » Au re-
gard de la logique enfantine du moyen âge, ils n'avaient pas tort :
la valeur d'un objet n'est-elle pas en proportion de sa rareté ?
(1) En est. sonet, éd. Canello, n» X.
(2j Voy. Zenker, op. cit., p. 60.
680 REVUE DES DEUX MONDES
Choisissons donc, si nous ne pouvons atteindre aux pensées
rares, des images, des rimes, des rythmes rares. De là vint la
vogue de ce qu'on appela le trobar dus. Il est à croire que civt
engouement n'était pas partagé par le public, qui, d'abord res-
pectueusement ébahi, finit par demander à comprendre. On
s'aperçut un jour, — ce jour ne vint guère qu'au bout de cin-
quante ans, — que tout ce qui est rare n'est pas nécessairement
précieux; et que, pour être apprécié, la première condition est
d'être entendu. C'est Guiraut de Boraelh qui paraît avoir fait
cette découverte : la question du trobar dus, souvent effleurée
incidemment ou par voie d'allusions, est traitée ex professa dans
unpartimen entre lui et Rambaut d'Orange, qui était, il faut le
reconnaître, singulièrement qualifié pour présenter la défense df
la poésie inintelligible. C'est là un très curieux morceau de cri
tique littéraire, le plus ancien peut-être qui ait été écrit dans une
langue moderne. On aurait tort, bien entendu, de s'attendre à y
trouver des idées profondes : « Il faut se distinguer du vul-
gaire, )) affirme le troubadour aristocrate. — « Il faut être com-
pris, » riposte son interlocuteur. — « Que sert d'être compris des
sots? » — « Et moi je veux être compris de tous, pour recevoir
de tous des applaudissemens. » Guiraut, en effet, ne se laissa pas
convaincre et ailleurs il exprime sa pensée en termes plus éner-
giques encore : « Je veux, ose-t-il proclamer, faire des vers si
simples et si clairs, qu'ils soient entendus des enfans, chantés
par les femmes qui vont puiser l'eau à la fontaine (1). » Il avait
d'autant plus de mérite à se faire le champion de cette doctrine
simple et saine que lui aussi avait d'abord appartenu à l'autre
école ; mais il s'était aperçu à l'épreuve que dire des choses
sensées en un style élégant et clair, était aussi difficile que de
débiter des énigmes : il le dit bien haut ; d'autres firent après lui
l'expérience et furent convaincus (2).
Exprimer clairement, mais poétiquement, sans recherche
comme sans banalité, des idées justes et qui en vaillent la peine,
c'est déjà la doctrine classique. Il y avait là, pour la poésie pro-
vençale, le germe d'une rénovation. Mais est-ce une véritable
(1) A penas sai, dans Lexique roman, I, 377.
(2) Toutes les pièces concernant ce curieux procès d'histoire littéraire ont été
réunies et judicieusement commentées par M. A. Rolsen et, plus récemment, par
M. P. Andraud, dans une thèse latine qr vient d'être soutenue en Sorbonne.
(Voyez en tële de cet article l'indication (':-■■ deux ouvrages auxquels nous faisons
allusion.)
LA rOÉSlE PROVENÇALE AU MOYEN ACE. 681
rénovation que celle qui ne porte point sur le fond des choses,
et la chanson provençale pouvait-elle sans périr toucher à ces
idées sur lesquelles elle vivait depuis si longtemps ? Aucun des
troubadours de la meilleure époque ne paraît l'avoir pensé.
Guiraut de Bornelh lui-même n'a pas une idée originale : il con_
tinue, comme tous ses prédécesseurs, à chanter la beauté et les
mérites de sa dame, à se plaindre de ses rigueurs, à célébrer les
vertus ennoblissantes de l'amour. Il reprend tous les lieux com-
muns du genre, les développe méthodiquement, d'un ton doc-
toral et pénétré, avec une gravité presque sacerdotale (1). Il
essaie même de les rattacher tant bien que mal à la morale
universelle, d'en tirer quelques préceptes applicables à la vie.
Il mérite, en quelque mesure, la magnifique appellation dont
Dante l'a gratifié, de « poète de la rectitude; » mais le fond sur
lequel il est réduit à vivre était vraiment trop pauvre : la
poésie courtoise était par sa nature même condamnée à ne jamais
avoir de Boileau.
D'autres poètes, non moins bien doués, cherchèrent ailleurs
le renouvellement que tous sentaient nécessaire. Folquet de
Marseille, qui devait se faire, comme évêque de Toulouse et
fléau de l'hérésie, une tout autre réputation, crut le trouver
dans une application méthodique des procédés de la scolastique
aux antiques lieux communs de la chanson. Reprenant chacun
de ceux-ci, il consacre les ressources d'un esprit méticuleux et
précis, rompu aux subtilités de l'école, à en tirer, comme il eût
pu faire d'un aphorisme d'Aristote, toutes les conséquences
possibles, jusqu'aux plus absurdes : le Seicento italien, dans sa
fureur de concetii, n'a rien produit de plus laborieusement
puéril : « Dame, mon cœur vous porte en lui : si donc mon
cœur brûle, vous courez grand risque d'être embrasée : dame,
gardez mon cœur de l'incendie (2), »
Ses procédés favoris sont l'antithèse et la personnification
des sentimens: Amour et Raison, Orgueil et Merci, Témérité et
Crainte, c'est déjà toute la lamentable théorie de fantômes que
nous retrouverons dans le Roman de la Rose. Et le malheureux
s'imagine avoir exprimé une idée parce qu'il a entre-choqué des
mots : « Jamais Hardiesse ne m'a fait assez hardi pour avouer
(1) Il avoue lui-même qu'une de ses chansons ressemble fort à un sermon {Sim
sentis dans Mahn, Gedichte, n° 127).
(2) En chantan m'aven a membrar, dans Raynouard, III, 159.
682 REVUE DES DEUX MONDES,
mou amour : Hardiesse, en effet, m'est enlevée par Crainte (1). »
C'est un chapelet, une cascade d'arguties et de pointes : se fût-on
attendu à trouver ici quelque chose comme la chute du sonnet
d'Oronte? « Mon cœur est si bien partagé que sans désespérer je
n'ose avoir espérance (2). » Dans ce monstrueux amalgame de
dialectique et de poésie, il ne reste plus ni poésie ni dialectique,
ni sens commun, ni sentiment ; ce n'est plus que vaine et gla-
ciale logomachie.
Folquet de Marseille estimait sans doute ces belles trouvailles
au prix qu'elles lui avaient coûté; il n'a aucunement conscience
de leur puérilité et se prend lui-même fort au sérieux. Il n'en
est pas de même de Peire Vidal, dont l'originalité fut d'intro-
duire dans la chanson l'esprit, la fantaisie et jusqu'à de véri-
tables charges de rap en gaîté. Fils d'un pauvre pelletier de
Toulouse, obligé néai oins, de par son métier de troubadour, à
courtiser les plus grani as dames, il comprend ce que la fonction
a de ridicule et se résigne gaîment à son rôle de bouffon de
cour. Adorateur d'une châtelaine affligée du nom ou du surnom
de loba (louve), il déclare ambitionner celui de loup et réclamer
tous les avantages avec tous les risques du métier. Fi des palais
et des villes ! Vive la liberté des champs et des grands bois,
dussent les vilains lui courir sus et lancer à ses trousses leurs
dogues (3). Ayant épousé, au cours de ses lointains voyages, une
Grecque, il se laissa persuader, ou du moins le feignit, qu'elle
était fille de l'empereur de Gonstantinople, et revendiqua les
prérogatives attachées à cette dignité : à lui le sceptre et le man-
teau impérial; à lui les hommages des hommes; à lui surtout
ceux des femmes. Oublieux de son rang, aussi bien que de son
auguste épouse, il daigne, en effet, accepter les cœurs qui s'offrent
à lui de toutes parts: a II y a cent dames que j'ai fait pleurer,
cent autres dont j'ai rempli le cœur de joie. Aussi les maris me
craignent -ils plus que le fer et le feu... Gloire à celui qui m'a
élevé et à Dieu qui m'a fait ce que je suis ! Tous les jours je
reçois de Catalogne et de Lombardie mille saints d'amour. Je
(1) Molt i fetz gran pecat Amors, dans Lexique roman, 1, 343.
(2) Us volers oulracuidatz, dan'? Mahn, Gedichle, n" 106.
(3) Le biographe de Peire Vidal, comprenant mal ces vers, a bâti sur eux toute
une extravagante histoire : selon lui le poète se serait réellement déguisé en loup
et aurait couru le risque d'être assommé par des chasseurs et déchiré par des
chiens. M. Novati [Romania, XXI, 79) a montré comment le passage devait être
interprété.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 683
sais cent dames dont chacune voudrait posséder mon cœur. Je
ne les nommerai point, car je suis celui qui ne sut jamais se
vanter (1). »
Ce don Juan, ce bourreau des cœurs est aussi un foudre de
guerre : « Partout où je passe, on s'écrie : Le voilà, ce fameux
Peire Vidal, le soutien, la colonne de courtoisie et de galanterie!
Il fait prouesse pour sa dame et se plaît en bataille plus que
moine dans la paix du cloître... Quand j'entre dans un tournoi,
volontiers je déploie mon enseigne et mets les lances en miettes.
Si je trouve un champion qui ose m'attendre, il est mort, car,
sous les armes, je suis farouche et n'écoute rien... Mes ennemis,
quand ils entendent parler de moi, s'enfuient comme la caille
devant l'épervier. Quand j'ai revêtu mon blanc haubert, la terre
tremble sous mes pas. J'égale en prouesse Olivier et Roland; en
amour, je vaux Bérard de Montdidier. Mes ennemis, fussent-ils
couverts d'un corselet de fer ou d'acier, ne seront pas mieux
défendus contre mes coups qu'ils ne le seraient par le plumage
d'un paon (2). » Mais pour accomplir toutes ces prouesses, il lui
faudrait un destrier. Que vaut, à pied, le plus redoutable cham-
pion?... Traduisons, en conséquence : « J'accepterais volontiers
un cheval, si quelqu'un consentait à me l'offrir. »
Cette curieuse tentative, si elle ne resta pas tout à fait isolée,
ne fut jamais, du moins, poursuivie avec autant de suite et de
succès. La plupart des troubadours continuèrent à aligner solen-
nellement des formules auxquelles ils ne pouvaient plus croire,
et qui allaient se vidant de plus en plus de leur sens. Aussi bien
avaient-ils tout intérêt à en atténuer le précision. Ils étaient désor-
mais, comme je l'ai déjà montré (3), suspectés, surveillés de
près par un clergé soupçonneux et tout-puissant, ennemi de
'^ette civilisation dont ils étaient l'expression la plus brillante et
de cet art qu'on rendait responsable de la corruption des mœurs.
Vers le secoi.d tiers du xin® siècle, nous les voyons insister de
plus en plus, à l'exemple de Guiraut de Bornelh, sur les lieux
communs de morale générale compatibles avec les théories cou-
toises, et chanter, non plus comme jadis, un amour qui, pour
être voilé dans l'expression, n'en était pas moins fort sensuel
dans son essence, mais un amour épuré et qui se pique même
(1) Ed. Bartsch, n» 3 et 45.
(2) Ed. Bartsch, n"' 45, 29 et 30.
(3) Voyez la Revue du 15 janvier 1890, p. 381.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être uniquement platonique : « lî semble, dit M. Coulet, qu'au
lendemain de l'établissement de l'Inquisition, on ait tenté de
désarmer sa rigueur en essayant de concilier la doctrine de l'amour
courtois avec l'austérité de la morale chrétienne. On la modifie,
on l'épure, on fait de l'amour un principe de vertu, conciliable
avec l'amour de Dieu (1). » Le troubabour toulousain Guilhem
Montanhagol (on sait que c'est à Toulouse que l'Inquisition se
montra surtout rigoureuse) paraît avoir été l'un des premiers
représentans de cette école : « Amour, dit-il, n'est pas un péché,
mais une vertu, qui fait les méchans, bons, et rend les bons meil-
leurs. Car l'amour réclame un cœur pur; on n'est digne d'amour
que si l'on sait se garder des fautes, si l'on n'est pas également
indifférent au bien et au mal, et l'amour ya à la vertu... » Il va à
la vertu et a pour mission de la protéger. Montanhagol se propose
avant tout de veiller sur l'honneur de celle qu'il aime. Qui agit
autrement, et, par ses désirs passionnés, met en péril la bonne
réputation de sa dame, est indigne du nom d'amant. Car l'amour
doit par essence être pur et rester chaste : « C'est d'Amour, dit-
il, que procède la Chasteté (2). »
La chanson ainsi entendue pouvait aussi bien servir à l'ex-
pression de l'amour divin qu'à celle d'une passion terrestre, aux
louanges de la « dame » des Cieux qu'à celles d'une maîtresse.
Et, en effet, nous voyons la Vierge célébrée exactement dans les
mêmes termes que les brillantes et peu austères châtelaines
d'antan. Ne pouvait-elle pas, comme celles-ci, être qualifiée de
« fleur de vertu, » de « source de joie, » de « racine et cime de
tout bien? » Ne peut-on point, vers elle aussi, crier merci, solli-
citer sa pitié, protester que, loin de ses regards, tout, dans la vie,
n'est que tristesse et misère? Ne peut-elle, surtout, rémunérer
au centuple les services de ses fidèles, changer en rire et en joie
leurs tourmens et leurs larmes ? Aussi arrive-t-il qu'en présence
de certaines pièces, on hésite et se demande si ce sont des
chansons ou des cantiques (3). Les troubadours de la fin du
xiii^ siècle, Folquet de Lunel, Bernart d'Auriac, Guiraut Riquier,
(1) Le troubadour G. Montanhagol, p. 46.
(2) Ibid., p. 49.
(3) M. Appel a été jusqu'à soutenir récemment {Archiv fur das- Studium der
neueren Spj^achen, t. 107, p. 338) que Vamor de lon/i qu'a chanté Jaufré Rudel est
l'amour céleste ; ([uc par conséquent sa dame — la « princesse lointaine » de
M. Rostand — n'est autre que la Vierge Marie. Ses subtils et ingénieux argumens
ne me paraissent pas avoir réussi à démontrer cette thèse hardie.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 685
qui chantent si souvent la Vierge Marie, les tristes rimeurs de la
« gaie » science, qui ne chantent plus guère qu'elle, n'eurent pas
à créer un vocabulaire nouveau. La chanson pieuse n'eut qu'à
s'étendre doucement dans le lit de la chanson courtoise, décidé-
ment évincée; on comprend qu'elle n'ait jamais fait qu'y languir
et qu'elle s'y soit finalement éteinte, après une agonie de cent
cinquante ans.
Ces tentatives, à force de ^se répéter, eussent-elles enfin
abouti ? Après tant de stériles incursions dans le domaine de la
convention, les troubadours pouvaient-ils revenir au simple et
au vrai, réaliser cet accord entre l'art et la vie, dont ils ne parais-
sent même pas avoir soupçonné la nécessité? C'est ce que nous
ne saurons jamais, puisque, par suite des circonstances que l'on
sait, la poésie profane dut, vers la fin du xiii® siècle, faire place
à une poésie morale et religieuse, qui eut du reste le grand tort
de s'en inspirer servilement. Mais l'expérience, interrompue dans
la France méridionale, fut reprise presque aussitôt sur difîérens
points de l'Europe : la chanson provençale, transportée au Nord
de la Loire, en Espagne, en Portugal, en Allemagne, en Italie,
allait, au moins sur quelques-uns de ces points, se développer
dune façon originale, produire des floraisons inattendues et
donner l'éveil à une poésie nouvelle, plus vivante et variée qu'elle-
même ne l'avait jamais été.
Il n'en fut pas ainsi, et le fait a de quoi nous étonner, dans
la France du Nord. On ne relèvera, chez les trouvères, ni une
idée, ni une image, qui n'ait déjà servi aux troubadours. Les
conditions sociales étaient si semblables, les deux langues si voi-
sines que la chanson put s'acclimater au Nord sans y faire cet
efTort d'adaptation d'où eût pu sortir un rajeunissement. Ce qui
est plus singulier, c'est que cet efîort n'ait même point été tenté.
Quand la chanson descendit des cercles aristocratiques, où elle
avait d'abord été accueillie, à la société bourgeoise des grandes
cités commerçantes de l'Artois et de la Picardie, les bourgeois
et les clercs d'Arras, dont le style est si vif, si acéré, dans leurs
« dits » moraux et satiriques, s'expriment dans la chanson avec
la froideur guindée d'un Gace Brûlé et d'un Thibaut de Cham-
pagne. La chanson en effet, ne fut jamais pour eux qu'un simple
686 REVUE DES DEUX MONDES.
exercice littéraire. Gomme un rejeton qui tire toute la sève des
racines de la plante mère et ne saurait lui survivre, elle périt
dans la France du Nord en même temps, sinon pour les mêmes
causes, qu'en Languedoc et en Provence.
Ce n'est pas non plus en Espagne que devait être instituée
l'expérience dont nous parlions plus haut, et cela aussi a de quoi
nous étonner: la poésie provençale s'était, dès les premiers
temps, trouvée chez elle au delà comme en deçà des Pyrénées;
les comtes de Barcelone, en même temps comtes de Provence,
les rois d'Aragon et de Gastille, n'étaient pas pour les poètes et
jongleurs des protecteurs moins zélés que les ducs d'Aquitaine
ou les comtes de Toulouse ; leurs vassaux mêmes ne les suivaient
pas dans cette voie avec moins d'enthousiasme que les grands
seigneurs provençaux ou languedociens (4). Dans tout le nord
de l'Espagne, la langue des troubadours était comprise, puisque
leurs chants y étaient appréciés ; peut-être même la connaissance
en était-elle répandue en dehors de la haute société, puisque
plusieurs chants de croisade, évidemment destinés à la masse des
guerriers, ont été écrits en provençal pour des Aragonais et des
Castillans. On s'explique donc malaisément que la poésie pro-
vençale n'ait pas provoqué en Espagne, comme dans les autres
pays où elle pénétra, un mouvement poétique en langue natio-
nale (car les grands Cancioneros du xiv® siècle ne s'inspirent pas
directement des troubadours classiques). On a allégué, entre
autres raisons, que la poésie plus nationale et plus populaire des
romances avait étouffé le germe apporté de Provence; mais, dès
le commencement du xiii^ siècle, la veine épique à laquelle nous
devons le Poème du Cid était bien près d'être tarie et la chanson
des troubadours eût pu s'acclimater sans avoir à vaincre de bien
redoutables concurrences. Il y a là, en réalité, un problème dont
l'histoire littéraire n'a pas encore trouvé la solution.
On ne s'explique pas beaucoup mieux que le Portugal ait
joué le rôle qui semblait dévolu à l' Aragon ou à la Gastille. En
effet ses relations politiques avec le Midi de la France furent au
xiii® siècle assez rares (2), et fort restreint le nombre des trou-
Ci) Voyez le passage de Raimon Vidal, cité dans la Revue du 15 janvier 1899,
p. 382.
(2) Les relations du Portugal avec la France du Nord paraissent avoir été au
contraire assez fréquentes (voy. R. Lang, Bas Liederbuch des Kônigs Denh von
Porfur/al, p. XXI s.), et il n'est pas impossible que ce soit à travers leurs imitateurs
irançais que le Portugal ait connu les troubadours.
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 687
badours qui le visitèrent. Ce qui est certain c'est que, dès le
début de ce siècle, la poésie provençale était connue en Portugal
et que pendant une centaine d'années au moins, toutes les formes
en furent passionnément imitées par les grands seigneurs des
cours de Sancbe 11, Alphonse III et Denis, qui fut lui-même
l'un des plus adroits parmi ces imitateurs. Cette floraison fut du
reste beaucoup plus riche qu'originale : les trobadores galiciens
ne sont, comme les trouvères du Nord, que de simples traduc-
teurs et, dans les innombrables chansons qu'ils nous ont laissées,
il n'y en a peut-être pas une qui ne soit un centon.
Mais ces poètes, quoique entichés de formes savantes, eurent
l'idée originale et charmante de se pencher vers la poésie popu-
laire et de sauver de l'oubli, en les remaniant pour les lettrés,
quelques-uns des genres qui y vivaient, peut-être depuis des
siècles. Quelque chose d'analogue avait été tenté dans la France
du Nord, mais avec des soucis littéraires dont l'excès dénatura
complètement les genres auxquels il eût fallu toucher d'une main
légère et respectueuse : nos « pastourelles, » nos « chansons
d'aube » et de « mal mariées, » le plus souvent alambiquées ou
licencieuses, ne sont que des paysannes d'opéra-comique, mi-
naudières ou provocantes. En Portugal, au contraire, ces cantigas
damigo, que les poètes courtois plaçaient dans la bouche de
naïves filles du peuple, — chansons de danse, de pèlerinage, de
séparation, etc., — sont parfois de petites merveilles d'ingénuUé,
de grâce naïve ou mutine : il semble bien que dans quelques-
unes nous soyons aussi près que possible de la source populaire,
et ce n'est pas une médiocre surprise que de retrouver, dans les
énormes bouquets de fleurs artificielles que sont les Cancioneros,
quelques fraîches primevères, dont l'éclat nous paraît, grâce à
ce contraste, plus vif encore et le parfum plus suave.
Mais ce n'était là qu'un heureux accident. En Portugal comme
dans la France du Nord, la poésie courtoise n'a pas, pour ainsi
dire, d'existence propre : elle n'est que le reflet d'une lumière
elle-même bien pâlie. En Allemagne et en Italie au contraire,
comme si la transplantation l'a^^ait rajeunie, elle poursuivit, avec
une aisance et une liberté qu'elle n'avait jamais connues, le déve-
loppement interrompu dans son pays d'origine. Non point qu'il
n'y ait eu, là aussi, une longue période de maladroites et stériles
imitations et une ardente production d'œuvres mort-nées ; là
aussi, en efi"et, la plupart des poètes n'étaient que des dilettantes
688 REVUE DES DEUX MONDES.
rimant pour obéir à la mode et sans avoir rien à dire. Mais parmi
eux il se trouva quelques hommes de génie, et c'en fut assez pour
rajeunir un genre qui paraissait épuisé : pour ne citer que les
deux plus grands, il y eut, en Allemagne, Walther von der Vo-
gelweide et, en Italie, Dante.
Le premier réalisa un vrai prodige : ce fut, sans rien changer
d'essentiel à la technique de la chanson, c'est-à-dire en restant
chargé d'entraves sans nombre, de s'y montrer naturel, véhé-
ment, passionné : le lecteur profane, étranger aux arcanes de la
poésie courtoise, admire chez lui la grâce ou l'énergie de l'ex-
pression, la tendresse ou la profondeur du sentiment. Celui qui
a vécu dans l'intimité des troubadours, sans être moins sensible
à ces qualités, est stupéfait de les voir associées à un formulaire
usé, à des lieux communs vieillots. Mais ces lieux communs,
Vogelweide les faits siens; ces formules, il les renouvelle par la
dose de pensée originale qu'il y verse : il sait toujours ce qu'il
veut dire, — et ce n'est pas, chez les lyriques d'alors, un mérite
aussi mince qu'on pourrait croire, — a toujours l'air d'éprouver
avec intensité les sentimens qu'il exprime : on ne le voit pas,
comme Folquet de Marseille, par exemple, entre-choquer dans la
même strophe des idées contradictoires, comme s'il s'intéressait
beaucoup moins à elles qu'à sa propre virtuosité : pour bâtir une
pièce, une pensée lui suffit et ses pensées sont de celles qui, au-
lonrd'hui encore, peuvent être comprises de tous. Et puis, il
nest pas, comme ses modèles, l'homme d'une idée et l'esclave
d'un genre. Ce gracieux poète d'amour est en même temps un
politique avisé, un patriote clairvoyant, un moraliste ingénieux.
Il dit son mot sur les questions qui divisent ses contemporains
et donne aux princes des leçons aussi sensées qu'éloquentes; il
sait, dans ses chansons de croisade, faire vibrer, par de naïfs et
pieux accens, l'âme des humbles, et résumer, dans ses Sprûche,
qui ont parfois la grâce d'une épigramme antique, les résultats
de ses réflexions et de son expérience. Enfin, à cette âme vraiment
riche s'associait un délicat tempérament d artiste : ce penseur a
le don du style, le sens de l'image ; et tout cela réuni produisit
un poète lyrique comme l'Allemagne n'en devait pas retrouver
avant le grand renouveau du xviii*' siècle.
Si Vogelweide est immédiatement accessible à tous, il n'en est
pas de même de Dante : ce Latin, contemporain de Boniface VIII,
est beaucoup plus loin de nous que cet Allemand, contemporain
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOVl^N AGE, • G89
de Philippe-Auguste. Les canzoni de Dante ; -^^ent le « livre
scellé » qui ne peut être eulr'ouvert qu'après une longue et assez
pénible initiation. C'est que Vogelweide a dégagé de la poésie
courtoise (ou plutôt, peut-être, y a fait entrer) tout ce qu'elle
pouvait contenir de vérité générale et humaine, et que Dante,
au contraire, s'est volontairement asservi à une tradition qui
avait fini par en bannir presque complètement cette vérité. Déjà
les rimeurs juristes de Bologne, et après eux le pesant Guiltone
d'Arezzo, poussant à l'excès les tendances philosophiques et mo-
rales si sensibles chez Folquet de Marseille et quelques-uns des
derniers troubadours, avaient fait de la chanson une province de
la métaphysique; Guinicelli, l'inventeur du dolce stil nuovo,
n'avait pas su (ou voulu) se dégager de ce fatras : il avait seule-
ment, par de nobles et claires images, fait pénétrer un peu de
lumière dans le monde blafard des nuageuses entités. C'est tout
l'héritage de ses devanciers que Dante recueille : il accepte les
définitions et les syllogismes de Guittone, comme les abstrac-
tions des Bolonais; il emprunte à son ami Guinicelli le « beau
voile » des lumineuses images ; il veut, en outre, et c'est en cela
surtout que consiste son originalité, que le poète croie à son
œuvre, qu'il y mette tout son cœur, qu'il se borne à écrire sous
la dictée du maître intérieur (1). Mais cette idée, quelque féconde
qu'elle soit, ne suffisait point à renouveler la poésie lyrique :
nous retrouvons chez lui les allégories et les symboles, les sou-
pirs, les pensers, les « esprits » qui dialoguent ou luttent entr
eux, en somme toute la vieille défroque scolastique. Chez lu
comme chez tous ses prédécesseurs, platoniciens avant la décou-
verte de Platon, la dame n'a plus rien d'humain : elle est « angé-
lisée, » comme on disait alors; c'est un rayon céleste descendu
sur la terre pour l'illuminer, symbole du beau et du bien. Nous
voilà donc aussi loin que possible de la réalité sensible. Mais
(1) C'est ainsi que je comprends, comme M. Zingarelli et, je crois, la plupart
des commentateurs, le fameux passage du Purgatoire (XXIY, C2) :
... lo mi son un che, quando
Amor mi spira, noto, ed a quel modo
Cho detta deniro, vo significando.
Je dois dire que M. V. Cian a récemment exprimé, sur la poésie du dolce slil
nuovo et ses rapports avec les écoles antérieures, des idées notablement ditférentes,
qui m'ont paru plus ingénieuses que solides et que ce n'est pas ici le lieu de dis-
cuter (/ contatti letterari italo-provenzali e la prima rivoluzione poetica délia
letleratura italiana, Messine, 1900).
TOME xiii. — 1903. 44
690 • REVUE DES DEUX MONDES.
cette scolastiqiip a passé à travers un esprit lucide et puissant,
cette pesante matière est pétrie par une main géniale : voilà
pourquoi ces chansons, en dépit de l'aridité du sujet, restent
encore lisibles et même attachantes. Sa puissance d'imagination
créatrice est telle qu'elle réussit à animer les symboles, à faire
vivre les abstractions : ces fantômes deviennent chez lui des
figures sculpturales qu'on dirait taillées par le ciseau d'un Mi-
chel-Ange. Il voit Amour « sous la figure d'un voyageur, l'air
abattu comme s'il avait perdu sa seigneurie, soupirant et mar-
chant tête baissée. » La Justice, errante et persécutée, lui appa-
raît « comme une rose dont la tige est brisée... Elle se penche et
appuie sa joue sur sa main ; les pleurs inondent cette joue et
coulent le long du bras nu. » Il prête aux choses inanimées un
esprit et une volonté. Les murailles elles-mêmes s'animent et
lui crient : « Meurs (1)! » On dirait un géant qui s'amuse à jon-
gler avec des poids que nul autre ne pourrait soulever. Mais ces
tours de force ne nous intéressent que médiocrement : les can-
zoni de Dante purent faire les délices d'un cénacle, elles font
encore l'étonnement de quelques lettrés; elles ne sont pas en-
trées dans le patrimoine commun de l'humanité.
La gloire de faire éclater les vieux cadres, de dégager de la
vieille poésie de cour la poésie du cœur, était réservée à un es-
prit moins puissant et pourtant moins respectueux de la tradi-
tion, moins empêtré dans les langes du moyen âge, à Pétrarque.
Cette grande rénovation de l'art s'accomplit, comme elles s'ac-
complissent toutes, par un retour à la nature. En écrivant en
langue vulgaire ses poésies amoureuses, Pétrarque, en effet, ne
poursuivait pas la gloire littéraire, qu'il demandait uniquement
à ses œuvres latines; ses sonnets et ses chansons, composés au
jour le jour, n'étaient qu'un passe-temps, une « bagatelle, » ou
plutôt c'était l'intime confession où se soulageait son cœur agité
d'éternelles inquiétudes. « Pleurer me suffisait et je ne deman-
dais pas à ces pleurs la gloire. » Et voilà pourquoi il osa ici ce
qu'il n'eût pas osé dans ses œuvres latines. Sans doute il ne brisa
pas complètement avec la tradition : il y a encore, dans son
vocabulaire, beaucoup du vieux matériel usé des troubadours,
dans sa conception de l'Amour un reste de la métaphysique dan-
tesque. Il proteste que Laure, comme Béatrice, est une incarna-
(1) Voyez N. Zingarelli, op. cit., p. 363-4
LA POÉSIE PROVENÇALE AU MOYEN AGE. 691
tien du Beau Éternel, l'échelle par où son âme s'élève au créa-
teur de toute beauté; mais on sent que ces protestations sont de
pure forme, qu'elles ne partent pas du cœur. Elles ne réussissent
point, en tous cas, à nous convaincre. Nous voyons fort bien,
comme dit spirituellement De Sanctis, que ce qui échauffe son
imagination, « c'est la personne de Laure, considérée en elle-
même, et non comme l'incarnation de la sagesse (1). » Sans
doute il admire toutes ses vertus, mais c'est à cause de sa beauté
qu'il l'aime. Cette beauté, il ne cesse de se la représenter à lui-
même, embellissant la réalité de toutes les couleurs que peut
fournir une complaisante imagination : il se peint celle qu'il
adore au milieu d'un pré verdoyant, au bord des ondes pures où
elle va plonger son beau corps, au pied d'un arbre qui fait neiger
sur elle des fleurs printanières : et voilà la description de la
nature qui vient s'associer à l'analyse du sentiment et tempérer
ce que cette analyse pourrait avoir d'aride et de monotone.
« Cela, dit encore De Sanctis, paraissait un recul, et c'était un
progrès : l'amour, dégagé de tous les sentimens étrangers qui
î'étouffaient, n'est plus idée ou symbole, mais sentiment; et
l'amant, qui occupe sans cesse la scène, nous fait l'histoire de
son âme... Nous sortons des mythes et des symboles pour entrer
dans le temple de la conscience, éclairé d'une pure lumière :
plus rien désormais ne s'interpose entre l'homme et nous : le
sphinx s'évanouit et l'homme est retrouvé. »
Pétrarque revenait en somme, par un chemin détourné, à la
voie royale du naturel et du simple, que n'avaient su découvrir
ni les troubadours ni aucun de leurs premiers imitateurs, et que
le grand minnesinger allemand avait retrouvée par le sûr instinct
du génie. L'exemple de Pétrarque, comme celui de ce précurseur,
qu'il ignorait sans aucun doute, montrait une fois de plus qu'il
n'est pas de forme si vieillie, si desséchée, qui ne puisse re-
fleurir, si on fait d'elle l'expression de sentimens simples et sin-
cères.
À. Jean ROY.
(1) Storia délia letteratura italiana, I, p. 269.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
LA SÉNESCENCE ET LA MORT
Certains ouvrages, d'un caractère philosophique, comme le
beau livre de M. L. Bourdeau sur la Mort, ou d'ime nature plus
étroitement biologique, comme le livre de M. Yves Delage sur
V Hérédité et les grands 'problèmes de la Biologie générale et celui
de Le Dantec sur une Théorie nouvelle de la Vie; — les publica-
tions de M. E. MetchnikofF et de M. Marinesco sur la sénescence
et la destruction des tissus; — d'autres, enfin, plus spéciales et
plus techniques, ont renouvelé, dans ces dernières années, l'in-
térêt qui s'attache à de bien vieilles questions qui ont préoccupé
et préoccuperont toujours l'huananité : nous voulons parler de la
caducité et de la mort. — Nous vieillissons et nous mourons :
nous voyons vieillir et disparaître les êtres qui nous entourent.
Tout d'abord nous n'apercevons pas d'exceptions à cette loi inexo-
rable et nous la considérons comme une fatalité universelle de la
Nature. — Mais cette généralisation est-elle bien fondée? Est-il
vrai qu'aucun être ne puisse échapper à ces cruelles nécessités de
la vieillesse et de la mort, qui nous régissent et, avec nous, tous
les représentans de l'animalité supérieure? Ou, au contraire, y
a-t-il des êtres immortels? — La biologie répond qu'il y en a,
en efTet. Il y à des êtres à la vie desquels aucune loi n'assigne
de limite; et ce sont précisément les plus humbles, les moins
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 693
différenciés et les moins parfaits. La mort apparaît, ainsi, comme
un singulier privilège attaché à la supériorité organique, comme
la rançon d'une savante complexité. — Au-dessus de ces êtres
élémentaires, monocellulaires, indifférenciés, qui sont soustraits
à la léthalité, on en trouve d'autres, déjà plus élevés en organi-
sation, qui y sont assujettis, mais chez qui la mort ne semble
qu'un accident, évi table en principe, sinon en fait. Les élémens
anatomiques des animaux supérieurs sont dans ce cas. — Flou-
rens, autrefois, avait entrepris de nous persuader que le seuil
de la vieillesse devait être considérablement reculé, et voici que
des naturalistes nous font entrevoir aujourd'hui une sorte de
vague immortalité.
Il paraîtra donc convenable que nous entraînions notre lec
teur dans l'examen de ces questions renouvelées, sinon nouvelles,
et que nous nous expliquions sur ce qu'est la mort, au regard
de la physiologie contemporaine, sur ses causes, ses mécanismes
et ses signes.
1
Un philosophe anglais a prétendu que le mot que nous tra-
duisons par Cause n'a pas moins de soixante-quatre sens distincts
dans Platon et quarante-huit dans Aristote. — Le mot de Mort
n'en a pas autant, dans le langage moderne : mais il en a encore
beaucoup. Les phénomènes qu'il désigne sont, aux yeux de
beaucoup de biologistes, tout à fait différens, suivant qu'on les
envisage chez un animal d'organisation complexe, ou, au con-
traire, chez les êtres monocellulaires, protozoaires et proto-
phytes. Il faut v!;.«tinguer la mort des élémens anatomiques de
celle de l'individu envisagé dans sa totalité, et reconnaître une
mort élémentaire et une mort générale, comme l'on reconnaît
déjà la vie élémentaire et la vie générale. — A un autre point
de vue, on a aussi à envisager la mort apparente (vie latente) et
la mort réelle. A mesure qu'on analyse davantage, on voit se
multiplier les catégories et les espèces.
Que serait-ce si nous sortions du domaine scientifique! En
dehors de la solution donnée au problème de la mort par les
croyances religieuses, nous verrions se heurter sur ce point
toute la diversité des doutes philosophiques et des superstitions.
« Un saut dans l'inconnu, » dit l'un. « Une nuit sans rêves et
694 REVUE DES DEUX MONDES.
sans conscience, » dit un autre. « Un sommeil dont le réveil se
fait plus longtemps attendre. » Pour Horace : « l'exil éternel. »
Pour Sénèque, le néant : Post mortem nihil; ipsaqiie mors nihil
Une idée qui revient souvent au milieu de ce conflit d'opi-
nions, c'est celle de la dispersion des élémens vivans. Celle-là,
comme nous le verrons, a un fondement réel qui peut être avoué
par la science. Nous ne trouverons pas, en effet, de meilleure
manière de définir la mort individuelle que de dire qu'elle con-
siste dans « la dissolution de la société formée par les élémens
anatomiques, ou encore dans la dissolution de la conscience que
nous avons de l'existence de cette société. » C'est la rupture du
lien social, La dispersion est une variante de la même idée.
Mais les anciens ne pouvaient évidemment pas entendre à notre
façon la nature de ces élémens qui s'étaient associés pour former
l'être vivant et que la mort libère ou disperse. Nous avons en
vue des organites microscopiques, à existence objective réelle :
les anciens pensaient à des élémens spirituels, à des principes,
à des entités. Pour les Romains, qui s'octroyaient, en quelque
sorte, trois âmes, la mort était produite par leur séparation
d'avec le corps : la première, le souffle, spiritus, montant vers
les espaces célestes {astra petit) ; la seconde, l'ombre, restant à la
surface de la terre et errant autour des tombeaux ; la troisième,
les mânes, descendant aux enfers. La croyance des Hindous était
un peu différente : le corps retournait à la terre; le souffle, au
vent; le feu du regard, au soleil; l'âme éthérée, au monde des
purs. Telles étaient les idées que l'humanité antique se formait
de la dispersion mortelle.
La science moderne se place à un point de ' .; c plus objectif.
Elle se demande par quels faits, par quels événemens obser-
vables se traduit la mort. D'une façon générale, il est permis de
dire que ces faits interrompent un état de choses antérieur qui
était la vie et qu'ils y mettent fin. La mort se définit ainsi par
la vie. C'est la pensée très sage de Confucius, disant à son dis-
ciple Li-Kou : « Quand on ne connaît pas la vie, comment
pourrait-on connaître la mort? »
Mais la cessation des phénomènes vitaux peut être plus ou
moins absolue. Elle peut se réduire à une diminution, une atté-
nuation passagère de ces phénomènes, et alors la mort est appa-
rente : elle peut être complète, définitive, irrémédiable, et alors
c'est la mort réelle.
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 695
La première question qui se pose est de savoir si cette mort
est la conséquence obligatoire de la vie elle-même, si elle en
est l'aboutissant fatal, le terme nécessaire. On peut s'adresser
pour cela à l'observation vulgaire, pratiquée, pour ainsi dire,
sans lumières et sans précautions spéciales. Mais c'est l'analyse
physiologique de la notion d'individualité qui, seule, permettra
une réponse précise à cette question de la fatalité de la mort.
II
L'opinion vulgaire nous enseigne que les êtres vivans n'ont
qu'une existence passagère, et, selon le mot d'un poète, que la
vie n'est qu'un éclair entre deux nuits profondes. Mais, d'autre
part, une très facile observation nous montre ou paraît nous
montrer des êtres dont la durée d'existence est de plus en plus
longue, et, pratiquement, illimitée.
On connaît des arbres d'une antiquité vénérable. Parmi ces
patriarches du monde végétal, on signale un châtaignier de l'Etna
qui est vieux de dix siècles, et un if, en Ecosse, dont l'âge est
évalué à trente siècles. Les arbres dont la durée approche de
cinq mille ans ne sont pas absolument rares. On peut citer, parmi
ceux qui se trouvent dans ce cas, le dragonnier d'Orotava, dans
l'île de Ténérifîe. On en connaît deux autres exemples en Cali-
fornie, le pseudo-cèdre ou Tascodium de Sacramento et un
Séquoia gigantea. On sait que l'olivier peut vivre sept cents ans.
On a signalé des cèdres de huit cents ans et des chênes de quinze
cents ans.
Des espèces végétales d'une durée de vie presque illimitée
s'offrent sans cesse à l'observation des botanistes. Telles sont les
plantes à rhizome défini, comme le colchique. Le colchique au-
tomnal a une tige souterraine dont le bulbe pousse chaque année
de nouveaux axes pour une nouvelle floraison; et, chacun de
ces nouveaux axes atteignant une longueur à peu près con-
stante, un botaniste a pu se proposer le singulier problème de
savoir combien de temps il faudrait à un même pied, convena-
blement dirigé, pour arriver à faire le tour du globe.
Les végétaux reproduits par bouture fournissent un autre
exemple d'êtres vivans d'une durée indéfinie. Tous les saules
pleureurs qui ornent les bords des pièces d'eau dans les parcs et
les jardins de l'Europe entière proviennent directement ou indi-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
rectement des boutures du premier Salix Babylonica introduit
daus nos pays. Ne peut-on pas prétendre qu'ils sont les frag-
mens, permanens, de cet unique et même saule?
Ces exemples, aussi bien que ceux que fournit aux zoologistes
la considération des polypiers qui ont produit par leur lente
croissance les récifs ou atolls des mers de la Polynésie, ne prou-
vent pourtant pas la pérennité des êtres vivans. L'argument est
sans valeur, car il est fondé sur une confusion. Il équivoque sur
la difficulté que les naturalistes éprouvent à définir l'individu.
Le chêne, le polypier ne sont pas des individus simples, mais
des associations d'individus; ou, suivant l'expression de Hegel,
des nations dont nous observons les générations successives.
Nous faisons de cette succession de générations une existence
unique, et notre raisonnement revient 5 conférer à chaque citoyen
actuel de ce corps social l'antiquité qui appartient à son
ensemble.
Quant à la destruction, à la mort de cet individu social, de
cet arbre centenaire, il semble, effectivement, que rien n'en fasse
une nécessité naturelle. On trouve la raison suffisante de sa fin
habituelle dans la répercussion sur l'individu de circonstances
extérieures et contingentes. La cause de la mort d'un arbre, d'un
chêne plusieurs fois centenaire, réside dans les conditions am-
biantes et non point dans quelque condition interne. Le froid et
la chaleur, l'humidité et la sécheresse, le poids de la neige,
l'action mécanique de la pluie, de la grêle, des vents déchaînés
et de la foudre ; les ravages des insectes et des parasites : voilà
les véritables arti-sans de sa ruine. De plus, les rameaux nou-
veaux, poussés chaque année, accroissant la charge du tronc,
aggravent la pression des parties et rendent plus difficile le mou-
vement de la sève. Sans ces obstacles, étrangers, pour ainsi dire,
à l'être végétal lui-même, celui-ci pourrait continuer indéfini-
ment à fleurir, à fructifier et à pousser, au retour de chaque
printemps, de nouveaux bourgeons.
Dans cet exemple, comme dans tous les autres, il faut savoir
quelle est la nature des êtres que nous voyons durer et braver
les siècles ; est-ce l'individu, est-ce l'espèce ? Est-ce un être
vivant proprement dit, ayant sou unité et son individualité, ou
est-ce une série de générations qui se succèdent dans le temps et
s'étendent dans l'espace ? En un mot, la question est de savoir
si nous avons affaire à un arbre vrai ou à un arbre généalo^iaue.
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 697
L'incertitude est la même lorsqu'il s'agit des animaux. L'être
durable est-il une colonie ou un individu? Il est impossible
d'aller plus loin sans résoudre par avance cette première diffi-
culté.
III
Le premier objet à examiner, c'est Vêtre élémentaire, et, avec
lui, la vie élémentaire, et, par conséquent, la mort élémentaire.
L'analyse anatomique nous apprend que les êtres animés et
les plantes sont résolubles en parties de moins en moins com-
plexes, dont la dernière et la plus simple est Vêlement anato-
mique, la cellule, organite microscopique qui, lui aussi, est
vivant. Tous les êtres, complexes ou simples, totaux ou frag-
mentaires, collectivités ou cellules isolées, possèdent une même
manière d'être ; ils présentent un ensemble de caractères iden-
tiques qui leur mérite la désignation univoque d'êtres vivans. La
vie est essentiellement cette manière d'être commune aux ani-
maux et aux végétaux considérés dans leur entier ou considérés
dans leurs élémens. Saisir isolément ces traits universels, néces-
saires, permanens, les synthétiser ensuite en un tout, c'est suivre
la seule méthode vraiment scientifique pour définir la vie élé-
mentaire et pour faire connaître, du même coup, les fondemens
de la vie animale et de la vie végétale.
Ces traits caractéristiques de la vie élémentaire ont été suffi-
samment fixés par la science. — C'est, d'abord, Vunité morpho-
logique. Tous les élémens vivans ont une composition mor-
phologique identique ; c'est-à-dire que la vie ne s'accomplit et
ne se soutient, dans toute sa plénitude, que dans des organites
ayant la constitution anatomique de la cellule, avec son cyto-
plasme et son noyau, constitués sur le type classique. — C'est,
en second lieu, Vunité chimique. La matière constitutive de la
cellule s'écarte peu d'un type chimique, qui est un complexus
protéique, à noyau hexonique, et d'un modèle physique, qui est
une émulsion de liquides granuleux, non miscibles, de viscosité
différente. — Le troisième caractère consiste dans la possession
d'une forme spécifique, que l'élément acquiert, conserve et
répare. — Le quatrième caractère, peut-être le plus essentiel
de tous, consiste dans la propriété d'accroissement ou nutrition,
avec sa conséquence, qui est une relation d'échanges avec le
698 REVUE DES DEUX MONDES.
milieu extérieur, échanges dans lesquels l'oxygène joue un rôle
considérable. — Vient enfin une dernière propriété, celle de
reproduction, qui est, dans une certaine mesure, la conséquence
fatale de la précédente, c'est-à-dire de l'accroissement. Les élé-
mens vivans, les cellules, ne peuvent, en effet, continuer à sub-
sister sans s'accroître ; et comme, d'ailleurs, elles ne peuvent
grandir sans mesure, au delà des limites que leur assigne leur
statut morphologique, il arrive fatalement un moment où la
cellule se divise, par un procédé direct ou indirect : et bientôt,
au lieu d'un élément anatomique, on en compte deux.
Ces cinq caractères vitaux des élémens, ils existent avec
leur maximum d'évidence chez les cellules vivant isolément,
chez les êtres microscopiques formés d'une cellule unique, pro-
tophytes et protozoaires. Mais, on les retrouve aussi dans les
associations que les cellules forment entre elles, c'est-à-dire dans
les animaux et les plantes ordinaires, complexes, polycellulaires,
appelés, en raison de cette circonstance, métaphytes et méta-
zoaires. Libres ou associés, les élémens anatomiques se com-
portent de même, se nourrissent, s'accroissent, respirent, digèrent
de la même façon. A la vérité, [le groupement des cellules, les
relations de voisinage et de contiguïté qu'elles affectent, intro-
duisent alors quelques variantes dans l'expression des phéno-
mènes communs. Mais ces légères différences ne sauraient dissi-
muler la communauté essentielle des processus vitaux.
La majorité des physiologistes, à la suite de Claude Bernard,
admettent pour valable et convaincante la démonstration que
l'illustre expérimentateur a fournie de cette unité des processus
vitaux. Il y a cependant quelques protestataires isolés : M. Le
Dantec en est un. Dans sa théorie nouvelle de la vie, il amplifie,
il exalte les différences qui existent entre la vie élémentaire des
protozoaires et la vie associée des métazoaires : il ne veut y voir
que contrastes et divergences.
Si telle est la vie élémentaire, demandons-nous ce que c'est
que la mort élémentairCf c'est-à-dire la mort de la cellule. Posons-
nous, à ce propos, les questions que Ton a précisément à exa-
miner à l'occasion des animaux élevés en organisation et de
l'homme lui-même. La mort de la cellule a-t-elle un caractère
de nécessité, de fatalité ? Existe-t-il des cellules, des protophytes,
des protozoaires qui soient immortels? Comment la cellule
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 699
meurt-elle ? Sa mort est-elle précédée d'un vieillissement ou
sénescence ? Quels en sont les signes avant-coureurs et les symp-
tômes confirmés?
IV
En principe, les êtres composés d'une cellule unique, proto-
phytes et protozoaires, les algues et les champignons unicellu-
laires, les infusoires, échappent à la nécessité de la mort. Ils
n'ont pas, sans doute, comme le remarque Weissmann, l'immor-
talité idéale des dieux de la mythologie qu'aucune blessure ne
pouvait atteindre. Au contraire, ils sont infiniment vulnérables,
fragiles, et périssables; il en meurt à chaque instant des myriades.
Mais leur mort n'est pas fatale ! Ils succombent à des accidens :
jamais à la vieillesse.
Imaginons un de ces êtres piicé dans un milieu de culture
favorable au plein exercice de set activités, et, d'ailleurs, d'une
assez grande étendue pour n'être paô affecté par les infimes quan-
tités de matériaux que l'animal pourra y puiser ou y rejeter.
Que ce soit, par exemple, un infusoire dans un océan. Dans ce
milieu invariable, l'être vit, s'accroît, grandit incessamment.
Quand il a atteint les limites de taille fixées par son statut spé-
cifique, il se divise en deux moitiés que rien ne distingue entre
elles. Une de ses moitiés va coloniser dans son voisinage, et il
recommence la même évolution. Il n'y a pas de raison pour que le
fait ne se répète pas indéfiniment, puisque rien n'est changé ni
dans le milieu ni dans l'animal.
Il ne faut pas demander pourquoi la cellule ne peut vivre
indéfiniment sans s'accroître, ni s'accroître sans se multiplier.
Telle est sa manière d'être. Elle est propre au protoplasma cel-
lulaire vivant. Il n'y a pas autre chose à en dire. C'est un fait
irréductible, une propriété vitale, la base fondamentale de la
faculté de génération.
En résumé, les phénomènes qui s'accomplissent dans la cel-
lule du protozoaire ne comportent pas de cause d'arrêt. Le
milieu permet à l'organisme de se ravitailler et de se décharger
de telle manière, avec une telle perfection, que l'animal est
toujours en régime régulier, et que, sauf son accroissement et,
ultérieurement, sa division, il n'y a rien de changé en lui.
L'immortalité a' partient ainsi, en principe, à tous les pro-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tistes qui se reproduisent par division simple et égale. Si l'on
remarque que ces organismes rudimentaires, dotés de pérennité,
sont les premières formes vivantes qui ont dû se montrer à la
surface du globe et qu'elles ont sans doute précédé de beau-
coup les autres, les polycellulaires, soumis, au contraire, à la
caducité, la conclusion saute aux yeux : la vie a longtemps existé
sans la mort. La mort a été un phénomène d'adaptation apparu
au cours des âges, par suite de l'évolution des espèces.
On peut se demander à quel moment de l'histoire du globe, à
quelle période de l'évolution des faunes, cette nouveauté, la
mort, a fait son apparition. Les célèbres expériences de Maupas
sur la sénescence des infusoires semblent autoriser une réponse
précise à cette question. En se fondant sur elles, on peut dire
que la mort a dû apparaître de conserve avec la reproduction
sexuelle. La mort est devenue possible lorsque ce procédé de
génération s'est établi, non pas dans toute sa plénitude, mais dans
ses plus humbles commencemens, sous les formes rudimen-
taires de la division inégale et de la conjugaison. Et cela est
advenu lorsque les infusoires ont commencé à peupler les eaux.
Les infusoires sont, en effet, capables de se multiplier par
division simple. Il est vrai de dire qu'à côté de cette ressource,
la seule qui nous intéresse ici parce que c'est la seule qui
confère l'immortalité, ils en possèdent une autre. Ils pré-
sentent et exercent, dans certaines circonstances, un second
mode de reproduction, la conjugaison caryogamique. — C'est
un procédé assez compliqué dans son détail, mais qui, en défi-
nitive, se résume dans l'appariement temporaire de deux indi-
vidus, d'ailleurs très semblables et qui ne sauraient être dis-
tingués en mâle et femelle. Ceux-ci se soudent intimement par
une de leurs faces, échangent réciproquement un demi -noyau qui
passe dans l'individu conjoint, puis se séparent. — Mais on peut
empêcher les infusoires de se conjoindre ainsi en les isolant
régulièrement aussitôt après leur naissance. Alors, ils 's'ac-
croissent, et ils sont contraints, après un certain temps, de se
diviser suivant le premier mode.
M. Maupas a démontré que les infusoires ne pouvaient pas
s'accommoder indéfiniment de ce régime et se diviser éternelle-
ment. Après un certain nombre de divisions, ils présentent des
signes de dégénérescence et de caducité évidente. La taille di-
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 701
minue, les organes nucléaires s'atrophient, toutes les activités
déchoient et l'infusoire périt. — Il succombe à cette sorte
d'atrophie sénile, à moins qu'on ne lui fournisse l'eccasion de se
conjuguer avec un autre infusoire dans la même situation. Il
puise alors, dans cet acte, des forces nouvelles, il grandit,
reprend sa taille et reconstitue ses organes. La conjugaison lui
rend la vie, La jeunesse et l'immortalité.
Des observations récentes dues à un naturaliste américain,
G. N. Calkins, et confirmées par M. G. Loisel, ont montré que ce
moyen de rajeunissement n'est pas le seul et qu'il n'est même
pas le plus efficace. La conjugaison n'a pas une vertu spécifique
mystérieuse. Il n'est pas nécessaire de marier l'infusoire pour le
rajeunir : il suffit d'améliorer son régime. En remplaçant, chez
la paramécie caudée, la conjugaison par du bouillon de bœuf et
des phosphates, Calkins a pu observer 665 générations consé-
cutives, sans tares, sans défaillance, sans signe de vieillesse.
Un régime plantureux, des drogues simples ont eu ici raison
de la sénilité et du cortège .de dégénérescences atrophiques
qu'elle traîne après elle.
Quant aux causes de la sénescence à laquelle on a remédié
avec tant de succès, elles ne sont pas exactement connues. Cal-
kins pense qu'elle résulte de la perte que fait progressivement
l'organisme de quelque substance essentielle à la vie : la conju-
gaison ou l'alimentation intensive agiraient en restituant ce com-
posé nécessaire. M. G. Loisel croit, au contraire, qu'il s'agit de
l'accumulation progressive de produits toxiques dus à une espèce
d'auto-intoxication alimentaire.
En résumé, les infusoires ne sont déjà plus des animaux chez
qui les échanges matériels se passent avec assez de perfection,
et chez qui la division cellulaire, conséquence de l'accroissement,
se produise avec assez de précision pour que la vie se poursuive
indéfiniment en un équilibre parfait dans le milieu approprié,
sans subir d'altération, sans comporter de cause d'arrêt. A plus
forte raison ne retrouve-t-on plus la parfaite régularité des
échanges nutritifs dans les classes placées au-dessus de celle-là.
En un mot, à partir de ce groupe si inférieur, il n'y a pas d'êtres
animés qui soient dans la situation d'existence que M. Le Dantec
appelle la « condition n" 1, de vie manifestée. » La matière
vivante, au lieu de se maintenir continuellement identique en des
702 REVUE DES DEUX MONDES.
conditions de milieu identiques, se modifie au cours de l'exis-
tence. Elle devient tributaire du temps : elle décrit une trajectoire
déclinante; elle a une évolution, une caducité et une mort, La
condition fondamentale de la jeunesse invariable et de l'immor-
talité fait, ainsi, défaut chez tous les métazoaires. Chez tous, les
tares vitales s'accumulent par insuffisance ou imperfection de
l'absorption ou de l'excrétion nutritives : la vie déchoit, l'orga-
nisme s'altère progressivement et ainsi se trouve constitué un
état de décrépitude par atrophie ou modification chimique, qui
est la sénescence et aboutit à la mort.
Il faut ajouter, cependant, — comme un enseignement fourni
par l'expérience, en général, et en particulier par celles de Lœb,
de Calkins et de Loisel, — qu'un faible changement du milieu,
amené à propos, est capable de rétablir l'équilibre et de pro-
curer à l'infusoire un rajeunissement complet. La sénescence
n'a donc pas, ici, un caractère définitif, non plus qu'intrinsèque :
une modification dans la composition du milieu alimentaire
en a raison. S'il est permis de généraliser ce résultat, on pourra
dire que la sénescence, la trajectoire déclinante, l'évolution se
dégradant jusqu'à la mort, ne sont point, pour les cellules consi-
dérées isolément, une fatalité profondément inscrite dans l'orga-
nisation et une conséquence rigoureuse de la vie elle-même.
Elles conservent un caractère accidentel. Il n'y a pas, à la sénes-
cence et à la mort, de cause interne vraiment naturelle, inexo-
rable et irrémissible, comme l'ont prétendu autrefois Jean
Millier, et, plus récemment, Gohnheim en Allemagne et Sedgwick,
Minot en Angleterre.
Quant aux cellules, aux protophytes et aux protozoaires
qui sont moins différenciés, qui sont situés à un degré de l'échelle
inférieur à celui des infusoires, il faut admettre, chez eux, la
possibilité de l'équilibre parfait et soutenu qui les soustrait à
la décrépitude sénile. Mais il est bien entendu que ce privilège
reste subordonné à la constance parfaite du milieu approprié.
Si celui-ci vient à changer, l'équilibre est rompu, les petites
perturbations insensibles de la nutrition s'accumulent, l'activité
vitale déchoit, et, par suite de la seule imperfection des condi-
tions extrinsèques ou de milieu, l'être vivant se trouve encore
traîné à la déchéance et à la mort.
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 103
Tous les faits ef les considérations qui précèdent sont relatifs
aux cellules isolées, aux êtres monocellulaires. Mais, — et c'est
là ce qui fait le grand intérêt de ces vérités, — elles peuvent
s'étendre à toutes les cellules vivant en collectivité, c'est-à-dire
à tous les animaux, à tous les êtres vivans que nous connaissons.
Dans l'édifice compliqué de l'organisme, les élémens anato-
miques, les moins différenciés tout au moins, auraient un bre-
vet conditionnel d'immortalité. L'œuf, les élémens sexuels, en
général; peut-être encore les globules blancs du sang, les leu-
cocytes, seraient dans ce cas. Encore faudrait-il qu'autour de
chacun de ces élémens fût réalisé le milieu invariablement
parfait qui en est la condition nécessaire. Ce n'est pas ce qui a
lieu. — Quant aux autres élémens, ils sont dans la condition des
infusoires, mais sans la ressource de la conjugaison. Le milieu
ambiant s'épuise ou s'intoxique autour de chaque cellule par
suite des accidens qui frappent les autres. Chacune subit donc
une déchéance progressive et finalement une destruction qui,
en principe, sont peut-être accidentelles, mais qui, en fait, sont
la règle.
On remarquera que cette mort accidentelle des élémens ana-
tomiques et des protozoaires n'est pas instantanée : elle a une
préparation, un développement, une histoire. Cette phase inter-
médiaire entre la vie parfaite et la mort avérée peut être longue
ou courte. — Lorsqu'elle est longue, c'est-à-dire lorsque la mort
survient lentement, par suite de l'accumulation progressive de
très petites perturbations insensibles, cette déchéance traînante
constitue le vieillissement, la sénescence. Elle se manifeste, en
général, par l'atrophie, qui réduit la taille et les dimensions de
l'élément, et par des modifications chimiques, dégénérescence
graisseuse, calcification, destruction granuleuse, qui en altèrent
la substance. — Lorsque au contraire la mort est le résultat d'une
action plus brutale, la période intermédiaire se trouve écourtée.
On ne peut assimiler cette phase morbide et survenue prématu-
rément à la déchéance sénile vraie : on l'appelle la nécrobiose.
Les causes en sont étrangères à la matière vivante. Elles sont
d'origine externe. C'est l'insuffisance des matériaux alimentaires,
de l'eau, de l'oxygène ; c'est la présence, dans le milieu, de poi-
704 REVUE DES DEUX MONDES
sons véritables, destructeurs de la matière organisée ; c'est la vio-
lente intervention des agens physiques.
Les divers élémens anatomiques de l'organisme sont plus ou
moins sensibles à ces perturbations qui causent la sénescence,
la nécrobiose et la mort. Il y en a de plus fragiles, de plus ex-
posés. Il y en a de plus résistans; et il y en a enfin qui sont
réellement immortels. On vient de dire que la cellule sexuelle,
l'œuf, est dans ce cas. Il en résulte que le métazoaire, l'homme,
par exemple, ne meurt pas tout entier. Considérons, en effet,
un de ces êtres. Ses ascendans, peut-on dire, n'ont pas disparu
tout entiers, puisqu'ils ont laissé l'œuf fécondé, élément survi-
vant, d'où est sorti l'être que nous avons en vue ; et, quand
celui-ci s'est développé, une partie de cet œuf a été mise en
réserve pour une nouvelle génération. La mort des élémens n'est
donc pas universelle. Le métazoaire se divise dès l'origine en
deux parts : d'un côté, les cellules destinées à former le corps,
cellules somatiques ; celles-là mourront. D'autre part, les cel-
lules reproductrices ou germinales ou sexuelles, capables de vivre
indéfiniment. On peut dire, en ce sens, avec Weissmann, qu'il
y a deux choses dans l'animal, dans l'homme : l'une mortelle,
le soma, le corps; l'autre immortelle, le germen. Ces cellules
germinales, comme les protozoaires dont nous avons parlé plus
haut, possèdent une immortalité conditionnelle. Elles ne sont
pas impérissables, mais, au contraire, fragiles et vulnérables.
Des milliers d'œufs sont détruits et disparaissent à chaque
instant. Ils peuvent mourir d'accident ; jamais de vieillesse.
On comprend maintenant que, si les protistes sont immortels,
c'est parce que ces êtres vivans, réduits à une cellule unique,
cumulent en elle les caractères réunis de la cellule somatique
et de la cellule germinale, et jouissent du privilège attaché à
cette dernière qualité.
VI
Il resuite de la doctrine cellulaire une conception des êtres
vivan'^ qui est singulièrement suggestive. Les métazoaires et les
métaphytes, c'est-à-dire les êtres vivans polycellulaires qui
soffrent à la vue simple, et qui n'ont point besoin de micro-
scope pour se révéler, sont un assemblage d'élémens anatomiques
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 705
et la postérité d'une cellule. L'animal, au lieu d'être une unité
indivisible, est une « multitude, » selon la propre expression de.
Goethe, méditant, en 1807, les enseignemens de Bichat. Il est,
suivant le mot non moins juste de Hegel, « une nation; » il sort
d un ancêtre cellulaire commun, comme le peuple Juif du sein
d'Abraham.
On peut se représenter l'être vivant complexe, animal ou
plante, avec sa forme qui le distingue de tout autre, comme une
cité populeuse que mille traits distinguent de la cité voisine. Les
élémens anatomiques de l'organisme en sont les citoyens. Tous
ces habitans ont, en définitive, la même vie élémen(aire : ils se
nourrissent, respirent de la même façon. Mais, en outre, chacun
a son métier, son industrie, ses aptitudes, ses talens, par les-
quels il contribue à la vie sociale et par lesquels il en dépend à
son tour.
Tel est l'animal complexe. Il est organisé comme une cité.
Mais la loi supérieure de la cité, c'est que la vie matérielle des
habitans soit assurée ; c'est que les besoins de l'existence com-
muns à tous les citoyens anatomiques reçoivent satisfaction. Il
faut que les matériaux alimentaires, l'eau, l'air, la chaleur,
soient amenés partout à chaque élément sédentaire, dans la me-
sure convenable, et que les déchets soient emportés aux dé-
charges qui débarrasseront l'agglomération de l'incommodité ou
du danger de ces débris. C'est pour cela qu'existent les divers
appareils de l'économie. — Pourquoi un appareil digestif? Pour
préparer et introduire dans le sang, la lymphe, et finalement
dans l'atmosphère liquide qui baigne chaque cellule et forme son
véritable milieu intérieur, les matériaux liquides nécessaires à sa
vie. — Pourquoi un appareil respiratoire? Pour importer le gaz
vital nécessaire aux cellules et exporter l'excrément gazeux,
l'acide carbonique. — Pourquoi un cœur et une canalisation
circulatoire? sinon pour amener et dispenser, dans la mesure
convenable, à tous les élémens sédentaires, ce même milieu,
convenablement épuré et ravitaillé. L'organisation est donc do-
minée par les nécessités de la vie cellulaire. Sa savante archi-
tecture et l'ajustement de ses canalisations circulatoire, respira-
toire, digestive, excrétrice, n'ont pas d'autre objet. C'est en cela
que consiste la loi de constitution des organismes de Claude
Bernard.
On comprend par là ce qu'est la vie — et, du même coup, ce
TOME XIII. — 1903. 45
106 REVUE DES DEUX MO.NDES.
qu'est la mort d'un être vivant complexe. La cité périt, si les
mécanismes plus ou moins compliqués qui présidaient à son
ravitaillement et à sa décharge sont gravement atteints en quel-
que point. Les divers groupes peuvent survivre plus ou moins
longtemps, mais, privés progressivement des moyens de s'ali-
menter ou de s'exonérer, ils sont enfin entraînés dans la ruine
générale. — Que le cœur s'arrête : c'est la famine universelle. —
Que le poumon soit gravement lésé : c'est l'asphyxie pour tous.
— Que le principal instrument de décharge, le rein, cesse de
fonctionner : c'est l'empoisonnement général par les matériaux
usés et toxiques retenus dans le sang.
Il existe entre les parties de l'organisme une sorte de soli-
darité humorale. Il y en a une autre encore, la solidarité ner-
veuse ; mais nous la laissons de côté en ce moment. — Les
humeurs se mélangent. Toutes les atmosphères liquides qui
entourent les cellules et forment leur milieu ambiant sont en
communication plus ou moins facile les unes avec les autres, et,
en définitive, avec le sang et la lymphe. Une altération dans un
groupe cellulaire et dans le milieu correspondant a donc pour con-
séquence une altération dans le milieu voisin, et, par suite, dans
le tissu voisin. Le malaise en un point pourra se propager, ainsi,
de proche en proche.
On vient de voir comment l'intégrité des grands appareils, le
cœur, le poumon, le rein, est indispensable au maintien de
l'existence. On comprend que leur lésion, par une série de
répercussions successives, entraîne la mort universelle. — On
meurt toujours, disaient les anciens médecins, par suite de la fail-
lite de l'un de ces trois organes : le cœur, le poumon, le cerveau.
La vie, disaient-ils, dans leur langage imprécis, repose sur eux,
comme sur trois étais. De là la notion du trépied vitat.
Mais ce n'est pas seulement ce trio d'organes qui soutient
l'organisme; le rein, le foie, n'ont pas moins d'importance. A
des degrés divers, chaque partie exerce son action sur toutes les
autres. La vie repose en réalité sur l'immense multitude des
cellules vivantes associées pour la formation du corps; sur les
trente trillions d'élémens anatomiques qui vivent par eux-
mêmes.
Il n'y a pas une mort unique : il y a une série de morts par-
tielles pour les divers élémens de l'organisme. — On peut
appliquer à la mort ce que Paracelse et plus tard Bordeu ont dit
LA SÉNESCENCE ET LA MORT. 707
de la vie, lorsqu'ils distinguaient d'une part la vie collective, vie
de l'ensemble : vita communis et, d'autre part, la vie de chaque
partie, vita pro'pria. De même, nous devrons distinguer la mort
générale, qui est la dissolution de l'individualité formée par la
collectivité cellulaire, et la mort élémentaire qui détruit les cel-
lules isolées.
Parmi les désordres qu'entraîne la dissolution mortelle de
l'organisme, ceux qui nous frappent le plus sont ceux qui attei-
gnent les fonctions supérieures, la sensibilité, le mouvement
volontaire, l'intelligence. Quand elles sont perdues, il semble que
la vie soit perdue. Nous disons d'un homme dont le cerveau est
atteint qu'il ne vit plus, qu'il végète. — Cette sorte d'activité
végétative ne saurait se maintenir indéfiniment. Par une série
de ressauts dus à l'agencement solidaire des parties, l'atteinte
matérielle portée au cerveau se répercute sur les autres organes
et vient, en fin de compte, suspendre la vie élémentaire dans
chaque élément anatomique. — Alors seulement la mort géné-
rale est consommée.
Quant à la mort élémentaire, elle peut être directe, c'est-à-
dire résulter de l'action d'un poison général du proto plasma
introduit dans le sang. Elle peut être indirecte, c'est-à-dire suc-
céder à quelque atteinte brutale portée primitivement à un
appareil essentiel, au coeur ou au poumon et répercutée sur
l'atmosphère cellulaire. Le milieu de chaque cellule est troublé,
ses opérations chimiques sont faussées, la nécrobiose se montre
sous quelqu'une de ses formes habituelles, la cellule meurt.
Mais la mort élémentaire peut être l'effet d'une altération plus
lente du milieu ou des cellules elles-mêmes. Elle prend alors
le nom de sénescence. Les expériences récentes de Lœb, de
Calkins, et toutes les observations similaires tendent à attribuer
à ce phénomène du vieillissement le caractère d'un accident
remédiable. Mais le remède n'est pas trouvé, et l'animal suc-
combe finalement à ces lentes transformations de ses élémens
anatomiques : on dit alors qu'il meurt de vieillesse.
M. Metchnikoff a proposé, une théorie du mécanisme de
cette sénescence générale. Les élémens du tissu conjonctif, pha-
gocytes, macrophages, qui existent partout autour des élémens
anatomiques spécialisés et plus nobles, les détruiraient et dévo-
reraient ces derniers, dès que leur vitalité fléchit. Ils prendraient
leur place. Dans le cerveau, par exemple, ce seraient les pha-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
gocytes qui, s'attaquant aux cellules nerveuses, désorganiseraient
ces élémens nobles devenus incapables de se défendre. Cette
substitution du tissu conjonclif au tissu nerveux qu'il semble
étouffer est un fait très réel : il constitue ce que Ion nomme
la sclérose sénile. Mais le rôle actif que lui attribue M. Metch-
nikofT dans le processus de la dégénérescence n'est pas aussi
certain. Un observateur spécialisé dans l'étude microscopique
du système nerveux, M. Marinesco n'accepte pas cette interpré-
tation, en ce qui concerne la sénescence des élémens du cerveau.
Le rapetissement de la cellule, la diminution du nombre de ses
granulations colorables, la chromatolyse, la formation de sub-
stances inertes pigmentées tous ces phénomènes qui caracté-
risent la déchéance des cellules cérébrales, s'accompliraient,
suivant cet observateur, en dehors de l'intervention des élément
conjonctifs phagocytes.
La sénescence ni la mort ne sont des phénomènes instan-
tanés, ni universels. Malgré les apparences contraires, on ne
meurt pas d'un coup. La mort est un processus : elle com-
mence, en général, quelque part et s'étend plus ou moins vite.
Dans un organisme qui meurt, il y a côte à côte des cadavres et
des vivans cellulaires. De même dans un organisme qui vieillit,
il y a des élémens séniles. Tant que leur désorganisation n'est
pas poussée trop loin, ils peuvent être rajeunis. Il suffit de leur
rendre un milieu ambiant approprié. Le tout est de bien con-
naître et de pouvoir réaliser, pour telle ou telle partie que l'on
veut ranimer et rajeunir, les conditions très spéciales ou très
délicates que doit remplir ce milieu. C'est, comme nous l'avons
dit, ce à quoi on a réussi, en ce qui concerne le cœur, par
exemple. Grâce à la connaissance de ces conditions, un physio-
logiste russe Kuliabko a réalisé cette expérience, que l'on eût
regardée comme un miracle, il y a seulement quelques années,
de faire fonctionner et battre, avec la même régularité que pen-
dant la vie, le cœur d'un jeune homme mort depuis plus de dix
heures.
A. Dastre.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier.
M. Combes est déconcertant. Sa psychologie était encore incon-
nue il y a qpielques jours, et nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ne
le soit pas encore, car il y a peu de logique dans sa manière d'être, et
on ne peut pas dire de lui, comme d'un autre grand personnage, qu'il
ait les intentions de tout ce qu'il fait. Il semble, au contraire, d'après
ses derniers aveux à la tribune, que ses intentions aillent dans un
sens et ses actes dans l'autre. A. le juger seulement d'après ceux-ci,
on l'avait pris pour un homme qui en voulait un peu à la religion
de ce qu'il l'avait quittée, et qui faisait tous ses efforts pour la dé-
truire. Eh bien! on se trompait. M. Combes a une âme profondé-
ment rehgieuse. Il cherchait une occasion de le dire, et la trouvée
dans la discussion du budget des Cultes. Ses meilleurs amis deman-
daient la suppression de ce budget. Ils savaient qu'ils seraient
battus, et n'attachaient aucune importance particulière à une mani-
festation qu'ils font machinalement tous les ans. Quand ils ont vu
monter M. Combes à la tribune, ils croyaient connaître d'avance son
discours : ce devait être celui que tous les ministres des Cultes pro-
noncent en pareille occasion, et qui est presque devenu une formule
de protocole. 0 surprise! 0 stupeur I M. Combes a fait à la Chambre
une profession de foi rehgieuse, et il en est résulté un grand scandale.
Personne ne s'y attendait, et on était vraiment en droit de ne pas s'y
attendre.
M. Combes a protesté qu'il était personnellement d'accord avec
ses amis de l'extrême gauche, et qu'il était arrivé à une supériorité
d'esprit qui lui permettait de se passer de rehgion, tout en restant
bonne ^ homme ; mais il n'a pas admis qu'on pût conclure de lui aux
710 REVUE DES DEUX MONDES.
autres. Ce passage de son discours est trop important pour que nous
ne le reproduisions pas intégralement. « Notre société, a-t-il dit, ne
peut pas se contenter des simples idées morales telles qu'on les donne
actuellement dans l'enseignement superficiel et borné de nos écoles
primaires. Pour que l'homme puisse affronter les difficultés de la vie
avec ces idées, il faut les étendre, il faut les élever, H faut les com-
pléter par un enseignement que vous n'avez pas encore créé, et que
vous devez créer avant de songer à répudier l'enseignement moral qui
a été donné jusqu'à présent aux générations... Nous considérons,
en ce moment, les idées morales telles que les Églises les donnent,
— elles sont les seules à les donner en dehors de l'école primaire,
— comme des idées nécessaires. » Il serait difficile de faire le tableau
de la Chambre, et surtout de l'extrême gauche, au moment où M. le
président du Conseil a prononcé ces paroles imprévues. L'émotion
était \àve, le désarroi profond. M. le président du Conseil a provoqué
des réponses indignées. On s'est efforcé de lui faire sentir sa faute,
mais en vain : il a persévéré obstinément dans son hérésie. « Je ne
sais pas, s'est-il écrié, si la majorité a pris le change sur mes senti-
mens. J'ai dit à la tribune du Sénat, H y a deux ans, en défendant
l'article U de la loi sur les associations, que j'étais un philosophe
spiritualiste, et que je regardais l'idée religieuse, — je l'ai répété au-
jourd'hui, — comme une des forces morales les plus puissantes de
l'humanité. La majorité savait très bien ce que j'étais quand elle m'a
accepté comme président du Conseil. Si elle trouve que je ne suis pas
à ma place, elle n'a qu'à le dire. » C'était poser la question de con-
fiance. M. Combes a obtenu gain de cause ; le budget des Cultes a été
voté à une grande majorité; mais ce n'était plus celle sur laquelle
le gouvernement s'appuyait hier. Toute l'extrême gauche a voté
contre lui, toute la droite a voté pour lui. Ce n'est pas la première fois
que nous assistons à ce phénomène : mais, cette fois, il a eu un carac-
tère particulièrement grave, et il laissera un trouble durable, parce
que M. Combes a attaqué de front une des idées les plus chères à la
partie la plus active de la majorité, à savoir que l'école laïque est une
église, la meilleure de toutes, la seule, celle hors de laquelle il n'y a
pas désormais de salut, et que l'enseignement qu'on y donne rem-
place à tous les points de vue avec avantage celui de la religion. En
disant cela, M. Combes s'est fait beaucoup d'ennemis. M. Ferdinand
Buisson lui a répondu. M. Buisson est un des principaux pontifes de
cette religion purement laïque qu'il a chargé les instituteurs de pro-
pager dans les écoles primaires. Serait-ce donc en vain qu'on a
REVUE. — CHRONIQUE. 7 H
fait tant de manuels de morale cmque, avec le but avoué de les
mettre à la place du catéchisme? Aurait-on échoué dans cette grande
tâche? L'enseignement moral des écoles primaires serait-il inférieur
en qualité et en autorité à celui de l'Église ? M. Buisson ne l'admet
pas, et il a élevé une protestation pohe, mais énergique, contre l'allé-
gation téméraire de M. Combes. Il s'est même laissé entraîner jus-
qu'à prononcer un mot \aolent et injurieux, en parlant d'un autre
enseignement, qui, « sous prétexte de rehgion, perpétue les super-
stitions, les préjugés et les fanatismes, et constitue une véritable
entreprise d'abêtissement. » Voilà donc l'Éghse et la contre-ÉgUse
dressées en face l'une de l'autre, et la plus intolérante des deux n'est
peut-être pas celle que pense M. Buisson.
Ceux qui disent que M. le président du Conseil a quelque peu dé-
placé la question et que son discours n'était pas indispensable pour
défendre le budget des Cultes et le Concordat, n'ont peut-être pas tout
à fait tort. Mais prenons sa thèse telle qu'il l'a présentée ; elle con-
tient certainement beaucoup de vérité actuelle ; aussi nous sommes-
nous permis de dire en commençant qu'il y avait quelque contradiction
entre ses paroles et ses actes. Il croit à la nécessité de la religion :
est-il bien sûr de ne l'avoir pas ébranlée depuis qu'il est au minis-
tère? Sa pohtique a reçu, jusqu'à son dernier discours, les applau-
dissemens enthousiastes et frénétiques des ennemis déclarés de
toute religion. Il faut donc bien que quelqu'un se soit trompé, ou
M. Combes, ou ceux qui l'ont soutenu, et nous croyons, quant à
nous, que ce ne sont pas ceux-ci. Lorsque M. Combes déclare que
l'enseignement donné dans les écoles primaires est insuffisant pour
servir de base à une doctrine morale, il a raison. Nos instituteurs
ne sont pas des prêtres en jaquette ou en veston. Ils sont faits
pour enseigner à Hre, à écrire, à compter; ils sont professeurs d'his-
toire et de géographie; mais voilà tout. C'est une grande puérilité de
croire qu'ils peuvent être par surcroit les apôtres d'une croyance
nouvelle. Lorsqu'on a fait l'école neutre, on a voulu séparer l'ensei-
gnement scolaire proprement dit de l'enseignement plus profond
qui touche aux idées philosophiques et religieuses. Qu'il y ait à cela
des inconvéniens, soit; mais enfin, c'est ce qu'on a voulu faire, ou du
moins on l'a dit. Aujourd'hui, on veut autre chose, et le discours de
M. Buisson en contient la déclaration formelle. On veut élever les
enfans dans la pensée que la rehgion est une superstition du passé, et
que nous avons aujourd'hui beaucoup mieux. C'est là une violation
flagrante de la neutraUté qui avait été promise : et c'est une raison de
712 REVUE DES DEUX MONDES.
plus pour que l'État respecte, à côté de lui, la liberté d'un autre
enseignement que le sien. Nous ne demandons pas autre chose
que cette liberté : et qui donc la refuse? C'est M. Combes. Il la sup-
prime avec les congrégations qui l'exercent. Après son dernier
discours, on ne saurait trop s'étonner de ce défaut de logique. Au
début de la session, il a répondu à des interpellateurs qui lui deman-
daient ce qu'il comptait faire relativement aux établissemens non
autorisés, des congrégations qui l'étaient elles-mêmes, ou' qui avaient
demandé à l'être : il a expliqué qu'U autoriserait à titre provisoire ces
établissemens là où il n'y avait pas encore une école communale suf-
fisante, mais qu'U les dissoudrait ailleurs. N'était-ce pas professer,
comme M. Buisson, que les écoles laïques suffisaient à tous les besoins
moraux dès qu'elles suffisaient à tous les besoins matériels? Moins de
quinze jours après, M. Combes disait le contraire : il tenait sur l'in-
suffisance morale des écoles laïques un langage que nous n'aurions pas
tenu nous-mêmes. Sans doute il veut maintenir l'enseignement reli-
gieux dans l'Église; c'est là seulement qu'il le juge à sa place : mais
M. Buisson est bien fort contre lui lorsqu'il vient dire que le meilleur
moyen d'inculquer à l'enfant l'inutilité de la religion est de ne pas lui
en dire un mot à l'école. M. Buisson est logique; M. Combes ne
l'est pas. Sans prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre, nous nous
contentons de demander la liberté, et de dire que c'est elle qui est né-
cessaire. Elle l'est d'autant plus que l'esprit de secte prévaut plus
impérieusement du côté où auraient dû être la tolérance et l'impar-
tialité.
Nous ne savons pas encore quelles seront pour M. Combes les
conséquences de ce que ses amis les plus indulgens appellent son
incartade. Quelques-uns essaient timidement de le défendre, en pré-
textant qu'on l'a mal compris; mais d'autres le jettent résolument
par-dessus bord. Le charme est rompu entre sa majorité et lui; une
fissure s'est faite dans le « bloc. » M. le président du Conseil n'est
d'ailleurs pas le seul qui se soit mis dans un mauvais cas. M. le mi-
nistre de la Guerre est en train, lui aussi, de perdre les bonnes grâces
de l'extrême gauche. Qui l'aurait cru? 11 avait si bien commencé! IJ
avait donné tant de satisfactions aux radicaux socialistes! Il s'était
si bien mis, au Sénat, à la remorque de M. Rolland pour organiser
le service de deux ans! Mais le pli originel persiste toujours chez les
hommes : un moment est arrivé où le général André s'est rappelé
qu'il était soldat. Pendant ses vacances, il a écrit une lettre au prési-
dent de la commission sénatoriale de l'armée pour faire des réserves
REVUE. CHRONIQUE. 713
sur certains points gue son adhésion antérieure avait fait considérer
comme acquis : c'est tout un contre-projet qu'il introduisait dans le
débat. La presse radicale socialiste en a éprouvé de la mauvaise hu-
meur : elle avait attendu mieux d'un ministre qu'elle avait tant prôné,
et cette fois encore nous sommes obligés de dire qu'elle était un peu
dans son droit. Tout à coup la chaîne a paru lourde au général André,
et il a fait un mouvement pour la secouer. Il ne s'en est pas tenu
là, et, dans une discussion récente, à propos de la détestable propa-
gande qui répand dans l'armée l'indiscipline et le mépris du devoir
militaire, il a tenu un langage qu'aucun de ses prédécesseurs n'aurait
désavoué. C'en était trop : M. le général André est devenu suspect à
son tour. Mais il faut dire un mot de cette affaire.
La Chambre a commencé la session comme elle le fait toujours,
c'est-à-dire par la constitution de son bureau. Elle a nommé M. Jaurès
'sdce-président. Quels que soient son talent et la situation considérable
qu'il a prise au Palais-Bourbon, M. Jaurès était contre-indiqué pour la
"sdce-présidence. Son élection ne pouvait être qu'une élection de parti,
et le parti socialiste n'est pas de ceux qu'on puisse sans imprudence
porter, en quelque sorte, au pinacle : il a une tendance suffisamment
caractérisée à s'y placer à lui tout seul. De plus M. Jaurès a écrit, il y
a quelques mois, une lettre pour le moins inconsidérée à un socia-
liste italien : il y proclamait l'utiUté de la Triple-Alliance pour faire
contrepoids aux fantaisies franco-russes. M. Jaurès a pris l'habitude de
vivre dans une improvisation continuelle, il ne mesure pas toujours
la portée des mots qu'il laisse tomber à toute volée de ses lèvres ou
de sa plume; son tempérament oratoire l'emporte au delà de ses
propres prévisions. 11 n'avait peut-être pas voulu dire tout ce que
signifiait sa lettre; mais il l'avait dit, et le sentiment national en avait
été chez nous profondément froissé. Nous ne sachions pas qu'aucun
Allemand ait jamais écrit que l'alliance franco-russe était nécessaire
pour faire contrepoids à la Triple-Alliance et à ses tendances parfois
agressives : cependant il aurait pu le faire sans blesser aussi profon-
dément le patriotisme spécifique de son pays, car son pays est victo-
rieux, et, comme aimait à le répéter M. de Bismarck, rassasié au point
qu'il n'a plus rien à désirer. Tel n'est pas notre cas. Une lettre comme
celle de M. Jaurès aurait suffi, partout ailleurs qu'en France, pour
tenir, au moins quelque temps, son auteur en dehors de toutes fonc-
tions et dignités parlementaires. Mais nous avons une vieille habi-
tude de commettre des imprudences ou des inconvenances, sauf à
nous en repentir ensuite. M. Jaurès a donc été élu vice-président.
714 REVUE DES DEUX MONDES.
L'élection du reste du bureau allait de soi. Aussitôt après, la Chambre
est entrée avec un louable empressement dans la discussion du budget.
La discussion générale a été remarquable : M. Paul Deschanel et
M. Ribot y ont prononcé des discours dont l'effet a été très grand. Un
peu de curiosité s'attachait d'avance à celui de M. Deschanel, qui,
président de la Chambre pendant toute la dernière législature, avait dû
longtemps se taire et avait pu se recueillir. 11 opérait vraiment une
rentrée : on se demandait ce qu'il dirait. Il a fait preuve des mêmes
qualités brillantes que les Chambres antérieures avaient connues et
applaudies, et a repris tout de suite sa place parmi les premiers
orateurs de l'assemblée. Il a montré que la classification des partis,
et des hommes dans ces partis, était aujourd'hui tout arbitraire, et
tenait aux circonstances qui, depuis quelques années, ont jeté tant de
trouble dans les esprits et ailleurs. Cette démonstration a été singu-
lièrement confirmée, quelques jours après, par la confession publique,
faite par M. Combes, de ses dissentimens avec la majorité. Pourquoi,
aurait pu demander M. Deschanel s'il avait su déjà à quoi s'en tenir à
ce sujet, pourquoi M. Combes est-il le chef d'une majorité avec la-
quelle il est en désaccord sur le plus important de tous les points ?
Personne n'est plus à sa place ; tout le monde continue de vivre sur
un malentendu qui commence à peine à s'éclaircir. Mais la partie
essentielle du discours de M. Deschanel est celle qui s'appliquait à
M. Jaurès et au socialisme. M. Deschanel a usé avec une cruauté d'ail-
leurs légitime de la lettre de l'orateur socialiste à laquelle nous avons
fait allusion plus haut, pour faire sentir à la Chambre la faute qu'elle
avait commise en portant au fauteuil de la vice-présidence l'homme qui
l'avait écrite. Il y a eu dans sa parole, sous la correction de la forme,
quelque chose d'énergique et de vibrant dont la Chambre a été remuée.
C'est pourquoi son discours a paru avant tout être un acte : il s'était
placé résolument entre les socialistes et la majorité, afin de les sé-
parer. Inutile de dire que le lendemain, et depuis, il a été de la part
de la presse socialiste l'objet des plus violens anathèmes ; mais
nous pensons qu'il ne s'en tourmente guère et qu'il n'a fait que ce
qu'il avait voulu faire.
Un pareil discours appelait une réponse. M. Jaurès, qui n'assistait
pas à la séance, n'a pas pu la faire tout de suite. Toutefois la Chambre
n'y a rien perdu. Elle a entendu d'abord un discours de M. Ribot, un
des meilleurs certainement et des plus complets qu'il ait prononcés,
discours qu'il est difficile d'analyser parce qu'il touche en passant à
lous les sujets, financiers et politiques, et qu'il est, avec une grande
REVUE. — CHRONIQUE. 715
précision dans les détails, un tableau d'ensemble de notre situation.
Le succès Je M. Ribot a été aussi grand que mérité. Sur notre poli-
tique intérieure il a dit, en des termes que M. Jaurès a mieux goûtés,
la même chose que M. Deschanel. S'il a ménagé davantage la per-
sonne de ses adversaires, il ne s'est pas expliqué avec moins de
netteté et de force sur la politique néfaste à laquelle ils condamnent
le pays. On ne lui a pas répondu ; après lui, la discussion générale du
budget a été close; mais, deux ou trois jours plus tard, une inter-
pellation sur la propagande antimilitaire dans l'armée a rouvert le
débat en le portant sur un point plus précis. M. Jaurès voulait s'ex-
pliquer, se justifier. Il a prononcé une belle harangue : nous ne pen-
sons pas qu'il ait convaincu son auditoire de l'innocuité de ses théories-
ni de l'opportunité qu'il y avait de sa part à les exprimer.
M. Jaurès est un grand partisan de la paix ; nous aussi, cela va sans
dire, et à peu près tout le monde avec lui et avec nous; mais non
pas au même degré que lui, ni dans les mêmes conditions. Il ne croit
pas que la Triple-AlUance ait été conçue dans une pensée agressivi.
Elle n'a eu, du moins en principe, d'autre objet que de garantir a
l'Allemagne la Ubre possession de ses conquêtes, et de nous découra-
ger de toute velléité de reprendre ce qui nous en avait appartenu.
Cette paix imposée ne choque pas M. Jaurès autant que d'autres. Il
reconnaît d'ailleurs que la Triple-Alhance s'est quelquefois éloignée de
son idée première, et que, si elle n'a jamais voulu la guerre d'une
manière tout à fait consciente, elle s'est assez souvent exposée à la
provoquer par ce qu'il y a eu, sinon d'offensif, au moins d'offensant
dans son attitude. Aussi ne désapprouve-t-U pas, toujours en prin-
cipe, l'alliance franco-russe ; il s'est même peu à peu laissé aller
jusqu'à l'approuver. Seulement il ne lui déplaît pas de voir à côté
d'elle un contrepoids. Sa pensée personnelle est si élevée qu'elle plane
un peu dédaigneusement au-dessus de tous les systèmes d'alliance :
elle les englobe tous pour les confondre dans une synthèse supérieure
qui ne saurait mieux se traduire que par le désarmement universel et
simultané. Rêveries, dira-t-onl M. Jaurès est convaincu du contraire; il
est convaincu que ses rêveries se réaliseront dans un avenir prochain,
et les socialistes lui apparaissent comme les vrais conducteurs de
l'humanité vers une société internationale meilleure dont il aperçoit
déjà les signes avant-coureurs. Il réussit moins à nous les montrer.
M. Jaurès est un idéaliste. Les idéalistes sont dangereux en politique,
surtout lorsqu'ils passent de l'intérieur à l'extérieur. M. Jaurès ne
croit pas affaiblir chez nous l'idée de patrie, il a la prétention de la
716 REVUE DES DEUX MONDES.
transformer et de l'élever : il se trompe sur le premier point comme
sur le second. La réponse que lui a faite M. Ribot a dégagé la Chambre
du poids que son discours avait fait peser sur elle. Quand bien même
tout ce qu'a dit M. Jaurès serait vrai, M. Ribot a demandé si c'était à
nous de le dii-e, et la Chambre a témoigné par ses manifestations
qu'elle ne le croyait pas. Le patriotisme a sa pudeur comme la vertu, a
affirmé M. Ribot; il y a des choses qu'un peuple vaincu fait mieux de
taire ; sa dignité le lui conseille quand même son intérêt ne le lui
imposerait pas. Au surplus, il n'est pas vrai que l'attitude de l'Alle-
magne à notre égard ait été constamment pacifique depuis trente ans.
M. Ribot a rappelé les incidens de 1875, l'affaire Schnsebelé, le
voyage intempestif de l'impératrice Frédéric à Paris. Ce sont choses
que tout le monde connaît. Il y en a d'autres qui sont restées dans la
pénombre des chancelleries et ne sont heureusement pas parvenues
au grand jour de la publicité. Ceux qui ont vu de près comment les
affaires de l'Europe ont été conduites depuis la guerre savent quelles
amertumes nous avons dû dévorer, quelles angoisses nous avons dû
étouffer, et pour mieux dh-e quelle sagesse nous avons dû avoir pour
garantir intact ce trésor de la paix si précieux à M. Jaurès, mais qui a
été si souvent en péril sans qu'il s'en doutât. La situation s'est peu à
peu améliorée parce que nous sommes restés forts, et qu'une grande
alliance est venue nous en récompenser : mais qu'arriverait-il si les
théories de M. Jaurès prévalaient dans nos âmes, alors qu'elles ont si
peu de prise sur celles de nos rivaux ? C'est la question que la Chambre
se posait en écoutant M. Jaurès, et qui s'est trouvée résolue pour eUe
lorsqu'elle a entendu M. Ribot.
Elle a entendu ensuite M. le ministre de la Guerre, auquel M. Ribot
avait ouvert et même indiqué les voies. Cette propagande abominable
qu'on fait dans nos casernes, cette exhortation à l'indiscipline qu'on
y répand, M. Ribot a sommé M. Jaurès de les désavouer à la tribune.
M. Jaurès n'en a rien fait, mais le général André l'a fait, lui, en
termes catégoriques. Lorsqu'on est passé au vote, les déclarations du
gouvernement ont été approuvées par 441 voix et désapprouvées par
55. Parmi ces dernières était celle de M. Jaurès : c'était sa réponse aux
invitations de M. Ribot. De tout ce qui précède, nous nous garderons
bien de tirer une conclusion exagérée. 11 n'est pas probable que nous
soyons déjà à la veUle d'une transformation dans la majorité de la
Chambre. 11 est toutefois permis de constater qu'à deux reprises diffé-
rentes, et sur des questions aussi simples que graves, cette séparation
des socialistes et de la majorité que M. IJeschanel a voulu préparer
REVUE. CHRONIQUE. 717
et que M. Ribot a évoquée, lui aussi, comme un dénouement néces-
saire, s'est faite naturellement et par la force des choses. Une majo-
rité ministérielle qui se disloque lorsqu'il est question des plus hautes
questions rehgieuses et scolaires, ou de la manière dont il faut en-
tendre le patriotisme, ou des conditions d'existence de l'armée, est-
elle une majorité de gouvernement? Non, certes. Elle se dissou-
drait demain s'il n'y avait pas la question des congrégations. Là est
la sauvegarde de M. Combes : elle peut encore durer et le faire durer
longtemps.
Le conflit qui s'est élevé entre le Venezuela d'une part, l'Alle-
magne, l'Angleterre et l'Italie de l'autre, est il sur le point d'atteindre
son terme pacifique? Les dernières dépêches le font espérer et nous
le désirerons, car, s'il se prolongeait, les puissances européennes alliées
pourraient finir elle-mêmes par n'être plus tout à fait d'accord. Leurs
gouvernemens ont toujours bien l'air de l'être. Les notes officieuses
publiées par la presse anglaise donnent à croire qu'ils le sont. Tout
le monde est décidé à maintenir le blocus jusqu'à ce que le Vene-
zuela ait pris des engagemens suffisans, et donné surtout des garan-
ties qu'il les tiendra. Il y a même, dans les notes anglaises, un essai,
à la vérité un peu timide, de justifier les procédés particuliers par
lesquels les marins allemands ont maintenu le blocus. Mais, si on
se retourne du côté de l'opinion, et si on en juge par des articles de
journaux qui, cette fois, ne sont pas officieux, la note change aussi-
tôt, et on s'aperçoit que, non seulement en Angleterre, mais aux
États-Unis, les esprits sont bien près de l'exaspération. En Angle-
terre, on regrette hautement de s'être engagé avec l'Allemagne ; aux
États-Unis, on se demande si on pourra longtemps encore accommo-
der la doctrine de Monroë avec les façons de faire des Allemands. Il
faut convenir que ceux-ci ont, pour n'en rien dire de plus, la main
terriblement lourde. Ils n'ont d'ailleurs pas l'air de croire que la
situation soit délicate ou puisse le devenir. Ne sont-Us pas dans leur
droit ? Les États-Unis n'ont-ils pas reconnu qu'ils y étaient ? L'An-
gleterre ne leur fait-eUe pas escorte ? Dès lors, Us ne mesurent plus
la portée de leurs coups, et ils s'appliquent surtout à frapper fort,
comme s'ils voulaient laisser aux Vénézuéhens la même impression
de terreur qu'ils ont inspirée nagu^^ aux Chinois. C'est leur manière,
il faut s'y habituer. Mais on s'en souviendra désormais avant d'enga-
ger, sur un point quelconque du globe, une nouvelle action commun»
avec eux.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
Le premier exploit de leur marine a consisté, après avoir capturé
quelques vaisseaux vénézuéliens, à les couler purement et simple-
ment. A Washington et à Londres, aussi bien d'ailleurs que dans le
reste du monde, un pareil acte a paru inutilement brutal, à supposer
même qu'il fût conforme au droit des gens, ce qui est douteux, et le
gouvernement anglais a tenu à faire savoir que les Allemands en
avaient pris seuls la responsabilité. Nous devons reconnaître que le
gouvernement allemand lui-même a estimé que le fait méritait expli-
cation : l'officier qui l'a commis a été rappelé. Il est malheureuse-
ment mort en route, de sorte qu'on ne saura jamais la vérité. S'il
s'est suicidé, comme le bruit en a couru, on peut en induire qu'il
avait outrepassé ses instructions ; mais les circonstances de sa mort
n'ont pas été éclaircies.
Le blocus a continué. Il a été sévèrement maintenu et pratiqué,
non sans dommage pour le commerce international. Néanmoins, la
situation était correcte ; personne ne pouvait s'en plaindre ; on pou-
vait seulement exprimer le souhait qu'elle prit fin le plus tôt pos-
sible. C'est ce qu'a fait le président Castro : il lui semblait qu'ayant
accepté le principe de l'arbitrage, il avait quelque droit de demander
la levée du blocus. Les puissances alliées ne l'ont pas entendu ainsi,
et nous ne les en blâmons pas : elles ont réclamé des gages plus sé-
rieux, plus substantiels, que l'acceptation théorique de l'arbitrage ou
des négociations qui devaient le préparer. Toutefois, au point où on
en était, il n'y avait plus heu à des faits de guerre proprement dits.
Aussi l'émotion a-t-elle été vive en Amérique et en Angleterre, sans
parler de l'étonnement qu'on a éprouvé partout ailleurs, lorsqu'on a
appris qu'un vaisseau allemand, la Panther, bombardait le fort de
San Carlos. Ce fort est situé sur une petite île qui commande le chenal
entre la mer et la ville de Maracaïbo. Que s'était-il passé? On dit et le
fait n'a rien d'invraisemblable, que la Panther a voulu poursuivre la
petite chaloupe vénézuélienne Miranda dans la lagune de Maracaïbo ;
ou encore, et c'est la version officielle du gouvernement allemand,
que l'occupation de cette lagune était indispensable pour empêcher
les communications entre le Venezuela et la Colombie. Mais il fallait,
pour cela, passer devant le fort de San Carlos. L'officier allemand
qui commande la Panther prétend que le fort a tiré le premier sur
lui; les Vénézuéhens disent, au contraire, que c'est le navire alle-
mand qui a ouvert le feu : encore un point qui reste obscur. Ce qui
donne à croire que la Panther n'avait pas l'intention d'attaquer le fort,
<i'est que ce vaissaau était insuffisamment armé pour le faire, qu'il a
REVUE. — CHRONIQUE. 719
subi d'abord des avaries notables, et qu'il a dû rebrousser chemin. Il
n'a pas tardé, comme on devait s'y attendre, à revenir à la charge es-
corté du Vineta. Le bombardement de San Carlos a redoublé alors d'ac-
tivité. Les premières dépêches ont annoncé que le fort avait été réduit
en cendres; d'autres sont venues depuis, d'après lesquelles le drapeau
vénézuélien continuerait d'y flotter; le fort d'une part, le navire alle-
mand de l'autre, auraient été également éprouvés. Il ne semble pas,
en tout cas, que l'affaire ait été bien brillante pour ce dernier. Nous en
parlons au point de vue militaire: au point de vue politique, il n'est
pas douteux qu'elle ait été fâcheuse. L'enthousiasme a été grand à
Caracas lorsqu'on y a appris la belle défense de San Carlos, ce qui n'a
pas grande importance et peut même passer pour une effervescence
assez factice. Mais l'impression ressentie en Angleterre et aux États-
Unis n'a, elle, rien d'artificiel, et ne pourrait pas se renouveler impu.
némenl. Il est grand temps que tout cela finisse. A tort ou à raison,
l'opinion britannique est convaincue que les Allemands ont des vues
beaucoup plus étendues que le paiement de leurs créances. L'expédi-
tion du Mexique, qui s'est terminée si misérablement pour nous sous
le second Empire, revient à toutes les mémoires et sert à des compa-
raisons faciles. On se demande si l'Allemagne, comme autrefois la
France, n'a pas une idée de derrière la tête, qu'elle fera connaître au
bon moment. En Amérique, on a des préoccupations analogues : on y
voit avec une impatience croissante une puissance européenne faire
acte de guerre et tirer le canon contre le sol américain. Le Venezuela, si
peu intéressant il y a quelques semaines encore, lorsqu'il n'était qu'un
petit État obstinément banqueroutier, commence à retrouver les sym-
pathies qu'il avait perdues et si bien mérité de perdre. Il en résulte
une situation générale équivoque, tendue, énervante pour tous, que
la sagesse des gouvernemens a su jusqu'ici maintenir à peu près
régulière et pacifique, mais qui n'en reste pas moins très inquiétante.
Nous avons dit que le dénouement semblait prochain. On sait
qu'une commission de diplomates s'est réunie à Washington pour le
préparer. Le Venezuela y est représenté par M. Bowen, ministre des
États-Unis à Caracas, que le président Castro a investi de ses pleins
pouvoirs. Il y a quelques jours, une note officieuse a été publiée par
la presse britannique, d'où il résultait qu'on s'entendrait sans doute
à Washington, sans avoir besoin d'aller jusqu'à la Cour de la Haye, lo
tribunal arbitral que toutes les puissances ont institué, mais devant
lequel elles ne sont généralement pas pressées de comparaître. Ni
l'Angleterre, ni l'Allemagne, n'y montrent la moindre inclination;
720 REVUE DES DEUX MONDES.
elles cherchent plutôt à y échapper. EUes avaient bien accepté l'ar-
bitrage du président Roosevelt, mais ce n'est pas la même chose. Le
président Roosevelt est un chef d'État ; on aurait senti derrière sa
sentence autre chose qu'une force morale; enfin, l'Angleterre et l'Alle-
magne, sans parler de l'Italie, n'auraient pas été fâchées de l'engager
avec elles dans une affaire où son impartialité l'aurait bien obligé
de reconnaître au Venezuela quelques torts. C'est même pour tous
ces motifs que le président Roosevelt a décHné l'honneur qu'on vou-
lait lui faire, et a suggéré de s'adresser à la Cour de la Haye. Mais
les puissances aiment mieux s'entendre directement entre eUes à
Washington : les inquiétudes de quelques-unes d'entre elles sont de
nature à les y aider. De son côté, le président Castro a compris qu'il
n'obtiendrait la levée du blocus que s'il donnait des gages réels de
l'acquittement de ses dettes, et M. Rowen a fait connaître qu'il pro-
posait une délégation de 30 p. 100 sur les douanes de la Guayra et
de Puerto-Gabello, sans que ce nouvel engagement portât atteinte à
ceux que le Venezuela avait déjà contractés.
Tout fait croire qu'on s'entendra, car tout le monde est excédé
de la situation actuelle, et, quelque bonne contenance qu'ils fassent,
les gouvernemens sentent bien qu'ils ne pourraient plus contenir
longtemps l'explosion de l'opinion. Elle se tournerait contre l'Alle-
magne avec une violence dont les premiers symptômes sont déjà très
signiticatifs. On compare volontiers, à Washington, et même à Caracas,
les procédés de l'Angleterre à ceux de l'Allemagne, et la comparaison
tourne au profit de la première, qui n'est certainement pas incapable
de brutahté, — elle l'a montré de reste, — mais qui n'en commet
qu'à bon escient, lorsque l'enjeu en vaut la peine, et non pas seule-
ment pour s'exercer et s'entretenir la main. En Allemagne, on se
demande si on a fait une bonne campagne : mais le premier soin èb
remplir est de réparer les avaries de la Panther.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetièrb,
VERS BÉNARÈS
DERNIERE PARTIE (1)
VIII. — LA (VLOIRE DU MATIN
Du fond de la plaine où coule le vieux Gange, du fond de
l'immense plaine de vase et d'herbages que les vapeurs de la
nuit embrument encore, l'éternel soleil vient de surgir et,
comme chaque jour depuis trois mille ans, il rencontre là devant
lui, arrêtant son premier rayon rose, les granits de Bénarès, les
pyramides rouges, les pointes d'or, toute la ville sainte dres-
sée en amphithéâtre, comme pour saisir avidement la lumière
initiale, se parer de la gloire du matin.
Et, ici, c'est V heure par excellence; c'est, depuis le commen-
cement des âges brahmaniques, l'heure consacrée, l'heure de la
grande vie religieuse et de la grande prière. Bénarès soudaine-
ment déverse sur son fleuve tout son peuple, toutes ses fleurs,
toutes ses guirlandes, tous ses oiseaux, toutes ses bêtes. Par les
escaliers de granit, à cette apparition du soleil, c'est un joyeux
écroulement de tout ce qui vient de s'éveiller, de tout ce qui a
roçu de Brahma une âme, humaine ou obscure. Les hommes
descendent, l'air heureux et grave, drapés dans des cachemires
roses, ou jaunes, ou couleur d'aurore. Les femmes, en blanches
théories, descendent voilées à l'antique sous des mousselines.
Elles apportent des aiguières, des buires, qui mettent partout
(1) Voyez la Revue du 1" février.
TOMK xm. — 1903. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éclat rouge ou jaune des cuivres fourbis, à côté de l'étincelle-
ment de leurs mille bracelets, colliers, ou anneaux d'argent au-
tour des chevilles. Noblement belles d'allure et de visage, elles
marchent comme des déesses, et on entend sonner, à leurs bras,
à leurs jambes, les cercles de métal.
Et chacun veut offrir au fleuve des guirlandes, des guir-
landes, comme s'il ne suffisait pas de toutes celles des jours pré-
cédons qui flottent encore; il y a des torsades, en fleurs de
jasmin enfilées, qui ressemblent à des boas blancs; d'autres, en
fleurs d'oeillets d'Inde, où des rangs jaune d'or et des rangs
jaune soufre se mêlent, de façon à produire ce contraste de
nuances que les femmes indiennes affectionnent aussi pour leurs
voiles.
Le monde des oiseaux, qui avait dormi en longs cordons
noirs sur toutes les frises de maisons ou de palais, est en pleine
ivresse de réveil, de croassemens ou de chansons. Des compa-
gnies de tourterelles, des compagnies de petits chanteurs ailés
viennent se baigner et boire parmi le peuple de Brahma,
s'ébattre en confiance au milieu des hommes qui ne tuent pas.
On entend des aubades pour tous les dieux, dans les temples; des
coups de tamtam comme des bruits d'orage, des plaintes de mu-
settes, des beuglemens de trompes sacrées. Là-haut, tous les
miradors ajourés, toutes les fenêtres à festons et à colonnettes,
toutes les terrasses qui voient le Levant, se garnissent de têtes
de vieillards, spectateurs empêchés de descendre, par la maladie
ou les années, mais qui veulent leur part de lumière matinale et
de prière. Et le soleil les inonde de chauds rayons.
Des enfans nus, qui se tiennent par la main, arrivent en
troupes joyeuses. Il descend aussi des yoghis et de lents fakirs. Il
descend d'inoffensives vaches sacrées auxquelles chacun, cédant
le pas avec respect, se fait honneur d'offrir une gerbe fraîche de
roseaux ou de fleurs, et qui regardent se lever le soleil, com-
mencer la fête du jour, et qui, dans leur bestialité douce, ont
l'air de comprendre et de prier à leur manière. Il descend des
moutons et des chèvres. Il descend des chiens empressés, il
descend des singes.
Le soleil, le soleil à flots ramène la bienfaisante chaleur, dans
l'air que la nuit de rosée avait presque glacé. Tous les édicules
de granit, échelonnés sur les marches pour servir de niche et
d'autel, les uns à Vichnou, les autres à Ganesa aux bras mul-
VERS BÉNARÈS. 723
tiples, présentent à ce soleil leurs petits dieux pesans, qui sont
encore tout gris d'une couche de limon séché, et qui pendant
plusieurs mois avaient dormi sous les eaux troubles, saturées de
cendres humaines. Et, parce qu'il brûle déjà, ce soleil, des gens
s'installent à l'ombre de tous ces grands parasols qui sont tou-
jours là plantés à demeure et ressemblent à des ombelles de
champignons géans, éclos en masse aux pieds de la ville sainte.
Tandis qu'en haut, les vieux palais s'éveillent rajeunis dans le
matin, et les pyramides rouges resplendissent, et les pointes d'or
étincellent, les flèches d'or et les girouettes d'or.
Sur les radeaux innombrables et sur les marches d'en bas, le
peuple de Brahma, déposant ses guirlandes et ses aiguières, com-
mence de se dévêtir. Les draperies blanches ou roses, les cache-
mires de toutes nuances sont jetés çà et là, ou tendus sur des
bambous, et alors des nudités admirables apparaissent, couleur
de bronze sombre ou de bronze pâle. Les hommes à la fois sveltes
et athlétiques, avec des yeux de flamme, entrent jusqu'à la taille
dans l'eau sainte. Les femmes, moins dévoilées, gardant une
mousseline sur la gorge et les reins, trempent seulement dans le
Gange leurs jambes, leurs beaux bras cerclés d'anneaux, et puis
elles s'agenouillent et se penchent sur le bord extrême, pour
lancer plusieurs fois dans le fleuve leur longue chevelure dénouée ;
l'eau qui ruisselle alors sur leur poitrine, sur jleurs épaules, fait
plaquer la fine étoffe révélatrice, et elles ressemblent à la c Vic-
toire aptère, » plus belles et plus troublantes que si elles étaient
nues.
Des bouquets, des guirlandes, on en offre au Gange à profu-
sion ; en lui faisant des saints, des révérences, on lui en jette de
tous côtés. Et on remplit les aiguières, les buires, et chacun, dans
le creux de sa main, puise, pour boire, à l'eau sacrée.
Du mélange et du frôlement des nudités superbes, aucune
pensée charnelle ne semble jaillir, tant le sentiment religieux est
exclusif, ici et à cette heure ; on ne se voit pas les uns les autres,
on ne voit que le fleuve, le soleil, la splendeur de la lumière et
du matin; on admire, on adore. Et quand sont finies les longues
ablutions rituelles, les femmes remontent paisiblement vers leur
maison, pendant que les hommes, sur leurs radeaux, parmi leurs
guirlandes et leurs gerbes, se préparent à la prière.
Oh! le réveil quotidien de ce peuple du passé, chaque fois se
réunissant pour prier son Dieu, les plus humbles ayant place
724 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS la magnificence du ciel, dans l'eau, parmi les bouquets, les
colliers de fleurs... Et, par contraste, chez nous, gens d'Occident
qui sommes à l'âge du fer et de la fumée, le réveil de nos four-
milières sordides! Sous nos nuages épais et froids, la populace,
empoisonnée d'alcool et de blasphème, s'empressant vers l'usine
meurtrière!...
Pour remonter dans leurs demeures, les femmes reforment
leurs théories blanches ou multicolores, qui, cheminant le long
des marches, tout contre les larges pierres, rappellent les bas-
reliefs de la Grèce antique. Leurs cheveux qui ruissellent encore,
leurs cheveux lourds et mouillés, tombent en masse sur leurs
draperies de mousseline, et elles portent chacune, à l'épaule, une
grande buire de métal clair, ce qui est une occasion de relever
un bras nu.
Les hommes, tous restés sur le Gange, et assis maintenant
dans la pose hiératique, achèvent, avant de s'immobiliser en ex-
tase, leur toilette religieuse; sur le bronze lavé de leur torse,
ils tracent en l'honneur de Çiva des raies de cendre, et sur leur
front, avec du carmin, le sceau terrible.
Dans le recoin des morts, où la lumière matinale montre les
pierres d'alentour un peu noircies par les fumées de cadavres,
on ne brûle personne en ce moment. Deux formes humaines, en-
veloppées de linceuls, sont là, dont nul ne s'occupe ; l'une déjà
étendue sur son bûcher, l'autre prenant dans le Gange son bain
suprême, à côté de tant de baigneurs vivans et beaux, dans la
plénitude musculaire. Sur les radeaux, sur les marches infé-
rieures des escaliers qui descendent au fleuve, la prière, l'im-
mense prière est partout commencée, et, à cette heure, elle fait
diff'ér^îr toutes choses, même l'allumage des bûchers, et les ca-
davres attendent.
Oh ! les étranges expressions d'absence, les traits figés, les
yeux qui ne voient plus ! Jeunes hommes en contemplation mys-
tique, les mains sur le visage ne laissant paraître que deux pru-
nelles ardentes qui regardent au delà; fakirs couverts de cha-
pelets, dont l'âme a pour un temps fui le corps anesthésié;
vieillards aux membres poudrés de cendre grise...
Au ras de l'eau, un qui prie, les yeux blancs, assis sur une
peau de gazelle, garde avec une fixité à faire peur la pose des
statues de Çakya-Mouni, qui est aussi par excellence la pose fa-
kirique : accroupi les jambes croisées, les genoux touchant le
VERS BÉNARÊS. 725
sol, et la main gauche, — une longue main osseuse, — tenant le
pied droit. C'est un vieillard, et la couleur de sa robe, qui plaque
toute ruisselante sur son corps décharné, indique un saint yoghi :
elle est d'un rose orangé très pâle, cette robe, comme les nuages
d'aurore. Il prie immobile, le sceau de Çiva fraîchement inscrit
sur le front, les prunelles vitreuses, la face livide tournée en
plein soleil, en plein soleil étincelant, avec une expression de
béatitude infinie. Un jeune athlète nu, préposé à sa garde, de
temps à autre prend de l'eau du Gange au creux de sa main pour
inonder la robe couleur d'aurore, ou pour asperger toutes les
guirlandes posées devant le vénérable ascète, sur la peau de ga-
zelle dont la tête et les cornes trempent dans le fleuve. Afin de
bercer mieux son rêve, sans doute, on lui joue aussi une petite
musique sacrée : il y a pour cela deux garçons, qui sourient gaie-
ment, perchés au-dessus de lui sur les granits éboulés : l'un
souffle dans une conque marine, qui fait : hou! hou! d'un timbre
plaintif de cor lointain; l'autre frappe doucement sur un petit
tamtam, de sonorité voilée. Des corbeaux, çà et là perchés alen-
tour, l'observent avec attention. Et tous ceux qui remontent vers
leur demeure, femmes ou enfans, se détournent de leur chemin
pour venir le saluer avec respect : rien qu'un sourire de joyeux
bonjour, une révérence les mains jointes, et on s'en va discrète-
ment, comme par crainte de détourner son attention, de troubler
sa prière.
Ma barque revient une heure plus tard, après avoir remonté
le courant jusqu'au quartier dr>s palais mystérieux. Et, à mon
retour, il est encore là, le vieillarrl, tenant son pied maigre dans
sa main aux longs doigts ; son regard même n'a pas bougé, et le
soleil plus brûlant ne semble pas éblouir ses yeux ternes, levés
béatement vers le ciel.
— Comme il est tranquille ! dis-je...
Le batelier me regarde, me sourit comme on ferait à un enfant
dont la réflexion serait trop naïve :
— Celui-là?... Mais... il est mort!
Ah! il est mort!... En efTet, je n'avais pas remarqué une la-
nière de cuir, qui passe sous le menton pour retenir la tête
contre un coussin. Je n'avais pas remarqué non plus un corbeau
qui s'obstine à tourner autour et tout près du visage; le jeune
athlète, chargé de jeter de l'eau sur la robe jaune rose et sur les
726 REVUE DES DEUX MONDES.
guirlandes de jasmin, est obligé à toute minute de l'effrayer,
avec une draperie qu'il agite.
Il est mort depuis hier au soir, et, après l'avoir baigné, on
l'a pieusement assis là, en pleine gloire du matin, dans la pose
de prière qui fut la pose de toute sa vie. Et, en attachant sa
tête, on l'a un peu renversée en arrière, pour qu'il pût mieux
voir le soleil et le ciel.
Il ne sera point brûlé, car on ne brûle pas les yoghis, la
sainteté de leurs actes ayant purifié suffisamment la matière de
leur corps ; ce soir, on l'ensevelira tel quel dans un vase de
terre qui sera descendu au fond du Gange. Et ce sont des saints
de félicita tion, des complimens de fête, que chacun, avec une
figure joyeuse, vient lui adresser, à ce bienheureux, qui, par ses
mérites et son détachement de ce monde, est sans doute affranchi
à jamais du cycle des réincarnations, délivré de l'abîme de la vie
et de la mort.
Un chien s'approche, le flaire, et s'en va la queue basse. Trois
oiseaux rouges s'approchent aussi et le regardent. Un singe
descend, touche le bas de sa robe mouillée, puis remonte en
courant jusqu'au sommet des escaliers. Et le jeune gardien les
laisse faire, ne chassant avec impatience, — une impatience inu-
sitée en ce pays où l'on supporte tout de la part des bêtes, —
que le corbeau entêté, qui a senti la décomposition et qui revient
toujours, frôlant presque de son aile noire le visage du bien-
heureux, extasié dans la mort.
IX. — CHEZ UN BRAHM'"^r, "'i^ÈS DU TEMPLE d'OR
« Des choses hyperphysiques?... Peut-être avons-nous des
fakirs qui en ont obtenu jadis, ou même qui en obtiennent
encore... Mais les penseurs de notre pays dédaignent de tels
moyens pour convaincre... Non, la voie indienne est celle de la
méditation profonde; elle seule conduit à la certitude... »
L'homme qui me parle ainsi est un vieillard, un brahmine ;
il porte le titre de Pandit, c'est-à-dire de savant en langue et en
philosophie sanscrites, et je vois qu'il a pour le miracle le même
dédain que les Sages de la petite maison du silence.
A l'heure du crépuscule, nous sommes assis pour causer sur
la terrasse de son antique maison, au cœur de Bénarès. La ter-
rasse est petite, triste et enclose; on y monte par un escalier
VERS BÉNARÈS, 727
extérieur, qui vient de la rue étroite. Et mon interprète, — un
paria d'origine, qui ne pourrait entrer ici sans profanation, — se
tient sur la plus haute marche du dehors, apparaît au second
pian dans l'encadrement de la porte; sa voix, lorsqu'il traduit,
arrive presque de loin à travers la sonorité tranquille du soir;
entraîné par le feu de la traduction, s'il s'oublie jusqu'à poser un
pied en dedans du seuil, mon hôte, — qui n'est point affilié aux
théosophes et ne transige pas sur la question des castes, — le
rappelle aux convenances millénaires, et alors il recule sans
dépit.
Du haut de cette terrasse on ne voit guère que les murs caducs
d'alentour, au crépissage fendillé par le soleil, et les essaims de
corbeaux en mouvement dans l'air, — mais il y a aussi une chose
merveilleuse, qui surgit là tout près, au milieu de ces vieilleries
et de ces ruines, une pièce d'orfèvrerie incomparable dont les
reliefs arrêtent les derniers reflets du couchant, et sur laquelle,
à cette heure, s'assemblent des perruches : l'un des dômes du
« temple d'or. »
Je viens quelquefois visiter le vénérable Pandit, dans sa
demeure dont la seule richesse est une bibliothèque de livres
et de manuscrits centenaires. On est ici dans la partie la plus
ancienne et la plus sainte de Bénarès, — très loin de ces quar-
tiers nouveaux qui se banalisent odieusement et où passe le
grand niveleur universel : le chemin de fer. Et les ambiances,
nullement dérangées encore, agissent sur l'esprit comme dans le
vieux temps ; on est baigné dans cette mystique atmosphère de
Bénarès qui porte au recueillement, qui ramène sans cesse la
pensée vers la mort terrestre et les choses d'au delà. Ainsi que
l'admettent les Sages de la maison blanche, il est des lieux pri-
vilégiés; il est des villes, — Bénarès, La Mecque, Lhassa, Jéru-
salem, — encore tellement imprégnées de prière, malgré l'inva-
sion du doute moderne, que l'on y est plus qu'ailleurs libéré
d'entraves charnelles, et plus près de l'infini. Même la magnifi-
cence des temples, disent-ils, même la pompe des cérémonies,
ont leur action sur les âmes. Rien de tout cela n'est indifférent.
X. — AU HASARD, DANS BÉNARÈS
En quittant la maison des Sages, — où, dans le silence entre-
coupé de chants d'oiseaux, de très nouvelles et terrifiantes notions
728 REVUE DES DEUX MONDES.
d'éternité vous ont été données, — on est comme en proie au
vertige de l'infini, et chaque fois il faut un temps pour se re-
prendre aux petits mirages de cette terre.
La féerie orientale est bien toujours là qui vous guette, au
sortir de l'humble demeure, mais elle a perdu de son pouvoir
sur vous-même ; et, du reste, dans cette Bénarès, il s'y mêle on
ne sait quoi de recueilli et de mystérieux ; c'est la même chose
ici qu'autre part, dans l'Inde, et cependant cela diffère de tout...
Il y a bien, comme ailleurs, l'amusant dédale des petites rues
indiennes, les maisons à fenêtres festonnées, à colonnettes, à
peinturlures. Surtout il y a ces femmes qui passent, belles comme
des Tanagra, sous des voiles légers; dans l'ombre des rues
étroites, un rayon de soleil quelquefois tombe sur leurs anneaux
de métal, leurs bracelets, leurs colliers, sur leurs mousselines
roses, ou jaunes, ou vertes à dessins d'argent; alors, au milieu
des vieux murs en grisailles, elles ont l'air de lumineuses Péris,
et, si elles vous regardent, tout le leurre de la vie terrestre, tout
l'appel de la chair est comme concentré dans la caresse invoulue
de leurs yeux...
Mais il y a aussi les fakirs en extase, que l'on rencontre
accroupis aux carrefours, et qui soudainement vous rappellent
la prière et la mort; il y a partout des pierres saintes, des sym-
boles informes dont personne ne sait plus l'âge ni le sens, et qu'il
ne faut pas toucher, certaines castes ayant seules le droit d'y
porter la main, d'y déposer des guirlandes de fleurs. Des divi-
nités, emprisonnées derrière des grilles, habitent des trous
sombres creusés dans l'épaisseur des murs ; des temples, où ron
n'entre pas, dressent de tous côtés leurs pyramides de pierre.
Les vaches sacrées, bêtes errantes des foules, circulent du matin
au soir, étrangement inoffensives et douces, de préférence choi-
sissent les marchés, les places où le grouillement humain est le
plus compact, et il faut s'en écarter par respect. Les singes, tous
les oiseaux du ciel, pigeons, corbeaux ou moineaux, s'ébattent
effrontément parmi les hommes, entrent dans leurs demeures,
viennent manger auprès d'eux, — et cela seul est pour donner
l'impression de quelque chose d'anormal pour nous, d'une tolé-
rance édénique inconnue à notre Occident.
On rencontre quantité de cortèges de noce, qui défilent au
son de musiques gémissantes, précédés par des danseurs aux
flancs chargés de grelots et de sonnettes, les mariés ayant le
VERS BÉNARÈS. 729
visage caché sous des franges en fleurs de jasmin naturel, qui
descendent de leur coiffure dorée et leur font comme un voile.
Mariages de tout petits quelquefois : l'époux paraissant avoir
cinq ans, Fépouse deux ou trois, et le couple adorablement
comique est assis avec gravité dans un même palanquin. Si le
marié est plus viril, s'il a quinze ou seize ans, il passe à cheval ;
mais toujours les franges de fleurs dissimulent ses traits derrière
leur retombée blanche. — Ce peuple de Brahma est resté gen-
timent primitif, presque enfantin pour les choses de ce monde ;
mais ses conceptions abstraites dépassent les nôtres ; et, dans le
pur et supérieur domaine psychique, le plus humble brahmine,
vêtu d'un pagne de toile, à quelles hauteurs n'est-il pas au-dessus
de tel important imbécile de chez nous, qui cependant, avec
dédain, lui soufflerait à la figure la fumée de son cigare!...
Il règne à Bénarès une ambiance de méditation et de prière
qui vous porte, comme disent les Sages de la petite maison du
silence : c'est vrai, ce qu'ils affirment, que, même après un court
séjour, on n'est déjà plus celui qu'on était à l'arrivée. Et pourtant,
nulle part la fantasmagorie de ce monde n'est plus charmeuse;
nulle part la forme n'est plus troublante, ni la chair plus tenta-
trice ; entre l'appel d'en bas et l'appel d'en haut, il y a une lutte
qui déséquilibre.
Et les trompes sacrées sonnent dans tous les sanctuaires, les
tamtams énormes font leur bruit d'orage; matin et soir, aux
heures de Brahma, le fracas des musiques religieuses domine le
croassement éternel des corbeaux, épandus en nuage autour des
pyramides rouges.
La Dourga, la Kali, l'épouvantable déesse, a aussi son temple
dans la ville sainte, un temple tout rouge sombre, couleur du
sang dont elle est altérée et insatiable, un temple qui répand une
fétidité de boucherie et où les dalles sont tachées sinistrement,
car on y tue encore. Elle-même apparaît au fond, la Kali, tou-
jours petite et informe, ainsi qu'il est d'usage de la représenter,
et embusquée dans une niche ; sa figure noire, imprécise, à gros
yeux comme celle d'un embryon humain, sort à moitié de son
manteau de drap rouge. Dans son repaire, une intolérable odeur
de singe s'ajoute à celle du sang croupi, et des yeux qui cligno-
tent vous regardent venir, vous observent de tous les coins; à
peine est-on entré, que des petits êtres impudens vous sautent
aux épaules, des petites mains alertes et froides vous dirent les
730 REVUE DES DEUX MONDES
cheveux ou se glissent dans vos manches... Une famille de singes
était arrivée des bois, dans les temps, pour s'établir chez Kali,
sans que personne ait osé la mettre dehors ; elle a pullulé, dans
le sanctuaire et le jardin, protégée par un religieux respect, et
aujourd'hui chacun se fait un devoir d'apporter des graines pour
les petits intrus, d'ailleurs sans grande malice, qui sont devenus
les despotes du lieu.
Au centre de tout, il y a le Temple d'Or, qui est comme le
cœur de Bénarès, son cœur jalousement caché, au plus inextri-
cable entre-croisement des ruelles sombres. C'est un petit temple;
on ne le voit presque de nulle part, tant il est enveloppé, et ses
dômes fabuleux, tout en or fin, ne sont guère familiers qu'aux rê-
veurs des terrasses voisines, ou bien aux oiseaux du ciel qui les
regardent en planant. Le dédale se complique et se resserre, lors-
qu'on s'en approche, elles symboles se multiplient. Des ruines, des
immondices ; des dieux partout dans des espèces de guérites ; des
guirlandes de fleurs jaunes qui pourrissent par terre; sur des
socles, des agates arrondies comme des œufs ou taillées en Lingam,
pierres que l'on n'ose pas frôler tant elles sont saintes. Dans les
échoppes, on vend des petites idoles de bronze ou de marbre,
particulièrement vénérables, rien que parce qu'elles viennent
d'ici. Et des fakirs aux traits de spectre, aux yeux de fou, tout
barbouillés de cendre, la figure marquée de signes secrets, ac-
croupis devant quelque petit feu de bois sec, dans la pénombre
de ces rues, vous bénissent au passage, d'un lent geste décharné.
Une sorte de place très enclose, très surplombée de murailles
et de ruines, sert de cour, de péristyle pourrait-on dire, au
Temple d'Or, sans cependant l'aborder de front, car il faut se re-
plonger dans une ruelle obscure et serrée pour en trouver la
porte. Déjà extrêmement sainte, cette place est toujours peuplée
de fakirs, et un étranger doit se garder ici de toucher quoi que
ce soit, sous peine de sacrilège. Des niches, creusées çà et là dans
l'épaisseur des murs, et fermées par des battans de bronze ajouré,
contiennent des rangées de ces précieuses agates polies qui sym-
bolisent le mystère de l'engendrement et de la mort. Des cages
aux épais barreaux de métal, comme pour de grands fauves,
sont remplies de divinités au visage féroce, et, dans l'ombre des
recoins, se tiennent, entourés de chiff'ons et de guirlandes jaunes,
d'horribles Ganesa tout crasses, tout usés par les pieux attou-
chemens des fidèles. Les colliers de fleurs fanées jonchent le
VERS BÉNARÊS. 731
sol, se mêlent à l'épaisse poussière des ans, et on piétine la
fiente de ces vaches sacrées qui, après avoir erré tout le jour
dans les foules, rentrent quand le soir tombe. Le lieu est aussi
un rendez-vous pour les pèlerins qui viennent au sanctuaire :
pieux ermites des solitudes d'alentour, purs yoghis au beau
visage d'inspiré et à la robe couleur d'aurore, tous gens couverts
de chapelets et de coquilles, y stationnent à l'abri d'un kiosque
de granit, élevé à leur usajre dans les temps anciens. Et autour
d'eux s'asseyent les habituô^ de la place, les fakirs mendians,
les fakirs épileptiques, les squelettes terreux au regard de fièvre,
les lépreux qui, pour avoir l'aumône, vous tendent des mains
toutes rongées n'ayant plus de doigts... Ces êtres par trop im-
mobiles, ces masques figés sous une couche de cendre ou de
poudre jaune, et dont toute la vie s'est concentrée dans les pru-
nelles, ce sont eux surtout qui répandent aux abords de ce
temple la vague horreur dont on ne se défend pas; quand une
fois on est passé dans le champ du regard de certains vieux fakirs,
aux cheveux déroutans noués en haut chignon de femme, on se
sent poursuivi, on n'oublie plus.
Aucun profane ne saurait pénétrer dans le Temple d'Or. Mais,
en face de la porte, il est permis de monter dans une antique
maison de prêtres, qui n'en est séparée que par une ruelle
étroite; là, chaque matin et chaque soir, on fait au Dieu de la
Mort une funèbre musique, accompagnée par des tamtams
géans, et le balcon où s'installent les sonneurs de trompe est
un des rares points où l'on ait vue, et de tout près, sur les folles
richesses des dômes. Il y en a trois. L'un, en marbre noir, repré-
sente un amas de dieux groupés en pyramide. Les deux autres
sont entièrement en or, en épaisseb plaques d'or repoussées et
ciselées; ils en donnent d'ailleurs parfaitement l'impression
extraordinaire : aucune dorure, aucun artifice n'arriverait à cet
éclat inimitable de For épais et sans alliage, que les siècles n'ont
pas su ternir. Et des familles de perruches, que l'on ne dérange
jamais, bien entendu, ont bâti leurs nids dans les creux de ces
orfèvreries ; parmi les fleurs d'or et les feuillages d'or, on les voit
circuler comme chez elles, nombreuses, empressées, — et vertes,
plus vertes que nature, semble-t-il, sur ces fonds sans prix.
Presque toutes les rues viennent aboutir au Gange, et là, elles
s'élargissent, elles s'éclairent; là, c'est tout à coup la magnifi-
732 REVUE DES DEUX MONDES.
cence, les palais, la lumière à flots. Pour le Gange, on a fait,
d'un bout à l'autre de la ville, ces escaliers pompeux quil per-
mettent de descendre en tout temps jusqu'aux eaux saintes, même
aux périodes de sécheresse où elles sont si basses, comme en ce
moment, et découvrent les ruines ensevelies dans leur lit pro-
fond. Et, à tous les étages des marches, on a construit ces petites
guérites de granit, comme des chapelles, où sont reproduits les
différens dieux des temples, mais en réduction et avec des formes
très massives, pour résister à refi"ort des eaux qui chaque année,
à la saison des pluies, les submergent longuement.
Ce fleuve, c'est toute la raison d'être, toute la vie de Bénarès.
Du fond des palais ou des jungles, de partout, on vient pour
mourir sur ces bords sacrés; des vieillards, des malades s'y font
apporter de loin, accompagnés de leur famille, qui, après leur
mort, ne s'en va plus. Et ainsi la ville, qui a déjà trois cent mille
âmes, se peuple chaque année davantage; elle est, pour tous
ceux qui sentent approcher leur fin, l'objectif, le lieu ardem-
ment rêvé...
Oh ! mourir à Bénarès ! Mourir au bord du Gange, avoir là son
cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée!...
XI. — DÉSÉQUILIBREMENT
« Manas, âme : en sanscrit, un principe qui rayonne, qui se
diffuse autour de nous, sans qu'il soit possible de lui assigner
ces limites précises qui font une individualité distincte, irré-
ductiblement et à jamais distincte... »
Ainsi parle mon initiatrice, dans le calme de la petite maison
hantée par les oiseaux, tandis que je suis assis en face d'elle,
sur la modeste banquette garnie de toile blanche.
Et toujours son enseignement, d'une façon obstinée, d'une
façon à la fois inexorable et compatissante, tend à détruire dans
mon esprit la notion de la personnalité. Les êtres que j'ai aimés,
les miens, les autres quelconques et moi-même, tous : parcelles
momentanément séparées d'un même ensemble, et plus tard,
après que les âges seront révolus, parcelles appelées à revenir
s'abîmer dans cet ensemble ineff"able, pour l'éternité ! Quelle in-
terprétation tristement claire de cette obscure, mais si douce pro-
messe de l'Evangile : Vous serez réunis un jour dans le sein de
Dieu!
VERS BÉNARÈS. 733
Illusion, l'individualité durable de ceux que nous aurons
chéris; choses d'un jour, leur sourire, l'expression de leur re-
gard, tout ce qui nous les distinguait essentiellement des autres,
tout ce- qui nous semblait un reflet presque immatériel de leur
âme, et que nous aurions souhaité impérissable et inchangeable
comme cette âme elle-même. Jadis, attaché désespérément que
j'étais à la conception chrétienne de la vie, j'avais dédaigné
l'examen de cette doctrine qui révoltait toute mon humaine ten-
dresse; dernièrement, à Madras, je l'avais aussi repoussée, il est
vrai, sous sa forme bouddhique, plus froide et plus cruelle; mais
voici qu'aujourd'hui elle s'impose à moi d'heure en heure da-
vantage, dans son intégrité première, telle que l'énoncèrent, au
commencement des temps, nos grands ancêtres mystérieux, et,
après des épouvantes que je ne puis ni ne veux traduire, j'entre-
vois que je me résignerai à la somme de consolation qu'elle
peut donner encore.
Comme conséquence, le détachement préconisé par les Sages
a commencé de poindre au fond de mon âme; détachement des
êtres, ou de leur mémoire terrestre s'ils ont quitté la terre.
L'angoissante interrogation n'est plus associée au souvenir de
ceux que j'ai perdus; ils vivent sans doute, presque libérés déjà
de leur moi tyrannique et illusoire, et j'accepte l'idée de ce
revoir lointain, plutôt de cette fusion avec eux, qui ne sera pas
au lendemain de la mort, mais peut-être après des siècles de
siècles, — les durées, d'ailleurs, étant elles-mêmes illusoires au
premier chef, et appréciables pour nous par rapport seulement
avec la brièveté de notre incarnation présente...
Je sais que ce renoncement passera, et que peu à peu,
échappé à cette sphère d'influence, je me reprendrai à la vie,
mais jamais comme avant; le germe nouveau qui a été déposé
dans mon âme est destiné à l'envahir, et me ramènera vraisem-
blablement à Bénarès. Et combien ce qui fut jusqu'ici mon rôle
en ce monde se révèle à moi pitoyable et vain : aff"olé que
j'étais de formes et de couleurs, éperdument épris de vie ter-
restre, m'acharnant à fixer tout ce qui est éphémère, à retenir
tout ce qui passe I...
Je sors le soir de la maison des Sages, et le charme exté-
rieur est toujours là qui m'attend pour me ressaisir.
Errant sans but dans Bénarès, j'arrive cette fois, et par hasard,
734 REVUE DES DEUX MONDES.
au quartier des bayadères et des courtisanes. Au-dessus des
mille petites échoppes où les marchands de mousselines pail-
letées, de mousselines dorées et peintes, viennent d'allumer leurs
lampes, tous les étages supérieurs des maisons, d'un bout à
l'autre de la rue, appartiennent aux créatures de caresses et de
ténèbres ; elles commencent de se montrer, à leurs fenêtres, à
leurs balcons, très barbarement parées pour la grande prosti-
tution du soir ; derrière elles, on aperçoit leurs logis éclairés,
avec une profusion enfantine de girandoles et de verroteries
retombant des solives, et, sur les murs blanchis à la chaux, des
images de Ganesa, d'Hanuman ou de la sanglante Kali. A leurs
bras nus, à leurs oreilles, à leurs narines, brillent des anneaux
et des pierreries; des colliers de fleurs naturelles, aux parfums
qui entêtent, descendent en plusieurs rangs sur leur gorge. Elles
ont les mêmes yeux de velours, et sans doute aussi les mêmes
chairs de bronze et d'ambre, que ces inapprochables filles de
Brahmes qui se dévoilent le matin au bord du Gange, et dont
elles pourraient donner l'illusion, dans l'étreinte...
Xn. — UN BANC SUR LEQUEL BOUDDHA s'eST ASSIS
Mon ami le Pandit m'emmène aujourd'hui faire une excur-
sion à la campagne, pour voir un banc sur lequel Bouddha s'est
assis. Et, chemin faisant, nous causerons d'ésotérisme, dans le
silence champêtre.
Campagnes de Bénarès, campagnes solitaires, paisibles, pasto-
rales, avec des champs d'orge et des champs de blé ; à part que les
moissons, en février, sont déjà mûres, et que les arbres sont verts,
on dirait un peu nos plaines de France. Des pâtres, en gardant leurs
zébus, leurs chèvres, leurs buffles, jouent de la musette et du
chalumeau. Aux coins des bois, il y a de très vieilles pierres
sacrées, sur lesquelles, en passant, quelque pieux laboureur a jeté
une guirlande d'oeillets jaunes ; elles ont représenté jadis Ganesa
DU Vichnou, dont elles conservent encore l'informe ressemblance.
Des oiseaux, des oiseaux de belles couleurs, ceux-ci bleu tur-
quoise, ceux-là vert émeraude avec une huppe rouge, viennent
en confiance se poser tout près de nous, se laissent regarder,
n'ayant aucune peur de l'homme, puisqu'il ne tue pas. Et, sur
tout ce pays, des tranquillités religieuses semblent planer.
Çà et là gisent des amas de ruines et de tombeaux, qui sont
VERS BÉNARÈS. 735
enlacés de branches, de racines, et sur lesquels on a bâti
d'humbles villages, utilisant, pour les chaumières d'aujourd'hui,
les vieilles murailles des temples ou des nécropoles. Monastères
de bonzes, construits au moment de l'expansion des doctrines
de Bouddha, transformés en mosquées lorsque vint à passer le
torrent de l'Islam, et puis abandonnés quand l'antique brahma-
nisme reprit possession du sol héréditaire ; sépultures de fakirs,
de guerriers ou de derviches ; tout cela se confond à l'ombre
bleue des manguiers ou des banians ; de grandes pierres, qui ont
été plusieurs fois retournées au gré des fanatismes divers, por-
tent sur une face le lotus de Bouddha, sur l'autre des versets
du Coran. Et, au-dessus des tranquilles débris, les gens des
chaumières actuelles exercent de petites industries, par des pro-
cédés surannés ; ils tissent des ceintures de soie, dont les fils,
tendus parmi les herbes, traversent quelquefois tout un vieux
cimetière ; ou bien ils colorent des mousselines, qu'ils mettent
à sécher dans des recoins de soleil, parmi les lézards, sur quelque
ancien pylône de temple.
C'est loin, ce lieu de pèlerinage où me conduit le vénérable
Pandit.
En route, nous dépassons une charrette à zébus, remplie de
petits enfans qu'emmène une espèce de vieux sorcier, et cela
rappelle la voiture ou la hotte de croquemitaine. Au moins vingt
bébés de cinq ou six ans, garçons et filles, tiennent là entassésj;
on voit sortir leurs têtes de partout, d'entre les planches à claire-
voie et de dessous la bâche qu'ils soulèvent. Ils sont parés de
bijoux, de colliers, d'anneaux dans le nez, ils sont vêtus de
robes de gala et coiffés de hauts bonnets à paillettes d'or ; leurs
yeux, déjà grands, ont été amplement cerclés de noir, — moins
par coquetterie, me dit-on, que par prudence, pour neutraliser
les sorts qui pourraient leur être jetés, à ces innocens, par les
regards de quelque méchante vieille des chemins. Le croque-
mitaine débonnaire qui conduit le lent attelage a la barbe
blanche, aussi longue qu'une barbe de fleuve, et son torse nu est
couvert de poils blancs, comme une fourrure d'ours arctique.
Où les mène-t-il, ces bébés ? A quelque fête enfantine, évidem-
ment, pour qu'ils aient de tels airs d'importance joyeuse, et pour
qu'on les ait ornés comme des idoles.
Maintenant nous sommes en pleine campagne, et il faut des-
cendre de voiture, traverser à pied sous l'ardent soleil une petite
736 REVUE DES DEUX MONDES.
lande stérile. Et enfin voici le but de notre course; c'est, au
milieu d'un site pierreux, parmi des roches d'un gris sombre qui
imitent des ruines, une sorte de cirque naturel, où des chèvres,
en ce moment, paissent une herbe fine, au son du chalumeau de
leur berger. Là, à l'ombre de grands arbres qui de loin ressem-
blent à nos chênes, se trouve un très vieux banc de pierre noircie,
sur lequel le Pandit et moi, nous nous asseyons avec respect : le
banc où Bouddha prit place, il y a un peu plus de deux mille ans,
"^ouv prêcher son premier sermon. Maintenant que le bouddhisme,
depuis des siècles, a disparu d'ici et de tous les pays d'alentour,
pour s'étendre vers l'Orient extrême, les Indiens ne fréquentent
plus cette région, très sacrée jadis. Mais le vieux banc de pierre,
malgré son apparence délaissée, joue encore un grand rôle dans
des milliers de pieuses imaginations humaines ; on en rêve, de
ce banc légendaire, dans d'incompréhensibles cervelles jaunes,
écloses au fond de la Chine, ou des îles du Japon, ou des forêts
du Siam ; et quelquefois des pèlerins de là-bas font à pied des
centaines de lieues pour venir le baiser à genoux. Le Pandit et
moi, nous y devisons de choses brahmaniques, au grand calme
pastoral, dans la solitude charmante.
Et, non loin de ce banc si spécial, inspirateur d'antique et
froide sagesse, s'élève une tour large comme une colline, en
granit massif, qui fut très ouvragée en son temps, mais sur
laquelle deux millénaires ont passé, usant les sculptures, instal-
lant du haut en bas les herbes et les broussailles sauvages : ce
sont les restes du premier temple bouddhique, construit dans
l'ancienne Bénarès. Sur les parois de l'énorme tour, à hauteur
d'homme, presque toutes les saillies, toutes les pierres frustes
sont dorées à l'or fin, et l'éclat en est étrange, imprévu dans
cette vétusté extrême : des pèlerins chinois, annamites ou bir-
mans, lorsqu'ils réalisent ce rêve de venir voir le banc et le
temple, se font un devoir d'apporter , de leur patrie reculée ,
des feuilles d'or, et de les fixer là ; c'est leur hommage, —
leur carte de visite, pourrait-on dire , — au vieux sanctuaire
nAéconnu.
En rentrant à Bénarès, vers la fin de la journée, mon com-
pagnon de promenade fait arrêter notre voiture devant la maison
de campagne d'un de ses amis, noble brahmine comme lui, et
savant en philosophie, en langue sanscrite. C'est pour m'y offrir
aes fruits et m'y faire boire de l'eau fraîche. (Lui-même, il va
VERS BÉNARÈS. 737
sans dire, se garderait de toucher à quoi que ce fût en ma pré-
sence impure.) La vieille demeure est exquise. Et aussi le jardin,
qui a des allées bien droites, avec des bordures imitant nos buis,
et des petits bassins à jet d'eau comme les plus surannés de nos
jardins de France ; on y retrouve nos marguerites-reines, nos
capucines, nos roses ; malgré certains arbres dépouillés par
Thiver, ces fleurs, cette atmosphère si chaude, ces feuilles jaunes,
y donnent l'impression d'un été finissant, ou d'un automne
ensoleillé, — on ne sait plus, — d'un automne prématurément
languide faute de pluie, et mélancolique dans un excès de lu-
mière...
Xni. — PENSÉES DES SAGES DE BÉNARÈS SUR LE CHRISTIANISME
« Si VOUS êtes chrétien, disent les sages de Bénarès, gardez
précieusement ce que vous avez, sans chercher au delà. Le
christianisme est un symbole admirable, qui fut pendant des
siècles merveilleusement approprié aux âmes occidentales, et
derrière lequel réside la vérité. Vous avez en Christ un maître
divin, et un maître toujours vivant, car il n'y a point de morts ;
il est bien « le chemin et la vie; » et l'attente de ceux qui meu-
rent en lui ne sera point trompée.
« Mais si le dogme, si la « lettre qui tue » révolte votre rai-
son, alors seulement venez à nous. Si la voie de la dévotion et
de la prière vous est fermée, nous vous ouvrirons celle de la
connaissance abstraite ; elle est plus difficile et plus sévère, mais
l'une et l'autre, après la consommation des siècles, se rejoignent
et conduisent au même but. »
« Prier, — disent-ils encore, — ne sert peut-être de rien
pour modifier le cours des petits événemens de ce monde. Mais,
pour l'évolution et l'apaisement des âmes, la prière est souve-
raine.
« Nous ne pensons pas que le grand Dieu, — Celui duquel on
évite ici de parler, — écoute les prières des hommes. Mais tant
de parcelles de Lui, individualisées, éparses en personnalités
bienfaisantes dans le plan astral, sont autour de nous qui veil-
lent!... Pour vous, chrétiens, c'est Jésus que vous appelez : il
est là, n'en doutez pas, ou bien quelqu'un qui vit en lui, quel-
qu'un des siens, et vous serez entendus, w
TOME XIII. — 1903. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
XIV. — AUTRE MATIN
Matins de Bénarès, matins frais et de rosée ; ici, matins
d'hiver, mais qui ressemblent à ceux des beaux temps d'octobre
dans notre Midi français.
Gomme à l'aube de chaque jour, quand je me rends au
fleuve, du lointain faubourg que j'habite, je rencontre sur le
chemin tous les petits marchands de la campagne qui se hâtent
vers la ville, enveloppés jusqu'aux yeux dans des mousselines
ou des cachemires, autant que s'il faisait grand froid ; ils portent
aux épaules, au bout de bâtons, des jattes de crème, des cor-
beilles de gâteaux de riz, mais surtout des fleurs, des mannes
remplies de fleurs, — toujours ces mêmes guirlandes de jasmin,
ces mêmes guirlandes d'oeillets jaunes, que l'on jettera au vieux
Gange, vers qui toute la vie du matin est concentrée.
En haut des grands escaliers de granit, avant de descendre
au fleuve, je m'arrête chez un fakir, qui est venu se fixer là, il
y a une trentaine d'années, dans un vieux kiosque sacré, et qui
nuit et jour y entretient un feu allumé sur le sol, à cette même
place, depuis mille ans. G'est un vieillard qui n'a plus de chair
et qui est nu sous une couche de cendre, avec de longs cheveux
noués au sommet de la tête en chignon de femme. lime jette au
cou un collier de jasmin, me regarde une seconde avec ses yeux
d'halluciné très doux, et puis retourne à son rêve, après m'avoir
fait signe du bras : « Assieds-toi, si tu veux, et contemple. »
Entre les colonnes archaïques de son logis toujours ouvert, la
vue plonge de haut sur le Gange, et sur l'immense plaine de
l'autre rive, la plaine déserte et encore enveloppée de vapeurs
nocturnes, au fond de laquelle surgit lentement l'enchanteur,
l'astre Sourya, le soleil ! Et, dans un kiosque voisin, qui, lui aussi,
domine et surplombe, on sonne en ce moment la grande aubade
séculaire pour le fleuve et pour tous les dieux de Bénarès ; de
longues trompes, que Ton voit sortir entre les colonnes et qui se
tournent vers le levant, beuglent comme des monstres aux
abois, et des tamtams, à l'intérieur, les accompagnent d'un
fracas énorme et sourd.
Je descends au fleuve, comme je fais chaque matin, et
comme c'est l'usage à Bénarès ; ma barque habituelle est là qui
m'attend.
VERS BÉNARÈS. 739
D'abord le recoin des bûchers, devant lequel il faut passer.
Un seul cadavre, bien que la peste ait fait depuis quelques jours
son apparition dans la ville sainte ; il se baigne, couché sur la
berge et plongé jusqu'aux reins dans le Gange. Mais on a brûlé
sans doute plusieurs corps cette nuit, car je vois par terre des
amas de tisons fumans, at i'eau, en face, est toute noircie de
charbon humain, sous les guirlandes fanées, qui flottent avec
des détritus et des pourritures. Et le jeune fakir des morts est
là toujours, dans sa même pose, debout, les bras croisés, la tète
baissée, le menton entre ses doigts ; avec son poudrage gris, il a
l'air de quelque bronze de la Grèce qui aurait séjourné dans la
terre, mais ses longs cheveux sont teints e.a rouge et il s'est
couronné de jasmin.
Parmi les fleurs, parmi les obsédantes guirlandes jaunes,
flottent aussi des carcasses gonflées, des bœufs noyés, des chiens
morts, et la vieille fétidité du Gange emplit l'air si merveilleu-
sement limpide ; elle amène, impose et maintient l'idée de la mort
dans la féerie du matin rose.
On sent le printemps venir; les furtives indications d'hiver,
qui m'avaient accueilli à mon arrivée, ne se retrouvent plus. On
sent une langueur nouvelle, dans le matin; on dirait aussi que
l'eau du fleuve s'est attiédie ; les baigneuses aux longues cheve-
lures, aux seins voilés de fines mousselines des Indes, s'y attar-
dent aujourd'hui davantage. Il y a une affluence extraordinaire
de petits baigneurs ailés ; pigeons, moineaux, oiseaux de toutes
couleurs s'abattent par troupe au milieu des brahmines en
prière, se posent sur leurs buires de cuivre étincelant, sur leurs
fleurs et sur leurs guirlandes; à tous les cordages des barques,
ils s'accrochent par grappes, et chantent à plein gosier. Et les
vaches sacrées, devenues plus nonchalantes, se couchent volup-
tueusement au soleil, en bas des grands escaliers où les enfans
viennent les caresser, leur offrir des graminées fraîches, des bou-
quets de roseaux verts.
Comme chaque jour, tout Bénarès est là, toutes les nudités,
tous les bronzes des hautes castes s'étagent sur les immenses
gradins de la rive, à l'ombre des parasols étranges, ou dans les
kiosques de granit qu'habitent les dieux à six bras, ou bien en
pleine lumière, sur les planches flottantes et dans l'eau.
Je suis à peu près le seul qui ne prie pas, sur le Gange, à
cette heure, ou tout au moins suis-je le seul à ne pas accomplir
740 REVUE DES DEUX MONDES.
des rites religieux : ablutions, révérences, offrandes de jasmin
ou de fleurs jaunes. La grande extase de chaque matin est com-
mencée sur tous les radeaux, sur toutes les marches, et je n'ai
point ma place parmi les croyans dédaigneux, qui ne semblent
même pas me voir; je passe comme n'importe lequel de ces tou-
ristes, qui affluent maintenant à Bénarès, depuis que le voyage
est facile et que l'Inde s'est ouverte à tous... Mais je ne suis déjà
plus le même qu'en arrivant ; les heures passées dans la maison
des Sages ont laissé en moi une empreinte qui sans doute ne
s'effacera plus jamais. J'ai franchi les « terreurs du seuil, » et
j'entrevois l'apaisement, dans la résignation aux vérités nou-
velles. Tout commence à changer d'aspect, la vie et même la
mort, depuis que réapparaissent en avant de ma route, sous une
forme différente, des durées infinies que depuis longtemps je
n'apercevais plus...
Et cependant, combien Va illusion de ce monde, » — pour
parler comme ces Sages, — me tient et m'obsède encore ! Le déta-
chement suprême, dont ils ont déjà déposé le germe dans mon
àme, le renoncement à tout ce qui est charnel et transitoire, je
ne connais pas sur terre un lieu capable à la fois d'y conduire
plus vite et d'en éloigner davantage que cette Bénarès essen-
tiellement affolante où un peuple entier ne songe qu'à la prière
et à la mort, — et où, malgré cela, tout est piège pour les yeux,
pour les sens : la lumière, les couleurs, les jeunes femmes
demi-nues aux voiles mouillés, aux regards de langueur ardente;
le long du vieux Gange, l'étalage de l'incomparable beauté
indienne...
Mes bateliers, sans que je le leur commande, remontent
comme chaque jour le courant du fleuve, et nous arrivons
devant le quartier des vieux palais, qui est plus solitaire et favo-
rable au recueillement... Cette après-midi, je serai de retour
dans la petite maison des Sages, où me ramène une attirance
mêlée d'effroi ; leur enseignement gagne du terrain d'heure en
heure dans mon âme, d'abord inattentive ou révoltée. Déjà ils
ont déséquilibré l'être que j'étais; il semble qu'ils aient entamé
mon individualité intime, pour commencer de la fondre, comme
la leur, dans la grande âme universelle...
« Tu ne peux désirer, disent les Sages, que ce qui est diffé-
rent de toi-même, ce qui est en dehors de ton être ; et, si tu
sais que les objets de ta conscience sont en toi, et qu'en toi est
VERS BÉNARÈS, 741
l'Essence de toutes choses, le désir s'évanouit el les chaînes se
dissolvent. »
« Tu es essentiellement Dieu. Si tu pouvais graver en ton
cœur cette vérité, tu verrais tomber d'elles-mêmes les limitations
illusoires qui produisent la tristesse et les souffrances, les
désirs de Vêtre séparé (1)... »
Nous longions ces vieux palais de mystère. Au bord du
fleuve, il n'y avait plus de femmes lançant leur chevelure dans
l'eau, pour ensuite la tordre et la faire ruisseler sur leurs
épaules; personne dans les escaliers, au pied des hautes mu-
railles sombres. Mais tout à coup une porte s'ouvrit dans les
soubassemens des princières demeures, une de ces lourdes
portes de caveau destinées à plonger tous les ans dans le fleuve
pour une saison, et une jeune femme parut sur le seuil, s'arrêta
tout illuminée de soleil, petite vision étincelante parmi ces
énormes granits moroses. Deux voiles la drapaient, l'un violet à
broderies d'argent, l'autre jaune orange, jeté sur ses cheveux
comme celui des dames romaines ; elle regardait je ne sais quoi
dans la plaine d'en face, pourtant toujours déserte, et relevait
son bras nu pour abriter avec la main ses grands yeux, — ces
yeux d'Indienne, dont la séduction est indicible. Et les mousse-
lines, la violette et la jaune, détaillaient sa belle gorge fière, la
ligne de ses reins souples, toute l'harmonie de son jeune
corps...
XV. — POUR MES FRÈRES INCONNUS
J'ai prêté le facile serment que l'on me demandait, et les
Sages de la petite maison silencieuse m'ont admis pour l'un de
leurs disciples.
Ce qu'ils ont commencé de m'apprendre, je n'essaierai pour-
tant pas de le redire.
D'abord, suis-je assuré que l'on me suivrait dans ces régions
abstraites, qui paraîtraient si en dehors de ma voie ? On n'attend
de moi, je le sais, que l'illusion du voyage, le reflet des mille
choses sur lesquelles j'ai promené mes yeux.
Ensuite et surtout, après un semblant d'initiation qui a duré
«i peu de jours, comment me croirais-je capable d'enseigner?
(1) Paroles de Brâhmach&rin Bodhabhikshn.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
Le peu que je saurais dire ne pourrait que déséquilibrer, mener
peut-être jusqu'aux terreurs du seuil, mais non plus loin.
D'ailleurs, pas plus que je n'ai découvert Tlnde, je ne pré-
tends avoir découvert les Védas; depuis quelques années, com-
mencent à se répandre parmi nous des traductions, — encore
bien incomplètes, il est vrai, — de ces écrits surhumains.
A mes frères inconnus, qui se comptent par légions au siècle
où nous sommes, je veux donc seulement dire ceci : au fond des
doctrines védiques, il y a plus de consolation qu on ne le pense
au premier abord; et la consolation paisée là, au moins, n'est pas
destructible par le raisonnement, comme celle des religions révé-
lées.
Ce recueil des Védas, qui est l'œuvre, non pas d'un homme,
mais de toute une race; qui, à côté de choses transcendantes et
merveilleuses, contient aussi tant d'obscurités, de contradictions,
de naïvetés enfantines; ce recueil, touffu comme la jungle et
insondable comme le gouffre éternel, les Sages de Bénarès, qui
l'étudient dans le recueillement sans trouble, sont peut-être les
seuls capables de nous le rendre un peu accessible. Personne
avant eux ne m'avait jamais entr'ouvert de tels abîmes, je n'avais
entendu de telles paroles nulle part; sur les mystères de la vie
et de la mort, les Sages de Bénarès détiennent les réponses qui
satisfont le mieux à l'interrogation ardente de la raison humaine;
et ils font passer devant vous de telles évidences, que l'on ne
doute plus d'une continuation presque indéfinie de sa propre
durée, au delà des destructions terrestres.
Cependant, il ne faut pas s'approcher à la légère de la petite
maison blanche, toujours si ouverte et accueillante dans son
jardin de rosiers, car elle est avant tout l'asile du renoncement
et de la mort; on ne redevient jamais tout à fait soi-même, lors-
qu'une fois on a été touché, si légèrement que ce fût, par la paix
qui règne là. Et c'est une épreuve terrible que d'entrevoir, même
de bien loin et de bien bas, Brahm l'absolu, qui réside au fond
de V abîme obscur; le dieu sans rapport concevable avec l'univers
manifesté ; Brahm r essentiellement ineffable, Celui qui est au
delà de toute pensée, dont rien ne peut être dit, et qui ne s'ex-
prime que z)ar le silence.
Pierre Loti.
LES
PRUSSIENS EN 1813
L'ARMÉE DE SILÉSIE, BLUGHER ET LA KATZBAGH
Les historiens et les patriotes allemands ont plus d'une fois
exagéré l'action considérable que les Prussiens ont exercée dans
la campagne d'automne de 1813.
On avait relégué les troupes et les généraux prussiens sur
les théâtres secondaires d'opérations , loin du quartier général
des souverains, loin des cénacles où s'élaboraient avec quelque
lenteur, sous la haute direction de l'empereur Alexandre, sous
l'influence des méthodes autrichiennes, sous la direction nomi-
nale d'un chef autrichien, les grandes résolutions politiques et
militaires. Malgré cette sorte de relégation, les Prussiens ont
réussi, par leur vigueur, par leurs initiatives, par leurs actes
propres, comme aussi par l'impulsion qu'ils surent imposer au
grand quartier général lui-même, à imprimer plus d'une fois aux
opérations de la campagne d'automne le caractère audacieux et
vigoureux de leurs méthodes de guerre.
Il est donc très légitime d'opposer l'ardeur et l'esprit d'ini-
tiative des chefs prussiens en 1813, à la prudence et aux timi-
dités des Autrichiens et de Bernadotte. Mais c'est compromettre
les plus justes thèses que de les exagérer. Les Prussiens ne
furent pas seuls à se montrer vigoureux en 1813; et, à tout
prendre, peut-être les prudences du grand quartier général ont-
elles encore rendu quelques services à la coalition, même au
regard du Napoléon affaibli et diminué de 1813.
744 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on veut rechercher quel fut, dans cette année, l'acte dé-
cisif de la Prusse, ce fut, nous pensons l'avoir montré ailleurs,
d'avoir constitué en quelques mois, au seuil du xix* siècle, par
un effort national qui n'a jamais été surpassé, une armée nou-
velle; sinon la première armée nationale, — l'honneur en.
revient à la Révolution française, — du moins la première armée
du service obligatoire. C'est le fait capital, décisif, de l'histoire
de Prusse en 1813; on peut dire de l'histoire d'Europe; car il a
dominé par ses conséquences toute l'évolution historique de la
fin du XIX® siècle.
Après la campagne du printemps, l'armistice avait donné à
la Prusse le temps de former une armée d'opérations de
160000 hommes, d'inaugurer un mode de recrutement nouveau,
d'organiser ses landwehrs. Elle a déjà pris par là, numérique-
ment, une part considérable aux événemens de 1813. Son con-
tingent, presque égal à celui des Russes, supérieur à celui des
Autrichiens, était, dès le début, hors de proportion avec son
étendue territoriale et sa population. Mais elle n'était qu'un des
élémens de la coalition européenne où son gouvernement n'avait
qu'une faible part d'influence et d'autorité. A côté de l'impor-
tance numérique de ses effectifs, à côté de la faible action de son
souverain et de ses ministres dans les conseils de l'Europe, quelle
est, autant qu'on peut l'apprécier, la valeur morale du concours
qu'elle a apporté à la coalition européenne en 1813? Quel a été,
dans les événemens de 1813, le rôle de la première armée du ser-
vice obligatoire et des Prussiens qui l'avaient créée? C'est dans
l'histoire même de la campagne d'automne que se trouve la
réponse.
I. — l'état-major de l'armée DE SILÉSIE. BLÙCHER ET GNEISENAU
Lorsque s'ouvrit, au milieu d'août, la campagne d'automne,
Napoléon, dans le réduit qu'il s'était constitué à Dresde, était
cerné par trois armées coalisées : l'armée du Nord, l'armée de
Bernadotte, groupée en avant de Berlin ; — l'armée de Bohême,
rassemblée au Sud de l'Erzgebirge ; — l'armée de Silésie à l'Est.
La formation de ces armées avait été fort compliquée par les
difficultés politiques d'une coalition qui embrassait l'Europe
presque entière. On avait eu pour préoccupation dominante de
disperser les nationalités, la nationalité prussienne plus qu'au-
LES PRUSSIENS EN 1813. 745
cune autre. Il y avait des Prussiens un peu partout : fort peu à
l'armée des souverains, davantage à l'armée de Silésie. Il y en
avait beaucoup à l'armée du Nord dont on avait confié, par com-
pensation, le commandement à l'un des anciens maréchaux de
Napoléon, à Bernadotte. L'armée de Silésie était surtout russe
par ses troupes ; elle était prussienne par ses chefs et par son
état-major. Cet état-major était devenu le refuge, et l'on pourrait
presque dire, depuis la mort de Scharnhorst, l'unique refuge du
parti des patriotes prussiens. Aussi inspirait-il au grand quar-
tier général, à l'entourage des souverains, particulièrement aux
directeurs de la politique autrichienne, les plus vives méfiances.
L'ardeur intempérante et concentrée de ces audacieux, heurtait
les habitudes d'esprit de Metternich; les visées occultes, les
arrière-pensées politiques qu'il leur supposait l'inquiétaient.
Ce n'était pas sans discussion que le commandement de l'armée
de Silésie avait été confié à Blûcher. Son autorité militaire avait
été ébranlée par la bataille de Bautzen. Son ancienneté et ses
longs services, — peut-être aussi l'influence posthume de Scharn-
horst, — la nécessité de faire quelque place aux Prussiens
l'avaient poussé au commandement. Les Autrichiens avaient
tenté de réduire l'armée confiée à sa direction à un petit noyau
de 50000 hommes. Ce fut seulement en dernier lieu qu'on se ré-
solut à lui en laisser 80 000. Encore cette armée de 80 000 hommes,
palladium de la nationalité allemande, était-elle en grande ma-
jorité formée de soldats russes. On avait cherché à écarter de
l'état-major silésien et à disperser le groupe suspect de patriotes
qui avait commencé, durant la campagne de printemps, à se
former autour de Bliicher. C'est ainsi que, malgré son désir, le
chef de l'armée de Silésie n'avait pu obtenir d'avoir auprès de
lui, ni Clausewilz, que le roi avait refusé de réadmettre dans
l'armée prussienne, ni Grolmann, que l'on avait retenu à l'armée
des souverains En revanche, on y avait introduit quelques té-
moins des tendances du grand quartier général, destinés à sur-
veiller ce foyer inquiétant. Le chef de l'état-major de l'armée de
Silésie n'avait pas été choisi par Blûcher. C'était un représentant
de l'entourage direct de Frédéric-Guillaume III ; c'était Mu ffling,
le type de l'officier d'état-major consciencieux et expert, aussi
mesuré que Gneisenau était audacieux : le philosophe de V/eimar,
comme l'appelait Bliicher. Il avait l'esprit assez ouvert pour
juger les travers du milieu exubérant où il vivait, assez fin pour
746 REVUE DES DEUX MONDES,
les railler, assez prudent pour que ses railleries ne l'exposassent
point directement. Mais le témoin le plus gênant pour Bliicher
était le chef de l'un des corps d'armée russes. C'était un gentil-
homme français qui s'est chargé de souligner lui-même, dans
ses mémoires (1), le contraste original des grâces du xyu!*" siècle
français égarées au milieu de l'intempérante grossièreté des pa-
triotes allemands. Le comte de Langeron n'était point un émigré
Il avait quitté la France en 1787, et son esprit aventureux de
soldat de fortune, qu'il tempérait d'une mesure de bon goût et
de bonne éducation, l'avait poussé dans l'armée russe. Il y avait
fait la guerre contre les Turcs; il avait joué son rôle à la bataille
d'Austerlitz. Il était de la pléiade de Français dont Alexandre
s'entourait. Avec Saint-Priest, Rochechouart, le baron de Crossard,
il y représentait la vieille France, que l'éclectisme d'Alexandre
associait, dans cette œuvre antinationale, aux transfuges de la
France nouvelle, à Moreau, à Bernadotte, à Rapatel. Langeron
commandait le plus important des corps de l'armée de Silésie
Il avait sous ses ordres 44 000 hommes. Il était fort ancien gé-
néral. JNous verrons qu'il avait été destiné à servir de modéra-
teur et de surveillant à Blûcher.
Cependant, malgré toutes ces précautions, malgré le mélange
des nationalités, l'armée de Silésie n'en a pas moins porté l'em-
preinte apparente des passions ardentes et brutales, et aussi des
tendances à l'intrigue secrète, qui distinguaient l'action des pa-
triotes prussiens. Elle a dû surtout cette empreinte à la person-
nalité puissante de ses deux chefs, intimement associés dans une
œuvre commune : à Blûcher et à Gneisenau.
Blûcher, tout incomplet qu'il est, tout simple qu'il paraît
dans sa violence intempérante d'offensive, est un personnage plus
complexe qu'on ne serait tenté de le penser au premier abord.
Il avait déjà marqué sa trace dans l'histoire de la Prusse, con-
servant sa vigueur jusque dans la retraite qui suivit léna, em-
porté et ardent dans les conspirations des patriotes prussiens eu
1811, impatient d'offensive sur les champs de bataille de la cam-
pagne de printemps. Il avait soixante et onze ans lorsqu'il s'en-
gagea dans la campagne qui consacra sa gloire, et où il assumait
pour la première fois les charges et les responsabilités du com-
(1) Mémoires inédits du comte de Langeron, dont l'original est conservé aux
Archives du ministère des Affaires étrangères sous le titre : Journal des cam-
pagnes faites au service de la Russie par le comte de Langeron, général en chef.
LES PRUSSIENS EK 1813. 747
mandement en chef d'une airoée. Il n'était pas Prussien : il était
de ces Allemands sur lesquels l'Etat prussien avait exercé sa
force d'attraction ; mais cependant déjà, par lui-même et par ses
origines, Allemand du Nord et très voisin de la Prusse. Il était
né à Rostock, dans une ville qui n'est point encore prussienne.
Sa famille appartenait à la classe des possesseurs de biens-nobles
du Mecklenburg. dont la condition sociale et la vie offraient
beaucoup d'analogies avec celles de l'oligarchie prussienne.
Élevé dans des conditions assez modestes, à peu près sans
instruction ; livré dès l'enfance à une vie d'initiative débridée et
de violence physique, il avait été entraîné un jour, au cours
de la guerre de Sept ans, à la suite d'un des régimens de cava-
lerie suédoise qui guerroyaient, de ce côté, contre Frédéric II.
Il était ainsi entré, à seize ans, en 1758, comme Junker, au ser-
vice de la Suède, à moitié contre le gré de son oncle, chez lequel
il résidait. Il n'y demeura pas longtemps. Deux ans plus tard,
en 1760, il passa, par un procédé d'une brusquerie originale, et
avec la parfaite indifférence des existences aventureuses de ce
temps pour le sentiment national, au service de la Prusse contre
laquelle il venait de faire ses premières armes. L'audace du jeune
Junker suédois avait attiré l'attention des hussards prussiens
qui se rencontraient presque journellement, sur ce théâtre
d'opérations secondaires, avec la cavalerie suédoise. C'étaient les
hussards prussiens de Belling, un chef de partisans actif et
audacieux. Dans l'une de ces fréquentes escarmouches, un grand
hussard prussien rencontra le jeune Biiicher désarçonné, le saisit
d'une poigne vigoureuse et le transporta en travers de sa selle
au camp prussien. Il y resta : il paraît qu'au temps de la gloire
de Biiicher plus d'un vieux hussard se vanta d'avoir ainsi amené
à la Prusse un de ses plus grands généraux. Beaucoup se pré-
sentèrent à Biiicher qui les accueillait tous également bien et les
faisait asseoir à sa table. « Si ce n'est point celui qui m'a pris, »
disait-il, « c'est toujours un vieux hussard. » De fait, les scru-
pules de Blûcher ne le gênèrent pas pour échanger le rôle de
prisonnier contre celui de transfuge ; il se borna à demander
que, pour compenser la perte que sa défection causait aux hus-
sards suédois, on leur renvoyât un de leurs officiers prisonniers.
Le prestige de Frédéric II et de l'armée prussienne le retinrent
au service de la Prusse, et Belling devint son protecteur Blûcher
ne prit point part aux grandes actions de la guerre de Sept ans
748 REVUE DES DEUX MONDES.
Il demeura presque constamment avec Belling sur les théâtres
secondaires, associé à ces aventures audacieuses que Frédéric II
lui même comparait à celles d'Amadis.
Et puis, ce fut une longue période de paix. Bliicher y dé-
pensa ce qu'il avait d'activité en surcroît; mais de façon à ne
point s'attirer la bienveillance du grand roi. Les hussards chargés
d'occuper les nouvelles provinces polonaises, où Frédéric II
cherchait à apaiser, du mieux qu'il pouvait, Thostilité des Slaves,
se prêtaient mal aux vues conciliantes du roi de Prusse. Chaque
jour quelqu'un des leurs disparaissait, et il était difficile de
savoir sur qui exercer les représailles. Blûcher, alors capitaine,
fit arrêter le curé polonais d'une paroisse voisine, suspect d'ex-
citer ses ouailles, le fit placer au-devant d'une fosse, et fit le
simulacre de l'exécution, les fusils n'étant chargés que de poudre.
Le curé prit l'exécution au sérieux, tomba dans la fosse et faillit
en mourir, s'il n'en mourut pas tout à fait. On attribue à cet
esclandre la disgrâce où tomba Blûcher. Lorsque, s'étant vu
préférer pour le grade de major un camarade qu'il jugeait moins
digne, il demanda à se retirer, Frédéric II le congédia assez
brusquement. On prétend qu'il écrivit sur le congé : « Le capi-
taine de Blûcher peut aller au diable. »
En vain Bliicher demanda à maintes reprises à reprendre du
service. Avec une persistance presque rancunière, le roi, de sa
propre main, repoussa chaque fois la demande. Ainsi Blûcher
dut, moitié de bon gré d'abord, puis de fort mauvais gré ensuite,
employer treize années de sa vie à l'autre occupation favorite
qui se partageait, avec le métier des armes, l'existence des hobe-
reaux prussiens : à la direction économique de ses biens-nobles.
Mais il ne faut point se représenter le seigneur revenant au
berceau de sa famille : les biens-nobles changeaient souvent de
mains, et leur mobilité, dans la seconde moitié du xviii® siècle,
dépassait ce que l'on peut imaginer. Depuis longtemps, la fa-
mille de Blûcher était déracinée; elle avait abandonné le bien
patrimonial du Mecklenburg. Blûcher s'était marié dans la
Prusse occidentale. En quittant le service, il s'établit dans cette
province, en pays polonais, sur un bien-nôble appartenant à la
famille de sa femme. Quelques années plus tard, il acquerra
d'autres biens-nobles en Poméranie et ira s'y installer. Il les
vendra plus tard, recevra, d'un des successeurs de Frédéric II,
une part des dépouilles polonaises, des biens-nobles confisqués
LES PRUSSIENS EN 1813. 749
lors des derniers partages de la Pologne, les revendra, et se
lancera dans une série de ventes et d'achats qui ne sont plus
que des spéculations immobilières.
Les treize années que Blûcher consacra à ces occupations, et
durant lesquelles il tint sa place dans les associations oligar-
chiques de la Poméranie, n'ont certainement pas été employées
selon ses goûts. Elles ont joué leur rôle dans la formation de
son caractère. Sorti pour un temps du milieu militaire si exclusif
d'alors, et mêlé à la vie sociale de la nation, il prit au contact
ce goût de sociabilité, parfois même de sociabilité populaire,
qui contraste avec la violence de son tempérament.
La mort de Frédéric 11 mit un terme à cet exode de Blûcher
dans la vie civile. La réaction contre le grand roi était de mode,
et Blûcher dut à cette mode un retour de faveur. Rentré au
service, sans avoir rien perdu à son absence, il prit une part
considérable aux campagnes des Prussiens contre les armées
révolutionnaires. Il en a laissé de sa plume un récit très per-
sonnel, succinct et vivant. Il y apportait une ardeur d'ofîensive
convaincue qui contraste avec le dilettantisme de la plupart des
chefs autrichiens, et même prussiens, de cette époque. Après la
paix de Bâle, Blûcher fut chargé de surveiller la ligne de démar-
cation qui protégeait la neutralité de l'Allemagne du Nord. Ce fut
à Munster, lors de l'occupation des territoires annexés à la Prusse
en 1804, et qui résistaient à l'annexion, qu'il se lia avec Stein. Ce
fut dans la retraite de 1806, après léna, qu'il se lia avec Scharn-
horst. Depuis, associé étroitement à l'action des patriotes prus-
siens, il avait été de bonne heure choisi par eux pour conduire
l'armée prussienne à la revanche, et imposé par Scharnhorst.
Ce serait se faire une idée fausse du caractère de Blûcher que
d'y voir seulement la violence irrépressible et aveugle d'offen
sive qui est demeurée le trait saillant de sa figure légendaire.
Fermé aux théories de la science militaire, n'ayant d'ailleurs
aucune prétention à les connaître, il n'a pas dû seulement ses
succès aux chefs d'état-major éminens qui l'ont secondé et dans
quelque mesure dirigé, à Scharnhorst et à Gneisenau. Il les a
dus aux facultés géniales qui lui permettaient de discerner sûre-
ment le point et le moment où devaient être portés les coups
et l'effort. Son impétuosité n'excluait point cet instinct, ce don
naturel qui supplée chez l'homme de guerre à plus d'une lacune.
Lui-même en savait la valeur. On raconte que le soir de la
750 REVUE DES DEUX MONDES.
Katzbach, rentrant au quartier général sous les torrens d'eau
qui inondaient les deux armées et cheminant côte à côte avec
Gneisenau, il se retourna après un long silence, et, sous son
capuchon, avec cette pointe de raillerie qui ne lui était pas
étrangère, il dit à son compagnon : « Eh bien! Gneisenau, nous
avons gagné la bataille, personne au monde ne peut nous con-
tester cela; mais comment allons-nous faire maintenant pour
expliquer aux gens comment nous nous y sommes si bien pris
pour cela? »
« C'était un vieux houzard dans toute la force du terme, »
écrit de lui Langeron. « Buveur, joueur, débauché, il avait tous
les défauts que l'on pardonnerait à peine à un jeune homme. »
Et cependant, avec cela, d'une psychologie plus compliquée
qu'on ne pourrait croire : l'homme double dont Arndt préten-
dait retrouver les deux masques dans son visage. Moitié sanglier
et moitié renard, — volontaire par la carrure du front et le haut
du visage, — rusé par le plissement des lèvres et le sourire des
yeux. Lorsque la Prusse avait occupé Munster, et des pays qui
répugnaient au régime prussien et à la religion protestante, Blû-
cher, s'il n'y avait pas fait aimer la Prusse, s'y était fait aimer
lui-même par une diplomatie toute en rondeur et en bonne
humeur. Il réussissait par une sorte de familiarité populaire,
qu'à la différence d'un très grand nombre de chefs prussiens,
comme Bûlow notamment, beaucoup plus entichés de morgue
que lui, il étendait, non sans succès, à ses relations avec la po-
pulation civile. Eloquent à l'occasion, d'une éloquence un peu
spéciale qu'il avait cultivée dans la fréquentation assidue des
loges maçonniques.
Tel était l'homme auquel les souverains avaieat confié, non
sans quelques hésitations, l'armée de Si.lésie, et qui allait se
tailler, dans les grandes guerres qui ont ruiné l'Empire, un rôle
si original. Toutefois, Bliicher, livré à lui-même, eût probable-
ment été fort incapable de diriger une armée. Nulle part il n'a
joué son rôle qu'à la condition d'être complété par des auxi-
liaires dont on serait embarrassé de dire s'ils étaient des subor-
donnés ou des directeurs. Dans la campagne de 1813, ce rôle
était échu à Gneisenau.
Ce qui marque cette physionomie si différente de celle de
Blûcher, c'est le sang-froid, le jugement sûr, dont il tempère
une ardeur qui paraît, au premier aspect, fougueuse, presque
LES PRUSSIENS EN 1813. 751
désordonnée et brutale. Pendant l'inaction forcée à laquelle
l'avait condamné l'apogée du régime napoléonien, Gneisenau
avait construit, avec tout le feu d'une imagination débordante,
des plans de reconstitution européenne. A la même époque,
avec un singulier génie d'intrigue, il s'était fait en Angleterre,
en Suède, en Allemagne, le commis-voyageur de la conspiration
européenne, l'intermédiaire officieux, pas toujours très scrupu-
leux, du parti anti-napoléonien, de TAngleterre et de la Prusse,
de Hardenberg et de Munster. Sous cet aspect d'imagination
exubérante, et d'intrigue compliquée, qui le fit prendre parfois
pour un dangereux démagogue, il recelait la plupart des qua-
lités d'un chef militaire : une activité inlassable, une volonté
tenace, solide, persévérante, un jugement sûr. Mais, avec cela,
brutal et grossier à souhait; ne prenant aucun soin d'adoucir
ou de tempérer les contacts extérieurs d'une volonté qui était
aussi déplaisante [dans ses manifestations qu'elle était ferme et
assurée dans son action ; traitant en despote, sans même s'abriter
sous la signature du chef d'armée dont il n'était que l'auxiliaire,
les commandans de corps de l'armée de Silésie.
« En rendant justice aux talens du général Gneisenau, »
écrit Langeron, « je ne puis donner les mêmes éloges à son ca-
ractère. Son orgueil et son amour-propre ne lui permettaient
pas de souffrir la moindre contradiction. Egoïste, dur, emporté,
plus grossier et plus brutal qu'il n'appartient même à un Alle-
mand de l'être, il ne ménageait pers.onne, il était généralement
haï et devait l'être. »
Langeron, qui partageait les préjugés de Metternich contre
les doctrines nouvelles, ajoutait un autre trait à ce portrait de
Gneisenau : « Ses principes libéraux, » écrivait-il encore, « son
attachement aux funestes opinions des publicistes et des profes-
seurs de l'Allemagne, sa haine pour son roi, le rendaient égale-
ment dangereux à son souverain et à son pays. » Et l'ancien
chef de corps de l'armée de Blûcher, rédigeant ses mémoires en
1826, alors que Gneisenau, chargé d'honneurs, était devenu feld-
maréchal, terminait par un dernier trait : « Il faut espérer que
ce grade et les grâces dont il a été comblé, affaibliront ses idées
révolutionnaires, ou du moins l'engageront à les dissimuler. »
De fait, en 1813, Gneisenau ne dissimulait guère ce que Lan-
geron appelle ses idées révolutionnaires : comme la plupart des
patriotes allemands de cette époque, il subordonnait tout à sa
752 REVUE DES DEUX MONDES.
passion dominante, même le sentiment monarchique fort attiédi
au spectacle des souverains légitimes domestiqués par Napoléon.
Il dissimulait encore moins ses liens avec les publicistes et les pro-
fesseurs de l'Allemagne ; car il avait installé, à côté de l'état-major
militaire de Blûcher, tout un état-major civil, qui ne forme pas
l'un des traits les moins originaux de l'armée de Silésie. Gneisenau
avait réuni là, plus d'un ancien agent des conspirations anti-
napoléoniennes engagé aux premières heures dans les détache-
mens de chasseurs volontaires ou dans la landwehr. C'était Stef-
fens,le professeur d'histoire naturelle, dont un discours enflammé
à son cours de l'Université de Breslau avait entraîné tous ses
élèves à s'enrôler le premier jour dans les détachemens de chas-
seurs volontaires. C'étaient des fonctionnaires comme Charles de
Raumer, ou Eichhorn, ou Hâkel. C'était enfin, le célèbre Jahn, le
père des sociétés de gymnastique, qui n'avait guère d'autre titre
à se trouver là que la violence brutale d'un sentiment patriotique
peu éclairé.
Tous ces héros de parole ou de plume avaient quelque peine
à se transformer en héros de guerre. Assez désemparés les jours
de combat, trouvant que c'était trop peu pour eux de risquer
leur vie dans le rang, nullement préparés à l'exercice du com-
mandement, ils n'avaient point facilement trouvé leur emploi.
L'un d'eux nous raconte la désillusion qu'il éprouva, le soir de
Lûtzen, en écoutant, dans la voiture qui ramenait Scharnhorst
blessé et Glausewitz du champ de bataille, le dialogue des deux
officiers. Clausewitz exprimait le regret que Stefî'ens, son cousin,
ne pût rendre que de médiocres services dans le bataillon où il
s'était enrôlé, et fût réduit à l'état de « chair à canon. » Il
demandait à Scharnhorst de l'appeler à l'état-major. Et Schar-
nhorst de répondre : « Eh 1 que voulez-vous que nous en fas-
sions! Ses discours nous ennuieront très vite. Mais, après tout,
n'est-ce pas un professeur de sciences naturelles? Ces Messieurs
sont souvent fort amusans. Il pourra nous distraire. Oui, oui,
faites-le venir, je compte sur vous pour cela, Clausewitz. »
Gneisenau avait repris l'idée de Scharnhorst et de Clausewitz;
il avait associé les volontaires venus des chaires universitaires ou
des milieux éclairés à la vie de l'état-major. Ils apportaient à sa
table, oii il les réunissait, un mouvement d'idées qui lui plaisait :
l'esprit de la conspiration patriotique, l'ardeur et la confrater-
nité d'esprit. Les matins de bataille, ils escortaient le général de-
LES PRUSSIENS EN 1813. 7S3
vant le front des troupes et l'assistaient de leur présence dans
les harangues familières qu'il adressait à ses soldats. Parfois
Gneisenau les utilisait pour ses polémiques; soit qu'il s'agît de
célébrer la gloire de l'armée de Silésie; soit qu'il s'agît de
prendre parti dans ses querelles intérieures. C'est ainsi qu'à
Gieszen, Steffens se fit ouvrir au passage les salles de l'Univer-
sité et y tint, devant un nombreux public, un discours où il ne
ménagea au corps prussien d'York aucune des critiques et des
attaques que la rancune de Gneisenau lui tenait en réserve.
Gneisenau avait enfin trouvé à ses compagnons civils une
occupation plus pratique, dans les services administratifs et
politiques de l'état-major, et en particulier dans le service des
renseignemens. Lui-même se tenait en rapports constans avec
Hardenberg, avec Knesebeck, fort éloigné de ses tendances, mais
qui lui donnait accès auprès de Frédéric-Guillaume ; surtout avec
Stein, qui lui servait d'intermédiaire auprès de l'empereur
Alexandre. Ainsi Gneisenau complétait très utilement ce qui
manquait de science, de calcul, d'esprit d'organisation au chef
de l'armée de Silésie.
Les précautions prises par les souverains pour que l'armée
de Silésie ne devînt point un foyer d'action indépendante, ou
d'idées révolutionnaires, n'y avaient point favorisé la bonne or-
ganisation et l'unité du commandement. Si jamais armée parut
vouée à l'insuccès par l'opposition et les incessans conflits des
chefs qui la commandaient, ce fut bien l'armée de Silésie.
Une circonstance particulière vint aggraver les difficultés qui
naissaient naturellement de la situation et des caractères. Blûcher
avait reçu verbalement de Barclay de ToUy, le 11 août, àReichen-
bach, les instructions secrètes destinées h son armée. Elles pres-
crivaient à Blucher de prendre le contact de l'ennemi, de ne point
le perdre de vue, et de le suivre de près s'il se portait sur
l'armée de Bohême, mais de se dérober à toute action décisive.
C'était interdire à l'armée de Silésie toute offensive, la réduire
à une réserve fort différente du rôle qu'elle devait jouer d'après
les premiers projets des coalisés, du rôle qu'elle a joué en réa-
lité. Blucher n'était point d'humeur à se laisser ainsi brider ; il
déclara qu'il ne prendrait pas le commandement s'il ne demeurait
pas maître de ses initiatives, libre de prendre l'offensive quand
il le jugerait nécessaire. Barclay ne voulut point modifier l'in-
TOME xiii. — 1903. 48
754 fiEVUE DES DEUX MONDES.
struction secrète que les souverains avaient approuvée. Lui et
son chef d'état-major Diebitsch apaisèrent toutefois Blûcher en
lui donnant verbalement toutes les assurances qu'il demandait.
Le général prussien accepta donc le commandement, mais à
la condition expresse qu'il demeurât libre d'attaquer l'ennemi
quand il le jugerait convenable. Barclay se chargea de faire
connaître aux souverains les réserves de Bliicher; mais on ne
sait s'il s'acquitta de sa mission, de façon à dissiper l'équivoque.
En tout cas, si cette équivoque n'a nullement pesé sur les
rapports de Bliicher avec le grand quartier général, elle a pesé
d'autre façon sur l'armée de Silésie.
Les instructions secrètes n'avaient pas été communiquées
seulement à Bliicher ; on les avait fait connaître également à l'un
de ses chefs de corps, au chef du corps russe, qui formait, à lui
seul, presque la moitié de l'armée de Bliicher. Langeron était
déjà, nous le savons, assez disposée, être un subordonné indocile.
Il avait commandé des armées; il partageait, quoique Français,
le dépit des Russes, qui se plaignaient qu'aucune des armées ne
fût commandée par un chef de leur nationalité. Gomme tous les
généraux russes, il ressentait comme une sorte de disgrâce d'être
appelé à combattre loin des yeux de l'empereur Alexandre. En
recevant communication des instructions secrètes du grand quar-
tier général, il put se croire, non sans raison, investi d'une sorte
de mission de surveillance. De plus, il ne connut ni les réserves
de Bliicher, ni le compromis intervenu entre lui et Barclay de
Tolli. Déjà porté naturellement à tempérer de mesure et de pru-
dence les ordres du chef d'armée, il se crut, dans son insubor-
dination répétée, le représentant de la volonté vraie des souve-
rains contre les initiatives intempérantes de l'état-major silésien.
L'autorité de Bliicher n'était pas beaucoup mieux assise sur
ses autres corps d'armée. Sacken, le commandant du second corps
d'armée russe, n'était point, non plus, fort maniable. 11 s'entendit,
dès le début, plus facilement, avec l'état-major de l'armée. Il
n'en est pas moins vrai qu'il négligea plus d'une fois d'obéir aux
ordres qu'il reçut, et qu'il se contenta parfois de transmettre à
Gneisenau les refus d'obéissance de ses propres subordonnés.
Mais ce n'était pas tout; ce n'était même pas le pire. Le plus
hostile des chefs de corps n'était pas parmi les chefs russes :
c'était le commandant du corps d'armée prussien. York était de
J.ongue date en état d'hostilité aiguë avec Gneisenau. Il considé-
LES PRUSSIENS EN 1813. 755
rait peu Blûcher qu'il jugeait trop dépendant de son entourage.
Il avait travaillé après Bautzen à le faire écarter du commande-
ment. « York, dit de lui Langeron, est uq homme d'un grand
caractère, d'une intrépidité héroïque au feu. Il a, de plus, de
grands talens militaires. Il a prouvé qu'il avait autant d'esprit
que d'énergie, en se séparant du maréchal Macdonald en Cour-
lande. Mais il est d'un caractère dur, intraUtible; il est violent,
haineux et grossier, et il est difficile de l'avoii' comme camarade
et comme subordonné. »
Les circonstances n'étaient pas faites pour estomper ces traits
de caractère qui étaient ceux de tant de Ppissiens d'origine à
cette époque : York était aigri par les épreuv<îs récentes qu'il avait
traversées. Il ne voyait partout qu'hostilité systématique, mesures
dirigées contre lui. Et, de fait, si son humeur atrabilaire le por-
tait à se croire persécuté, sa susceptibilité n'était point tout à
fait sans fondement. A cette date encore, Frédéric-Guillaume III,
fermé aux plus élémentaires inspirations du sentiment national,
ne lui pardonnait ni son action dans la Prusse orientale, ni la
capitulation de Tauroggen.
Le 4 août, vers la fin de l'armistice, les .souverains passèrent,
à Rogau, la revue du corps prussien, et York se plaignant au
Roi du mauvais état de ses troupes et du manque de souliers,
Frédéric-Guillaume lui répondit : « J'en, suis bien au regret,
mais c'est vous qui avez voulu la guerre et tout mis en branle. »
On n'avait pas traité son corps avec fa^ ')ur : la proportion des
landwehrs y était plus forte que dans cliacun des autres corps
prussiens. On lui avait refusé ses aides de camp favoris; et il
avait presque considéré comme une oiJense personnelle qu'on
eût désigné, pour commander l'une d(! ses brigades, le prince
Charles de Mecklenburg, le frère de la reine Louise. Le prince
avait conservé, depuis 1806, un mauvais renom militaire, et York
le regardait comme une sorte d'espion officiel.
Les conflits, si bien préparés par ta)it de jalousies, d'inimitiés
personnelles ou nationales, ne se firent pas attendre . ils écla-
tèrent dès les premiers jours, rendus plus violens par une diver-
gence complète de vues sur la direction même des opérations
militaires, entre Blûcher, Gneisenau, l'état-major de l'armée
d'une part, les commandans de corp j d'armée de l'autre.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
II. — LA CRISE DE l'aRMÉE DE SILÉSIF. GOLDBERG
Depuis que l'armistice avait été signé, c'est-à-dire depuis le
début du mois de juin, l'armée française et l'armée des alliés,
qu'elle avait refoulée durant la campagne de printemps jusqu'au
fond de la Silésie, étaient séparées par une large zone de neu-
tralité qui coupait en deux la Silésie et comprenait Breslau.
L'armée de Blûcher se trouvait sur l'emplacement même
qu'avait occupé, après la retraite qui suivit Bautzen, l'armée
coalisée des Russes et des Prussiens. Bliicher n'avait pas attendu
le terme de l'armistice pour engager les hostilités. Il prit pré-
texte de quelques excursions de fourrageurs français et, sans
aucun scrupule, poussa ses corps d'armée à travers le territoire
neutralisé. Lorsque les officiers russes de l'armée de Bliicher
déclarèrent ce procédé- équivoque et indigne, lorsque les com-
missaires des puissances alliées eux-mêmes lui firent des repré-
sentations et insistèrent pour qu'il revînt en arrière, il parut
prendre ce rappel au droit des gens comme une offense person-
nelle et répondit au commissaire prussien Krusemark que
« l'ère des bouffonneries et des notes diplomatiques était close
et qu'il n'avait pas besoin de notes pour battre la mesure. »
De fait, alors que l'armistice expirait le 17 août, Blûcher avait
commencé ses mouvemens dès le 14, et, le 17, avant l'expiration
de l'armistice, il avait franchi le terrain neutre. L'armée de
Silésie était tout entière sur la Katzbach qui en marquait la
limite du côté des Français. Napoléon ne cherchait point à
s'étendre. Il avait prescrit, le 15 avril, à Ney de réunir ses troupes
au camp de Bunzlau.
Les Français se retirèrent donc devant l'agression inopinée de
Blûcher, et celui-ci, poussant sa pointe, porta ses corps d'armée
en avant de la Katzbach dans les journées du 18, du 19 et du 20.
Dès le 18, les Français commencèrent à faire sentir leur résis-
tance. La journée du 19 fut marquée par des combats violens
et meurtriers. Le corps de Sacken, qui formait la droite de Blû-
cher perdit, le 19, 68 officiers et 1573 hommes à Kreibau et à
Kaiserswalde. Il ne put occuper ce jour-là Bunzlau, où il n'entra
que le 20. Le corps prussien de York, qui marchait au centre, se
heurta, le 19, au corps de Ney à Grâditzberg. Le 20, son avant-
garde soutint un combat à Plagwilz. Elle s'arrêta le même jour
LES PRUSSIENS EN 1813. 757
en face de Lôwenberg, ayant rejeté les Français de Lauriston sur
la rive gauche du Bober.
Enfin, le corps de Langeron, qui formait la gauche de l'armée
de Silésie, subit des épreuves plus rudes. Son avant-garde, com-
mandée par Rudzewitsch, avait franchi le Bober à Siebeneichen
dans la matinée du 19, enlevé dans un coup de main heureux
les bagages et la chancellerie du corps de Macdonald. Mais,
repoussé bientôt après, Rudzewitsch eut quelque peine à repasser
le Bober. Il ne fut sauvé que par un hasard heureux qui lui
permit de trouver un gué au moment opportun, et par l'arrivée
tardive du gros du corps de Langeron qui protégea sa retraite.
Le 19 au soir, le corps de Langeron s'était reformé en arrière du
Bober sur la rive droite, à Zobten, où il demeura le 20. Il avait
perdu plus de 1 500 hommes.
Ainsi, l'offensive audacieuse de Blucher av-^it, trois jours
après la rupture de l'armistice, porté son armée sur le Bober,
gagné plus de 25 lieues de terrain. Le 20, il occupait toute la
ligne du Bober, le corps de Sacken à Bunzlau, le corps de York
en face de Lôwenberg, \ê corps de Langeron à Zobten, ayant
partout le contact des Français retirés sur la rive gauche. Mais
déjà, dans cette marche hardie, et marquée de combats acharnés,
les premières difficultés avaient commencé à poindre.
Le 19, le corps de Ney, n'ayant point battu en retraite de
la même allure que les autres corps français , était demeuré
en pointe en avant du Bober, au Grâditzberg, en face du centre
de l'armée de Silésie. Blucher, ayant constaté la situation aven-
turée du corps de Ney, envoya, dans la soirée du 19, l'ordre
aux corps d'armée de ses deux ailes , — au corps de Sacken et
au corps de Langeron, — de se rabattre, le 20, dès le point du
jour, sur le corps de Ney pour l'écraser. Cet ordre eût-il été
exécuté, qu'on n'en pouvait rien attendre, car Ney repassa le
Bober dans la nuit du 19 au 20. Mais aucun des deux généraux
russes ne se conforma aux ordres du quartier général. Leurs
troupes avaient soutenu, durant la journée du 19, des combats
meurtriers dont les pertes équivalaient à celles d'une bataille.
Sacken fit des représentations sur les inconvéniens et l'inutilité
des opérations qu'on lui prescrivait. Quant à Langeron , il se
refusa explicitement , malgré des instances répétées, à suivre
les instructions de Blucher. Il avait eu une journée difficile,
où il avait le sentiment d'avoir couru quelques risques. Il
7S8 REVUE DES DEUX MONDES.
jugeait que ce qu'on lui demandait excédait les forces de ses
troupes et les possibilités. Il se sentit, depuis ce jour, une ten-
dance de plus en plus marquée à réagir par sa prudence contre
les audaces du chef d'armée. Bliicher dut passer condamnation
sur ce refus d'obéissance. Il feignit de croire à un malentendu ;
mais il commença, de son côté, à concevoir quelque rancune
contre Langeron.
Au corps prussien, les difficultés n'étaient pas moins sensibles.
Les ordres du quartier général imposèrent, dès la première
heure, aux troupes, des fatigues excessives. Gneisenau avait pour
principe qu'il fallait toujours demander aux hommes quelque
chose de plus que ce qu'on voulait en obtenir. Il semble que ses
ordres ne fussent pas expédiés avec toute la méthode désirable.
Le 16, le corps de York s'était croisé avec celui de Langeron et
n'avait pu parvenir au bivouac que le 17 au matin, sous des
torrens d'eau, après une marche de nuit, où les bataillons de
landwehr avaient perdu beaucoup de traînards. Le 18, York
n'avait reçu l'ordre de marche qu'à midi, et son corps n'était
arrivé à l'étape qu'à minuit. Le 19, le corps, parti à cinq heures
du matin, avait été arrêté à 8 heures par un contre-ordre ; son
avant-garde, mise en marche à deux heures du matin, était tombée
à l'improviste sur le corps de Ney. Le 20, il avait voulu remettre
ses troupes par quelque repos. Mais les ordres du quartier
général lui prescrivirent, malgré ses représentations, de porter
tout de suite son corps d'armée à Sirkwitz sur le Bober. Les che-
mins détrempés par la pluie rendaient la marche extrêmement
difficile. La brigade de Horn n'arriva qu'à minuit à Deutmanns-
dorf, encore à quelques kilomètres de Sirkwitz. York prit le parti
de s'arrêter là. Encore la fin de la colonne n'arriva-t-elle qu'à
cinq heures du matin.
Dès le 20, York commença à protester, à discuter les mé-
thodes du quartier général, à déclarer qu'on ruinait l'armée en
marches et en contremarches. Ses troupes n'étaient point en état
de répondre à de semblables impulsions. Elles offraient le con-
traste le plus complet avec celles des deux corps russes. Sacken
surtout commandait des régimens qui avaient fait campagne en
Turquie pendant des années, qui n'avaient point reçu d'hommes
de remplacement, qui étaient presque exclusivement formés de
vieux soldats.
Les troupes de Langeron étaient aussi de vieilles troupes
LES PRUSSIENS EN 1813. 759
d'une solidité à toute épreuve. Le chef de corps nous les montre
manœuvrant sur le champ de bataille comme à la parade.
« L'ordre qui régna, » dit-il, « fut vraiment admirable ; il n'y
eut pas une faute de faite, pas un bataillon ni un escadron ne
perdirent leur direction ni leur alignement. L'infanterie passait
rapidement les ravins et les défilés, se reformait et se déployait
ensuite plus rapidement encore sur les hauteurs qui dominaient
ces ravins... Le général Blûcher, qui vint me rejoindre, en était
dans l'enchantement et répétait sans cesse : « Ah! que c'est
beau! » Je le surpris même battant des mains pour applaudir;
il s'oublia tellement qu'au second mouvement de retraite, il
resta immobile, en disant toujours : « Ah! que c'est beau! » Et
je fus obligé de le réveiller de son admiration et de l'avertir que,
s'il restait encore cinq minutes dans la position où il était, en
avant de tous les avant-postes, il irait porter son enthousiasme
chez les ennemis. »
L'aspect des troupes prussiennes était tout différent : le corps
prussien comptait 18000 hommes de landwehrs sur un effectif
total de 38500. C'étaient des landwehrs silésiennes, que l'on con-
sidérait comme de qualité inférieure, recrutées parmi les tisse-
rands, les ouvriers des fabriques silésiennes. Les hommes étaient
malingres. Ils ne s'étaient point laissé recruter sans résistance.
Tous les élémens éclairés de la jeunesse étaient ailleurs : ils
s'étaient enrôlés dans les bataillons de- volontaires. Sur quatre
compagnies de landwehr silésienne, on n'avait pu trouver un
Feldwebel sachant écrire. Les bataillons de ligne n'étaient guère
plus riches en hommes exercés. Les mieux dotés comptaient un
tiers de recrues, et, sur l'ensemble, la proportion était bien plus
forte. Des bataillons entiers n'avaient pas même reçu un com-
mencement d'instruction. Dans tout le corps d'armée, on ne
comptait pas mille vieux soldats. L'habillement était lamentable.
Le drap, travaillé à la hâte, se rétrécissait sous la pluie et n'ha-
billait plus les hommes. On n'avait pu leur procurer de demi-
bottes. La plupart perdirent leurs souliers dans les boues détrem-
pées et durent faire la campagne nu-pieds. La classique Mûtze
du landwehrien avec sa croix ne protégeait le crâne ni contre la
pluie, ni contre les coups de sabre. Les pantalons étaient de toile.
L'Autriche avait bien fourni 20 000 fusils; mais on avait oublié
d'en percer les lumières; plusieurs bataillons de landwehrs en-
trèrent en campagne, leurs deux premiers rangs armés de piques,
7G0 ' REVUE DES DEUX BIONDES.
et n'eurent d'autres armes que celles cfu'ils ramassèrent sur les
champs de bataille. Il n'était point possible que ces troupes résis-
tassent aux épreuves auxquelles les soumettait l'ardeur intempé-
rante de Gneisenau.
Ce fut pis encore à partir du 20, lorsque Napoléon apparut
à Lôwenberg pour arrêter les progrès de l'armée de Silésie et lui
faire subir sa poussée vigoureuse.
Il était arrivé le 20 à Lauban; le 21, il dirigeait sur Lôwen-
berg le corps de Lauriston, celui de Macdonald et la cavalerie de
Latour-Maubourg, et sur Bunzlau le corps de Ney, celui de Mar-
mont et la cavalerie de Sébastiani. La présence de l'Empereur
produisit son effet accoutumé. L'armée de Silésie dut battre en
retraite et parcourir, en sens inverse, le terrain qu'elle avait gagné.
Le 21, les troupes de York et celles de Langeron furent re-
poussées en avant de Lôwenberg à Plagwitz. Le même jour,
Sacken fut rejeté hors de Bunzlau. Blûcher perdit dans cette
journée 30 officiers et 1600 hommes. Il avait appris l'arrivée de
TEmpereur, et reconnu sa présence. Il résolut de lui refuser la
rencontre décisive qu'il cherchait; et, dans la nuit du 21 au 22,
il groupa son armée en arrière de la Schnelle Deichsel, mais
encore en avant de la Katzbach entre Adelsdorf et Pilgramsdorf.
Le 22, Langeron, attaqué de nouveau par les Français, éva-
cua, malgré les ordres de Bliicher, la ligne de la Schnelle
Deichsel, franchit la Katzbach à Goldberg et se retira en arrière
de cette rivière jusqu'à Seichau. Mais Blûcher, qui avait songé
d'abord à défendre le passage de la Schnelle Deichsel, ne voulait
du moins pas livrer sans combat la ligne de la Katzbach. II ac-
courut au quartier général de Langeron, et le reporta en avant
sur la Katzbach, à Goldberg, dans la nuit du 22 au 23.
Ainsi, seule en somme des armées de la coalition, l'armée
de Silésie exécutait à la lettre le fameux programme de Tra-
chenberg; poussant en avant son offensive contre les lieute-
nans de Napoléon, reculant dès que l'Empereur lui faisait sentir
son effort personnel et sa présence; se soustrayant à ses coups,
mais toujours au contact des Français, et se dépensant en efforts
incessans.
Cette tactique, prudente malgré son aspect d'exubérante ar-
deur, atteignit bien son but. Napoléon ne pouvait s'éloigner de
Dresde, ni poursuivre l'adversaire qui se dérobait devant lui, et
l'eût entraîné trop loin. Le 22, il disloquait les troupes qu'il
LES PRUSSIENS EN 1813. 761
avait lancées contre Blûcher, rentrait lui-même à Gôrlitz ; il con-
fiait à Macdonald le soin de tenir en respect l'armée de Silésie.
Toutefois, l'élan que la présence de l'Empereur avait donné aux
corps français ne s'arrêta pas tout de suite. Blticher avait voulu
défendre la Katzbach ; il avait laissé à Goldberg et aux abords de
Goldberg le corps de Langeron et une partie du corps d'York.
Macdonald les attaqua le 23 à Goldberg; et dans les trois com-
bats distincts qui furent livrés ce jour-là, il leur infligea l'échec
le plus sensible.
Les Prussiens célèbrent la valeur de leurs troupes au combat
de Goldberg, l'héroïsme du frère de la reine Louise, du prince
Charles de Mecklenburg, qui refit ce jour-là sa réputation mili-
taire et désarma l'hostilité d'York. Et en effet, l'expérience et la
solidité des jeunes troupes prussiennes se trempaient rapidement
dans cette suite de combats. A Niederau, elles étaient 6400 contre
une vingtaine de mille hommes. Les coalisés manifestaient dans
la retraite une fermeté exceptionnelle ; Blûcher essayait de per-
suader à ses troupes que c'était en vertu d'un plan préconçu
qu'elles se retiraient. Mais l'armée de Silésie n'en avait pas moins
reçu, le 23, un coup qui menaçait jusqu'à son existence. Elle avait
perdu 4000 hommes en un jour. Blûcher, repoussé sur tous les
points, était obligé de reculer toujours, de concentrer pénible-
ment ses corps d'armée sur Jauer. Son armée, déjà si éprouvée
dans la marche en avant du 16 au 20, le fut bien davantage dans
sa retraite du 21 au 23. Six jours après l'ouverture des hosti-
lités, elle semblait sur le point de disparaître dans une crise de
dissolution totale.
Le corps prussien surtout ressentait péniblement le contre-
coup de la stratégie orageuse de l'état-major silésien. Le 21, il
avait subi à Plagwitz le retour offensif des corps français.
A cinq heures du soir, il avait reçu l'ordre de battre en retraite
sur la Schnelle Deichsel; il n'était arrivé qu'après de nouvelles
discussions et une nouvelle marche de nuit. Le 22, tandis que
Langeron continuait à reculer devant la poussée des Français,
York avait reçu le matin l'ordre de battre en retraite, à midi
l'ordre de faire halte, à trois heures l'ordre de reprendre la re-
traite. « On semble croire, écrivait Schack, qu'il est plus facile
d'observer l'ennemi avec des brigades qu'avec des avant-postes. »
Le 22 au soir, Blûcher, résolu à défendre la Katzbach, avait
exigé des troupes d'York un retour offensif. Il avait jeté dans
762 REVUE DES DEUX MONDES.
Goldberg six bataillons prussiens conduits par von der Goltz.
Dans la nuit, il avait pris au corps d'York toute la brigade du
prince de Mecklenburg pour la reporter au-devant des Français,
à côté de Goldberg, à Niederau. Depuis trois jours, les troupes
de York n'avaient point eu de repas chaud.
Le 23, tandis que le prince de Mecklenburg engageait le
combat où il perdit un tiers de sa brigade, le reste du corps
d'York recevait, à huit heures du matin, l'ordre de se porter en
avant, à onze heures, pour appuyer à Goldberg les troupes prus-
siennes engagées. A deux heures, revirement complet. Le prince
de Mecklenburg était rejeté en arrière. Le reste du corps prus-
sien, arrivé à une lieue de Goldberg, reçut un nouveau contre-
ordre, qui le ramena sur les positions qu'il venait d'abandonner
quelques heures auparavant, puis, au commencement de la nuit,
l'ordre de reculer encore jusqu'en arrière de Jauer.
Le commandement supérieur perdait de plus en plus de son
autorité dans ses incessantes fluctuations. Il fallait quelque ré-
flexion et beaucoup de bonne volonté pour y discerner le résultat
d'un calcul. Les commandans des corps d'armée n'avaient point le
secret des ordres et des contre-ordres qui les harcelaient. Ils
étaient, nous le savons, disposés à incriminer le commandement.
Ils ne firent point la part de ce qui était conception stratégique,
incertitude dans les renseignemens ou incertitude dans la direc-
tion.
Lorsque York comprit le but que poursuivait l'état-major de
Bliicher, il en discuta les moyens d'exécution. Il était possible,
disait-il, d'obtenir les mêmes résultats sans épuiser et désorga-
niser au même degré les troupes. Au lieu de mettre, au moindre
bruit, l'armée tout entière en branle, il conseillait de suivre
seulement avec une avant-garde les mouvemens de l'ennemi.
Le débat n'est point sans intérêt. Gneisenau représente la foi
illimitée dans l'action des forces morales, de la volonté du chef
qui rend possible ce qu'il commande. York, tout résolu qu'il est
lui-même, expert de vieille date dans le contact et la direction
des troupes, habitué à tendre leurs efforts et leur vigueur, mais
sentant les limites qu'il ne faut point franchir et répugnant à les
franchir, l'ait valoir les droits de la matière humaine.
Le succès n'a peut-être point tranché définitivement ce débat
au profit de l'état-major de Bliicher. Il est permis de penser
qu'il V eut quelgue excès inutile dans les allures de la direction.
LES PRUSSIENS EN 1813. 763
En tous cas, la crise de l'armée de Silésie atteignit son pa-
roxysme au lendemain de léchée de Goldberg.
Langeron se sentait soute.nu au quartier général des souve-
rains et n'en faisait qu'à sa tête. Le 23, il avait reçu assez mal
les ordres et les aides de camp prussiens de Blûcher. Le matin
du 26, il déclara net qu'il n'obéirait pas, qu'il avait des instruc-
tions secrètes lui prescrivant de ménager son corps d'armée, et,
s'adressant au lieutenant de Gerlaeh qui lui portait les ordres de
Blûcher, il ajoutait d'un ton dégagé, que les Prussiens semblent
avoir gardé sur le cœur : « Votre général est un bon sabreur,
mais voilà tout. Il nous faut de la prudence et vous m'a-
vouerez que la prudence n'est pas la faute du général Gneise-
nau. »
Au corps prussien les conflits ne se dénouaient point sur ce
ton d'aimable raillerie. Sa situation, le soir de la défaite de Gold-
berg, était lamentable. En pleine nuit, on vit arriver à Galgen les
brigades prussiennes de Horn et de Hùnerbein, puis les troupes
qui avaient combattu à Goldberg et à Niederau, la brigade du
prince de Mecklenburg et les bataillons de Goltz. Aux épreuves
physiques qui s'accumulaient, s'ajoutaient cette fois le sentiment
de la défaite et un commencement de désorganisation. .Les troupes
de la dernière brigade prussienne, la brigade Steinmetz, s'éga-
rèrent dans l'obscurité. Elles se croisèrent avec les troupes russes
du corps de Sacken. Une compagnie prussienne fraya son passage
à coups de crosse à travers les bagages du corps russe. Deux
bataillons de landwehrs, même le bataillon de grenadiers d'un
vieux régiment, le régiment de la Prusse orientale, furent coupés
et se perdirent. Les landwehrs silésiennes étaient à deux pas de
leurs foyers. Elles quittèrent quelques jours le drapeau pour y
rentrer. On vit les hommes retourner chez eux, comme avaient
fait les volontaires de 92, et rejoindre, quelques jours après, leur
régiment. En attendant, les efiectifs s'effondraient. Après Gold-
berg, le 6^ régiment de landwehr dut être fondu en un bataillon
qui ne comptait plus que 920 hommes sur 2200.
De l'aveu des Prussiens eux-mêmes, ce fut un instant cri-
tique, un de ceux oii l'énergie morale faiblit, où l'on peut saisir
les causes qui font la défaite ou qui font la victoire. Les recon-
naissances prussiennes annonçaient que les Français se mettaient
en marche de Liegnitz en deux colonnes. Et, de l'aveu de Schack,
si c'eût été vrai, c'était la fm du corps d'York. Mais, hélas I les
764 > REVUE DES DEUX MONDES.
chefs français n'avaient plus le feu sacré qui emportait mainte-
nant les Bliicher et les Gneisenau.
York était bien l'homme de ces situations. Vigoureux et
hargneux, incapable de démoralisation, prompt à se ressaisir,
dès le 24, en poursuivant la retraite, il travaillait à reconstituer
son corps. Mais lorsque, le soir de ce même jour, le 24, il reçut
un nouvel ordre du quartier général, qui prescrivait pour le 25, à
huit heures du matin, de faire de nouveau demi-tour, de reprendre
la marche en avant, et de commencer un mouvement offensif,
son irritation, mal contenue durant les jours précédens, fit ex-
plosion. Il envoya l'un de ses officiers, le major Diederich, au
quartier général pour exiger quelque repos. Pour toute réponse,
Diederich fut menacé des arrêts et du conseil de guerre. Il
fallut obéir, et, le 25 au matin, à huit heures, le corps prussien
se mit en marche vers l'ennemi. La tête du corps était à peine
arrivée à Jauer qu'un nouveau contre-ordre l'y arrêta. Cette fois,
York n'y tint plus. Il se rendit lui-même au quartier général, et
y exposa ses griefs avec la plus extrême violence. Mais il trouva
à qui parler. Bliicher, dit le biographe d'York, se laissa emporter
aux dernières limites. Le biographe de Gneisenau retrace la scène
entière. York entre au milieu des officiers prussiens et étrangers.
Gneisenau, maître de lui-même, entraîne York dans une salle
voisine pour que les étrangers n'assistent point à ce débat ora-
geux. Bliicher vient les y rejoindre. Gneisenau, bien qu'inférieur
en grade, tient tête à York et répond avec aigreur, mais avec sang-
froid, à ses emportemens.
La scène a laissé un souvenir très vif à ceux qui en furent
témoins. Langeron, qui y assistait, ne manque pas de nous la
décrire. « Le général Bliicher, » raconte-t-il, « prit son quartier
à Jauer; j'y allai, le 25 de grand matin. J'y fus témoin de la scène
la plus scandaleuse, York était dans la chambre de Bliicher et
vomissait contre lui et contre Gneisenau et contre Miiffling les
plus formidables injures que la langue allemande peut fournir.
Je ne les comprenais point, car, Dieu mercy, je ne scais pas l'al-
lemand, mais le ton me faisait juger de leur énergie; les trois
antagonistes de York lui rendaient ses vociférations avec usure;
le tapage et les cris de ces messieurs s'entendaient de la rue : je
crus qu'ils allaient se sabrer et ils n'en furent pas éloignés; je'
me retirai sans avoir pu dire un mot à aucun d'eux et je revins
à mon quartier général qui n'offrait pas de pareilles scènes; du
lt:s prussiens en 1813. 765
reste j'ai ignoré le sujet de tout ce tapage; lorsque je le deman-
dai à Mûfflin^, il éluda de me répondre. »
York écrivit le même jour au roi pour lui demander à être
déchargé de son commandement et à quitter le service. Il se
répandait en récriminations contre le commandement supérieur.
(( Peut-être, disait-il, mon imagination est-elle trop bornée
pour concevoir les idées géniales dont s'inspire l'état-major du
lieutenant général Bliicher. » Il évoquait le souvenir de 1806 et
il ajoutait : « La précipitation et l'inconséquence dans les opé-
rations... la croyance aux fausses nouvelles, les décisions prises
sur la moindre apparence d'un mouvement de l'ennemi, l'igno-
rance des élémens pratiques dont l'appréciation est bien plus
nécessaire pour là conduite des armées que de sublimes con-
ceptions... telles sont les causes qui peuvent ruiner les armées. »
Qui n'aurait cru, avec York, que l'armée de Silésie marchait
à la ruine ? Épuisée par des combats incessans et meurtriers,
accablée d'épreuves matérielles qui dépassaient ce que l'homme
paraît pouvoir supporter, réduite à une retraite qui prenait par
momens l'allure d'une déroute, ses effectifs fondus presque
d'un tieis en huit jours, le commandement désorganisé par
l'insubordination chronique, ou par les résistances scandaleuses
des commandans de corps d'armée, n'étaient-ce point là les pro-
dromes assurés de la défaite et de la dissolution? Et cependant
l'armée de Silésie s'acheminait à la victoire. Qui eût cru de
même, à la veille de Valmy, au triomphe inattendu des premières
armées anarchiques de la Révolution française ?
Il arrive ainsi que les événemens paraissent déjouer toutes
les prévisions que peuvent faire naître les circonstances immé-
diates au milieu desquelles ils se produisent. C'est que le témoin
contemporain des faits, ou l'historien qui les analyse, perd de
vue l'ensemble des causes générales et lointaines qui en règlent
le développement. Et alors le dénouement imprévu qui surgit
dans un milieu qui lui paraît contraire surprend et déconcerte.
Il semble mal préparé à qui néglige l'ensemble des causes qui
l'ont amené. Parfois il prend l'aspect d'un hasard inexpliqué;
parfois, il semble qu'une volonté^^humaine ait, par son seul effort,
brisé tous les oI)stacles, et remonté les courans qui Tentraînaient.
Sous la pression des causes profondes qui condamnaient Na-
poléon à la ruine, et qui portaient la coalition au succès, un
revirement singulier a transformé en marche triomphale la
766 REVUE DES DEUX MONDES.
retraite désordonnée <^e. V<ivTnée de Silésie. Et, dans ce ressaut
imprévu, la personnalité de Bliicher et celle de Gneisenau pren-
nent un relief extraordinaire. Loin de se laisser abattre par l'ac-
cumulation des circonstances contraires, suppléant à tout, à la dé-
moralisation de l«ur entourage, à l'effondrement de leurs moyens
d'action, par ufiC énergir; morale indomptable, ils n'ont jamais
mieux payé d'nudace, ils n'ont jamais imposé plus brutalement
leur volonté, qu'A l'heure où leur situation semblait désespérée
et leur autorité irrémédiablement compromise. Quelles qu'aient
pu être leurs erreurs, quelque excès qu'on puisse reprocher à
leur ardeur intempérante, quelque fondement que pussent avoir
les résistances de leurs subordonnés, ils ont offert, dans toute
sa grandeur, le spectacle de la force morale triomphante; ils
ont fait à l'action des volontés individuelles la part probable-
ment la plus lar^je qui puisse lui être réservée dans l'évolu-
tion des événemeas humains. Langeron, qui était resté tout
juste assez Français pour se vanter de ne pas savoir l'aUemaeid,
pouvait raillor l'aspect abrupt et grossier de ces énergies. Le
peuple dont elles ont fondé la grandeur a certainement le droit
de les glorifier.
III. — LA KATZBA.CH. — LA POURSUITE DE BLÛCHER
ET LA RETRAITE DE MACDONALD
Si les Françaie, après leur victoire de Goldberg, le 23,
n'avaient point poussé plus vigoureusement leurs succès, ce
n'était point seulement d«'>faut d'énergie. Les instructions de
l'Empereur ne prescrivaient à Macdonald qu'une offensive très
réservée, plutôt destinée à contenir l'ennemi qu'à le briser. Un
incident malheureux empira d'ailleurs la situation. L'Empereur,
laissant Macdonald à la tôte de l'armée, avait voulu lui en faci-
liter le commandement. Il avait rappelé Ney, supposant que le
prince de la Moskowa ne serait point, pour le duc de Tarente, un
subordonné docile. Ney comprit que ses troupes étaient rappelées
en même temps que lui-même, et de Liegnitz, où il occupait, en
pointe sur la gauche, une situation fort menaçante pour les Prus-
siens, il mit le 3^ coros en retraite sur Dresde, dégarnissant fort
mal à propos i'aile gauche de l'armée. Ce faux mouvement, que
Macdonald appelait « une cruelle méprise, » contribua à arrêter
les progrès des Français, après leur succès du 23.
LES PRUSSIENS EN 1813. 767
Le 24, dès le lendemain de sa défaite à Goldberg, Blûcher
avait connu le départ de l'Empereur. Le mouvement du 3" corps
le porta à croire que les Français se retiraient. Il donna aussitôt
à son armée à demi dissoute, à ses chefs de corps récalcitrans,
l'ordre de se porter en avant. Macdonald au contraire laissa
passer dans une inaction relative les journées du 24 et du 25. Ce
fut seulement le 26 au matin qu'il distribua ses ordres de mou-
vement. Il croyait pousser encore devant lui l'ennemi qu'il avait
défait le 23 autour de Goldberg.
Ainsi chacune des armées s'avançait, croyant trouver en face
d'elle un adversaire en retraite, et marchait, sans s'en douter,
au-devant d'un choc décisif. Mais Macdonald s'y exposait dans
les conditions les plus défectueuses. Le 3® corps, retardé par le
malentendu qui s'était tardivement dissipé, se trouvait encore
trop éloigné pour prendre une part effective à l'action. Macdo-
nald, loin de grouper ses forces comme le lui avait prescrit
Napoléon, les avait fractionnées dans un terrain coupé d'ob-
stacles matériels, de montagnes, de rivières, que les pluies dilu-
viennes de ces derniers jours d'août grossissaient d'heure en
heure et transformaient en obstacles infranchissables. Bliicher
était en pays ami, mieux renseigné, mieux servi aussi par une
cavalerie active et mobile. Il avait, lui aussi, arrêté ses ordres
de marche, le 26 à onze heures, dans l'ignorance des mouve-
mens de l'ennemi. Mais des services d'avant-postes, son avant-
garde, le renseignèrent à midi, avant la rencontre. Il apprit que
les Français s'avançaient en colonnes nombreuses et put prendre
ses dispositions pour les recevoir.
Le champ de bataille de la Katzbach est limité au Nord par
la rivière q'ii a donné son nom à la journée et dont le cours est
dirigé à peu près de l'Est à l'Ouest. A l'Ouest, le champ de ba-
taille est borné par un affluent de la Katzbach par la Wiithende
Neisse, qui coule du Sud au Nord. C'est dans l'angle formé pai
les deux rivières, sur la rive droite de la Katzbach et de la
Wûthende Neis;îe, sur le plateau qui occupe cet angle, que s'est
décidé le sort de la journée.
Toutefois en dehors de cet angle, de l'autre côté de la Wût-
hende Neisse et sur sa rive gauche, le corps de Langeron, séparé
du reste de l'armée de Silésie, devait recevoir, dans une action
très isolée du reste de la bataille, le choc du 5** corps français
commandé par Lauriston.
768 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur la rive droite de la Wûthende Neisse, sur le terrain de
la rencontre décisive, les corps de York et de Sacken allaient se
trouver en face du 11® corps et de la cavalerie de Sébastiani.
Le 3^ corps français, commandé par Souham depuis le départ
de Ney, était au nord de la Katzbach, sur la rive gauche, au
delà de Liegnitz. Obligé de faire un long détour pour franchir
la Katzbach, il parut sur le champ de bataille plus tard que ne
l'attendait Macdonald, trop tard pour exercer une action réelle,
assez tard pour ne pas être irrémédiablement entraîné dans la
déroute.
L'action décisive se déroula entre les corps de York et de
Sacken, groupés sur le plateau dans les positions que Bliicher
leur avait assignées à la nouvelle de l'attaque des Français, — et
]e 11® corps appuyé de la cavalerie de Sébastiani qui gravissait,
non sans difficulté, les pentes abruptes, qui conduisent du lit
du torrent sur le plateau. On n'y montait que par des chemins
encaissés, détrempés par la pluie, sortes de défilés presque in-
franchissables. Macdonald paraît avoir eu l'intention, lorsqu'il
reconnut la difficulté du terrain, de s'arrêter, de retourner en
arrière. Mais l'étroitesse du passage ne lui permettait même point
de revenir sur ses pas. Après avoir franchi, non sans désordre,
les défilés et gravi, non sans difficultés, les pentes abruptes qui
dominent le torrent, les bataillons de la division Charpentier,
qui marchaient les premiers, se déployèrent à droite, et la cava-
lerie de Sébastiani s'étendit successivement sur la gauche. En
face des bataillons Charpentier, se trouvaient, sur la gauche de
Blûcher, les brigades prussiennes d'York.
Les récits prussiens ont conservé le souvenir des premières
rencontres de la division Charpentier avec les troupes prus-
siennes. C'est d'abord l'avant-garde prussienne, portée le matin
dans la vallée et qui se retire sous la poussée des Français en re-
gagnant le gros du corps. « L'ennemi nous croyait en retraite, »
écrit le major Hiller qui la commandait, « et nous poursuivait
de ses quolibets. Il se développa rapidement, poussa une masse
de tirailleurs. Mais, en raison de la pluie qui commençait, leur
'feu fit peu d'effet. Trois des quatre batteriees qui successive-
ment avaient débouché du défilé commencèrent à tirer vivement
sur nous. Quelques boulets qui atteignirent le bataillon de
landwehr von Kempsky, — c'était celui d'Oppeln, — y mit le
désordre. Il ne fut bientôt plus qu'une masse débandée, qui fit
LES PRUSSIENS EN 1813. 769
mine de se jeter sur les autres bataillons. Le brave Kempsky se
donna avec moi toutes les peines du monde pour retenir le ba-
taillon qui n'était formé que de grossiers paysans de la Haute-
Silésie. Nous n'y réussîmes que lorsque j'eus fait braquer les
canons sur eux, en leur donnant ma parole d'honneur que je
ferais tirer. La menace eut son effet et le bataillon reprit si
bonne attitude qu'une grenade étant tombée dans ses rangs, et
ayant abîmé quatorze hommes, il demeura néanmoins en bon
ordre. Aucun homme ne pouvait tirer, et cependant le carré
tint ferme, même lorsque la cavalerie l'entoura complètement.
Le bataillon de landwehr Seydlitz (de Schweidnitz) a tenu
durant tout le combat en bon ordre comme un vieux bataillon. »
C'étaient là les combats d'avant-garde. On nous décrit ensuite
la première rencontre de l'infanterie française de la division
Charpentier avec le gros du corps prussien. Les Français sont
montés sur le plateau ; les Prussiens voient devant eux trois ba-
taillons en carré et quatre pièces d'artillerie. La première ligne,
le second bataillon du régiment de Brandebourg en tête, — c'était
un régiment de ligne, — s'avance contre les carrés français, rece-
vant le feu de l'artillerie. « Ce qui tombait, tombait, le reste
avançait, ». écrit un officier du régiment. « Arrivés à portée de
fusil, nous doublâmes le pas, nous abaissâmes nos armes, et nous
abordâmes à la baïonnette, avec des hurrahs terribles, le carré
du milieu, un carré de grenadiers français. Le carré se tenait
ferme comme un mur. Nous approchâmes à deux pas. Un instant
nos hommes se tinrent en face des Français et, des deux côtés,
on se regarda. Nous autres officiers, nous criâmes : « Allez,
allez. » Les soldats retournèrent leurs fusils et se mirent à frap-
per à coups de crosse. Le carré fut bientôt entouré à droite et à
gauche, attaqué de toutes parts. Il n'y avait plus de quartier. En
dix minutes, le carré fut à terre et transformé en pyramide,
150 hommes sortirent vivans du tas de cadavres, on les fit pri-
sonniers. » Mais le premier élan des bataillons français n'avait
pas été arrêté seulement par les résistances de l'infanterie prus-
sienne. L'intervention de l'artillerie du corps de Sacken, que le
général russe avait mise en action dès l'apparition de la division
Charpentier sur le plateau, avait puissamment contribué à faci-
liter la résistance du corps de York.
Les Prussiens ont moins complaisamment décrit l'épisode qui
suivit ces premières rencontres. Leur cavalerie de réserve, cou-
tome xui. — 1903. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
duite par leurs chefs de cavalerie les plus célèbres, par Katzeler
et par Jiirgasz, crut le moment venu de compléter les premiers
succès de l'infanterie. Elle s'engagea tout entière; mais elle se
heurta à la cavalerie de Sébastiani, qui la repoussa dans le
désordre le plus complet. Un combat de cavalerie long et acharné
s'engagea alors. « J'ai tenu six heures, » écrivait Sébastiani,
« sous une canonnade horrible et devant des forces sans aucune
espèce de proportion avec les miennes. Nous avons toujours
chargé aux cris répétés de : Vive l'Empereur! » Et le chef du
2^ corps de cavalerie n'était pas seul à rendre hommage à ses
troupes. Le 2 septembre, après la retraite, Lauriston écrivait à
l'Empereur : « La cavalerie du 2^ corps est bonne, elle a fait
le 26 des choses que l'on aurait à peine attendues de vieux cava-
liers. » La cavalerie prussienne, rejetée avec perte, dut venir
s'abriter derrière les carrés de l'infanterie de York. « Pour\Ti, »
disait Jiirgasz, « que le général ne voie pas cette cochonnerie. »
Mais tandis que la cavalerie du corps prussien subissait cet
échec, Bliicher portait son armée en avant. Le corps russe de
Sacken marqua son offensive. Blûcher lui-même prit la tête de la
cavalerie russe, à laquelle il agrégea les restes de la cavalerie
prussienne. Et, dans un dernier effort, la charge de ces masses
énormes brisa la résistance des Français. La retraite prit bientôt
l'aspect d'une déroute. L'artillerie française était restée sur le
plateau, à sa position de batterie, enfoncée dans les terres; toute
l'armée dévalait pêle-mêle, dans un désordre inexprimable, les
défilés qu'elle avait si péniblement franchis le matin ; elle trou-
vait, au bas des pentes, les ponts emportés; les torrens grossis
par les pluies engloutissaient les fuyards. En vain, les troupes
du 3^ corps avaient franchi la Katzbach et s'étaient montrées sur
le plateau à la fin de la journée; elles s'étaient heurtées aux
troupes victorieuses de Sacken. En vain, le corps de Lauriston
avait poussé devant lui le corps de Langeron, qui s'était molle-
ment défendu, ayant jugé de son côté qu'il n'y avait pas lieu de
livrer bataille. Macdonald dut donner le soir à Lauriston l'ordre
de battre en retraite.
La journée de la Katzbach a eu des conséquences considé-
rables. Mais la rencontre en elle-même ne fut point, parmi les
combats livrés par l'armée de Silésie dans la seconde quinzaine
d'août, l'une des plus meurtrières. Elle n'avait coûté au corps
prussien que 874 hommes tués ou blessés. Il fallut tous les
LES PRUSSIENS EN 1813. 771
efforts d'imagination et la propagande de Gneisenau pour en
faire une grande victoire. Miiflling lui-même protestait contre
ces exagérations, et appréciait d'une façon plus modeste « la
rencontre sur le plateau, » dont les exaltés de l'état-major silé-
sien amplifiaient sans mesure les proportions.
Les troupes russes de Sacken avaient eu dans le succès une
part prépondérante. Il reçut, sur le champ de bataille même, le
témoignage de Blûcher, et le lendemain, le 27, il fut l'objet
d'une manifestation flatteuse. Passant à cheval le long du corps
prussien formé en colonne, il fut accueilli par le hurrab des
troupes. Le rapport officiel rédigé par l'état-major silésien était,
à l'égard des Russes, d'une reconnaissance moins expansive.
Sacken et ses officiers pensèrent qu'il ne rendait pas suffisam-
ment justice à leurs efforts. Et afin d'effacer cette fâcheuse im-
pression, Blûcher baptisa, le 30 août, sa victoire, pour faire hon-
neur au corps russe de Sacken, du nom de la Katzbach. A la
première heure les Prussiens lui avaient donné le nom de la
Wûthende Neisse dont leurs troupes avaient occupé les rives.
« Il nous sied, » écrivait Gneisenau dont la modestie n'était
pas le fort, « d'être modestes après avoir été si longtemps
malheureux. »
Mais si la journée du 26 n'avait pas été des plus meurtrières,
elle eut, par les événemens qui suivirent, pour les troupes de
Macdonald, les conséquences les plus funestes. La crise que tra-
versa, après la rencontre de la Katzbach, après le 26 août,
l'armée française placée sous les ordres de Macdonald, rappelle
trait pour trait celle qu'avait franchie trois jours plus tôt, le 23,
après le combat de Goldberg, l'armée de Silésie vaincue et bat-
tant en retraite. Mais, après Goldberg, l'énergie du dernier effort
manqua aux Français; leurs ennemis évitèrent le dernier aban-
don, réussirent à se ressaisir Après la Katzbach, au contraire,
l'armée de Blûcher victorieuse poussa sa pointe jusqu'à l'épuise-
ment de ses forces, et le ressort manqua aux malheureuses divi-
sions françaises qui se ruinèrent, sans retour possible, dans l'eau
des torrens et la boue des chemins. Et à quelques jours d'inter-
valle, dans deux situations exactement semblables mais renver-
sées, on saisit, par la différence des résultats, l'action des forces
morales, — la réaction des nations européennes résolues à s'af-
franchir, — l'épuisement de l'effort gigantesque qui avait porté
la France victorieusu aux coulins do l'Europe.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
L'armée française avait à traverser, dans sa retraite, succes-
sivement la Katzbaclî, le Bober et le Queiss. Soixante-douze
heures de pluies continuelles avaient fait déborder toutes les
rivières et emporté à peu près tous les ponts.
Le 3** corps et la cavalerie de Sébastiani avaient repassé assez
facilement la Katzbach à Kroitsch. Ils se retirèrent en faisant
bonne contenance, offrirent le 30, au passage du Bober à Bunzlau
quelque résistance aux troupes qui les poursuivaient, et se reti-
rèrent sans se désorganiser sur le Queiss. Lauriston écrivait,
le 2 septembre, à l'Empereur : « Le 3® corps est encore sain et
vigoureux en hommes et en choses. »
Mais les autres corps ne franchirent point aussi facilement les
obstacles naturels que leur opposaient les lignes successives des
torrens débordés. Le 11® corps, celui de Macdonald, qui avait
supporté le principal effort de la journée du 26, en était sorti
dans le plus grand désordre. Le 5® corps, celui de Lauriston,
qui avait lutté avec succès, le 26, contre le corps de Langeron,
commença sa retraite, dans la nuit du 26 au 27, avec assez de
régularité. Les deux corps, le 11^ et le 5^, franchirent la Katzbach
à Goldberg. Entre la Katzbach et le Bober, le S" corps encore
assez intact tenta d'arrêter à Pilgramsdorf, le 27, la poursuite de
Langeron. Il n'y réussit pas, perdit son artillerie embourbée et
s'y désorganisa entièrement. Les débris du 11® et du 5® corps
purent cependant franchir le Bober à Lôwenberg, et poursuivre
leur retraite. Mais les hommes qui en masse avaient quitté leur
corps, les détachemens isolés qui s'étaient égarés, tous ceux qui
n'étaient point venus, à la première heure, chercher les seuls
passages demeurés libres, errèrent à l'aventure, emprisonnés
entre les rivières infranchissables, cherchant un passage qu'ils
ne trouvaient plus, et tombèrent successivement aux mains de
l'ennemi. Ce fut le sort de la malheureuse division Puthod, que
Napoléon avait prescrit à Macdonald de détacher au loin sur sa
droite et qui fut prise tout entière.
Ces journées désastreuses coûtèrent à l'armée de Macdonald
plus de 30000 hommes. Les épreuves matérielles, plus encore
que l'échec du 26, y portèrent la démoralisation à son comble.
Dès le 27 août, à deux heures de l'après-midi, Macdonald écri-
vait de Goldberg au major général : « Le général Lauriston vient
d'être informé qu'un seul régiment de hussards a suffi pour faire
débander 14 bataillons. Le soldat est dégoûté par les marches et
LES PRUSSIENS EN 1813 773
le mauvais temps, et découragé parce qu'il ne peut se servir du
feu de son arme. » Et le même jour, à sept heures du soir, la
déroute atteignant Lôwenberg, le commandant d'armes de cette
place écrivait (1) : « Depuis hier soir sur les neuf heures (c'est-
à-dire le jour même de la Katzbach) sont arrivés ici, venant de
Goldberg, quantité de militaires épouvantés et fuyards annonçant
un mauvais résultat de l'affaire d'hier après-midi. Je les fis
chasser et leur donnai l'ordre de retourner promptement sur leurs
pas. J'ai donné la consigne aux postes de ne plus les laisser
entrer. Ils font le tour de la ville ; j'ai placé un poste au pont
pour leur en empêcher le passage ; ils ont passé les gués plus
haut ou plus bas et ont évité mes gardes. »
Même au 3^ corps, qui n'avait point été engagé à fond le 26,
l'état des troupes n'était point satisfaisant. Macdonald mandait
le 29, de Bunzlau où il s'était rendu : « Nos troupes sont dans
un état pitoyable, percées de la pluie pendant quatre-vingts heures
consécutives, marchant dans la boue jusqu'à mi-jambe et tra-
versant des torrens débordés. Dans cet état, les généraux en chef
ne peuvent empêcher que le soldat ne cherche un abri, son fusil
lui étant inutile. »
Et, le 27 août, Puthod, qui allait être pris avec sa division
deux jours plus tard, mais qui n'avait pas encore eu affaire à
l'ennemi, adressait à Lauriston un rapport que les cosaques in-
terceptèrent et qui fortifia la confiance de Blûcher et de Gnei-
senau. « J'ai la douleur de vous rendre compte, » écrivait-il,
« que les trois quarts des soldats, malgré mes efforts, malgré ceux
des chefs et des officiers, se jettent dans les bois et dans les mai-
sons, et que ni les menaces, ni les coups ne peuvent rien; ils
répondent qu'ils aiment mieux encore être pris que périr de mi-
sère. Le cœur me saigne, je suis au désespoir, et je n'en ferai
pas moins mon devoir avec honneur jusqu'au bout. »
Après la perte de la division Puthod, Macdonald avait évacué
la ligne du Bober. Il s'était retiré sur le Queiss, et, le 31 août, il
écrivait de Lauban : « Il nous est déjà rentré 7 à 8 000 hommes ;
il faut qu'il y en ait encore plus du double jusqu'à Dresde. Ce
qu'il y a de singulier, c'est qu'il n'y a ni terreur, ni crainte ; le
soldat cherchait des abris ; en cela il imitait trop bien l'exemple
de ses officiers. »
(1) Archives historiques du ministère de la Guerre.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais Macdonaîd n'avait pu tenir même sur le Queiss ni sur
la Neisse, et c'était de Nostitz, se dirigeant vers la Sprée, qu'il
écrivait, le 2 septembre, au major général : « Je dois déclarer
que la tiédeur des chefs, l'indiscipline, le maraudage, le manque
d'armes pour peut-être dix mille hommes, et de munitions de
guerre sont autant de motifs qui doivent déterminer Sa Majesté
à rapprocher d'elle son armée, à l'effet de lui donner une plus
forte constitution et de retremper tous les esprits. »
Les épreuves qui accablaient les Français n'étaient point épar-
gnées aux troupes de l'armée de Silésie qui les poursuivaient.
Elles y produisaient des effets analogues. Seulement, là, la vi-
gueur du commandement à tous ses degrés, le sentiment du suc-
cès, conservaient intacte l'énergie du petit noyau d'hommes qui
ne succombaient pas à l'excès de la fatigue ou des épreuves.
Surtout, la solidité éprouvée des troupes russes maintenait
intacte la charpente de l'armée de Silésie. Si le corps russe de
Sacken avait assuré à Blùcher la victoire de la Katzbach, le corps
russe de Langeron, ménagé davantage par la prudence parfois
excessive de son chef, permit seul de donner à la poursuite assez
d'activité pour ruiner les corps français, détruire leur matériel,
et capturer la division Puthod. Ce sont les troupes russes de
Langeron qui ont désorganisé le 27, à Pilgramsdorf, une grande
partie du S^ corps, et qui, le 29, en avant de Lôwenberg, ont fait
prisonnières les troupes de Puthod.
Quant au corps prussien, il n'était plus en état de participer
utilement à la poursuite. Ce n'était pas faute d'en avoir reçu de
l'état-major l'ordre pressant. A peine abrité de la pluie, à Brech-
telshof, dans la nuit qui suivit la bataille, Blucher avait expédié
ses rapports au grand quartier général et, aussitôt après, dans la
nuit du 26 au 27, il avait fait parvenir à Tork l'ordre de se
mettre en marche à deux heures du matin et de franchir la Katz-
bach à Kroïtsch avec son avant-garde, la brigade de Horn, et la
cavalerie de réserve. York déclara une fois de plus que « Mes-
sieurs de Gneisenau et de Mûffling n'avaient pas la moindre idée
des mouvemens d'une armée. » Et, une fois de plus, Gneisenau
incrimina le mauvais vouloir et l'esprit d'opposition de York.
L'ordre était inexécutable. La Katzbach montait sans cesse
sous la pluie qui continuait; les ponts étaient recouverts
d'eau. Il était impossible d'y passer en pleine nuit, même pour
LES PRUSSIENS EN 1813. 775
â.' troupes qui eussent été en meilleur état que celles de York.
Demeurés toute la nuit sans bois, sans paille, sans pain, trempés
jusqu'aux os sous une pluie diluvienne et sous le vent du Nord,
les Prussiens étaient dans l'état le plus pitoyable. Les régi-
mens, les landwehrs surtout, fondaient avec une rapidité sans
précédens. Dans le régiment de landwehr de la brigade Htiner-
bein, le premier bataillon se réduisit dans la nuit qui suivit la
Katzbach de 577 hommes à 271, et le lendemain à 180. Le se-
cond bataillon avait pu, dans une de ses attaques, ramasser les
souliers et les manteaux des Français tués ; il ne perdit que
54 hommes. Mais le troisième bataillon passa dans la nuit de
510 hommes à 202 et le quatrième, qui n'avait pas vu le feu, de
625 à 407.
Le 27 août, au point du jour, Horn avec l'avant-garde de
York franchit la Katzbach à Kroïtsch avec trois régimens d'in-
fanterie, la cavalerie de réserve, et deux batteries. L'infanterie
passa ayant de leau jusqu'à la poitrine, la cavalerie à la nage,
l'artillerie dans l'eau qui recouvrait le pont. York, avec le reste
du corps, tenta en vain de franchir la rivière; il n'y put réussir.
Il fit savoir à Blûcher qu'il ne pouvait exécuter ses ordres, reçut,
rédigées de la main de Gneisenau, les remontrances les plus dés-
obligeantes, et demeura toute la journée immobilisé sur la rive
droite. Le 28, au matin, il se résolut à se diriger sur Goldberg
pour tenter le passage. Il y arriva à dix heures du soir, mais au
prix d'une désorganisation à peu près complète.
Le 29 août, Horn, qui menait l'avant-garde et avait de son côté
suivi l'ennemi jusqu'à Bunzlau, faisait son rapport. Les majors
Reibnitz et Kottulinzky, des bataillons de landwehr, lui décla-
rèrent que leurs bataillons ne comptaient plus que 100 hommes,
et encore tellement épuisés de faim et de fatigue qu'ils ne pou-
vaient plus marcher. Il avait laissé ces deux bataillons à Haynau
en leur recommandant de rassembler les traînards de la landwehr
« Je crois, » dit-il, « qu'un grand nombre de landwehriens, poussés
par la faim, sont rentrés chez eux Deux cents pains de dix livres,
c'est tout ce que j'ai pu trouver dans la ville et dans la contrée. »
Le gros du corps prussien était dans le même état. Il manquait
de munitions et manquait totalement de vivres. Les quatre
bataillons de landwehr de la 2" brigade qui avaient 2 200 hommes
au début des hostilités, n'en comptaient plus que 320 le 28 au
matin. Ils se trouvèrent sans chef dans la nuit du 27 au 28. Les
776 REVUE DES DEUX MONDES,
hommes n'avaient pas mangé. On leur distribua de l'eau-de-v e,
qui, dans l'état où ils étaient, les acheva,
York, le 29 août, se déclarait impuissant à rien entreprendre.
Il résumait la situation de son corps d'armée. Les landwehrs
de la brigade de Horn étaient à moitié dissoutes. Celles de la
8^ brigade, de la brigade Hûnerbein, marchaient pieds nus et
fondaient d'heure en heure. Il avait fallu renvoyer celles de la
2® brigade, du prince de Mecklenburg, en arrière pour les réor-
ganiser. La brigade Steinmetz avait dû laisser en arrière un
bataillon de iandwehr. Gneisenau avait donné l'ordre d'habiller
les landwehriens avec les effets des 2 000 prisonniers français
qui se trouvaient à Goldberg. Mais l'officier qui conduisait les
prisonniers avait reculé devant cette inhumanité et refusé de les
dépouiller sans un ordre de Blûcher, Le même jour encore, le 29,
York écrivait de Leisersdorf à Blucher : « J'ai le regret de vous
faire savoir qu'en raison du mauvais temps et de l'habillement
extraordinairement défectueux de la Iandwehr, les landwehrs,
celles de la brigade du prince de Mecklenburg surtout, com-
mencent à se dissoudre. Soit par épuisement, soit par mauvaise
volonté, les hommes restent par centaines en arrière, et, comme
nous n'avons pas de moyens d'action sur les derrières, ils
peuvent ou se disperser ou rentrer chez eux, »
Lorsqu'on fit le compte des effectifs, on trouva que le l^'^ sep-
tembre, après une campagne de dix-huit jours, le corps prussien
de York était tombé de 38221 combattans à 25296, Les landwehrs
surtout étaient terriblement réduites. Sur 13 369 hommes il n'en
restait plus que 6 277, Plus de la moitié de l'effectif, 7 092 hommes
avaient disparu. Les bataillons de ligne avaient moins perdu. II
leur manquait un quart de l'effectif, 4 040 hommes sur 16747,
L'état-major silésien, dans l'enthousiasme communicatif du
succès, célébrait l'ardeur des troupes prussiennes, et glorifiait
la vigueur de leur patriotisme. Hiller écrivait, le soir de la
■Katzbach, que les troupes prussiennes, dans leurs souffrances
sans nom, conservaient le meilleur moral. Elles donnaient cours,
en composant des chants grossiers, à leur haine contre les Fran-
çais, Le 29 au soir, Gneisenau, après avoir décrit les souffrances
des troupes, entonnait un chant d'allégresse, « Le soldat sup-
porte toutes ces misères sans murmurer, même avec gaieté. Vive
le roi ! Son trône est fondé à nouveau et nous laisserons à nos
enfans l'indépendance nationale. »
LES PRUSSIENS EN 1813. 777
Tout n'était point sincère dans ces manifestations, et l'on y
retrouverait sans peine l'arrière-pensée politique d'exciter ou
d'entretenir l'enthousiasme en le célébrant. Gneisenau, fort
expert aussi dans ce genre de manœuvres, avait pris ses précau-
tions pour que la gloire de l'armée de Silésie et des armes prus-
siennes, et même ses propres mérites, ne fussent pas tenus sous
le boisseau. Ce n'était pas par amitié pour Munster, ou par pré-
venance pour le prince régent d'Angleterre, qu'il se mettait, le
soir même de la bataille, à peine descendu de cheval et abrité de
la pluie, à écrire au ministre hanovrien de Londres, le récit
détaillé et bien mis en valeur, des événemens de la journée. Il
recommandait à son correspondant de ne point garder pour lui
ses confidences, d'en faire usage pour rectifier les versions erro-
nées qui risquaient de circuler, et de les confier aux voix de la
renommée, c'est-à-dire aux gazettes anglaises. Munster ne de-
mandait pas mieux que de mettre, en tant qu'il dépendait de lui,
la presse anglaise au service de la bonne cause. Il y faisait impri-
mer les lettres de Gneisenau. Tout au plus s'excusait-il auprès
de son correspondant d'en avoir supprimé les réflexions désobli-
geantes pour Langeron, que Gneisenau n'avait pu se tenir d'y
insérer.
Il faut, de ces manifestations triomphantes, rapprocher les
documens positifs qui établissent que, ni en haut lieu, ni à
l'état-major silésien même, on n'était fort rassuré sur la solidité
et sur la fidélité des landwehrs silésiennes. Le 31 août, un
ordre de cabinet suspendit l'article 18 du code de justice mili-
taire dans la Haute-Silésie, « dans cette province qui se distingue
d'une façon si fâcheuse par son manque d'attachement à la pa-
trie, » en raison des progrès de la désertion dans cette région.
Et, symptôme frappant de la persistance des anciennes mœurs
en contraste flagrant avec l'esprit d'une armée nationale, l'ordre
de l'armée du 7 septembre prescrivit que les landwehriens
fatigués seraient rafraîchis de trente coups de bâton. Ce ne fut
pas, dit-on, la seule manifestation du même genre.
Il y avait quelques excès, certainement, et de l'ingratitude
même dans les inquiétudes qui se manifestaient aussi brutale-
ment. Les désertions des landwehriens avaient leur excuse.
Beaucoup d'entre eux, après avoir pris quelque repos, revinrent
d'eux-mêmes, sans se douter, paraît-il, qu'ils eussent rien fait
de répréhensible. L'efl'ectif des landwehrs au corps d'York, qui
778 REVUE DES DEUX MONDES.
était tombé 'à 6277 hommes, au l^"^ septembre, était remonté
quatorze jours plus tard à 8S40 hommes. Les bataillons qui
s'étaient dissous dans la poursuite de la fm d'août se réorgani-
sèrent. Le bataillon Brixen, celui qui, dans la nuit du 26, avait
perdu 200 hommes sans s'être battu, se retrouva, le 4 septembre,
à l'avant-garde près de Hochkirch; et le 30, à Bunzlau, Horn
réussit à forcer avec ses landwehrs épuisées, après trois attaques
assez pénibles, le passage du pont sur le Bober, Ce qui demeure,
c'est que le corps prussien n'avait eu qu'une part restreinte dans
la victoire de la Katzbach, et n'en prit pour ainsi dire point à la
poursuite qui désorganisa l'armée de Macdonald.
Lorsqu'on rapproche sa situation de celle du corps de Lau-
riston dans les journées qui suivirent la « rencontre sur le
plateau, » il semble que poursuivans et poursuivis soient dans
le même état de désorganisation. Les épreuves sont les mêmes,
l'état des troupes est aussi pitoyable dans la poursuite que dans
la retraite. D'où vient donc que le succès fut d'un côté et le
désastre de l'autre? Il serait sans doute injuste de négliger,
comme le font volontiers les historiens prussiens, l'élémenl
considérable de succès qu'apportaient à Blûcher la résistance et
la solidité des vieilles troupes russes. Il serait également injuste
de méconnaître que la cause principale du désastre des Français
a été dans la différence de l'état moral des deux armées, dans la.
vigueur indomptable, dans la confiance inébranlable de cet état-
major silésien, où la Prusse a cherché, — non sans raison, —
comme la synthèse de son esprit national.
Mais cette énergie n'allait pas sans une brutalité qui dépas-
sait les bornes : ce n'était pas seulement cet esprit querelleur,
ce défaut de formes, cette grossièreté de relations que raillait
Langeron. C'était quelque chose de plus et quelque chose de pis.
Les édits qui avaient organisé le landsturm au printemps de
1813, contenaient des prescriptions barbares. Les lettres par les-
quelles Blûcher et Gneisenau prescrivaient au gouverneur de la
Silésie de sonner les cloches et de convoquer le landsturm au
lendemain de la Katzbach, éveillaient comme un écho de cette
inhumanité. Ce n'était point seulement pour ramasser les pri-
sonniers français que Gneisenau faisait convoquer le landsturm
et soulever la population : c'était aussi pour les massacrer.
L'on pourrait croire, à lire les lettres qu'il adressait à]\lijnster
,LES PRUSSIENS EN 1813. 779
en Angleterre, et où il lui annonçait ces nouvelles, qu'il s'agis-
sait d'une exagération littéraire ou d'une manifestation roman-
tique, si l'on n'avait la preuve qu'à cette férocité d'imagination
correspondait bien une barbarie réelle.
Dans une lettre qu'il adresse au comte Miinster, de Lôwen-
berg, le 30 août, et oii il lui rend compte des combats qui se
poursuivaient, à cette heure même, autour de Bunzlau, Gneisenau
écrit : « En ce moment même, se livre à Bunzlau un violent
combat. On se dispute le passage du pont. L'ennemi a mis le feu
au village de Tillerdorf. Le général prussien Horn a donné l'or-
dre de ne pas faire de prisonniers, mais de les rejeter dans les
flammes du village en feu. » Ce n'est pas la seule fois que
l'acharnement d'une lutte ait entraîné de semblables horreurs :
on les a rarement vu prescrire avec ce sang-froid, et raconter
avec ce calme, par celui sous les ordres duquel elles s'accom-
plissaient. Même dans la correspondance de Napoléon, les mani-
festations les plus intempérantes de sa volonté débridée ont
laissé peu de traces pareilles.
Ce fut seulement le l^" septembre que Blûcher et Gneisenau
consentirent à relâcher les instances dont ils harcelaient les
corps engagés dans la poursuite des Français. Les troupes eurent
un jour de repos et furent invitées à célébrer solennellement
des actions de grâces. York qui, dans ses résistances hargneuses
de vieux soldat, ne manquait pas de finesse, et qui retrouvait
dans le succès quelques éclairs de bonne humeur, reçut avec
surprise l'ordre du quartier général : « Un jour de repos et
des prières? » dit-il, « nous avons sûrement reçu des coups. »
Et, de fait, l'état-major silésien venait de recevoir la nouvelle de
la victoire remportée à Dresde, le 27, par Napoléon.
GODEFROY CaVAIGNAC.
L'INUTILE EFFORT
TROISIEME PARTIE (1)
VII
y^me Perreuse n'était point de ces âmes sensitives qui pres-
sentent les dangers suspendus sur les têtes aimées : sans se douter
des angoisses où se débattait son mari, sans rien deviner de l'orage
qui le secouait, elle poursuivait son existence bien réglée de maî-
tresse de maison soigneuse des moindres détails du ménage,
accaparée par la surveillance de ses domestiques, par ses em-
plettes, la ponctualité de ses visites, l'ostentation de ses œuvres.
Entre temps, elle songeait aux singulières allures de son beau-
frère. Quels désagrémens pouvaient menacer cet être inoffensif,
étranger aux difficultés de la vie ? ce rat de bibliothèque qui ne
s'occupait que de ses livres? Elle en voulait à Léonard de con-
server si sérieusement, vis-à-vis d'elle, un secret qu'elle jugeait
d'avance un peu ridicule ; mais, piquée de la sèche réponse qu'elle
s'était attirée, elle n'eut garde de revenir à la charge et ne sortit
qu'à demi de sa bouderie. Quand Frédéric vint la prévenir que
« ces deux messieurs demandaient Madame dans le cabinet de
Monsieur, » elle supposa d'emblée qu'on l'appelait pour lui livrer
la clef du mystère. Elle s'en réjouit. Elle souriait en suivant le
valet de chambre, tout en se promettant de leur faire expier leur
(1) Voyez la Revue des 15 janvier et 1" février.
l'inutile effort. 781
réserve, et en se disant aussi que Raymond devait être dans un
gros embarras pour recourir à elle. Quand la porte s'ouvrit
devant elle, aucune voix intérieure ne l'avertit qu'elle allait
être elle-même entraînée dans le drame inconnu.
Les deux hommes l'attendaient en silence : Léonard, enfoncé
dans son fauteuil, dont ses deux mains serraient nerveusement
les bras ; Raymond, debout à côté de son frère comme pour l'ap-
puyer, les yeux exaltés, le front vaillant. Avant de les regarder,
en franchissant le seuil, elle demanda, d'une voix dure où pas-
saient les restes de sa rancune :
— Eh bien! que me veut-on?
En même temps, elle remarquait la pose accablée de son mari,
l'expression si différente de Raymond. Une crainte l'effleura; elle
répéta, plus doucement :
— Qu'y a-t-il donc?
Sans lever les yeux sur elle, Léonard répondit, sourdement :
— Des choses graves.
— Ahl... Pour Raymond?
— Non, pour moi.
Toujours immobile et debout, la main sur le dossier d'une
chaise, elle balbutia, tout à fait effrayée :
— Tu m'avais dit... Ce n'était donc pas lui?... Tu me fais
peur!
Ferreuse s'accouda sur sa table de travail, le front dans ses
mains, et dit lentement, comme s'il tirait avec effort chacune de
ses paroles de lointains obstrués et ténébreux :
— As-tu remarqué. . . dans les journaux. . . ces derniers jours. . .
l'histoire... de cette modiste française... à Londres... qu'on accuse
d'avoir... d'avoir assassiné son enfant?
Lucienne chercha dans ses souvenirs, où le « fait-divers » in-
différent, parcouru d'un œil distrait, ne s'était point fixé.
— Oui, fit-elle, j'ai lu cela quelque part.
La voix de Léonard s'assourdit encore ;
— Cet enfant a un père . . .
Et, dans un souffle :
— Comprends-tu?
Il écarta ses mains et la regarda, les traits tendus dans une
indicible expression d'angoisse.
Elle recula, la main sur sa poitrine :
— Toi?... Toi!... Oh!...
782 REVUE DES DEUX MONDES.
Puis, hautaine et violente, en secouant sa stupeur :
— Pourquoi me le dis-tu?
— Tu ne peux pas l'ignorer... Ecoute : la malheureuse est
innocente...
Dans le bouleversement de cette révélation, ce ne fut pas la
pitié qui s'éveilla dans Lucienne, mais un instinct bourgeois de
possession et de défense : elle sentit un danger secret dans cette
conviction qui la blessait encore ailleurs, au tréfonds d'une
jalousie ignorée. En un clin d'oeil, elle songea tout à la fois au
passé qui se révélait ainsi, à la tranquillité de leur foyer dé-
truite, au scandale imminent, aux complications certaines, à
l'influence romanesque de Raymond. Sans savoir encore com-
ment se combinaient ces élémens, elle les vit chargés de me-
nace, fit face au péril et s'écria :
— Innocente ! Qu'en sais-tu?
Raymond, qui semblait prêt à protéger son frère, répondit
avec élan, la main tendue comme pour un serment :
— Nous en avons la certitude absolue!
Elle l'écarta d'un geste dédaigneux.
— Oh! vous !...
Et revenant à son mari :
— Dis, qu'en sais-tu?... Quand l'as-tu connue?...
— Il y a huit ans que je ne lai pas revue.
— Huit ans !... huit ans!...
Lucienne respira : le drame reculait dans un passé qui ne
lui avait jamais appartenu; elle ne se heurtait pas du moins
contre une rivale oubliée ; elle n'avait point à combattre une pas-
sion présente et aveugle.
— Si tu ne l'as pas revue depuis huit ans, reprit-elle, com-
ment peux-tu savoir qu'elle est innocente? Sur quoi repose ta
certitude? Parle, dis, je veux tout savoir!
Elle se rapprocha, ne fut plus séparée de son mari que par la
table de travail, sur laquelle elle se penchait, les yeux dans les
yeux. Il évita ce regard, et se mit à raconter à traits sommaires
sa liaison avec Françoise et la conduite de Raymond envers
l'abandonnée.
— Une histoire comme en ont presque tous les jeunes gens...
Une histoire banale, qui ne finit jamais en tragédie... Et dans le
fait, il n'y a qu'une erreur, une affreuse erreur!...
En s'excusant ainsi, il tendait à sa femme le petit paquet
L INUTILE EFFORT.
783
des lettres de Londres. Lucienne le prit, mais le rejeta aussitôt
sur la table :
— Te figures-tu que je vais lire cela?...
Léonard voulut expliquer le sens de ces pauvres lettres. Elle
l'interrompit :
— Les femmes de cette sorte écrivent ce qu'elles veulent :
cela coûte si peu!... Plus on vit dans la boue, plus on se plaît
aux belles paroles : tout le monde sait cela!... D'ailleurs, tu viens
de me dire que cette correspondance a cessé depuis deux ans :
que veux-tu donc qu'elle prouve?... J'admets que cette femme ait
eu sa crise de vertu quand tu l'as quittée; j'admets même que
cette crise ait été sérieuse, si tu y tiens... Eh bien, c'est fini!
Elle est revenue à ses habitudes, elle a cessé d'écrire des lettres
qui l'ennuyaient, elle est rentrée dans une existence conforme à
ses goûts, à sa nature. Quoi de plus clair? Tu ne la connais
plus, ses aventures ne te regardent pas.
Ce fut Raymond qui s'écria :
— Vous vous trompez en toutes choses : elle n'a jamais été
ce que vous croyez... Elle a aimé Léonard. Elle aimait son en-
fant, elle travaillait pour l'élever, elle en faisait sa joie !...
Lucienne toisa d'un regard dédaigneux ce chétif adversaire :
— Vous, mon pauvre Raymond, vous raisonnez comme un
enfant. Les hommes, les vrais, — son accent souligna ce mot
offensant, — ne s'attardent pas à de pareils scrupules. Pourquoi
se tourmenteraient-ils pour ces créatures? Vous figurez-vous
peut-être que le successeur de Léonard auprès de cette personne
soit en train de se déranger pour elle ? Les plus récens auront
peur d'être compromis, voilà tout !
— Vous ne savez pas de qui vous parlez, répliqua Raymond,
c'est votre excuse. Mais lui, maintenant, il a vu son devoir : rien
ne l'empêchera de l'accomplir jusqu'au bout.
— Son devoir?... Léonard en aurait un dans cette affaire?...
Lequel?... Voyons, qu'avez-vous comploté tous les deux?
Raymond posa la main sur l'épaule de son frère, dans un
geste touchant qui mêlait à la vaillance que les événemens dé-
veloppaient en lui son ancien besoin d'être protégé.
— Parle, toi I
Les yeux de Léonard fuyaient, son embarras trahit une vo-
lonté vacillante :
— Nous avons réfléchi, dit-il lentement, comme s'il cherchait
784
REVUE DES DEUX MONDES.
des excuses à leur décision... Quoi que tu penses, Lucienne, nous
ne pouvons pas abandonner cette malheureuse... Impossible!..,
Mais nos moyens d'action sont bien faibles : nous ne pouvons
qu'apporter notre témoignage à la cour d'assises, dire ce que
nous savons du passé, montrer ces lettres...
Il diminuait ainsi l'importance qu'il attachait lui-même à ce
plan pour en cacher le péril à sa femme :
— C'est peu de chose, sans doute... Qui sait pourtant? L'af-
faire est mystérieuse : en l'absence de preuves certaines, les pré-
somptions prennent plus de valeur. Le jury prononcera d'après
des probabilités, selon ses impressions : ma déposition pourra le
guider... C'est peu de chose, encore une fois, mais la conduite de
l'accusée, au moment de notre rupture, est toute à sa décharge...
Que de paroles significatives, que de menus incidens me sont
revenus à la mémoire, qui la défendront! Son instinct maternel,
par exemple, quel argument en sa faveur!... Et je puis l'attester,
moi ! — Je me rappelle très bien que, lorsqu'elle s'est sentie
mère, elle s'est réjouie au lieu de s'affliger. Quant à moi,... ah!
tu comprends, une pareille nouvelle tombant sur un jeune homme
qui n'a jusqu'alors pensé qu'à s'amuser... Eh bien! elle m'a dit,
— il me semble que je l'entends parler : — « Tu ne m'aurais
jamais épousée, et, après ce qui s'est passé entre nous, je n'aurais
jamais pu me marier, n'est-ce pas? Et, vois-tu, je désirais un
bébé, je l'aurai, je suis contente : il me tiendra compagnie quand
tu me quitteras! » Des paroles comme celles-là, il faut que le
jury les connaisse : elles peuvent emporter sa conviction. D'au-
tant plus qu'on ne découvre aucun mobile à ce prétendu meur-
tre... Aucun... Alors, ce que nous pouvons dire, Raymond et
moi, rend plus plausible la version du simple accident, qui doit
être la vraie... Je le vois bien : je sais mieux que personne le
parti qu'un avocat intelligent tirera de notre déposition !...
Lucienne avait l'esprit trop positif pour se laisser égarer par la
tactique de son mari, trop égoïste pour comprendre le caractère
impératif des motifs qu'il alléguait ainsi. Elle avait tout de suite
calculé le danger d'une telle résolution pour leur avenir : la
peur du scandale prima dans sa pensée les craintes plus hu-
maines que l'hypothèse de la c&ndamnation de Françoise ne pou-
vait manquer d'y éveiller :
— Ma parole, dit-elle, tu parles comme son avocat. C'est pour
cela, je suppose, que tu te cites parmi les témoins à décharge.
l'inutile effort. 785
Très bien ! j'admets que ta déposition ne soit pas inutile à l'ac-
cusée : as-tu compté ce qu'elle te coûterait?
— Oh! s'écria passionnément Raymond, nous savons com-
bien le monde est égoïste pour ceux...
Lucienne lui coupa la parole, en continuant, pour son
mari :
— Tu n'as pas calculé les conséquences d'un acte pareil pour
notre vie de famille, pour tes enfans, pour leur avenir, pour
leur éducation?... Tu n'as pas mis dans la balance, avant de faire
pencher le plateau, d'un côté, ce que tu dois à cette femme, qui
a passé si vite dans ta vie ; de l'autre, ce que tu dois aux tiens, à
ceux qui t'appartiennent et dépendent de toi?... Ton imagination
s'est ébranlée... On l'a aidée, — elle mesura de nouveau son
beau-frère de ce regard insultant qu'elle avait pour lui dès qu'il
résistait, — et il n'en a pas fallu davantage : tu nous sacrifies,
tu pars!...
— Il y a des heures où l'on ne choisit pas sa route, dit Ray-
mond.
Lucienne cessa de l'ignorer et se retourna violemment contre
lui :
— Je vous en supplie, vous, ne dites plus rien! Vous n'avez
pas de femme, pas d'enfans, vous ne pouvez pas comprendre!...
Le débat est entre lui et moi ! Il y a des choses que je ne peux
pas dire en votre présence.
Prêt à la résistance, Raymond regarda son frère, qui lui dit
doucement :
— Elle a raison, elle est ma femme; ces choses la touchent
en plein cœur, elle a le droit de me parler seule à seul.
— C'est bien. Fais-lui comprendre. Je t'attends chez moi.
Raymond sortit. Lucienne alla tourner derrière lui la clef de
la porte, et, revenant à son mari :
— Enfin, c'est un homme que j'ai devant moi ! s'écria-t-elle.
Et, plus posément :
— Ton frère prend toujours la vie pour un roman. Comment
a-t-il fait pour te monter à son diapason? Avec lui, impossible
de raisonner; mais, nous deux, nous allons nous entendre... Et
d'abord, remontons un peu haut, puisqu'il s'agit du passé.
En parlant ainsi, elle s'assit tout près de Léonard : l'aisance
de son attitude et le calme de sa voix la montraient, après
l'émotion du premier instant, prête à discuter sans passion ni
TOME XIII. — 1903. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
rancune, avec le sang-froid d'une tête solide que le tragique
même des événemens n'échauffe pas longtemps :
— Lorsque tu m'as choisie pour fonder un foyer, je ne t'ai
point interrogé sur ton passé. J'ignorais bien des choses; je
savais pourtant que les hommes en ont toujours un : mon père
m'avait raconté tant d'histoires de filles délaissées, d'enfans sans
nom ! Tu ne m'as rien dit, j'ai eu confiance en toi. J'ai supposé
que tu avais liquidé ton passif, quel qu'il fût ; qu'il n'en serait
jamais question entre nous; que tu engageais loyalement ton
avenir et ne connaîtrais plus d'autres liens que ceux qui nous
unissent. Voilà ce que j'ai pensé toute seule, n'ayant personne
à qui demander conseil, puisque mon père,... tu le connais! —
Je réfléchissais à ces choses avec tout mon sérieux de jeune fille
habituée à ne compter que sur elle-même; et, maintenant, je me
demande comment j'aurais pu les concevoir autrement. Rien
jusqu'à présent ne m'a jamais fait supposer que je m'étais
trompée. Les enfans sont venus; j'ai cru qu'ils rendaient plus
intime encore, plus complète, notre solidarité. Avec eux, nous
devenions une famille, c'est-à-dire ce qu'il y a au monde de plus
uni, de plus sacré; nous n'étions plus qu'un corps, qu'une âme,
qu'une volonté... Oh! s'ils n'étaient pas là, si j'étais seule en
cause, tu pourrais peut-être écouter ton frère, donner suite aux
projets chevaleresques qu'il te suggère, oublier tes engagemens
envers moi pour remplir un devoir chimérique. Mais ils exis-
tent, ils grandissent; nous leur avons donné la vie; ils dépen-
dent de toi comme les feuilles d'un arbre ; tes actes préparent
leur avenir; ils auront le sort que tu leur feras. Eh bien! je le
demande à ton cœur et à ton bon sens : n'est-ce pas à eux que
tu te dois tout entier?... As-tu le droit de commettre un acte
dont les conséquences les frapperaient?... au profit d'une étran-
gère?... d'une ennemie?... Car cette femme est leur ennemie,
puisqu'elle peut te détourner d'eux!... Oh! je ne sais pas, je ne
veux pas savoir jusqu'à quel point tu l'as aimée : tes enfans me
défendent d'être jalouse, comme ils te défendent de te souvenir
d'elle... Je ne veux pas rechercher si tu te retournes vers le
passé, ou si ton frère t'a simplement égaré; je chasse les mau-
vais soupçons qui voudraient m'assaillir; mais aussi, j'écarte
de toi les idées folles qui nous menacent... Tu ne vois plus
clair, dans l'étourdissement de ce coup inattendu : je suis là, près
de toi, je te prends la main et te remets sur la bonne route...
l'inutile effort. 787
L'énergie contenue de la voix rehaussait l'autorité des paroles
qui s'accordaient si bien avec la vraie nature de Ferreuse. L'âme
héroïque de Raymond avait pu l'exalter un instant : il se retrou-
vait lui-même, sous la douche froide, si bien dirigée, de ce bon sens.
Il se leva, arpenta son cabinet, sans rien dire, les mains au dos,
la tête basse : au lieu de réfuter les argumens de sa femme,
il en poursuivait les conséquences extrêmes, en augmentait la
force, sentait fléchir ceux qu'il leur opposait encore. Quand il
revint auprès de Lucienne, la crispation de ses traits trahissait
l'intensité de sa lutte intérieure :
— Tu as raison, dit-il, tu as raison sur tous les points. Il
est si facile d'avoir raison! Je me suis dit tout ce que tu viens
de dire... Mais ne vois-tu pas que nous sommes aux prises avec
un de ces événemens qui bouleversent tous les calculs, toutes
les prévisions, tous les plans d'existence?... Je ne t'ai point
trompée, en te taisant mon passé : je m'en croyais délivré; je ne
pensais jamais à cette femme, jamais à cette enfant; je crois
que j'avais oublié jusqu'à leur existence ! Et voici cette mort
dans la Tamise, ce mystère, ces débats qui vont s'ouvrir...
Puis-je taire ce que je sais? Puis-je éviter d'agir, selon mes
forces, pour la lumière?... Aucun danger ne vous menace, toi et
les enfans; vous êtes en sûreté dans la vie. Je ne vous suis plus
même indispensable ; je n'ai plus qu'à vous assurer un peu plus
de bien-être, un peu plus de bonheur... Tandis que cette mal-
heureuse, là-bas, je puis peut-être la sauver!... Suppose que je
reste là, les bras croisés, tranquille et caché comme un complice
honteux, et qu'un de ces jours j'apprenne par les journaux que...
Ah! grand Dieu! dis, peux-tu te représenter cela?
Il eut un tel regard d'effroi que la vision qui passait dans ses
veux traversa aussi l'esprit de Lucienne. Elle raidit sa volonté
pour en repousser l'horreur : dans le drame qui l'emportait
déjà, elle ne distinguait encore que le péril de leur équilibre so-
cial; toute idée de justice ou de devoir humain s'effaçait dans
son effort pour le défendre. C'est pour cela qu'elle ne songea
qu'à rassurer son mari :
— Tu m'as dit toi-même qu'il n'y a pas de preuves, dit-
elle. Recouvre ton sang-froid : puisque les preuves manquent,
c'est l'acquittement certain.
— Il y a un témoignage écrasant, repartit Léonard, un seul.
On sait ce que vaut un témoignage unique. Mais devant le jury!...
788 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle revint à son idée, avec cette ténacité calme qui en
impose :
— Je t'ai entendu répéter si souvent qu'en Angleterre la loi
donne à l'accusé tant de garanties ! Et voici que maintenant tu
parles comme si cette femme était condamnée d'avance ! Les plus
clairvoyans deviennent aveugles dès qu'ils sont en cause, et
qu'ils craignent. Un seul témoignage, devant une justice si méti-
culeuse, dans une affaire où il y a tant de mystères! Qu'est-il
besoin de tes souvenirs pour établir le doute qui, dans tous les
pays, profite à l'accusé? Ainsi, à quoi bon ce voyage romanesque?
à quoi bon cet éclat dont tu regretteras le tapage, — trop tard,
(juand il aura tout perdu ?
De tels argumens flattent toujours cet optimisme qui, dans
les crises, escompte des arrangemens bénins. Ils ramenaient
Léonard à ses secrets pencbans, à sa révolte contre les faits
)urdis sourdement par la malice du hasard, à son égoïsme
l'homme qui ne veut pas se souvenir et suit sa route. Lucienne
s'aperçut qu'ils portaient, et les reprit, les développa, les répéta
avec plus d'insistance :
— Il n'y a pas bien longtemps qu'à propos de je ne sais
quelle affaire j'ai entendu M. Le Terrier dire, chez M. Arondel,
qu'en Angleterre l'erreur judiciaire n'existe pas. Tu étais là,
t'en souviens-tu? Tout le monde faisait chorus. Pourquoi donc
t'imaginer qu'il pourrait s'en produire une, dans ce cas unique?...
C'est Raymond qui t'a insinué cette crainte : ne sais-tu pas qu'il
est l'esprit le plus faux qu'il y ait au monde ? Son imagination
l'emporte; il est incapable de lui résister... Tu l'as suivi, cette
fois, toi qui pourtant le connais ! Et tu n'as pas vu que son plan
-^tait aussi absurde qu'inutile!...
Léonard écoutait sans un geste, les yeux fixes; Lucienne
htinua :
— ... Oui, inutile, puisque cette femme sera acquittée, sim-
plement, par la force des choses, sans que tu t'en mêles... Oh!
si tu te trouvais devant un vrai devoir, quelque périlleux qu'il
pût être, je serais la première à te conseiller de le remplir...
'Mais pour une vieille histoire comme celle-là!... Et tiens, là
même, si tu avais un fait précis ou récent à porter au jury, je
comprendrais tes scrupules, je te laisserais partir... Est-ce le
cas? Non, tu n'as que des souvenirs de jeunesse à leur raconter,
des souvenirs lointains qui n'ont plus de sens... Tu paraîtrais
L INUTILE EFFORT.
789
un homme pusillanime, et l'on ne t'écouterait pas... Décidément
votre idée est absurde : ce pauvre Raymond a pu la trouver
héroïque; c'est qu'il a l'âme d'un don Quichotte. Les gens rassis
la jugeraient plutôt ridicule...
Le voyant ébranlé, elle précipita ses coups :
— Tu te serais donc perdu pour rien. Car tu sens bien,
n'est-ce pas, qu'une telle équipée est ta perte? Tu y laisseras
l'estime de tes amis, ta situation au Palais, ta clientèle,... ta
famille... Oui, je dis bien : ta famille... T'imagines-tu que, si tu
partais malgré moi, tu me trouverais au retour, à t'attendre?...
Ah ! mais non ! S'il te plaît de te jeter à l'eau, je ne te suivrai pas :
je sauverai ce que je pourrai, pour les enfans, pour moi-même...
Léonard leva sur elle ses yeux pâles, qui depuis le commen-
cement de l'entretien l'évitaient :
— Tu m'abandonnerais? Tu te tournerais contre moi?...
Lucienne pensa que sa vague menace suffisait ; elle évita de
la préciser ; sa voix s'adoucit :
— Tu aimes trop tes enfans pour qu'une telle question se
pose. Je sais que tu nous appartiens. Tu ne peux rien faire contre
notre bien : tu n'en aurais pas l'affreux courage. Tu ne nous
obligeras pas à nous écarter de toi, comme d'un mari et d'un
père dénaturé. Tu as ouvert les yeux; les fantômes s'éloignent.
Ton frère est très dangereux, à sa manière. Il n'y a rien de pire,
à certains momens, que l'influence de ces cerveaux morbides où
les idées romanesques poussent comme des herbes folles... Leurs
fumées obscurciraient le soleil !...
Comme il se taisait, le regard errant, elle se pencha vers lui
et lui prit les mains :
— C'est fini, conclut-elle. Tu nous restes, dis?
Ferreuse tarda longtemps à répondre, mais il serrait la main
de sa femme, et ce contact acheva de lui imposer une volonté
plus forte que la sienne, et qui d'ailleurs flattait son vrai désir.
Il pesa la menace qu'elle n'avait pas tout à fait exprimée, mais
qu'il la savait capable d'exécuter; et, poussant un de ces longs
soupirs qui s'exhalent avec l'aveu du dessein coupable, dans
la consommation des irréparables lâchetés, il capitula, en se
déchargeant sur Lucienne d'une part de sa décision :
— Je sais que tu as tes droits, je n'ai jamais pensé rien faire
sans ton assentiment. J'en avais averti Raymond... Tu ne veux
pas, c'est bien : je cède, je resterai...
790 REVUE DES DEUX MONDES.
li était si défait, si misérable, que Lucienne voulut le récon-
forter :
— Je prends toute la responsabilité de cette résolution, dit-
elle. C'est un orage, je suis là pour t'aider à le supporter. Il pas-
sera.
Ferreuse, le front dans sa main, répéta :
— Il passera ! . . .
Et un second soupir, aussi pesant que le premier, lui gonfla
la poitrine.
VIII
Pendant ce temps, Raymond, très exalté, tournait dans sa
bibliothèque : tantôt, pour tromper son impatience, il ouvrait
quelque livre qu'il refermait aussitôt; tantôt il soulevait le
rideau de la fenêtre pour contempler un instant le vieux jardin
dont il connaissait si bien les arbustes aux rameaux grêles,
poussés en hauteur dans un effort désespéré pour s'approcher
des rayons de soleil accrochés au haut des toits, les bancs ver-
moulus, les lierres sombres, la grelottante nymphe aux épaules
vêtues de mousse verdâtre. Il se représentait les phases de la
lutte dont on l'avait exclu; il entendait la femme attaquer, le
mari répondre, devinait leurs paroles, et gardait sa confiance. Ou
bien, dépassant la minute présente, il se figurait le départ pour
Londres, la première entrevue avec Mr Lawrence Bell, leurs
démarches communes; il escomptait la victoire finale, parlant à
haute voix, réfutant les objections de leurs contradicteurs, ges-
ticulant. La matinée s'acheva ainsi, lentement. Edmond, tou-
jours en retard pour le déjeuner, entra avec son plateau, — les
deux œufs et la côtelette, — qu'il servit comme à l'ordinaire,
sur un guéridon, à côté de la table de travail. Avec sa figure
épaisse, aux joues tombantes, son teint de graisse molle, son
menton luisant, ses favoris blancs en pattes de lièvre, Edmond
était un domestique à l'ancienne mode, très fidèle, respectueuse-
ment familier. Tout en disposant le service, sans bruit, avec des
mouvemens ouatés de garde-malade, il demanda de sa voix
fluette, qui chevrotait :
— Monsieur n'a pas sonné, aujourd'hui; monsieur n'aurait-il
pas d'appétit?
— Non, je n'ai pas faim, répondit Raymond en se mettant à
table
l'inutile effort. 791
— Monsieur n'est pourtant pas soulîrant, j'espère?
— Non, non, je ne suis pas souffrant.
— C'est que Monsieur a l'air si fatigué!...
Le vieillard se plaisait à prolonger ces dialogues dont les
thèmes ne variaient guère. Raymond, d'habitude, s'y prêtait
volontiers. Mais, ce jour-là, il cessa de répondre, sans remarquer
les regards malheureux ni les soupirs suggestifs de son domes-
tique. Il songeait que nos actes les plus graves sont rythmés
par les habitudes : l'ànie bouleversée, il n'en trempait pas moins
dans son œuf les mouillettes de pain préparées par Edmond, De
même, sans doute, la discussion s'étant prolongée, son frère se
trouvait retenu par le déjeuner; maintenant, comme lui-même,
il était à table avec les enfans qui gazouillaient et Lucienne
irritée; sous les regards d'espion de cet inquiétant Frédéric, il
mangeait son bifteck aux pommes comme un autre jour. Ainsi,
tandis que le drame avance, poussant les protagonistes vers un
dénouement qu'ils ignorent, les comparses gardent leur aspect
tranquille, dans le décor qui ne change pas...
— Monsieur prendra-t-il du café aujourd'hui?
— Si vous voulez, Edmond.
Le café fuma dans la petite tasse de porcelaine blanche.
Pourquoi Léonard tardait-il? Se laissait-il retenir par quelque
affaire imprévue? Mais quelle affaire pouvait l'occuper en un
tel moment? Peut-être que la discussion recommençait avec Lu-
cienne ; peut-être aussi qu'il attendait, au lieu de venir, par l'effet
d'un malentendu? Raymond finit par admettre cette explication et,
vers deux heures, retourna demander son frère. Il ne le trouva
pas, craignit de l'avoir croisé dans la rue, se hâta de rentrer :
— Non, dit Edmond, M. Perreuse n'est pas venu...
... Trois interminables heures égrenèrent leurs minutes : une
fine pluie tombait du ciel gris sur les vieux arbustes du jardin
et sur la pauvre nymphe. La confiance de Raymond fléchit : il
pensait à l'habileté de sa belle-sœur, à l'influence qu'elle exer-
çait sur son frère, à l'énergie qu'elle déploierait pour défendre
ce qu elle prenait évidemment pour ses droits. Prolongé, le re-
tard devenait inexplicable, sauf par une reculade dont Raymond
s'efforçait de repousser la supposition. Il retourna sonner chez
Léonard.
— Monsieur est rentré depuis un moment, lui répondit Fré-
déric; mais il est occupé.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avec M« Billon?
— Avec des cliens.
— Il faut absolument que je le voie! Portez-lui ce mot. C'est
urgent. J'attends la réponse.
Il crayonna sur une feuille du bloc-notes placé sur la console
de l'antichambre :
« Qu'est-ce qui se passe? Pourquoi n'es-tu pas venu? Quand
te verrai-je? »
Frédéric, l'œil pétillant de malice curieuse, emporta la feuille
pliée en deux, et revint au bout d'un instant.
— Monsieur prie Monsieur de revenir demain.
— A quelle heure?
— Monsieur n'a pas dit.
Raymond déchira nerveusement une autre feuille, sur la-
quelle il écrivit :
« L'express du matin part à dix heures. Je viendrai te cher-
cher à huit. Tu seras prêt. »
Il négligea de plier ce second billet, sans le moindre souci
des curiosités de Frédéric, qui le prit d'un air narquois; et il
rentra. Edmond préparait le dîner, avec la minutie d'un cuisinier
très appliqué, qui n'a jamais sur ses fourneaux plus de deux plats
de choix. Il reçut avec stupéfaction l'ordre de faire les malles,
tout de suite. Troublé dans ses habitudes, il demanda des expli-
cations, s'effara, s'aperçut que la blanchisseuse était en retard,
fouilla dans les tiroirs sans rien trouver de ce qu'il cherchait; et
il manqua son ris de veau aux petits pois, un de ses meilleurs
plats, un de ceux que préférait son maître !
Pendant qu'il se désolait encore de sa maladresse, bien que
Raymond ne s'en fût pas même aperçu, Frédéric arriva avec un
billet : deux lignes au crayon, sans signature, sur du papier à
en-tête, dans une grande enveloppe de format commercial :
« Ne te dérange pas demain matin; nous ne partons pas. »
C'était clair : Lucienne l'emportait. Mais quelle lâcheté, dans
cette fuite honteuse! Léonard croyait-il donc éviter le malheur
en verrouillant sa porte? Et tout à coup Raymond s'aperçut que
cette misérable tactique devait répondre à quelque trait obscur
du caractère de son frère, puisqu'elle lui servait si souvent :
n'était-ce pas précisément celle qu'il avait employée en « lâ-
chant » Françoise, avec l'aisance, la légèreté, la prestesse d'un
homme coutumier du fait? Voici qu'il recommençait la môme
l'inutile effort. 793
faute, dans des circonstances qui en centuplaient la gravité, en
comptant sans doute encore sur la complicité des choses pour
atténuer les suites de sa désertion...
— ... Mais je suis là, je veillerai, je le défendrai contre
l'égoïsme de sa femme, je le sauverai de sa propre faiblesse!
Dans l'antichambre, Edmond continuait à remplir la malle,
en secouant tristement sa bonne tête grasse, avec de gros soupirs,
comme si ce départ précipité lui présageait des catastrophes. De
temps en temps, il se redressait, en s'essuyant le front, pour tendre
l'oreille à la voix de son maître qui monologuait devant sa table
de travail. Le tremblement de ses vieilles mains trahissait l'in-
quiétude de son esprit, lent à se remettre d'une émotion. Quand
il eut abaissé le couvercle et tourné la clef dans le cadenas, il
frappa deux fois à la porte de la bibliothèque. Ne recevant pas
de réponse, il entra. Il s'arrêta sur le seuil en voyant Raymond
debout et gesticulant, les yeux fous :
— Monsieur est souffrant? Monsieur a besoin de quelque
chose?
— Non, non, non !
— La malle est faite. Monsieur veut-il que je lui expMque?...
— Non, je ne partirai probablement pas. Je ne sais plus ce
que je vais faire!
Comme Edmond restait immobile et ahuri, Raymond le con-
gédia, avec une brusquerie inaccoutumée :
— Laissez-moi, je vous appellerai si j'ai besoin de vous.
Il ne se coucha pas, admonesta son frère comme s'il l'eût
tenu là, dans un coin, essaya de lire, finit par s'assoupir, aux
approches du matin, sur sa chaise longue. Et, dès sept heures,
pendant qu'Edmond dormait encore, il se trouva de nouveau
en face de Frédéric, pincé et narquois :
— Monsieur n'est pas levé : à ces heures!...
— Il n'importe! Dites-lui que je suis là, que je l'attends,
que je veux le voir, que je ne m'en irai pas sans l'avoir vu.
— Monsieur ne permet pas qu'on le réveille...
— Ah ! vous pouvez être sûr qu'il ne dort pas !
Sur cette phrase étourdie, lancée d'un ton tragique, il entra
dans le cabinet de son frère, pendant que Frédéric obéissait. Léot
nard le rejoignit bientôt, en veston du matin. Il prévoyait cette
insistance, et comptait la réduire. Que de fois il avait eu raison
de ce qu'il appelait les « lubies » de Raymond en l'étourdissan-
794 REVUE DES DEUX MONDES.
par la rapidité de sa décision, par son ton catégorique, par ses
affectations d'énergie et d'autorité ! Sans doute, ces bons moyens
allaient produire leur effet. La porte à peine ouverte, il se mit
à parler, la voix ferme, comme s'il disait des choses très simples,
et définitives.
— Nous ne partons pas, mon cher; Lucienne m'a montré que
notre plan était impossible. Elle n'en veut pas entendre parler.
^C'est son droit, n'est-ce pas? Tu l'as reconnu toi-même : je ne
peux rien tenter sans son aveu. D'ailleurs, tout réfléchi, j'estime
qu'elle a raison. Nous nous étions échauffés, nous deux. C'est
un peu ta faute: tu t'emballes, et tu m'as entraîné! Heureuse-
ment que Lucienne a plus de sang-froid que nous. Elle n'a pas
perdu la tête; elle a bien vite remis les choses au point.
Raymond écoutait en frémissant ce petit discours, dont le
ton plus encore que le texte révélait un si prodigieux parti
pris d'inconscience.
— C'est abominable! s'écria-t-il.
Léonard, qui le dominait de sa haute taille, ne releva pas ce
mot passionné.
— Nous ne discuterons plus, déclara-t-il. Cela serait inutile.
' Tu m'as dit hier tout ce que tu pouvais me dire, et tu m'avais
presque ébranlé. Mais l'opposition de ma femme est irréductible,
et légitime. Surtout, ses raisons sont bonnes. Je lui ai promis de
ne rien faire : cette fois, mon parti est bien pris.
Tout à coup, malgré lui, il laissa éclater l'angoisse qui
l'étouffait.
— Je ne veux plus parler de cette horrible affaire, en-
tends-tu?... Plus un mot!... J'attendrai... J'ignorerai tout, jus-
qu'au verdict... Je n'ouvrirai pas un journal... Je te défends de
me rien dire... Je ne puis rien; j'écarte cela comme un cauche-
mar !
Raymond ne se rappelait plus les argumens qu'il avait répétés
<;oute la nuit, ou les devinait impuissans contre cette volonté dou-
loureuse et froide. Son frère lui parut un voyageur perdu qui
ferme les yeux pour ne pas voir l'abîme où le pousse une force
étrangère, à laquelle il s'abandonne.
— Je ne te juge pas, dit-il doucement. Puisses-tu ne jamais
regretter, quand il sera trop tard, quand aucun effort ne pourra
plus rien contre l'irréparable, cette décision qui ne vient pas
de toi !
l'inutile effort. 795
— Je ne suis pas de ceux qui regrettent leurs actes, affirma
Léonard dans un geste de défi.
— Qui sait? répondit Raymond avec la même douceur. Le
repentir, comme le châtiment, ne suit l'acte qu'à distance. Nous
verrons. Mais moi, je ne puis être ton complice: j'entends faire
ce que je peux.
— Tu veux partir seul, toi?...
Ce « toi, » le ton dont il fut lancé, le regard qui l'accom-
pagna, — ce regard de pitié cruelle qu'il connaissait si bien ! —
rappelèrent à Raymond sa faiblesse. Il se vit à la barre, pauvre
avorton chétif au milieu des Anglais à robustes charpentes, ap-
portant à l'accusée un appui si timide ; il entendit les questions
que le juge en perruque ne manquerait pas de lui poser :
« Pourquoi votre frère n'est-il pas ici? Que venez- vous faire,
vous, à sa place? Avez-vous été aussi l'amant de cette femme? »
On se méfierait de lui, on le soupçonnerait de quelque louche in-
trigue, son embarras et l'absence de Léonard détruiraient l'effet
de son témoignage, qui, peut-être même, irait à fins contraires. Il
n'eut pas la force de braver ces suggestions :
— Non, répondit-il, je ne partirai pas. Sans toi, que pour-
rais-je? Mais j'enverrai les lettres à Mr Bell : elles parleront
mieux que je ne saurais le faire. Rends-les-moi!
Dans les yeux de son frère, il vit clairement passer une de
ces tentations que le péril suscite dans les âmes lâches. Un souffle
d'indignation le souleva, et il y répondit, avant que les paroles
l'eussent exprimée :
— Tu ne vas pas me les soustraire, je suppose !
Le soupçon frappait juste. Léonard haussa les épaules pour*
cacher sa honte :
— Pour qui me prends-tu? Tiens, les voilà !
Il sortit d'un tiroir la petite liasse, qu'il lui tendit, en ajoutant
avec un regard mauvais :
— Je les ai relues : elles ne produiront pas l'impression que
tu penses. A la place de l'avocat, je ne sais pas même si je m'en
servirais. Mais tu peux les lui envoyer : cela m'est égal, elles t'ap-
partiennent.
Comme ces rayons qui montrent les lésions cachées par
le tissu des chairs, les événemens des derniers jours découvraient
à Raymond l'âme ignorée de son frère. De minute en minute,
il y distinguait des tares toujours plus inquiétantes d'égoïsme,
796 REVUE DES DEUX MONDES.
de calcul, de lâcheté. Il eut peur, en insistant davantage, d'aper-
cevoir des bas-fonds plus ténébreux encore, dont le spectacle
accroîtrait encore son dégoût; et, prenant les lettres sans tou-
cher la main qui les offrait :
— Adieu, dit-il. Ne parle plus!
Sur le seuil, pourtant, il se retourna pour ajouter :
— Je ne veux pas encore désespérer de toi. Si tu te décides à
faire ce que tu dois, tu me retrouveras. Sinon, nous ne nous
reverrons jamais...
Et il sortit, tandis que Léonard, plus humilié de subir ce
mépris que de le mériter, détournait les yeux de soi-même en
raidissant sa volonté.
Comme dans ces opéras italiens oii l'orchestre accompagne
d'accords légers, de rythmes sautillans, les chants de la passion ou
du désespoir, ainsi, quelles que soient les émotions qui soulèvent
nos âmes, les mêmes actes de la vie poursuivent leur cours régu-
lier malgré les cris de nos voix intérieures...
Raymond n'allait plus chez son frère ; mais, ne pouvant se
résoudre à le mépriser sans appel, il l'attendait encore, prêt à lui
pardonner au premier retour. Lucienne restait troublée dans sa
victoire : loin de la rassurer, la retraite de son adversaire lui
semblait trop rapide pour être définitive et, ne sachant rien dés
événemens qui se déroulaient à distance, elle en redoutait toutes
les surprises. Elle étouffait dans un silence volontaire le secret
qu'elle partageait, et ne parlait que de petites choses, — visites,
soirées, emplettes, invitations, — comme si vraiment ces futilités
remplissaient seules sa pensée. Quant à Léonard, ni le masque
de sa figure inexpressive, ni le regard atone de ses yeux pâles,
ne livraient ses obscurs soucis. Ses journées s'écoulaient sem-
blables à celles des hommes qui ont une famille qu'ils aiment,
des occupations qui les absorbent, des obligations mondaines,
trop pieu de loisirs pour rêver. Aux heures dont l'intimité rap-
proche un moment les pères qui travaillent et les enfans qui gran-
dissent, les siens lui souriaient, innocens et gracieux, grimpaient
sur ses genoux, offraient à ses lèvres leurs joues fraîches, à son
esprit leur doux babil.
Dans son cabinet, comme d'habitude, il recevait des cliens,
qui l'entretenaient avec des détails infinis de leurs minuscules
int^irêts, grossis démesurément par la chicane. Au Palais, il les
l'inutile effort. 797
retrouvait tenaces, infatigables, discutait avec des avoués,
échangeait en passant quelques propos avec le conseiller Arondel,
M® Lenielle, ou M^ Jallade, qui le recherchait particulièrement.
Le soir, il s'en allait de salon en salon, derrière sa femme, ren-
contrant des gens d'autres professions, mais peu différens, dont
les propos ne varient guère. Il plaida une fois, sans entrain,
pour une actrice contre un couturier : il perdit. Un autre jour,
avant d'aller applaudir chez les Du Rosoyune comédie de société,
il dîna chez les Gastellier, où vint aussi son beau-père, qu'il
voyait rarement. Le docteur Moncharny, homme silencieux et
distrait, au grand front pensif, à la redingote élimée, ne s'ani-
ma que pour parler d'un nouvel « ouvroir » de son quartier, où
l'on procurait du travail aux filles repenties. Léonard n'avait
jamais pris la peine de l'observer, le regardant comme un songe-
creux coupable de négliger ses intérêts et de gaspiller ses res-
sources. Il se surprit à l'écouter avec attention, puis à le trouver
plus heureux que les autres, dans son rayonnement de bonté cha-
ritable, enfin à admirer les belles idées doiif la générosité bril-
lait dans ces yeux limpides, à envier la paix de cette existence
vouée au bien des malheureux : celui-ci, songea-t-il, peut se
contempler dans le « miroir de la vérité, » sans reculer devant
son image; et, vraiment, vaut- il la peine de chercher autre
chose?...
Ainsi coulaient les heures inofîensives, à travers le murmure
accoutumé des efforts et des amusemens, des plaisirs et des
affaires, ainsi couleraient-elles, égales, inaperçues, jusqu'au
premier coup de celle qui les effacerait toutes, pareilles aux
légers accords qui sautillent dans l'orchestre jusqu'à ce qu'éclate
le chant suprême. Autour de lui, plus loin, la vie universelle
suivait aussi son cours, dans la tranquille ignorance du drame
que ses flots roulaient avec tant d'autres. Les conversatiions ou
les journaux effleuraient ou rapportaient mille bagatelkis : des
naufrages, des incendies, des combats lointains, des tumultes
dans des Parlemens, des massacres de chrétiens par dcis bar-
bares ou de barbares par des chrétiens, des morts illustres,
des naissances royales, des fêtes somptueuses, des commémo-
rations solennelles, — ou bien encore des accidens, des que-
relles d'artistes, des anecdotes de boudoir ou de salon, des scan-
dales que gonfle la rumeur publique. Cependant, dans (juatre
jours, puis dans trois, puis dans deux, ce bourdonnement de la
798 RBVUE DES DEUX MONDES.
ruche humaine se tairait tout à coup dans un silence haletant,
il n'y aurait plus au monde que le procès de Françoise, les
brèves dépêches qui le résumeraient, le coup décisif du ver-
dict...
Quelquefois M"* Ferreuse devinait, sous le front muet de son
mari, le vol noir de ces pensées : elle se raidissait alors, pour
les braver, dans son silence orgueilleux. De son côté. M® Billon
observait les sautes d'humeur, l'énervement, les distractions du
« patron ; » pressentant un mystère, il tendait de son mieux sa
curiosité perspicace et haineuse. A l'office même, les domes-
tiques notaient la disparition de Raymond, Frédéric leur ayant
raconté ses visites singulières, dont ils prenaient prétexte pour
inventer d'abominables histoires. Et là-bas, de l'autre côté de la
Manche, chaque minute avançait le choc qui arrêterait net ces
petits mouvemens réglés d'avance, ces allées et venues des four-
mis charriant leurs grains et remplissant leurs greniers.
Le 21, — un vendredi, — dès la première heure, Léonard fut
chassé de son lit et de sa maison, comme au lendemain de la
terrible nouvelle. Il fut violemment tenté de monter chez son
frère, que le même aiguillon devait harceler parmi ses livres :
bien qu'il n'eût pas encore pris au sérieux la menace et le mépris
de Raymond, la honte le retint. Il se dit : « Après l'acquitte-
tement I » et passa. Sûr de trouver Gastellier, toujours matinal, à
son bureau du Faubourg-Montmartre, il prit prétexte d'une afTaire
de construction qu'il avait parmi ses dossiers pour aller le con-
sulter. L'architecte poursuivait toujours de vastes projets, dont
il aimait à parler à tout venant avec abondance : il retint long-
temps son beau-frère, en lui montrant les plans de maisons
ouvrières où les droits de l'Art, — il prononçait ce mot avec une
énorme majuscule, — étaient sauvegardés. Une société se formait
pour exploiter son idée : des peintres, des sculpteurs, des écri-
vains, des financiers, des gens du monde, des philanthropes se
groupaient pour installer dans les quartiers populeux les chefs-
d'œuvre du Modem Style, réservés jusqu'alors aux quartiers
bourgeois. Elle s'appellerait : Société de l'Art mutuel. Et l'archi-
tecte clamait, en rebroussant sa chevelure d'Absalon :
— Un beau titre, hein? qui exprime mon Idée, dans sa gran-
deur simple. L'Art appartient à tous : il doit s'échanger entre
ceux qui ont et ceux qui n'ont pas. Plus de chapelle fermée ! Plus
de mandarins! Les conditions actuelles de la vie sociale...
l'inutile effort. 799
Il continua. Ses paroles bourdonnaient aux oreilles de Léo-
nard comme le murmure éloigné d'une musique qu'on entend
à peine. Un client survint ; il fallut partir. La matinée avait
avancé : M® Ferreuse put se rendre au Palais, oii d'ailleurs rien
d'urgent ne l'appelait. Il y subit d'abord les jérémiades d'une
grosse dame, qui plaidait contre une Compagnie d'assurances, et
dont l'affaire venait d'être remise pour la troisième fois. M^ Bil-
lon l'entretint ensuite; puis M® Dupin vint lui parler de ce di-
vorce que les deux parties souhaitaient avec une égale ardeur :
aucune ne voulant plus assumer la responsabilité des torts juri-
diques, la mise en scène de la comédie qui satisfait la loi se
trouvait ralentie. Gomme l'avoué s'éloignait, M® Jallade s'appro-
cha, un journal à la main, la mine alerte, la voix gaie, et cria
presque, dans un frétillement de sa moustache hérissée :
— Vous savez, mon cher maître, c'est aujourd'hui que s'ou-
vrent les débats de cette affaire d'enfant assassiné, à Londres...
Je vous l'ai signalée l'autre jour: vous ne vous rappelez pas?...
Belle occasion de voir à l'œuvre cette fameuse justice anglaise,
dont on nous rebat les oreilles!... J'espère que nos journaux
seront renseignés, et nous donneront des détails...
Un confrère, un peu sourd, très conservateur, s'arrêtait pour
les saluer. Il entendit qu'on parlait de journaux, et dit, en leur
serrant les mains :
— Depuis qu'ils publient tant de dépêches, on ne sait plus ce
qui se passe : leurs comptes rendus sont trop sommaires, leurs
informations sont généralement fausses, et, quand on rectifie, il
est trop tard.
Dans le fait, les feuilles du soir se contentèrent d'annoncer
l'ouverture des débats, qui, disaient-elles, dureraient au moins
trois jours. Pour savoir quelque chose, il fallut donc attendre ceux
du matin suivant, toute une longue nuit sinistre. Par crainte
d'éveiller l'attention des domestiques ou la perspicacité de son
secrétaire, Léonard n'osa sortir de bonne heure, comme la veille.
Mais il entra plus tôt que d'habitude dans la salle à manger,
où son courrier l'attendait. Il parcourut rapidement ses trois
journaux : tous reproduisaient la môme dépêche, qui résumait
en dix lignes confuses le discours de l'accusateur et mentionnait
sans autres détails l'audition des premiers témoins. Comme il
achevait cette lecture, Lucienne apparut, en peignoir. Elle regarda
les journaux que son mari repoussait, comprit, avança machi-
800 REVUE DES DEUX MONDES.
nalement la main pour en prendre un, mais interrompit son
geste, comme pour affirmer sa pleine possession d'elle-même ou
pour jouer l'indifférence; et elle se mit tranquillement à préparer
des tartines. Marc et Raymonde arrivaient, derrière l'Anglaise,
en gambadant:
— Oh ! papa ! s'écria la petite, tu es déjà là ? Tu as déjà lu
tes lettres ?
Marc, très gourmand, exultait devant une assiette excep-
tionnelle.
— Maman, maman, il y a des brioches!...
Ses yeux goulus les dévoraient déjà; Lucienne l'arrêta.:
— Attends un peu, on n'a pas encore apporté le chocolat.
Il s'agissait de prendre patience. Les deux êhfans, actifs et
rieurs après leur bonne nuit, et incapables de rester inoccupés,
s'emparèrent des journaux dépliés.
— Tu as fini de les lire, papa? demanda Raymonde. Donne-
les-nous pour faire des bateaux, dis?... Puisqu'on n'a pas son
chocolat !
— Quelle idée ! fit Lucienne.
Déjà quatre petites mains tâtonnantes pliaient les feuilles sur
la table; le papier froissé gémit entre les doigts malhabiles. Dans
leur exubérance matinale, dans leur hâte à jouer n'importe
comment, les petits riaient de leur maladresse. Une déchirure
s'étant produite, Marc se découragea :
— On ne sait pas, nous, c'est trop difficile !
Et Raymonde, en même temps :
— Papa sait, lui ! Aide-nous, papa, s'il te plaît i
Elle courut à son père, les bras chargés des grandes feuilles
froissées où tenaient tant de choses, la bouche fleurie de ce joli
sourire confiant des petites filles qui sont sûres dfl tout obtenir.
Léonard la repoussa, en se levant brusquement :
— Non, je n'ai pas le temps, je m'en vais.
Raymonde, à qui rien n'échappait, s'écria :
— Mais tu n'as pas eu ton thé, papa !...
— Je ne puis l'attendre. Je suis pressé.
Il ne les embrassa pas, il ne regarda pas sa femme; la porte
résonna derrière lui ; quelque chose comme un souffle d'angoisse
ou de malheur passa dans la chambre familiale et gaie. Les
enfans cessèrent leurs jeux. Lucienne, silencieuse, poursuivait
ses pensées et ne les voyait pas.
L'I^L•T1LE EFFORT. 801
Ferreuse venait d'être remué jusqu'à rame, comme si le
geste de sa fille, portant dans ses mains innocentes le récit
dont il tremblait, lui montrait la longue série ouverte des iné-
luctables réversibilités. Un éperdu désir le prenait de crier son
angoisse, ou de la tromper en apprenant quelque chose de plus.
Il sortit en courant presque, héla un fiacre, se fit conduire
chez Galignani. Les journaux anglais arrivaient. Il les acheta.
En sortant, il reconnut la brève silhouette de son frère, qui
l'avait devancé et lisait déjà, appuyé contre une arcade. Il l'ap-
pela :
— Raymond! J'allais chez toi, viens !
Pas d'autre explication. Raymond sauta dans le fiacre et,
dans le jour fuligineux de cette matinée sans lumière, se mit à
traduire le compte rendu : une sorte de procès-verbal, strict,
concis, rédigé sans le moindre souci d'art, en courtes phrases
dont chacune renfermait un fait. Cette sécheresse dégagea bientôt
une impression de réalité qu'aucun effet de rhétorique n'eût ja-
mais atteinte : dépouillé de tout élément pittoresque, le drame
se déroulait dans sa nudité poignante, sans qu'il fût possible de
choisir entre l'hypothèse du crime et celle de l'erreur ; des termes
d'une banalité courante, répétés abondamment, soulevaient à
chaque ligne comme des nuages d'effroi; le mystère des faits
indéchiffrés et de la sentence incertaine amassait ses ténèbres
autour des alinéas hachés, glacés, saccadés. Au début, suivant
i'usage anglais, Mr Lawrence Bell annonçait que « la prisonnière
plaiderait non coupable. » Aussitôt après, Mr Norton, chargé
de soutenir l'accusation, introduisait l'affaire par un exposé mi-
nutieusement circonstancié. L'analyse de ce morceau remplissait
les trois quarts d'une colonne de petit texte serré. C'était le récit
des événemens que les deux frères connaissaient déjà par la
lettre du défenseur, mais enchaînés autrement, avec une logique
menaçante et démonstrative. Il reconstituait minute par minute
la promenade de la mère et de l'enfant dont il constatait simple-
ment la disparition soudaine, rapportait sans la déformer l'expli-
cation de l'accusée, résumait les témoignages qui semblaient la
contredire, insistait sur les actes et les paroles de Françoise à
partir de ce moment jusqu'à son arrestation, et terminait, sans
indiquer ses conclusions, par cette simple phrase :
« Le corps de la petite fille a disparu ; mais on a retrouvé
son chapeau au bord du fleuve, à dix mètres environ, en aval,
TOME XIU. — 19U3 SI
802 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'endroit exact où était la prisonnière quand elle fut aperçue
par les témoins. »
Depuis quelques instans, le fiacre stationnait devant la
maison de Raymond. Inquiet de ses cliens qui ne bougeaient
pas, le cocher descendit du siège ; sa tête rouge apparut à la
portière.
— Nous ne descendons pas, répondit Léonard à l'interrogation
des gros yeux étonnés.
Et il donna la première adresse qui lui vint à l'esprit, celle
de M^ Lenielle. Le fiacre tourna, et se remit à trotter ; Raymond
poursuivit sa lecture.
Après le discours de Mr Norton, le défilé des témoins com-
mençait : la même méthode de précision rigoureuse dégageait
l'essentiel de chaque déposition. Cependant l'importance des trois
premières échappait. On comprenait mieux les suivantes.
« Mrs Oxbridge, propriétaire, Arthur Street, dit que la prison-
nière a occupé pendant plusieurs mois le rez-de-chaussée de sa
maison. Quand elle est venue, la prisonnière avait déjà placé sa
petite fille à Cantorbéry. Elle vivait tranquillement, rentrait de
bonne heure, et ne recevait que peu de personnes. Mr W. Or-
chard venait souvent la voir dans la journée, mais ne restait
jamais tard. Elle avait sa petite fille avec elle pendant les va-
cances. Le témoin dit que, le soir du 11 janvier, la prisonnière
lui dit : « Je conduirai demain la petite fille à Kew-Gardens ; ses
vacances vont finir, et je veux qu'elle ait un plaisir. » Le len-
demain matin, le témoin entendit la petite fille dire à sa mère,
en anglais : « Maman, j'ai un peu mal à la tête, j'aimerais mieux
rester à la maison. » La prisonnière répondit en français : le
témoin ne put comprendre. Le témoin dit encore que la prison-
nière paraissait préoccupée, et ne répondit pas quand il lui fut
demandé à quelle heure elle rentrerait. Dans la cross-exami-
nation, le témoin dit que la prisonnière était très douce avec tout
le monde, et aussi avec la petite fille; qu'elle paraissait l'aimer
beaucoup et se réjouissait dès que les vacances approchaient;
qu'elle payait une guinée par semaine pour son logement.
« Mr Hawley, restaurateur, Sandy Combe Road, dépose que le
12 janvier, entre midi et une heure, il a servi des œufs, des
sandwichs et du thé à la prisonnière et à la petite fille. Il re-
marqua que la petite fille mangeait de bon appétit, mais que la
prisonnière avait l'air soucieux et touchait à peine à son repas.
l'inutile effort. 803
Il ne comprit rien de ce qu'elles disaient, parce qu'elles parlaient
français. En partant, la prisonnière lui demanda, en anglais, où
se trouvait la plus prochaine entrée de Kew-Gardens, et il le
lui dit.
« Mr Woolwig, ouvrier charpentier, dit que le 12 janvier,
vers quatre heures, en revenant du travail avec son camarade
Branton, le long de la Tamise, il rencontra une femme et une
petite fille qui s'avançaient en sens inverse. Il dit que la pri-
sonnière était cette femme, et qu'il la reconnaît bien. On lui
montre une photographie de la petite fille, et il croit aussi la
reconnaître, mais sans pouvoir l'affirmer. Dans la cross-exami-
nation, le témoin dit que cette rencontre eut lieu à peu près à
la hauteur d'Old Deer Park, et qu'à cet endroit, on devait être
plus près de la station de Saint-Margaret que de celle de Kew-
Bridge. Il dit qu'il s'étonna de rencontrer à cet endroit les deux
promeneuses, à l'heure où la nuit va tomber, mais que leurs
allures navaient rien de suspect. Il n'a vu aucun vieillard der-
rière eux.
« Mr Branton, id., dit la même chose. S'étant retourné peu
après avoir rencontré les deux promeneuses, il remarqua que la
mère se retournait aussi. Il ne pourrait pas reconnaître la petite
fille s'il la rencontrait, à plus forte raison d'après une photo-
graphie. Dans la cross-examination, il dit que la rencontre eut
lieu à la hauteur à peu près d'isleworth ait, c'est-à-dire plus près
encore de la station de Saint-Margaret. Il dit qu'en se retournant,
il n'a vu personne auprès des deux promeneuses, ni plus loin,
mais qu'il faisait déjà sombre, et que d'ailleurs, à cause du
brouillard qui commençait, on ne distinguait rien au delà de
quelques mètres. »
— C'est tout, dit Raymond. Le compte rendu se termine
ainsi : La continuation de l'araire a été ajournée à demain.
Gomme son frère se taisait, très sombre, il ajouta :
— Que penses-tu de cela?
— Que sais-je? Il n'y a que des faits, dans ce journal. Je n'y
vois rien de concluant. Il faut attendre la suite.
Le fiacre s'arrêtait devant la porte de M® Lenielle.
— Non, cria Léonard au cocher, pas ici non plus !
Il donna cette fois sa propre adresse. Le cocher se remit en
route en grognant.
Le trajet fut silencieux. Les deux frères poursuivaient chacun
804
REVUE DES DEUX MONDES,
ses pensées, l'un en observant par la portière le défilé des arbres
dépouillés des Champs-Elysées, l'autre en remuant le tas des
journaux anglais, dans l'espoir d'y recueillir quelque trait nou-
veau. Gomme ils approchaient de leur but, Raymond dit seule-
ment :
— Il serait encore temps de partir,... ce soir...
Léonard secoua la tête, sans répondre. Après un silence, il
iemanda :
— Tu as envoyé les lettres ?
— Oui.
— Mr Bell t'a répondu ?
— Non.
Puis, en descendant de voiture :
— Tu ne montes pas? Tu ne viens pas déjeuner chez nous?
— Si tu as besoin de moi, tu viendras, toi. Moi, je ne ren-
trerai jamais dans ta maison.
Debout devant sa porte, Léonard suivit des yeux son frère,
qui s'éloignait sur ce mot, sans lui tendre la main, et disparut
sans s'être retourné. L'idée de prendre place, comme chaque
jour, à la table de famille, de rencontrer les regards de Lucienne,
d'entendre la voix des enfans, lui fut insupportable. Après avoir
hésité un moment, il prit à pas lents la direction du Palais, dont
le bourdonnement berça son angoisse jusqu'à l'heure des jour-
naux du soir.
Tous publiaient le même télégramme communiqué par
quelque agence .
« Le procès de Françoise Dessommes, la modiste française
qui est accusée d'avoir tué son enfant en la poussant dans la
Tamise, a continué aujourd'hui. On a entendu un certain nombre
de témoins cités par l'accusation, dont un seul paraît important.
Jusqu'à présent l'ensemble des dépositions est peu concluant.
Parmi les nombreuses personnes qui suivent les débats, beau-
coup prévoient un acquittement. »
Le dimanche matin, la lecture des journaux eut lieu devant
le kiosque du Grand Hôtel, où les deux frères se rencontrèrent
à la même heure. Résumées avec une sécheresse encore plus
concise, les dépositions pouvaient aussi bien sembler puériles
qu'accablantes. L'importance en échappait en partie, nulle im-
pression précise ne s'en dégageait.
L INUTILE EFFORT, 805
C'étaient d'abord celles des époux Lambeth, les deux prome-
neurs arrivés sur les lieux au moment du drame. La femme,
très catégorique, précisait avec des détails minutieux :
« Ils s'en allaient à petits pas le long du fleuve, dit-elle,
quand elle entendit des cris. Aussitôt elle entraîna son mari dans
la direction d'où ces cris venaient, et vit la prisonnière au bord
du fleuve, muette, un peu penchée en avant. « Le témoin dit
qu'elle demanda : « Qu'y a-t-il donc, madame? » et que la pri-
sonnière répondit : « Mon enfant! mon enfant! » Elle dit que
la prisonnière ne pleurait pas, et paraissait plutôt feindre le
désespoir. Le témoin demanda encore : « Mais qu'est-il arrivé? »
Et la prisonnière répondit : « Ma petite fille a glissé là. Elle
voulait cueillir ces roseaux. Ah! mon Dieu! » — « Mais, ma-
dame, lui dit le témoin^ il faut appeler au secours. » Alors la
prisonnière se mit à crier, le gardien du parc arriva, et les re-
cherches commencèrent. C'est le témoin qui retrouva le cha-
peau de la petite fille. Dans la cross-examination, le témoin
explique que, si elle n'a pas tout de suite rapporté ces détails,
c'est qu'elle n'en comprenait pas l'importance, ne pouvant croire
qu'il s'agissait d'un crime. C'est une de ses amies, Mrs Combith,
qui éveilla ses soupçons et lui fit comprendre que, si elle était
bien sûre de ce qu'elle avait vu, elle devait le révéler. Un juré
lui ayant demandé si elle était certaine d'avoir bien vu tout cela
et de ne pas se tromper, elle affirme qu'elle l'est. »
Son mari, cependant, se montrait moins affirmatif. Il invo-
quait sa surdité, le brouillard, la nuit tombante, et répondait
en hésitant : il n'avait pas entendu de cris, il ne regardait pas
du côté de la prisonnière au même moment que sa femme, il ne
comprenait pas ce qui se passait; son attention ne s'éveilla que
plus tard, quand sa femme lui donna des explications. Les ques-
tions captieuses de la cross-examination ne parvinrent pas à
le tirer de sa réserve. Il ajouta pourtant que la prisonnière levait
les bras au ciel, se tordait les mains et tournait sur elle-même,
comme afl'olée.
Après les époux Lambeth, le gardien du parc, Mr O'Glean,
déposa qu'il avait vu sortir les deux promeneuses un moment
avant de fermer la grille à l'heure réglementaire. Il remarqua
que la petite fille paraissait fatiguée. Un peu plus tard, ayant en-
tendu des cris répétés, il sortit sur le chemin et vit la prison-
nière, à côté des époux Lambeth, qui s'essuyait les yeux et
806 REVUE DES DEUX MONDES.
parlait toute seule en français. Il s'empressa d'appeler du secours,
mais ce ne fut qu'une demi-heure au moins après l'accident que
les recherches commencèrent; le courant était très fort, le
cadavre devait être déjà bien loin.
« Il ne peut pas dire si les cris qu'il a entendus venaient de la
prisonnière ou de la petite ûWe; il dit qu'il croit plutôt que
c'étaient des cris d'enfant. Sur une question d'un juré, il explique
que le parc ferme à quatre heures, et que les promeneuses n'au-
raient pas eu le temps de le retraverser pour aller prendre le
train à la station de Kew-Gardens, où elles étaient descendues. »
Trois hommes de la police, un inspecteur et deux détec-
tives, racontaient ensuite l'arrestation de Françoise. Quand l'in-
specteur annonça à la jeune femme la terrible accusation qui
pesait sur elle, elle s'écria : « Oh! mon Dieu! » en cachant sa
tête dans ses mains :
« Comme elle voulait encore parler, l'inspecteur l'avertit que
tout ce qu'elle dirait désormais serait rapporté à la justice, et
pourrait servir contre elle, et que, par conséquent, elle ferait mieux
de ne rien dire. Alors elle dit : « Mais je suis innocente, je ne
peux pas dire autre chose ! Ma petite fille est tombée dans le
fleuve. Qui pourrait croire que je l'ai tuée? » Elle répéta plu-
sieurs fois : « Je suis innocente! » Et elle se mit à sangloter
convulsivement. »
Les témoins qui suivirent étaient ceux de la défense :
Mr W. Orchard, professeur de musique, trente-trois ans, de-
meurant à Chelsea, Ghayne Walk, fit le récit de sa liaison ami-
cale avec Françoise. Après avoir raconté comment il avait
connu la jeune femme, leurs premières rencontres, ses visites
de plus en plus fréquentes, il expliqua sans fausse honte, avec
une simplicité tranquille et digne, le sentiment qu'elle lui avait
inspiré; et, même à travers le style de procès-verbal qui la résu-
mait, cette déposition dégageait une émouvante impression d'at-
tachement fidèle jusque dans la pire détresse, de respect iné-
branlable, de confiance, de courage, de loyauté :
« ... Le témoin dit qu'il ne désirait pas nouer avec la prison-
nière de relations irrégulières et cachées, mais que son grand
désir était de la prendre pour sa femme. Il dit qu'il le lui de-
manda à plusieurs reprises, et qu'elle refusait toujours sans
donner de raison. La prisonnière lui parlait souvent de son enfant :
un jour môme, il l'accompagna jusqu'à Gantorbéry; mais elle
l'inutile effort. soi
ne voulut pas l'introduire dans le pensionnat. Il se promena
dans la ville jusqu'à l'heure où ils rentrèrent ensemble. Ce
jour-là, dans le train qui les ramenait, la prisonnière lui parla
beaucoup de sa petite fille et lui promit de la lui montrer pen-
dant les vacances : ce qu'elle fit en efTet. Il dit que la petite fille
était douce et timide, mais qu'elle paraissait heureuse et s'égayait
facilement. Le témoin dit que la prisonnière ne lui a jamais
parlé de ses relations avec un jeune homme qui était mort quand
il l'a connue. Il n'a appris cette chose que par l'instruction du
procès, et il en a eu un grand chagrin. Il a pensé que c'était
peut-être pour n'avoir pas à s'en expliquer avec lui que la prison-
nière refusait de l'épouser, bien qu'elle lui marquât de la sym-
pathie. Il a vu la prisonnière le 11 janvier, dans l'après-midi :
elle ne lui dit rien de la promenade qu'elle devait faire le len-
demain. Ce jour-là, il apporta des bonbons à la petite fille, qui
fut très contente et lui dit qu'elle voudrait bien rester à Londres,
où elle se plaisait mieux qu'à Cantorbéry. Il a revu la prison-
nière pour la dernière fois deux jours après, quelques heures
avant qu'elle fût arrêtée. Il dit qu'elle était dans un grand déses-
poir. Elle ne se doutait pas encore qu'on la soupçonnait. Elle
pleura beaucoup, et dit au témoin qu'elle ne se consolerait jamais
de la perte de sa petite fille, et qu'elle ne pouvait se pardonner
d'avoir manqué de prudence. Elle lui dit aussi que tout était fini
pour elle dans ce monde, qu'elle ne désirait plus que la mort. En
terminant, le témoin déclare avec une profonde émotion qu'il est
convaincu de l'innocence de la prisonnière. »
— Voilà un brave homme ! s'écria Raymond en regardant
son frère, qui détourna les yeux.
Il reprit sa lecture, un tremblement dans la voix :
La directrice du pensionnat de Cantorbéry, l'aînée des misses
Jewell, succéda à Mr Orchard. Elle affirma que la prisonnière
payait régulièrement la mensualité de sa petite fille, qu'elle visi-
tait deux fois par mois. Elle paraissait l'aimer beaucoup. L'en-
fant avait d'ailleurs un caractère agréable et une vive intelli-
gence. Ses maîtresses louaient son application. Très ardente au
jeu, elle jouissait d'une sorte de popularité parmi ses camarades.
Elle parlait de sa mère avec la plus vive tendresse.
Enfin, la patronne de Françoise rendit hommage à son carac-
tère, à sa bonne tenue, à son esprit d'ordre, à son habileté dans
les choses de son métier : jamais elle n'avait eu de meilleure ou-
808 REVUE DES DEUX MONDES.
vrière; elle ne pouvait la croire coupable d'un crime aussi noir.
Le défilé des témoins étant ainsi terminé, Mr Lawrence Bell
annonça, selon la coutume anglaise, qu'il appelait la prisonnière
à témoigner pour sa propre défense; les petites phrases sèches
du journal atteignirent alors au pathétique :
« Appelée à témoigner pour sa défense, la prisonnière dit qu'il
y a environ huit ans, habitant encore la France, elle s'aperçut
qu'elle allait devenir mère. Elle se décida alors à quitter son
pays. Son départ fut retardé par une maladie assez grave. Elle
guérit, et put se rendre à Londres, où la petite fille vint au
monde. Elle la garda, et la nourrit au lait de vache. Elle dit
qu'à ce moment déjà, elle n'avait plus aucune relation avec le
père, qu'elle n'a jamais revu. Elle demeurait alors à Ghelsea,
Ghurch Street, chez une Mrs Duke. Cette Mrs Duke était une très
bonne personne, et prenait soin de la petite fille pendant qu'elle-
même était à son atelier. Il y a environ dix-huit mois, Mrs Duke
mourut. La prisonnière dit qu'elle chercha un autre logement.
Elle vint chez Mrs Oxbridge, Arthur Street. La petite fille, en
grandissant, exigeait plus de soins. Mrs Oxbridge ne pouvait les
lai donner comme faisait Mrs Duke : elle avait ses occupations et
n'aimait pas à se déranger. Et la prisonnière travaillait tout le
jour hors de la maison. C'est alors qu'elle se décida à conduire la
petite fille dans le pensionnat des misses Jewell, que sa patronne
elle-même lui indiqua. La petite fille ne voulait pas quitter sa
mère et pleura beaucoup. Plus tard, elle s'habitua. Elle se plai-
sait chez les misses Jewell. Pour les vacances, sa mère la repre-
nait avec elle. La prisonnière n'a rien à dire sur ses relations
avec un jeune homme qui est mort. En ce qui concerne Mr W.
Orchard, elle dit qu'elle le considérait comme un homme très
bon et très honnête, et qu'elle avait beaucoup de plaisir à le
voir, mais qu'elle n'aurait pas consenti à l'épouser. Elle ne lui a
pas parlé du jeune homme qui est mort, parce que cette afi'airo
ne le regardait pas, puisqu'elle ne voulait pas être sa femme. Elle
l'a vu le 11, à la fin de l'après-midi, en sortant de son atelier.
Elle ne lui a pas parlé de sa promenade du lendemain, parce que
cette promenade ne fut décidée que dans la soirée. C'est la pe-
tite fille elle-même qui manifesta le désir de la faire. Elle vou-
lait voir Kew-Gardens, parce qu'une de ses amies du pensionnat
des misses Jewell lui avait dit que c'est le plus beau jardin du
monde, avec des arbres comme il n'y en a nulle part. La petite
l'inutile effort. 809
fille était très contente de faire cette promenade, et se réjouissait
de voir les arbres, pour raconter à son amie qu'elle les avait vus.
Mrs Ôxbridge a mal entendu la conversation du matin. La pri-
sonnière dit que c'est elle-même qui a proposé de renoncer à la
promenade quand la petite fille a dit qu'elle avait un peu mal à
la tête, et que la petite fille n'a pas voulu et a dit qu'elle avait
très peu mal. — Il est vrai qu'elles sont entrées pour se res-
taurer dans le bar de Mr. Hawley. Ce n'était pas l'heure habi-
tuelle du lunch de la prisonnière : c'est pour cela qu'elle man-
quait d'appétit. Mais elle était contente, parce que la petite fille
mangeait bien et ne se plaignait plus de son mal de tête. Ensuite
elles sont entrées dans le parc, où elles se sont promenées. La
petite fille était toute contente de voir les arbres. Elle demandait
leurs noms, et la prisonnière ne les connaissait pas. Elle s'amu-
sait beaucoup. Elle ne s'est pas plainte une seule fois d'être fa-
tiguée. Du reste, elles se sont reposées en plusieurs endroits.
Elles sont restées longtemps dans le jardin botanique, et aussi
dans le jardin d'hiver. Le temps était doux : on pouvait s'asseoir
dehors, sur les bancs. La petite fille a joué au bord du lac.
En quittant le jardin, elles ne savaient pas bien de quel côté
aller. Le gardien paraissait sommeiller dans sa loge : elles n'ont
pas osé le déranger. Elles ont pris à leur gauche, au hasard.
Après avoir marché un moment, elles ont demandé leur chemin
à un vieillard qu'elles ont rencontré après les deux ouvriers, un
peu avant le tournant du fleuve. Ce vieillard était très grand,
avec une barbe blanche. C'est lui qui leur a conseillé de re-
tourner sur leurs pas vers Kew-Bridge. Il allait dans la même
direction qu'elles. Après, il a rebroussé chemin, en disant qu'il
s'était assez promené et qu'il rentrait chez lui. La prisonnière ne
peut pas comprendre comment l'accident est arrivé. Vis-à-vis de
Syon House, elles se sont arrêtées un moment pour regarder des
vaches dans le pré, de l'autre côté de la Tamise. On les dis-
tinguait encore à travers le brouillard qui commençait. La petite
fille a vu des roseaux et a dit : « Maman, laisse-moi cueillir ces
grandes herbes ! » Elle s'est échappée en courant. La prisonnière
n'était pas inquiète, et ne voyait aucun danger ; elle a cependant
crié à la petite fille de prendre garde. La prisonnière dit : « La
petite fille avait envie de ces roseaux. Si j'avais pensé qu'il y avait
du danger, je serais allée les chercher moi-même. » La prisonnière
resta sur la chaussée. Elle ne quittait pas des yeux la petite
810 REVUE DES DEUX MONDES.
fille. Tout à coup, elle l'a vue chanceler et disparaître, en pous-
sant un cri. Elle dit qu'elle est restée un instant comme para-
lysée, puis qu'elle a crié, et qu'elle a couru au bord du fleuve.
Elle ne voyait que l'eau qui coulait. Elle appelait au secours. Et
puis, elle a vu des gens autour d'elle, et ne sait plus ce qui s'est
passé.
« La prisonnière explique encore qu'au moment de rentrer
elle eut l'idée de retraverser le parc, mais qu'elle pensa qu'il
était trop tard et que les grilles seraient fermées. Elle ne savait
pas où se trouve la station de Saint-Margaret : si elle l'avait
su, elle aurait continué dans la même direction. Elle répète que
c'est le renseignement du vieillard qui l'a trompée et qu'elle ne
peut rien dire de plus sur ce vieillard, qu'elle a échangé quel-
ques paroles à peine avec lui, mais qu'elle le reconnaîtrait si
elle le voyait. Elle ne sait pas le nom de l'amie qui avait parlé
de Kew-Gardens à la petite fille. Elle dit qu'elle n'a jamais
pensé à épouser Mr W. Orchard ni personne, excepté le jeune
homme qui est mort. »
Les dernières lignes du compte rendu affirmaient à la fois la
minutie avec laquelle le journal notait les moindres détails de
cette dramatique affaire, et le flegme tranquille du personnel
judiciaire qui la suivait : la suite des débats étant remise au
lundi, le juge avait annoncé aux jurés que les shériffs mettraient
le lendemain des voitures à leur disposition.
La beauté de ce dimanche presque printanier invitait aux
gaies flâneries dans la lumière poudrée de brumes, sous le ciel
bleuissant, parmi les arbres ou les haies dont la sève est prête à
s'éveiller : les jurés de Londres avaient une belle journée pour
se délasser dans les calèches des shériffs 1 Et, par une de ces
coïncidences comme la vie se plaît à en prodiguer, Lucienne,
en se mettant à table, annonça de sa voix résolue :
— J'ai retenu une voiture pour cet après-midi. Les enfans
ont besoin de respirer. Je les mène au Jardin d'acclimatation :
auras-tu le temps de venir avec nous, Léonard?
Elle restait dans son rôle, elle jouait, sans fléchir, celle qui
ne veut rien savoir. Les enfans ne laissèrent pas à leur père le
temps de prétexter quelque travail : ils l'entourèrent en battant
des mains, en sautant de joie, et la voix de Raymonde suppliait
si gentiment :
l'inutile effort. 811
— Tu viens, papa, tu viens! Maman, papa vient avec nous !...
... Là-bas, isolés entre eux comme le veut la loi, les jurés
devisaient dans les voitures qui les emmenaient vers la banlieue,
par les rues mornes du dimanche britannique. C'étaient de bons
gros Anglais, marchands, fonctionnaires, industriels, aux teints
de brique, aux barbes roussv^s, aux solides épaules, buveurs
d'ale, mangeurs de rosbif, lents, graves, lourds, plutôt taci-
turnes. Peut-être qu'ils discutaient les preuves, les témoignages,
les attitudes de l'accusée, sans émotion, en spectateurs flegma-
tiques d'un drame qui leur reste étranger; ou bien, leur convic-
tion faite, ils parlaient politique, affaires ou religion, l'esprit
aussi libre que s'ils ne tenaient pas une vie humaine entre leurs
mains. — Pendant ce temps, Mr le juge Drayton, après avoir
suivi pieusement le culte du matin, et tout en regardant ses
enfans jouer sur la pelouse de son joli cottage, se demandait
sans doute s'il aurait ou non, le lendemain soir, à mettre sa
toque noire pour prononcer une sentence de mort : comme il
avait déjà rempli maintes fois cette formalité au cours de son
existence, la perspective de la remplir une fois encore ne le
gênait point. Mais Françoise, qui dirait comment elle passait son
dimanche?...
... Dans la tiédeur de l'air, les enfaos s'amusaient de toutes
choses : des cygnes qui flottaient sur les lacs, des cavaliers qui
galopaient dans les allées, des piétons qui s'en allaient à petits
pas, des cyclistes qui forçaient leur vitesse, des teuf-teuf qui rem-
plissaient l'air du son de leur cornet, du bruit de leur machine,
de l'odeur de leur pétrole, des marchands ambulans qui s'en-
rouaient à faire l'article. Ils voulurent monter sur l'éléphant,
puis sur le chameau, puis voyager dans la voiture aux chèvres.
Léonard, qui volontiers mesurait leurs plaisirs « pour leur donner
de bonnes habitudes, » ouvrit sa bourse, en songeant aux peines
inconnues qui guettaient leur avenir; Lucienne, à l'ordinaire
plus parcimonieuse que son mari, sourit et laissa faire.
Elle tâchait de causer avec sérénité de choses indifférentes :
elle eut des phrases dégagées sur le beau temps, sur l'utilité
des sorties du dimanche, sur l'anémie qui menace les enfans à la
fm des hivers parisiens. C'était sa tactique : le parti pris d'éviter
le sujet sur lequel convergeaient leurs pensées la lui imposait.
Par momens, elle aurait voulu prendre la main de ce pauvre
homme qui souffrait à côté d'elle, et lui dire : « Moi aussi, je
812 REVUE DES DEUX MONDES.
guette les nouvelles, j'ai peur, je participe à ton angoisse! » Mais
elle repoussait ses impulsions, et croyait mieux faire en affectant
la liberté d'esprit. Ses efforts, toutefois, ne réussissaient qu'à
demi : son inquiétude se trahissait dans la douceur inhabituelle
de ses manières. Intuitifs comme on l'est à leur âge, les enfans
sentaient par momens, autour deux, quelque chose d'inconnu
qui gâtait leur plaisir. En chuchotant devant la cage aux singes,
Marc, tout à coup, dit à l'oreille de sa sœur :
— Maman est gentille aujourd'hui, elle n'a pas grondé une
fois!
La petite répondit, tout bas, avec un regard presque angoissé
de ses grands yeux :
— Mais papa a un drôle d'air!
Les grimaces d'un ouistiti les interrompirent; leurs impres-
sions étaient légères, et s'envolaient...
Dans un journal du soir, une « Lettre de Londres » reprenait
le récit du procès, avec moins de précision, mais plus de vie et
de pittoresque que les feuilles anglaises. Les principaux person-
nages du drame judiciaire, jusqu'alors presque indistincts aux
yeux de Léonard, lui apparurent dans leur réalité, dessinés non
sans relief par une plume qui cherchait plutôt à donner l'im-
pression des débats qu'à les résumer avec une fidélité méti-
culeuse. Il vit ainsi le juge Drayton, rasé, placide et gras sous
sa perruque, avec une petite loupe sur la joue, au-dessous de
l'œil gauche; Mr Norton, l'accusateur, long, raide, parlant avec
des gestes rares et anguleux, fascinant les témoins qui finissaient
par trembler sous son regard ; Mr Lawrence Bell, plus vibrant,
plus agité, questionnant avec adresse; il reconnut Françoise
« en robe de drap noir, façon tailleur, avec un col blanc » :
« La tête, plutôt petite, se meut avec grâce, sur un cou
resté juvénile; le visage est d'un ovale légèrement allongé, fort
agréable, éclairé par de beaux yeux un peu proéminens; hi
bouche est charmante, plantée de dents irréprochables; le fin
retroussis du nez donne à la figure un caractère de gaîté mutine ;
mais le teint a pris une couleur de plomb qui vient sans doute
du manque d'air et de lumière, et les cheveux grisonnent.
L'accusée s'exprime avec assurance et modestie, d'une voix
mélodieuse qui prévient en sa faveur. Elle parle un anglais cor-
rect, tout en conservant son accent étranger. En somme, pas
un trait méchant, cruel ou tragique : un criminaliste chercherait
l'inutile effort. 813
en vain sur cette physionomie la marque du crime, un philosophe
celle de la fatalité. Françoise Dessommes est une petite personne
dont l'extérieur ressemble à celui de beaucoup de jolies femmes,
qui arrivent au terme de leur existence sans accident grave.
« Quel contraste avec Mrs Lambeth, dont la déposition
constitue, en somme, la seule charge redoutable!
« Celle-ci, forte, lourde, imposante, rougeaude, est une
bavarde intarissable, qui s'excite en parlant. On la reconnaît à
première vue pour l'avoir rencontrée parmi ces immortelles
pies-grièches que Shakspeare a si bien croquées dans ses comé-
dies. C'est pour elle une aubaine que de se trouver là, devant
un tribunal où personne n'a le droit de l'interrompre ; de pou-
voir raconter à son aise ce qu'elle a vu et peut-être aussi ce
qu'elle n'a pas vu, avec des détails qu'elle répète vingt-cinq fois,
en foudroyant de ses yeux vengeurs l'accusée qui l'écoute avec
un mélange de résignation et d'étonnement, sans paraître se
douter que c'est sa vie qui roule dans ce flot de paroles.
« A côté de Mrs Lambeth, son mari : sourd, un cornet sur
l'oreille droite, il regarde avec des yeux ronds gesticuler des
gens qu'il n'entend pas. Impossible d'imaginer une tête plus
ahurie : c'est bien celle qui convient à l'époux de cette mégère,
qu'on devine docile, craintif, accoutumé à plier le dos et à filer
doux, comme un chien trop souvent battu. Je me figure que ces
débats, où il est bien étonné d'avoir son mot à dire, se ramè-
nent pour lui aux proportions d'une de ces folles pantomimes si
fort à la mode en ce pays. Dans le fait, sa terrible moitié fait
tout ce qu'elle peut pour qu'on termine, selon la tradition, par
une gigue, — cavalier seul ! »
A ce mot macabre, comme au portrait de Mr Lambeth,
comme à l'éloge de Mr W. Orchard, qui suivait, on devinait ce
correspondant anonyme très favorablement disposé pour l'ac-
cusée. D'ailleurs, sa sympathie se manifestait plus clairement
encore dans les dernières lignes de l'article, qui marquaient avec
beaucoup de justesse, semblait-il, le sens de ce procès :
« En France, je parierais sans hésiter pour l'acquittement.
Ici, je me garderai d'aucun pronostic. L'existence irrégulière de
l'accusée constitue contre elle la plus dangereuse présomption.
Les Anglais, en effet, sont impitoyables pour ce qui touche aux
mœurs : à leurs yeux, une femme sortie du droit chemin est
capable de tout. Ils ne distinguent pas entre les nuances de Tin-
814 REVUE DES DEUX MONDES.
conduite. Le vice, pour eux, n'a pas de degrés : celle qui a pu
ivoir un enfant illégitime, a pu l'assassiner. Aucun fait secondaire
ne vaudra contre ce préjugé qui conduit leurs déductions. Ne
sroyez pas pour cela qu'ils soient plus vertueux que nous : non,
mais ils déclarent qu'ils le sont; et ils le déclareraient contre
l'évidence. Leur excessive sévérité pour tous les péchés d'amour,
c'est peut-être une manière de se persuader à eux-mêmes qu'ils
les ignorent; c'est, en tout cas, un procédé certain pour affirmer
qu'ils n'admettent pas la faute, et que, s'ils la tolèrent à l'état
caché et honteux, ils l'extirpent sans ménagement dès qu'elle se
révèle.
« Cette disposition constitue, pour le procès pendant, un fac-
teur avec lequel il importe de compter. Si l'accusée est con-
damnée, on ne manquera pas de dire que sa nationalité a
témoigné contre elle. Gela ne sera pas exact : une Anglaise même
ne serait pas mieux traitée. Mais il se peut que Françoise Des-
sommes périsse moins parce que son crime est prouvé, — à mes
yeux, il est très loin de l'être, — que parce que son immoralité
est établie : quand une femme a commis l'imprudence d'avoir
un enfant en dehors du mariage, il ne faut pas qu'elle s'avise
encore de le perdre dans un accident où il y a du mystère; la
certitude de sa faute empêchera de croire à ses explications, et
revêtira d'une terrible vraisemblance les présomptions qui pour-
ront se dresser contre elle. Dans tous les pays du monde, les
décisions des jurys sont soumises à de telles influences, trop
générales à la fois et trop instinctives pour qu'on puisse les em-
pêcher de s'exercer. »
Cette lecture ouvrait l'espace à toutes les angoisses. Elles
s'amassèrent, comme des nuages dans un ciel étroit et fermé,
pendant la longue nuit d'abord, puis l'interminable lundi que
les deux frères passèrent ensemble, chez Raymond, muets,
échangeant à peine à longs intervalles quelque phrase de ter-
reur ou d'espoir. Elles emplirent leurs deux âmes, qu'elles rap-
prochèrent jusqu'à les confondre et à les broyer : Raymond ne
songeait plus à mépriser ce frère dont la misérable détresse se
serrait contre lui; Léonard hésitait, dans une attente qui voulait
espérer encore et pressentait l'horreur. Les feuilles du soir leur
apprirent seulement que les plaidoiries n'étaient pas achevées, et
que le verdict serait rendu très tard. Ils l'attendirent toute la
nuit, sans se quitter. Le mardi matin, devant le premier kiosque
l'inutile effort. 815
ouvert dans le crépuscule, ils lurent la dépêche laconique et
définitive :
« Françoise Dessommes a été condamnée à mort. »
IX
Les détails des journaux anglais aggravaient encore l'hor-
reur du dénouement. Ils donnaient un résumé succinct du dis-
cours de Mr Norton et de celui de Mr Lawrence Beli, d'où jaillit
une phrase vague et sèche sur les lettres de Raymond :
« Mr Bell parle d'une correspondance de la prisonnière
adressée antérieurement à un Français, et il en lit quelques
fragmens. »
Puis ils s'étendaient avec une certaine complaisance sur les
dernières formalités : le jury délibérant pendant deux heures, —
le cri de l'accusée après le verdict : « Je suis complètement in-
nocente! » — le juge coiffant sa toque noire pour prononcer la
sentence, et échanger ensuite quelques complimens avec les
jurés, très satisfaits de la manière dont ils ont été traités.
Les deux frères lurent ces lignes comme ils avaient lu les pré-
cédens comptes rendus, debout au bord du trottoir, sous les ar-
cades de la rue de Rivoli, — et riea n'était changé dans le va-
et-vient des passans ! Cependant à cette heure même, les jurés,
satisfaits des biftecks, des puddings et des voitures des shériffs,
se délassaient dans leurs familles, autour d'un copieux déjeuner,
avant de reprendre le cours de leurs affaires, un instant inter-
rompu par leurs devoirs judiciaires. Ayant prononcé selon leur
conscience, en loyaux défenseurs de l'ordre social et de la mo-
rale éternelle, ils avaient dormi sans cauchemar d'aucune sorte :
aucun doute, aucune pitié ne les troublait; jamais dans la suite
ils ne seraient hantés par le souvenir d'un épisode qui les avait
probablement plus étonnés qu'émus, — ni par les deux grands
yeux dont le regard poursuivait Ferreuse, fixe, chargé de regrets,
d'épouvante, de reproches. Leur œil distrait épellerait dans les
journaux les « informations » qui courraient sur les chances de
Françoise à la clémence royale; ils les discuteraient avec leurs
amis, en gens bien informés, contens de l'être; les uns souhai-
teraient la grâce, d'autres trouveraient que la condamnée « n'a
que ce qu'elle mérite. » Et puis, un jour, en rentrant chez eux
à l'heure du dîner, ils diraient à leurs femmes, à leurs enfans :
816 REVUE DES DEUX MONDES.
« Vous VOUS rappelez cette Française que nous avons condamnée
à mort il y a quelque temps? Eh bien, on Fa pendue ce matin! »
La femme, peut-être, aurait un mouvement, une pensée de com-
passion pour cette inconnue, dont la tragique mémoire traver-
serait quelquefois la paix familiale de leur home; les enfans
regarderaient avec plus de respect ce père qui faisait ainsi pendre
les gens aussi simplement qu'il avalait son rosbif, et sans d'ail-
leurs en perdre une bouchée. Et l'on parlerait d'autre chose...
Les deux frères marchaient devant eux, pareils à des flâneurs
qui errent par passe-temps. Comme un encombrement de voi-
tures les arrêtait à l'angle de la rue de Rohan, Raymond mur-
mura :
— Mais c'est impossible!... C'est impossible!...
Les voitures se dégagèrent. Ils purent traverser. Plus loin,
Léonard répondit :
— Pourquoi? De tels drames arrivent. Nous n'en sentons
l'horreur que lorsqu'ils nous touchent.
Raymond s'écria, en frappant du pied sur le trottoir, dans un
geste nerveux de révolte impuissante :
— Tu sais bien qu'elle n'est pas coupable I
— Je le sais.
Quelques pas encore, et Raymond reprit:
— Tu le sais!... Alors, qu'allons-nous faire pour la sauver?
Ces mots terribles : « Il est trop tard ! » montèrent aux lèvres
de Ferreuse. Il les refoula, et se contenta de répéter, sombre-
ment:
— Qu'allons-nous faire ?
Un peu plus loin, il fixa son frère avec des yeux fous, remua
les lèvres sans parler, et s'éloigna très vite, comme au signe
d'une impulsion qui se fait obéir. Raymond le regarda filer sans
comprendre, et resta perdu dans le brouhaha de la rue, petit
être falot que les passans bousculent; puis il se reprocha de
l'avoir laissé partir ainsi, craignit des résolutions extrêmes,
voulut courir après lui, ne le vit plus.
Léonard s'en allait dans le mouvement et le bruit du matin.
Marcher très vite l'apaisait: ses pensées devenaient confuses
comme le murmure de foule qui les dispersait; puis, soudain,
elles se condensaient en une question, en un mot, en un cri quil
se répétait cent fois : « Qu'allons-nous faire ? » Ou bien : « Pour-
quoi l'ai-je écoutée? » Ou encore : « Trop tard! trop tard! trop
l'inutile effort. ol7
tard ! » Ou même : « Oh ! mon Dieu ! » Jamais encore, au cours
d'une de ces vies que trop d'incidens surchargent, il n'avait ré-
fle'chi au caractère irrévocable de lacté accompli, de la possibilité
perdue : et voici qu'au lieu de les reconnaître peu à peu, comme
la plupart des hommes, à travers la paisible série des expériences
courantes, il en recevait d'un seul coup, par un fait terrible, la
révélation brutale et complète. Jamais son regard, borné par
l'horizon de sa journée, n'avait essayé de suivre un peu loin la
chaîne des conséquences dont nulle énergie ne peut plus rompre
la continuité : voici qu'un éclair sanglant la déroulait devant lui
jusqu'au point où le dernier anneau plonge et disparaît dans
l'horreur. Si longtemps obscure, sa conscience devenait soudain
d'une lucidité qui dissipait toutes les ténèbres. De temps en
temps, au coin d'une place, en traversant une rue, la voix qui
l'avait si longtemps égaré essayait de le tromper encore : « Que
pouvais-tu faire ? insinuait-elle, personne ne t'aurait écouté ! » Au
lieu d'acquiescer, comme lorsque cette même voix lui parlait par
la bouche de Lucienne, il répondait aussitôt : « Du moins,
j'aurais essayé! » La voix, plus faible, reprenait: « Pourtant, si
elle est coupable, c'est justice ! » Il s'indignait du doute, et affir-
mait : « Elle ne l'est pas ! » Ou bien, sans formuler les paroles
qui tremblaient en lui-même, il songeait que la culpabilité de
Françoise le chargeait davantage encore : qu'il n'était pas tout à
fait étranger à ce crime; — et qu'il le savait maintenant.
L'habitude le conduisit jusqu'aux abords du Palais. Des
silhouettes connues se mouvaient à l'entour. Il rebroussa che-
min, reprit son mouvement d'épave à travers la foule. La lassi-
tude de la marche prolongée commençait à lui raidir les ge-
noux; la boue des rues souillait ses vêtemens éclaboussés; il
allait toujours. Il traversa la Seine sans s'en apercevoir, et la
remonta, le long des boutiques et des vieilles maisons, jusqu'à
ce qu'une rencontre, sur le quai de Montebello, le rappelât à
la réalité. C'était M*' Jallade, qui demeurait dans ce vieux quar-
tier et passait très vite, en homme pressé. Il arrêta pourtant
Perreuse :
— Vous ici, mon cher maître?... A cette heure !...
Et tout de suite, avec l'accent triomphal du prophète qui ne
s'est pas trompé :
— Eh bien ! que vous avais-je dit ? Ils l'ont condamnée, la
petite modiste, avez-vous vu?
TOME xii[. — 1903. 52
8J8 REVUE DES DEUX MONDES.
Léonard balbutia :
— La Reine fera grâce...
Jallade haussa les épaules :
— La Reine?... Vous verrez qu'ils la pendront!,..
Et il fila, du pas léger d'un homme qui n'a point de res-
ponsabilités dans les horreurs du monde, et dont aucun spectacle
étranger ne saurait ébranler la philosophique indifférence.
Ferreuse alors remarqua ses souliers maculés, les éclabous-
sures qui constellaient son paletot, et craignit d'attirer les regards,
après avoir peut-être excité l'attention de ce confrère que le
hasard mêlait si singulièrement aux périodes aiguës de sa crise.
Il rentra.
— M'' Billon vient de partir, lui dit Frédéric, dans l'anti-
chambre. Monsieur ne l'a pas rencontré? Il a longtemps attendu
dans le cabinet. Il a dit que Monsieur le retrouverait au Palais.
— Bien, bien !
Raymonde, au piano, dérouillait ses doigts. Léonard entr' ou-
vrit la porte du salon : c'était l'Anglaise qui surveillait les
exercices, en battant la mesure avec son index. Tout heureuse
d'être interrompue, la fillette se retourna sur son tabouret, en
tendant les bras, avec un beau sourire rayonnant et des yeux
tendres :
— Papa !
Sans répondre à cet appel par le baiser sur le front ou la
caresse dans les cheveux que l'enfant attendait, Léonard se retira
et se retrouva avec Frédéric :
— Oii est Madame?
— Madame est dans sa chambre.
Au lieu d'aller et venir avec son habituelle activité, Lucienne,
accoudée dans un fauteuil, le menton sur sa main, semblait abîmée
dans une lointaine rêverie. Devant ses pieds, un journal froissé
traînait sur le tapis. Elle tressaillit au bruit de la porte, à la
voix de son mari :
— Tu as lu?... Tu sais?...
— Oui, je sais.
Surprise au fond de ses pensées, elle ne songeait point à les
cacher: leurs reflets noirs traversèrent ses yeux qui se levaient
sur l'homme bouleversé debout devant elle. Dans les regards qui
fouillaient les siens, elle vit de la colère, de l'effroi, de la haine,
des menaces, les passions remuées d'un complice aux abois. Elle
l'inutile effort. 819
eut peur. Tout près l'un de l'autre, elle assise, appuyée sur son
bras gauche, la tête tendue dans une pose inquiète et défensive;
lui, penché sur elle, la dominant de sa haute taille robuste, — ils
se regardèrent longtemps, comme deux bêtes de force inégale qui
se mesurent des yeux. Puis, comme si le courage d'attaquer man-
quait à sa vigueur, Léonard se détourna lentement. Tandis que
Lucienne respirait, il se mit à arpenter la chambre, d'un pas lourd
que le tapis étouffait, que rythmait le son grêle du piano de
Raymonde, derrière la cloison. A intervalles presque réguliers,
il poussait de longs, de profonds soupirs, dont chacun semblait
soulever un poids énorme, qui retombait. Lucienne en frissonnait
jusque dans sa moelle. Elle attendait une parole, la souhaitait,
la redoutait, et n'entendait que ces soupirs qui lui faisaient mal;
elle voulait parler, et ne trouvait pas les mots qu'il aurait fallu
dire, ou les sentait arrêtés dans sa gorge. Lui, cependant, mar-
chait toujours du même pas, tournait le long des murs du même
mouvement instinctif de prisonnier, tandis que gazouillaient les
gammes enfantines. Elles se turent. Le silence s'alourdit dans
le glissement des pas et des soupirs. Enfin, Léonard s'arrêta de
nouveau devant sa femme, non plus menaçant comme tout à
l'heure, mais écrasé, criant à l'aide, et d'une voix rauque, comme
cassée, il dit, très bas :
— Pourquoi m'as-tu empêché de partir?
Comme Lucienne ne répondait pas, il répéta, plus haut :
— Oui, pourquoi?... pourquoi?...
Elle continua de se taire. Elle aurait pu reprendre un à un
les argumens qui l'avaient persuadé : mais en même temps qu'elle
les repassait dans sa mémoire, elle en comprenait le sens véri-
table ; et il lui eût été aussi impossible de les répéter que si une
invisible main eût pressé sa bouche.
— ... C'est toi qui m'as retenu, poursuivit Léonard, c'est toi,
c'est toi !.. .
Il s'aperçut que ces paroles le soulageaient, comme les pre-
mières gouttes d'un sang corrompu qui s'échappent d'une plaie
trop longtemps fermée. Il voulut continuer, pour se soulager
encore. La plaie s'ouvrit toute grande, les mots jaillirent comme
des flots de sang :
— Ne comprends-tu pas ce que ma parole aurait apporté à
ces débats?... Un doute, et il n'en fallait pas plus!... Je tenais
son salut dans ma main: tu m'as empêché de l'ouvrir... Toi,
820 REVUE DES DEUX MONDES.
toi!... On l'a condamnée sans preuves,... sur des présomp-
tions... sur des impressions... Rien contre elle, que le témoi-
gnage d'une radoteuse... et cette chose terrible: son passé...
Son passé, non pas tel que je lai connu, moi,... mais tel que
l'ont compris ces jurés et ces juges, qui n'en ont vu que l'im-
moralité, comme ils disent... Ah ! pauvre petite créature d'amour,
je pouvais leur dire ce que tu fus pour moi, ce que tu fus vrai-
ment!... Mais on m'a retenu, on m'a menacé, j'ai été faible, j'ai
cédé, je t'ai sacrifiée... Ah! tu n'aurais jamais été si lâche, toi,...
si lâche et si cruelle!...
Pendant que ces reproches roulaient sur elle, Lucienne se
rappelait sa facile victoire, ses argumens accueillis d'emblée
parce qu'ils tombaient dans une oreille propice, la capitulation
complaisante suivant le départ de Raymond. Mais, à défaut
d'autre vertu, elle avait ce courage qui ne se dérobe point aux
responsabilités ; elle s'interdit d'ôter au désespéré sa pauvre
excuse, elle continua de se taire en détournant les yeux.
Léonard s'excitait à la charger davantage :
— Tu as vu qu'elle est innocente... Tu l'as vu!... Gela saute
aux yeux, quand on sait ce que tu savais!... Et tu prévoyais bien
l'erreur, oh! oui, tu la prévoyais!... Mais tu me leurrais d'un
espoir imbécile, tu m'étourdissais, tu me disais des choses, des
choses!... Dans quels bas-fonds de l'âme allais-tu les chercher?...
Et je te laissais dire, et je t'approuvais!... Tu menaçais d'em-
porter les enfans... Car tu m'as fait cette menace, n'est-ce pas?...
C'est ce qui m'a vaincu, j'ai eu peur de les perdre... Ah! le vrai
danger n'était pas là !.. . Il n'y en avait qu'un : la condamnation
de ce pauvre être dont le seul crime est de m'avoir aimé,... et
que j'ai aimée, moi,... et que je devais sauver au prix de ma vie,,.,
et qui mourra,... qui mourra de cette mort-là,... de cette mort
effroyable!... Ah! je pouvais l'empêcher, et je ne peux plus... Il
est trop tard ! . . .
Il haletait, les deux poings levés vers le ciel :
— Trop tard'... Trop tard!... Trop tard!...
... Marc, à son tour, venait de se mettre au piano, où il répéta
bientôt un paisible andante de démenti. Mieux doué que Ray-
monde, il avait un jeu plus ferme : ses notes se détachaient avec
plus d'entrain. Au contraste de ces sons enfantins avec les sou-
pirs de l'homme accablé qui s'affaissait dans son désespoir,
Lucienne eut pour la première fois l'intuition vraie et complète
l'inutile effort. 821
de tout le malheur tombé sur leur foyer. Le père atteint si pro-
fondément dans son âme, c'était l'arbre attaqué dans sa racine,
qui s'étiole et meurt. Affaibli par un souvenir plus dévorant
qu'une fièvre maligne, Léonard ne serait plus désormais qu'un
infirme impropre au combat, — plus infirme encore que son
frère, dont l'âme au moins restait intacte ! — un de ces cadavres
vivans qui flottent sans consistance parmi les tempêtes humaines.
Qu'était-ce qu'un scandale, dont le bruit s'éteint, en regard d'un
pareil virus entré au plus profond de l'être? Qu'était-ce que la
défaite dans la lutte des intérêts en regard de cette honte intime,
dévorante, implacable, qu'il faudrait porter jusqu'au tombeau ?
Hélas ! leur sort à tous était lié à celui de l'étrangère, nul effort
ne romprait cette chaîne invisible ; il fallait la sauver pour que
le blessé retrouvât l'espérance, leur salut dépendait de son salut.
Et Lucienne se mit à le désirer de toutes ses forces. Elle y voulut
croire. Ses lèvres se desserrèrent; elle dit :
— Il reste la grâce...
Peut-être qu'une voix plus pure lui soufflait ce beau mot, qui
ranime une dernière lueur au fond des nuits les plus obscures ;
peut-être qu'elle pressentait le sens profond du drame dont elle
n'avait d'abord pensé qu'à écarter l'horreur ; peut-être qu'un vent
de vraie pitié chassait les, passions égoïstes qui depuis si long-
temps réglaient seules les battemens de son cœur.
— La grâce est si rare, dans ce pays-là! répondit Léonard.
Pourquoi la grâce? Le crime est affreux... Les doutes? Après le
verdict, ils ne comptent plus... Selon la convention légale, le
jury est infaillible : il prononce sans recours, et les pouvoirs
responsables s'abritent derrière son verdict... C'est avant, c'est
avant qu'il fallait agir !
La voix de l'Anglaise s'éleva pour gronder Marc et traversa
la cloison; puis Vandante reprit son cours, avec moins d'entrain,
comme si les notes hésitaient à tomber des doigts intimidés.
— Il s'agit d'une femme, répliqua Lucienne. Ici, le Président
les gracie toujours. Quand je pense que son salut dépend d'une
femme aussi, de la Reine, qu'on dit bonne, que la vieillesse doit
incliner à la pitié...
Léonard l'interrompit, avec un geste d'indicible détresse :
— La Reine ! te figures-tu qu'elle écoute la voix de son cœur?
Elle n'a pas de volonté, elle consulte son ministre et fait ce qu'il
lui conseille; elle n'est qu'un instrument presque passif qui
822 REVUE DES DEUX MONDES.
règle l'application de la loi... Quant à nos sentimentalités sur
le sexe et la peine, les Anglais les ignorent. La peine de mort
est inscrite dans leur code : ils l'appliquent aux femmes comme
aux hommes, avec cette cruauté froide que dans tous les pays
l'instinct de barbarie et de vengeance abrite derrière la loi...
Pour tous, pour toutes, le même arrêt, la même corde, le même
bourreau... Ah! c'est épouvantable 1...
La sinistre vision se dressa dans la chambre confortable, aux
murs tendus d'étoffe claire, aux guéridons chargés d'élégans
outils de toilette et de flacons de cristal, dans la chambre où
Léonard amenait sa jeune femme quelques mois après avoir
abandonné Françoise, où Marc et Raymonde étaient nés dans le
grand lit Louis XV que recouvrait le tapis d'Aubusson à guir-
lande d'épis et de roses.
— Écoute! s'écria passionnément Lucienne, on ne ferait rien
si l'on doutait toujours. Ce ministre, qui conseille la Reine, c'est
un homme : on peut le voir, lui parler, l'émouvoir, le convaincre.
Fais maintenant ce que voulait Raymond. Pars! Ton frère
t'accompagnera. Vous tenterez tout... Il ne faut jamais déses-
pérer !...
— Ah ! murmura Léonard, tu ne sais pas combien cette
chance est faible !... Tu ne le sais pas!...
Edouard Rod.
[La dernière partie au prochain numéro.)
LE MAROC D'AUTREFOIS
LES CORSAIRES DE SALÉ
Lorsque, dans les cercles politiques, on entend parler avec
chaleur et avec une touchante sollicitude de la nécessité de res-
pecter l'intégrité d'un État, on peut tenir pour certain que cha-
cun escompte déjà les chances de son démembrement ou, pour
rajeunir un terme qui a un peu vieilli depuis le partage de la
Pologne, « de sa vivisection. » C'est le cas de l'empire du Maroc
et le sujet, à n'envisager que lui seul, serait assez facile à opérer,
car les parties qui le composent sont, en quelque sorte, des
membres épars, disjectamembra; le Maghreb-el-Aksa a pu même
être appelé ici (1) avec justesse une « fiction créée par nos ima-
ginations européennes. »
Empire, il y a près de quatre siècles que ce mot n'a plus de
sens appliqué au Maroc. L'évolution importante qui, à cette
époque lointaine, s'est accomplie dans ses destinées et qui
marque un tournant de son histoire a été la substitution des
dynasties chérifiennes aux dynasties nationales, substitution
fatale, qui a amené la concentration dans les mêmes mains de
l'autorité spirituelle et de l'autorité temporelle. Alors que les
nations chrétiennes renaissaient par les lettres, par les arts, par
l'activité des relations commerciales et aussi par une séparation
de plus en plus accusée du pouvoir civil et du pouvoir religieux,
le Maroc, après plusieurs règnes glorieux, reculait dans l'obscu-
rantisme et dans le fanatisme. Pour s'emparer du pouvoir et
pour s'y maintenir, les chérifs firent passer sur le Maghreb-el-
(1) Le Maroc et les puissances européennes, par M. Reué Pinon. Voyez la
Revue du 15 février 1902.
824 REVUE DES DEUX MONDES.
Aksa un souffle de guerre sainte et, s'ils contribuèrent dans une
certaine mesure (1) à arrêter l'invasion portugaise, ce fut pour
comprimer la population berbère sous le despotisme le plus
aveugle et la ruiner par la plus insatiable cupidité.
Le prestige religieux a pu seul faire accepter, malgré leur
odieuse manière de gouverner, les tyrans de droit divin qu'ont
été les cbérifs marocains. L'esprit islamique, par l'effet d'une
propagande très habilement conduite, finit par s'infiltrer dans
les tribus berbères du Maghreb-el-Aksa et elles en arrivèrent,
malgré l'éclat jeté par leurs dynasties nationales, à moins res-
pecter un pouvoir qui était dépourvu de la consécration reli-
gieuse ; mieux valut à leurs yeux être mal gouvernées par un
chef revêtu de l'autorité spirituelle, comme un chérif, que par
des souverains, si glorieux fussent-ils, qui étaient obligés de
chercher au dehors l'influence religieuse. Les missionnaires ché-
rifiens enseignaient que l'esprit de corps (c'est ainsi qu'ils appe-
laient l'esprit autonomiste) était un reste de paganisme. « Dieu,
disaient-ils, vous a délivrés de cette fierté qui vous dominait
dans les temps antérieurs à l'islam; il vous a ôté l'orgueil de la
naissance ! » L'amoindrissement du sentiment national chez les
Berbères fut le résultat de ces prédications qui étaient loin d'être
désintéressées ; il permet d'expliquer la soumission du Maghreb-
el-Aksa, si relative qu'elle soit, aux dynasties chérifiennes qui
occupent si mal le pouvoir depuis le xvi® siècle.
Une de ces traditions qui circulent au Maroc, sans nom ni
date, mais qui n'en sont pas pour cela moins caractéristiques,
fera voir d'ailleurs que les sujets des cbérifs sont fixés sur les
vices de leur gouvernement, en même temps qu'ils reconnaissent,
sans nous l'envier, la supériorité de nos institutions politiques.
Un prince ayant envoyé son fils voyager en Europe et lui ayant
demandé, au retour, quelle impression il rapportait de son sé-
jour chez les chrétiens, reçut cette réponse: « Leur gouverne-
ment est comme notre religion ; leur religion est comme notre
gouvernement. » C'est-à-dire, en rétablissant les qualificatifs
sous-entendus : « Leur gouvernement est aussi parfait que notre
religion ; leur religion est aussi détestable que notre gouverne-
ment. » La conclusion qu'il lui semblait inutile d'exprimer, tant
(1) Cette restriction est nécessaire, car la principale cause qui vint détourner le
Portugal de son plan d'occupation du Maroc lut la conquête et l'exploitation du
Brésil.
LE MAROC d'autrefois. 825
elle était évidente à ses yeux, était celle-ci : « Notre part est
encore la meilleure. »
Et cependant le Maroc des chérifs, si divisé et si troublé que
certaines chroniques parlent « des rebelles ordinaires du Roy de
Fez et Maroc, » comme l'on ferait de ses sujets; cet empire en
façade arriva à en imposer pendant le xvii® et le xviii® siècle à
ce point que les puissances chrétiennes recherchèrent son
alliance et, — fait inouï, — s'abaissèrent jusqu'à lui payer tribut.
Une marine de course plus audacieuse que puissante, connue
sous le nom de « Corsaires de Salé, » était alors la terreur des
vaisseaux marchands dans « la mer du Ponant, » comme on
appelait l'Atlantique par opposition à la Méditerranée, « la mer
du Levant, » théâtre des exploits des autres corsaires barba-
resques. Il fallait bien assurer aux flottes marchandes par des
traités de paix et par des tributs une sécurité contre les « Salé-
tins, » puisque la jalouse rivalité des nations chrétiennes empê-
chait de les détruire et que, le plus souvent, les marines de
guerre dédaignaient de convoyer les vaisseaux qui allaient trafi-
quer. Il y avait, en outre, pour le commerce européen un intérêt
de premier ordre à conserver le marché du Maroc, car, malgré
les difficultés de toutes sortes dont il était entouré, le trafic
d'importation et d'exportation y était la source de bénéfices con-
sidérables.
C'est l'histoire des pirates de Salé, de leur repaire, de leur
origine, de leurs moyens d'action et de la politique européenne
à leur égard que nous voudrions retracer. Si cette étude pure-
ment historique ne prête pas aux digressions sur les questions
actuelles, elle offrira du moins l'intérêt de reconstituer la phy-
sionomie du Maroc d'autrefois sous un de ses aspects les plus
curieux; rien d'ailleurs dans le présent ne saurait évoquer ce
passé, car dans ce pays où les institutions et les mœurs chan-
gent si peu, les corsaires de Salé ont disparu sans laisser la
moindre trace.
I
On peut reconnaître dans l'histoire maritime du Maroc trois
périodes bien caractérisées. La première correspond à la domi-
nation des dynasties berbères sur la péninsule hispanique, à la
fondation du double empire de l'Afrique et de l'Espagne : les
826 REVUE DES DEUX MONDES.
souverains Almohades, maîtres des deux côtés du détroit de
Gibraltar, avaient besoin de flottes pour assurer les communica-
tions entre les deux parties de leurs Etats, ainsi que pour leurs
expéditions dans la Méditerranée ; c'est la période de la marine
organisée. Il y avait bien au Maroc, dès cette époque, quelques
pirates; mais ils opéraient en dehors de l'autorité des émirs ber-
bères, qui parfois, au contraire, étaient obligés de leur donner
la chasse : les descentes qu'ils opéraient sur les côtes d'Espagne,
déjà au temps des Ommiades, relèvent plutôt de la razzia que de
la guerre de course. Dans la seconde période, nous assistons à
la revanche prise par l'Espagne et le Portugal sur leurs envahis- i
seurs, qui est suivie de Toccupation par les chrétiens des princi- ^
pales villes maritimes du Maghreb-el-Aksa : c'est une période
défensive pour le Maroc; la guerre maritime se borne à des ten-
tatives faites par les sultans Merinides pour secourir l'Espagne
musulmane; sur la côte atlantique, à la Mamora, au nord de
Salé, un nid de pirates commence à être célèbre; mais ce sont
des pirates de tous pays, « et plus de chrétiens de toutes nations
que de musulmans. » Enfin la troisième période de l'histoire
maritime du Maroc, celle que nous nous proposons d'étudier et
qui est de beaucoup la plus importante, commence après l'avè-
nement des dynasties chérifiennes et la reprise par le Maroc de
ses places maritimes; deux événemens d'une importance capitale
en marquent les débuts : la fondation de l'odjak d'Alger par les
Turcs et le déplacement du commerce européen qui, à la suite
des découvertes des navigateurs, abandonne de plus en plus le
Levant pour se porter vers l'Occident ; le détroit de Gibraltar va
devenir la grande voie commerciale. Cette période finit avec les
corsaires marocains eux-mêmes qui disparaissent au xix^ siècle,
plus de vingt ans avant ceux des régences barbaresques.
Deux villes sur les côtes du Maroc avaient échappé aux entre-
prises des Portugais et des Espagnols : Salé sur l'océan Atlan-
tique, etTétouan sur la Méditerranée; elles furent le berceau des
pirates marocains ; mais Tétouan n'atteignit jamais, pour les
armemens en course, l'importance de Salé, qui fut, avec Tripoli,
Tunis et Alger, la quatrième ville corsaire du Maghreb. Tétouan
surveillé par Ceuta, qui restait à l'Espagne, avait surtout pour
champ d'action la Méditerranée, tandis que les pirates de Salé,
comme nous le ^^errons, opéraient le plus souvent sur « la mer
océanç ,> Quant aux autres places maritimes que le Maroc venait
LE MAROC D AUTREFOIS.
827
de reconquérir sur les chrétiens, elles étaient pour la plupart
ruinées et désertes; si elles offraient aux corsaires de précieux
abris, elles ne pouvaient leur servir de ports d' arméniens.
Salé, à l'embouchure de l'oued Bou-Regrag et sur la rive
droite de ce fleuve, fait face à Rbat placé sur l'autre rive, et la
situation de ces deux villes rappelle un peu celle de Bayonne et
de Saint-Esprit à l'entrée de l'Adour. On pourrait appeler Salé
et Rbat les deux villes sœurs, puisque cet euphémisme sert le
plus souvent à désigner deux cités voisines et jalouses de leur
prépondérance. Le groupe Salé-Rbat, ou plutôt l'embouchure du
Bou-Regrag, est une position de la plus haute importance; c'est
la clef de l'empire du Maroc sur l'Atlantique au point de vue
politique, économique et stratégique. La terrasse, dans laquelle
le fleuve a creusé son lit, est issue d'un nœud orographique situé
non loin du versant nord du haut Atlas, à l'opposite des vallées
qui descendent au sud vers le Tafilelt; ce nœud orographique
comparable à notre massif central, comme centre de dispersion
des eaux et comme forteresse naturelle, présente cette particula-
rité qu'il ne peut être tourné facilement par le sud, étant presque
soudé aux pentes du haut Atlas. Dans toutes les autres direc-
tions, c'est-à-dire vers l'Ouest, le Nord-Ouest, le Nord et le Nord-
Est, ce nœud orographique a donné naissance à de forts soulè-
vemens qui s'étagent en terrasses et s'épanouissent en éventail
pour s'arrêter tous vers le Nord à une ligne allant de Rbat sur
l'Atlantique à Oudjda (frontière est du Maroc) par Mekinez, Fez
et Taza.
Parmi ces terrasses, celle du Bou-Regrag est tout particu-
lièrement intéressante, car elle a longtemps constitué, et l'on
pourrait presque dire, constitue encore une ligne de déiuarcation
politique. Deux centres d'hégémonie se sont créés de part et
d'autre : le premier, le plus important, au nord à Fez; le second,
au sud dans la ville de Maroc. La terrasse du Bou-Regrag
orientée du Sud-Est au Nord-Ouest, et qui finit en musoir sur
l'Atlantique, coupe le Maroc en deux parties distinctes appelées
autrefois le royaume de Fez et le royaume de Maroc (Mar-
rakech) (1); elle s'oppose à toute communication directe et facile
(1) Il semble qu'il soit temps de restituer à cette ville son véritable nom de
Marrakech ; celui de Maroc donné à la fois à une ville et à un État entraîne de
nombreuses confusions ; c'est ainsi que les expressions royaume de Maroc et
royaume du Maroc sont loin d'être synonymes.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
entre leurs deux capitales et les sultans eux-mêmes sont obligés
de la doubler par son extrémité Nord-Ouest et de passer par
Rbat dans leurs périodiques déplacemens du Nord au Sud. Ce
n'est pas que l'obstacle créé par la nature soit bien considérable :
le pays ne présente pas de difficultés très sérieuses ; mais il est
habité par des confédérations très jalouses de leur indépendance
et sur lesquelles les sultans chérifiens, malgré de nombreuses
expéditions, n'ont jamais pu asseoir leur autorité d'une façon
ferme et durable.
Le groupe Rbat-Salé, placé dans une situation mitoyenne
entre la région de Fez et celle de Marrakech, participe de l'une
et l'autre, quoique rattaché plus naturellement à Fez dont il est
le véritable port. Maître de cette position, l'on peut se porter
également sur l'une ou l'autre des deux capitales, comme il est
loisible d'isoler les deux pays qui n'ont en réalité que ce point
de contact. Ajoutons que c'est à l'embouchure du Bou-Regrag
que vient aboutir sur TAtlantique la grande voie de Tlemcen à
Fez. L'importance de ce point avait été reconnue dès l'antiquité
et, bien avant les Romains, les Carthaginois y avaient établi une
colonie : « Chaque domination, dit Godard, s'est assise à l'em-
Douchure du Bou-Regrag, comme sur la meilleure position de
la côte (1). » Suivant les époques de l'histoire, le groupe Rbat-
Salé a été désigné par le nom de celle des deux villes qui l'em-
portait en prépondérance : dans l'antiquité, il n'est question que
de Salé ; à la fin du xn^ siècle, le sultan almohade Yacoub el
Mansour (1184-1199) fonde Rbat et c'est le nom de cette nouvelle
ville qui se rencontre le plus fréquemment dans l'histoire jus-
qu'aux environs du xvi® siècle. A cette époque, Salé devient pré-
pondérante pour le commerce et pour la course; elle s'érige en
république tantôt vassale, tantôt indépendante, et son renom
éclipse, pendant plus de deux siècles, celui de sa rivale restée
fidèle aux souverains du Maroc. A la fin du xviii^ siècle, la
marine ayant complètement disparu, Rbat reprend le pas sur
Salé, dont le nom s'efface de plus en plus de l'histoire.
Salé, placée dans une situation si avantageuse par rapport
au Maroc, n'était cependant, au point de vue maritime, qu'un
« havre de barre » sans profondeur ; le port était formé du che-
(1) Pour les différens auteurs cités sans indication de référence, on peut con-
sulter : A Bibliograpliy of Empire of Morocco from the earliest times to the end of
■IS'JI by Lieut.-Col. Sir. R. Lambert Playfair and Dr Robert Brown 1893, Londou.
LE MAROC D AUTREFOIS. 829
nal môme du fleuve dont la berge, rocheuse du côté de Rbat,
présentait, du côté de Salé, une grève de sable resserrant la passe ;
les navires étaient souvent obligés de décharger leurs canons et
leurs marchandises en pleine mer pour pouvoir franchir la
barre. Il est à remarquer que les autres villes corsaires n'étaient
pas mieux partagées : Tripoli, dans les sables, était exposée aux
mauvais vents ; Tunis communiquait avec la mer par un chenal
si étroit qu'une galère avait peine à y passer; Alger n'était pas
même située dans une découpure de la côte, et sa darse, constam-
ment réparée par les esclaves chrétiens, n'ofl"rait qu'un médiocre
abri. On en peut conjecturer que ces conditions maritimes, dé-
fectueuses pour un port ordinaire, étaient au contraire favorables
à l'établissement des repaires de pirates; elles les obligeaient à
avoir des bateaux plats, de formes légères, dont les vitesses
étaient très supérieures à celles des vaisseaux chrétiens et qui
avaient, en outre, l'avantage de se dissimuler dans les plus petites
baies où ne pouvaient les atteindre nos pesans navires, contraints
de mouiller au large. Salé, avec son mauvais port, était cepen-
dant la meilleure « échelle d'Occident » : l'Europe y écoulait ses
produits à destination du Maroc et leur affluence était telle qu'ils
se vendaient au-dessous de leur valeur. « Il serait très néces-
saire, écrit un de nos consuls à Maurepas en 1699, que Votre
Grandeur donnât des ordres pour diminuer le commerce de
Salé de la moitié, en empêchant les bâtimens français d'y aller
aussi fréquemment qu'ils font; comptez, Monseigneur, que d'une
très bonne Echelle ils en vont faire une très méchante, de
manière qu'aujourd'hui les marchandises d'Europe sont à meil-
leur marché en Barbarie qu'en Europe même, par la quantité
qu'on y a portée (1). »
II
C'est aux Maures d'Espagne qui vinrent s'y fixer que Salé dut
sa prospérité. Dès le commencement du xvi"' siècle, en 1502, un
premier décret d'expulsion avait fait émigrer d'Espagne au Maroc
des milliers de musulmans, malgré la défense qui leur avait été
faite, sous peine de mort et de confiscation, de passer en Afrique (2) .
(1) Affaires étrangères, Mémoires et Dociimens. Maroc 3, f° 187.
(2) Décret du 12 février 1502. On laissait aux Maures la faculté de disposer de
leurs biens et on leur assignait la Turquie pour séjour.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet exode se continua jusqu'en 1610, date de l'arrêt d'expulsion
définitive rendu par Philippe III. Ce fut à Salé, à Fez et à
Tétouan que les proscrits s'installèrent en plus grand nombre;
mais tandis qu'à Fez et à Tétouan les Andalos, comme on les
appelait, furent assez vite absorbés par la population indigène;
ils ne se fondirent pas à Salé avec les habitans de la cité et
arrivèrent à la dominer par leur nombre et par leurs richesses.
Salé, dont le port comptait déjà quelques corsaires, dut attirer
plus particulièrement ceux des Maures qui, ayant le goût des
armemens maritimes, virent dans la course un moyen de se
venger de l'Espagne en particulier et de la chrétienté en général,
tout en augmentant leurs richesses. Le sultan Abd-el-Malek
(1576-1578) favorisa l'installation dans cette ville de ces familles
d'Andalos qui par la suite exercèrent le double et lucratif métier
d'armateur en course et de marchand, et qui devaient bientôt
secouer l'autorité des souverains du Maroc.
A une époque où Arzilla, Larach et la Mamora étaient encore
aux mains des chrétiens, Salé se trouvait le premier port maro-
cain sur l'Océan pouvant surveiller le détroit de Gibraltar dont
il n'était séparé que de cinquante lieues. Cette situation,
remarque le Père Dan, permettait aux corsaires « d'être toujours
en embuscade pour aller à la rencontre des navires marchands
qui passent du Ponant en Levant et de la mer Océane en la
Méditerranée. A quoy leur sert beaucoup qu'étant Espagnols
originaires et renégats, ils savent la langue et le pays où ils se
jettent déguisés pour épier les vaisseaux, quand ils partent des
ports d'Espagne et des autres endroits. » Outre les renégats
d'origine espagnole, il y avait encore parmi les émigrés de la
péninsule un grand nombre de ces Moriscos baptisés par force
en Espagne et qui retournaient si souvent à l'islam que les papes
avaient été obligés de décider qu'on absoudrait les relaps d'ori-
gine musulmane autant de fois qu'ils auraient apostasie (1).
Les Andalos de Salé, pris dans leur ensemble, étaient, comme
(1) Bulle du 12 décembre 1530. Quelques-uns de ces Moriscos expulsés n'avaient
pas renoncé à la religion chrétienne et ce fut, en partie, pour eux que le Père
Joseph du Tremblay envoya au Maroc sa mission de capucins de la province de
Touraine. Ex relationibus P. P. Leonardi et Josephi Paris., annotare libuit... duos
missionarios captivas in Marochio obtinuisse a Rege ut ministrare passent sacra-
menla captiois catholicis numéro tria millia idemque praestare Mauris fidelibus qui
ex Bispania ejecti in fide catholica ibi permanserunt. Acta S. G. de Propaganda
Fide, 22 fév. 1627, p. 191, verso.
LE MAROC d'autrefois. 831
on le voit, des gens ayant plus ou moins changé de croyances
et chez lesquels les convictions religieuses s'étaient fortement
émoussées; les tribus du voisinage les tenaient pour de très
médiocres musulmans; rien que le fait d'avoir été sujets des
chrétiens les faisait regarder avec ce sentiment de pitié mépri-
sante que les Marocains d'aujourd'hui ont pour nos sujets algé-
riens. Par la suite, il arriva à Salé des Turcs et des renégats de
provenance méditerranéenne, tous forbans de profession, et cette
population bariolée finit par ressembler à celle des autres villes
corsaires. Elle était caractérisée par un esprit entreprenant et
mercantile, un manque absolu de scrupules et cet endurcis-
sement que donne la fortune gagnée dans des expéditions aventu-
reuses. On peut dire qu'à la religion près, les populations de
certaines villes chrétiennes de la Méditerranée, et en particulier
celles de Gênes, Pise, Livourne et Barcelone, lui ressemblaient
beaucoup. De part et d'autre l'esclavage était le principal objectif
de la course ; les Génois déshonorèrent même leur commerce en
trafiquant des chrétiens comme des musulmans et en faisant la
traite des blanches pour approvisionner de Circassiennes les
harems de l'Egypte et du Maghreb. En plein xvii® siècle, on voyait
à Gênes de riches armateurs se faisant servir par des esclaves
barbaresques, et Moiielte raconte qu'à la même époque un Maure
de Tlemcen était esclave du cardinal d'Aragon. « Nous croyons,
dit Mas Latrie, l'auteur le plus documenté sur la question, que
la statistique des forfaits dont la Méditerranée a été le théâtre
du XI* au xvi® siècle, s'il était possible de la dresser, mettrait à
la charge des chrétiens une quotité fort lourde dans l'ensemble
des pillages et des dévastations maritimes que nous rejetons
trop facilement au compte des Barbares. Si les chrétiens nous
paraissent avoir plus souffert de la piraterie musulmane, c'est
qu'ils avaient un commerce plus considérable et des côtes moins
faciles à défendre ; c'est que leur histoire générale nous est
mieux connue que celle des Arabes. Les témoignages des chré-
tiens révèlent eux-mêmes tout le mal imputable aux pirates
d'origine chrétienne. Du xn^ au xv^ siècle, Grecs et Latins ont
commis sur mer d'innombrables forfaits. »
La forme du gouvernement créait entre Salé et les villes
corsaires de la Méditerranée, barbaresques ou chrétiennes, une
autre ressemblance, car Salé arriva comme elles à se constituer
en république. C'est une loi dp "^i-stoire que toutes les grandes
832 REVUE DES DEUX MONDES.
cités maritimes et marchandes, sur la Méditerranée comme sur
les autres mers, ont toujours aspiré à l'autonomie. Elles res-
tèrent presque toujours en dehors des partis qui se disputaient
la souveraineté territoriale; elles devaient leur puissance au
commerce et à la course ; les guerres continentales leur impor-
taient peu, car leurs intérêts étaient sur mer; elles avaient une
vie propre, des mœurs et des habitudes qui demandaient des lois
spéciales; enfin elles possédaient de grandes richesses dont elles
voulaient être seules à profiter. Aussi ces cités se sont-elles déta-
chées peu à peu des Etats dont elles dépendaient pour s'ériger
soit en républiques vassales, soit en républiques indépendantes.
Si quelques-unes, comme Marseille, La Rochelle et Saint-Malo,
ne purent réaliser complètement leur rêve d'indépendance, par
suite des résistances d'un pouvoir central fortement constitué,
au moins arrivèrent-elles à obtenir des privilèges et des fran-
chises qui équivalaient à une véritable autonomie.
C'est avec Alger que Salé présentait le plus d'analogie. La
ville des Barberousse netait rattachée à l'autorité du Grand
Seigneur que par un faible lien de vasselage; Salé ne payait
aux sultans du Maroc qu'une redevance gracieuse; son caïd offi-
ciel, quand elle en eut, n'avait qu'une souveraineté nominale,
plus précaire encore que celle de ces chefs de la milice turque
qui gouvernèrent sous les noms de pacha, d'agha et de dey.
Alger était en réalité une république de janissaires (1) au milieu
d'indigènes et de renégats, et ce que furent les janissaires à
Alger, les Andalos le furent à Salé. Comme les premiers appor-
tèrent à Alger la langue turque, les lois et les coutumes du
Levant, les Andalos introduisirent à Salé la langue espagnole
et une grande partie des lois et usages de la péninsule. Rien
n'est plus suggestif à cet égard que les listes des membres du
divan de Salé où nous voyons figurer des Blancos, des Squerdos,
des Ozaras, etc., avec quelques noms arabes, accompagnés tou-
lours d'un surnom ethnique : el Cortoubi (de Cordoue), el Ghar-
nathi (de Grenade • De même que les janissaires avaient con-
centré dans leurs mains tous les pouvoirs et n'admettaient pas
qu'une parcelle d'autorité fût dévolue à un indigène, de même
(1 ) Les janissaires eux-mêmes étaient recrutés en grande partie parmi les sujets
chrétiens de la Turquie qui étaient astreints à fournir, au fur et à mesure des
besoins, un millier de jeunes gens chaque année; ceux-ci, enlevés à leurs familles,
étaient envoyés à Brousse pour y recevoir une éducation musulmane et militaire.
^E MAROC d'autrefois. 833
les Andalos pouvaient seuls faire partie du divan. Au point de
vue de la religion, nous avons déjà dit ce qu'étaient les Andalos ;
les forbans d'Alger n'étaient pas meilleurs musulmans. Il arrivait
parfois aux uns et aux autres de capturer des navires chargés de
vins d'Espagne avec lesquels ils s'enivraient, considérant que le
mettre en vente eût été une transgression plus grave de la loi
coranique; le sieur d'Aranda, témoin de ces libations pendant sa
captivité, note dans sa relation : « Le boire est toléré, mais non
pas de le vendre. »
Salé, comme Alger, tirait ses principales ressources des prises
de ses corsaires et de ses droits de douane, ce qui implique la
coexistence dans une même cité de deux choses en apparence
contradictoires, la piraterie et le commerce maritime. Fait sin-
gulier pour une époque qui ne soupçonnait pas les tolérances
modernes du droit international, la liberté commerciale et le
brigandage des corsaires existaient simultanément. Les mar-
chands chrétiens étaient souvent entourés de soins et d'égards
par les habitans des ports musulmans et restaient d'autre part
exposés, en dehors des eaux d'Alger ou de Salé, à toutes les en-
treprises des pirates. Le commerce avec les Européens était pour
les ports barbaresques une source trop grande de bénéfices pour
que tous les efforts ne tendissent pas à le maintenir au-dessus
des préventions religieuses et même d'actes d'hostilité répétés.
Au Maroc surtout, les importations européennes étaient consi-
dérables, parce qu'elles s'étendaient aux villes de l'intérieur,
tandis que dans les régences barbaresques elles étaient presque
exclusivement limitées aux places de la côte. Cette liberté dont
jouissaient les trafiquans chrétiens, et qui a si complètement dis-
paru du Maroc, était en outre une nécessité pour les corsaires ;
elle leur permettait d'écouler la plupart des prises faites sur les
vaisseaux chrétiens, butin dont ils n'auraient pas eu le débit sur
place ; les objets capturés, le plus souvent dépourvus de valeur
pour les musulmans, n'avaient d'autres débouchés que Gênes,
Livourne et Florence où ils étaient vendus à vils prix ; une or-
donnance royale en prohibait l'achat en France, à peine de con-
fiscation et d'amende. Il faut donc expliquer par l'intérêt l'auto-
risation de posséder des chapelles pour leur culte, qui fut parfois
accordée aux chrétiens dans les ports barbaresques ; ce n'était
pas par tolérance religieuse que les corsaires concédaient ces pri-
vilèges, mais bien parce que les marchands européens en avaient
TOUE xni. — 1903 t*^
834 REVUE DES DEUX MONDES.
fait une condition formelle de leur venue et de leur trafic.
Un autre effet de la coexistence de la piraterie et de la li-
berté commerciale, qui est de nature à nous surprendre, était la
présence dans la même ville de négocians chrétiens vaquant pai-
siblement à leurs affaires et d'autres chrétiens, — gens parfois de
plus grande qualité, — chargés de chaînes, occupés aux plus
durs travaux et endurant les plus cruels tourmens. Ces mal-
heureux chrétiens avaient été pris sur les mers du Ponant ou du
Levant et réduits en servitude ; ils constituaient la partie la plus
importante du butin fait sur les vaisseaux européens et l'on peut
presque avancer que, sans le bénéfice réalisé sur la rançon ou
l'échange des captifs, il n'y aurait pas eu de pirates sur les côtes
du Maghreb. La capture des esclaves était d'ailleurs l'objectif des
corsaires chrétiens eux-mêmes, quand ils donnaient la chasse aux
navires barbaresques ; mais la partie était loin d'être égale entre
chrétiens et musulmans : les premiers, faisant par mer un com-
merce considérable et ayant un grand nombre de vaisseaux,
étaient beaucoup plus vulnérables que les seconds qui n'armaient
que pour pirater ; les musulmans qu'arrivaient à prendre les
chrétiens, à l'exception de quelques pèlerins se rendant par mer
à La Mecque, ne provenaient que de bateaux corsaires, tandis
que les esclaves chrétiens, en très grande majorité, étaient pris
sur des navires marchands. Cette course entre musulmans et
chrétiens ne fut jamais complètement arrêtée par les traités in-
ternationaux. La démarcation entre le corsaire et le pirate, entre
la course, acte légitime de la guerre navale, et le brigandage sur
mer s'exerçant en tout temps et contre toute nation, fut très
lente à s'établir en Europe, à telle enseigne que les mots cor-
saire et pirate y sont restés presque synonymes (1). Cette dis-
tinction ne fut jamais acceptée complètement par les musulmans;
pour eux, le chrétien étant l'ennemi à cause de sa religion, on
se trouvait dans un état permanent et légitime d'hostilité avec
lui. Une telle doctrine justifiait amplement, en dehors même du
droit de représailles, les entreprises de nos corsaires contre ceux
du Maghreb : « On ne doit point imputer à blâme, écrit le Père
Dan, les courses faites par les chrétiens contre les ennemis de la
foi. »
(1) La lettre de marque délivrée aux corsaires autorisés les distinguait des
pirates; mais, comme le dit le député Lasource à l'Assemblée législative, le 1" juin
1792, « on devient bientôt brigand insigne, quand on est voleur patenté. »
LE .^rAROC d'autrefois. 835
III
La grande extension prise par la piraterie sur les côtes bar-
baresques a fait avancer à certains auteurs que les populations
du Maghreb avaient des aptitudes à la navigation ; d'autres ont
supposé qu'elles avaient été initiées à ces connaissances soit par
les Normands, soit par les Grecs. Contrairement à ces opinions,
nous ne pensons pas que les diverses races fixées dans le Maghreb,
berbère, arabo-berbère et arabe, aient jamais formé des gens
bien entreprenans sur la mer. Sans doute la conquête de l'Es-
pagne, celle des Baléares et de la Sicile supposent l'existence de
flottes; mais ces flottes ne devaient servir qu'à transporter des
troupes et il est vraisemblable que la conduite des bâtimens était
confiée à des renégats, voire même à des capitaines chrétiens.
Quant aux Barbaresques qui se livrèrent au commerce avec les
pays chrétiens, ils le firent plutôt comme armateurs et marchands
que comme capitaines de navire.
Il faut repousser également toute assimilation des Arabes du
Maghreb avec ceux qui, de temps immémorial, ont navigué sur
la Mer-Rouge, le golfe Persique et la mer des Indes. Les tribus
arabes adonnées à la navigation sont celles fixées sur le littoral
sud de la péninsule ; elles constituent une exception en Arabie.
La véritable Arabie, celle des tribus pastorales, celle du Pro-
phète, celle de La Mecque et de Médine, est le plateau sur lequel
on s'élève brusquement après avoir quitté les côtes. C'est de cette
contrée si peu faite pour former des hommes de mer que venaient
les tribus arabes qui se sont établies dans le Maghreb. Le sultan
Moulay Ismaïl lui-même, dans une lettre pleine de superbe
adressée à Louis XIV, reconnaissait que « Dieu avait donné aux
musulmans l'empire des terres, laissant aux païens celui de la
mer. » — « Par Dieu, écrit Ben Aâïcha, le capitaine de la mer, le
grand amiral de Salé, à son ami Pontchartrain, si les Arabes
étaient gens à faire la guerre par mer et à monter les vaisseaux
et les galères, nous ne laisserions pas passer un seul corsaire
anglais dans le détroit de Gibraltar ; mais c'est que les Arabes ne
connaissent que le dos de leurs chevaux (1). »
(1) Affaires étrangères. Maroc. Correspondance, I, f° 120. — Ben Aâïcha avait
été envoyé en ambassade par Moulay Ismaïl auprès de Louis XIV; son esprit fut
très goûté à la cour, et le Mercure de France est rempli de ses bons mots. Il est
généralement appelé Ben Aïssa.
836
REVUE DES DEUX MONDES.
On est donc autorisé à avancer que les pirates de Tripoli, de
Tunis, d'Alger et de Salé, pour ne citer que leurs principales
villes, ne se recrutaient généralement pas parmi les indigènes du
Maghreb, et nous ajoutons : pas davantage parmi les Turcs, car
ceux auxquels on donne ce nom étaient, pour la plupart, des re-
négats ou des descendans de renégats. Le nombre des chrétiens
ayant renié leur foi et fixés soit en Turquie, soit dans les Etats
barbaresques, impossible à évaluer même approximativement,
dépasse toutes les suppositions. Les chérifs du Maroc, avant la
création de leur milice noire, avaient pour leur garde person-
nelle un corps de renégats et ce fut cette troupe, rapporte Treil-
•lant, qui, à la bataille de Tagouat (30 août 159S), décida la vic-
toire et « gaigna le prix sur tous. » D'après un autre témoignage,
celui du P. François d'Angers, capucin envoyé en mission au
Maroc par le Père Joseph en 1626, « les côtes du Ponant étaient
dégarnies de matelots, mais les renégats y étaient communs. »
Sur 35 galères recensées à Alger en 1588, il y en avait 23 com-
mandées par des renégats. Dans la régence de Tunis, à « la Maho-
mette, » place voisine de Porto Farina, le chevalier de Vinti-
mille constate, en 1606, qu'il y avait « autant de chrétiens reniés
qu'il en faudrait pour faire la guerre (1). » Renégats étaient les
frères Barberousse, les fondateurs de l'Odjak d'Alger, qui avaient
vu le jour à Metelin; renégat, le fameux corsaire Mohammed
Kuprili, issu de la famille des Mastaï Ferretti, qui devait plus
tard donner à l'Église le pape Pie IX; renégat, né dans l'Ana-
tolie, le terrible Dragouth, qui brava si souvent les Hottes de
Doria et fonda la régence de Tripoli; renégat, cet autre pirate que
les chroniques du xvi^ siècle appellent Louchaly, ou Ulluch-Ali,
et dont le vrai nom devait être el Euldj Ali (le renégat Ali) ; il
était né dans la Galabre et, au dire de Brantôme, « il avait pris
le turban pour cacher sa teigne. » Le spectacle de la Barbarie
remplie de « Grecs, Russiens, Portugais, Espagnols, Flamands,
Allemands et autres qui avaient abandonné le culte du vrai Dieu
pour sacrifier au diable, » excitait l'indignation du P. Dan : « Que
s'il me fallait, écrivait-il, faire un parallèle d'une si malheureuse
contrée où les crimes les plus noirs font leur demeure et sont
dans leur élément, je ne la pourrais mieux comparer qu'à cette
paillarde de l'Apocalypse qui, montée sur la bête à plusieurs
(1) L'Esclavage du brave chevalier François de Vinlimille, par Henry du Lisdam,
Lyon, 1608.
LE MAROC d'autrefois. 837
têtes et tenant une coupe à la main, enivre par la douceur de ses
charmes tous les peuples de la terre. »
Il y eut bien quelques indigènes de la Barbarie qui se for-
mèrent au métier de raïs, capitaines de navires ; mais leurs connais-
sances nautiques furent toujours très insuffisantes. « Combien,
écrit dans sa relation de captivité un capitaine marchand qui
était tombé entre leurs mains, combien ne seraient-ils pas dans le
cas d'interrompre notre commerce s'ils connaissaient la navi-
gation ! Le corsaire qui me prit était perdu sans ressources
s'il ne nous avait rencontrés. Je fus forcé, le pistolet sur la
gorge, de les piloter jusqu'à leurs côtes. » La plupart des raïs
des galères turques elles-mêmes étaient des renégats; il en était
de même des pilotes. « Les Turcs, écrit le sieur de Rocque-
ville, sont gens fainéans et peu accoutumés à travailler. Quand
ils sont en mer, ils ne font aucune chose que de prendre du
tabac et dormir... Sans les renégats, ils ne pourraient faire la
navigation ni la course (1). » Telle était l'inhabileté de leurs
équipages que l'on était parfois contraint « de déferrer quelques
esclaves chrétiens » pour aider à la manœuvre (2).
Ce recrutement des raïs et des pilotes parmi les renégats,
qui était déjà une nécessité dans la Méditerranée avec la naviga-
tion facile de la galère et de ses dérivés, s'imposait bien davan-
tage à Salé où les bâtimens longs et exclusivement à rames, ne
possédant pas des qualités nautiques suffisantes pour affronter
les tempêtes de l'Atlantique, furent remplacés soit par des cara-
velles, soit par des pinasses légères bordant des avirons et dans
la suite par des vaisseaux ronds, quand le type de ce bâtiment
se généralisa au xvii® siècle.
Les bâtimens salélins, à quelque type qu'ils appartinssent,
calaient fort peu d'eau en raison du manque de fond de leur port ;
ils avaient une voilure énorme ; leur armement en hommes et
en artillerie était, à tonnage égal, très supérieur à celui des na-
vires européens. Tout était sacrifié à la vitesse et à la puissance
ofTensive. En dehors des équipages, les hommes embarqués se
composaient de tous ceux qu'attirait le pillage et parmi eux se
trouvaient des indigènes, car si les races du Maghreb, comme
(1) Rocqueville, Relation des mœurs et du gouvernement des Turcs d'Alger.
Paris, 1615.
(2) Voïage de Levant fait par le commandement du Roy en l'année 1621 , par le
S' D. G. [des Hayes, baron de GourmesDin], in-4*. Paris, 1624.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
nous l'avons dit, n'étaient pas des races de marins, elles avaient
toutes les mêmes dispositions pour le brigandage, et la razzia
les attirait sur mer comme sur terre. On distinguait donc à bord
d'un corsaire : en premier lieu, l'état-major composé du raïs, du
lieutenant, du pilote et de quelques autres professionnels de la
mer; ils étaient tous des renégats; en second lieu, les hommes
d'armes recrutés, à Alger parmi les Turcs, à Salé parmi les
Andalos; à eux venaient se joindre des indigènes des tribus voi-
sines attirés par le pillage et quelquefois par une exemption de
l'impôt, comme cela avait lieu au Maroc ; enfin venait, en troisième
lieu, l'équipage formé d'esclaves chrétiens, manœuvrant les voiles
ou attachés au terrible banc des rameurs; ils ne pouvaient, sous
peine de bastonnade, s'approcher du gouvernail et de la bous-
sole; on les enchaînait tous au moment du combat. En Médi-
terranée, où les pirates d'Alger conservèrent longtemps l'usage
exclusif de la galère, les équipages chrétiens, divisés en chiourmes
de rameurs, étaient beaucoup plus nombreux que sur les bâti-
mens salétins marchant à la voile; cependant les corsaires de
Salé, même après l'adoption des vaisseaux ronds, ne suppri-
mèrent jamais les avirons, ce qui leur permettait de manœuvrer
par les calmes, et leur donnait, de ce chef, une telle supériorité
que Seignelay dut prescrire, en 1680, de donner à l'avenir des
rames aux vaisseaux de Sa Majesté qui seraient armés contre
les corsaires de Salé. Cette détermination fut prise à la suite d'un
engagement que VHercuie, la Mutine et VEveillé avaient eu, le
21 mai 1680, avec ces pirates, près de la rivière de Lisbonne :
les trois Français avaient serré de près les corsaires et les au-
raient infailliblement pris sans le calme qui donna à ces derniers
le moyen de se sauver à force de rames. « Le sieur de Langeron,
qui commandait VHercuie, ne doute pas qu'il eût pu joindre celui
à qui il donnait la chasse, si on l'avait pourvu, de rames à
Brest (1). »
IV
Les navires de Salé, comme la plupart de ceux des autres
pirates barbaresques, n'étaient pas construits dans les ports du
Maghreb. « Malgré toutes leurs voleries, les Barbaresques ne
(1) Lettre du comte d'Estrées à Seignelay
LE MAROC d'autrefois. 839
pourraient jamais achever une galère si ce n'est par la faveur
et intelligence qu'ils ont avec leurs pensionnaires, confédérés et
associés qui leur envoient le bois, les charpentiers, les mâts, les
avirons, les chaînes toutes faites pour enferrer les chrétiens (1). »
Ces pensionnaires, confédérés et associés, étaient les Hollandais.
La Hollande qui, au xvi^ et au xvii* siècle, possédait la marine
de commerce la plus active et la plus riche, était le véritable ar-
senal de la Barbarie et de Salé en particulier; elle fournissait
aux corsaires tous les matériaux nécessaires à la construction de
leurs navires, ou leur livrait des bâtimens tout armés. Le temps
était passé où les rescrits des papes interdisaient de transporter
en pays musulman des armes, des munitions et tout ce qui pou-
vait servir à faire la guerre sur terre et sur mer. Même parmi les
nations catholiques, la France était à peu près la seule à tenir
compte de ces prohibitions que les rois avaient d'ailleurs renou-
velées dans leurs ordonnances. Aussi, alors que les autres puis-
sances se livraient plus ou moins clandestinement à ce com-
merce, voyait-on le brave chevalier François de Vintimille épuisé
par la fatigue et la maladie refuser de traiter de sa rançon avec
des négocians chrétiens qui voulaient en faire le prix avec de la
poudre : « Deux ou trois marchands de Marseille lui présen-
tèrent sept ou huit cents quintaux de poudre, luy donnant pou-
voir de s'en servir pour son rachat; lesquels il remercia, leur
disant qu'il aimait beaucoup mieux mourir en esclavage que de
se servir de ces poudres, scachant par la règle des consciences
que ceux qui donnent aux infidelles semblables commoditez, sont
excommuniez et blessent infidellement la volonté des Roys (2). »
La Hollande, beaucoup plus préoccupée des intérêts de son com-
merce que de ceux de la chrétienté, apportait dans ses relations
avec le Maroc et avec Salé un esprit particulariste et un manque
de scrupule dont les corsaires surent profiter. L'incident arrivé
en 1658 au navire le Prophète Daniel, du port de Lubeck, en
donne la mesure. Le Prophète Daniel s'était emparé d'un cor-
saire de Salé, avait capturé l'équipage et mis le feu au navire,
après l'avoir pillé. Un bâtiment hollandais survint trois jours
après et prétendit que le corsaire n'était pas de bonne prise, ayant
été capturé à la vue des Hollandais qui étaient en paix avec Salé.
(1) Mémoires portant sur plusieurs avertîssemens présentez au roy par le capi-
taine Foucques. Paris, 1609.
(2) L'Esclavage du brave chevalier François de Vintimille, p. 104.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
En conséquence ils conduisirent de force à Rotterdam le Prophète
Daniel et le firent vendre en 1659 pour acheter aux Salétins un
bateau de même tonnage qu'ils convoyèrent à Salé (1).
Le champ le plus habituel des opérations des Salétins était
l'Atlantique, où ils croisaient depuis les Canaries jusqu'aux en-
virons de Brest. C'est dans cette partie de l'Océan que furent cap-
turés tant de vaisseaux marchands des ports de Bayonne, de
Bordeaux, de La Rochelle, de Nantes, du Havre, de Dieppe et de
Dunkerque, — pour ne parler que des Français — qui allaient
négocier sur les côtes du Portugal, acheter des vins à Madère,
ou qui faisaient route vers « les Iles » sans être convoyés. Le
retour annuel de la flotte du Brésil était souvent pour les corsaires
l'occasion de prises importantes, aussi l'escorte des galions redou-
blait de surveillance à l'approche de Lisbonne; le roi faisait
garder les côtes par des frégates de guerre. Toutes ces précau-
tions n'arrivaient pas à déjouer la ruse et l'audace des Barba-
resques : à la fin de septembre 1676, à l'époque du retour de la
flotte du Brésil, trois corsaires venaient mouiller à l'embou-
chure du Tage ; des pêcheurs de la côte, trompés par le pavillon
portugais que les pirates avaient arboré et croyant que ces
vaisseaux avaient devancé la flotte attendue, détachèrent leurs
barques et s'approchèrent des navires pour les introduire dans
le port; ils furent capturés au nombre de cent et les cor-
saires, en s'enfuyant avec leur prise, saisirent encore une ca-
ravelle qui revenait de Terceïra (2). Les Salétins franchis-
saient rarement le détroit de Gibraltar pour pénétrer dans la
Méditerranée où les corsaires d'Alger s'opposèrent longtemps à
leur présence, prétendant s'y réserver le monopole de la course ;
ils préféraient écumer l'Atlantique. Quelques-uns plus aventu-
reux, montés sur des chebecs, vaisseaux de plus grand tonnage,
abandonnaient les côtes, se risquaient en haute mer, et allaient
croiser dans les eaux britanniques. Il y eut même des corsaires
marocains, raconte le Père François d'Angers, qui s'avancèrent
jusqu'à Terre-Neuve et sur le Grand Banc « où ils firent des ra-
vages si étranges que du Havre de Grâce seul, ils amenèrent
ou coulèrent à fond plus de quarante vaisseaux qui allaient au
poisson, et ce dans l'espace de deux ans. Il en fut aussi pris des
autres villes maritimes dont le nombre n'est pas aisé à dire. «
(1) Aff. étr. Maroc. Mémoires et Documens, 2, f" 86.
(2) Gazette de France, octobre 1676.
LE MAROC d'autrefois. 8i1
Ouand le butin leur manquait sur mer, les pirates effectuaient
d'audacieuses descentes sur les côtes; les pêcheurs vivaient dans
des alertes continuelles et plus d'un, dit Cervantes, « avait vu
coucher le soleil en Espagne qui le voyait se lever à Tétouan. »
Lorsqu'ils étaient en nombre, les Barbaresques s'aventuraient
dans l'intérieur des terres, faisaient irruption dans un village
endormi et enlevaient les habitans de tout sexe et de tout âge.
Parfois au milieu des divertissemens, des dîners sur l'herbe, on
voyait apparaître tout à coup « des gens en culotte rouge et en
cape blanche » qui criaient : « Chiens, rendez-vous à ceux de
Salé. » C'est parce qu'il arrivait de pareilles aventures sur les
côtes de France que Molière put, sans trop d'invraisemblance,
introduire dans les Fourberies de Scapin l'explication de la ga-
lère enlevant le fils de Géronte. Cyrano de Bergerac, le véritable
auteur de cette scène bouffonne, faisait enlever le fils du « Pédant »
par les corsaires, entre la porte de Nesles et le quai du Louvre
« Hé, de par le cornet retors de Triton, dieu marin! s'écriait le
Pédant, qui jamais ouit parler que la mer fut à Saint-Cloud?
qu'il y eut là des galères, des pirates et des écueils? » On vou-
drait croire, pour l'honneur de l'Europe, que ces descentes de
corsaires barbaresques ne furent que des faits exceptionnels et
cessèrent bien avant leurs exploits sur mer. Il n'en est malheu-
reusement rien. En 1816, lord Exmouth, commandant les forces
britanniques dans la Méditerranée, rencontra un corsaire algé-
rien qui lui demanda des vivres pour deux cents esclaves chré-
tiens qu'il avait pris sur les côtes de la Pouille et de la marche
d'Ancône, en menaçant de les jeter à la mer, si l'amiral refusait
des vivres; les vivres furent accordés.
La manière d'opérer des corsaires de Salé ne différait pas de
celle employée habituellement par les autres Barbaresques.
Leurs exploits étaient dus aux qualités de vitesse de leurs ba-
teaux, aux bandits armés qui y étaient entassés par centaines, à
leur puissante artillerie, mais par-dessus tout à leurs ruses et à
leurs procédés d'intimidation. Quant à de véritables engagemens,
ils n'en eurent presque jamais et ils les évitaient, préférant de
beaucoup une proie désarmée et pacifique à la chance glorieuse
842 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un combat; la razzia (1) est sur terre l'exacte image de ces
expéditions maritimes, et, dans les deux cas, on s'enfuit en hâte,
si l'ennemi est en force ou fait bonne garde, car la surprise est
le premier facteur du succès. L'audace des pirates était donc
assez relative ; on peut dire qu'ils n'attaquaient qu'à coup sûr :
« A la découverte d'une voile, ils s'appliquent à connaître si
le vaisseau est grand ou petit, s'il est navire du Roi ou mar-
chand, et demandent aux renégats des nouvelles positives de
leur découverte, car la crainte et la peur s'emparent facilement
de leurs cœurs et ils balancent longtemps sur l'incertitude de
prendre ou d'être pris (2). » Ces détails donnés par un captif
pris par des Salétins sont d'une observation très juste, et cette
psychologie du corsaire qui aperçoit une voile est celle du rezzou
qui, après une nuit de marche, découvre le matin à l'horizon
la fumée des douars qu'il vient razzier.
La ruse la plus fréquemment employée par les Barbaresques
était d'arborer de faux pavillons et elle réussissait d'autant
mieux qu'ayant à leurs bords des renégats parlant toutes les
langues de l'Europe, il leur était facile de se donner pour Italiens,
Espagnols, Flamands, Français ou Anglais. Lorsque Salé et Alger,
réconciliées par l'Angleterre, après la prise de Gibraltar, vécurent
en bonne intelligence, les corsaires de ces deux villes s'enten-
dirent pour échanger leurs couleurs ; ils trompaient ainsi les
équipages des bâtimens de commerce auxquels ils donnaient la
chasse, car, s'il était relativement facile de distinguer de près
un corsaire barbaresque d'un croiseur européen, il devenait beau-
coup plus difficile de reconnaître « si le pèlerin était d'Alger ou
de Salé, » et cependant cette distinction avait aussi son impor-
tance, puisque les navires marchands n'avaient à se précautionner
que contre celle de ces deux villes qui, ayant rompu sa paix
avec l'Europe, pouvait seule régulièrement exercer les droits
d'un belligérant. Une voile était-elle signalée à un raïs, il lui
courait sus et, se gardant de toute démonstration hostile, procé-
dait aux formalités prescrites pour l'application du droit de visite.
C'était pour lui la meilleure manière de se renseigner sur la
force du navire chrétien ainsi que sur l'importance de sa car-
gaison, et d'ailleurs elle l'exposait fort peu, car, par sa vitesse et
(1) Le mot arabe ghdzia, que nous avons francisé sous la forme razzia, s'ap-
plique, d'ailleurs, à la course sur mer aussi bien qu'à une expédition sur terre.
(2) Histoire d'un captif racheté à Maroc, a. 1. n. d. 8" pièce.
LE MAROC d'autrefois. 843
son armement, le corsaire restait toujours maître de la situation.
Le Barbaresque, Algérien ou Salétin, tirait donc le coup de canon
appelé coup de semonce, en hissant un faux pavillon et en se
mettant en panne à portée de canon ou à moindre distance si
on le laissait approcher; le navire marchand, dont la défiance
n'était pas éveillée, qui d'ailleurs n'avait souvent à bord que le
nombre d'hommes nécessaire à la manœuvre, répondait à la
semonce en hissant ses couleurs et « brouillant ses voiles. » Un
dialogue s'engageait de bord à bord: où allait-on? d'où venait-on?
Le point le plus délicat était l'exhibition des papiers ; le droit
maritime ne spécifiait pas qui, du corsaire ou du marchand, devait
aller au bord de l'autre, et le raïs commençait toujours par exiger
la production des papiers à son bord. Que le capitaine chrétien
mis en soupçon refusât « de mettre l'esquif à la mer, » pour
aller sur le corsaire faire examiner ses passeports, ou qu'il
acceptât de s'y rendre, les choses changeaient peu, si l'on avait
reconnu qu'il ne pouvait opposer de résistance : les pirates
armés jusqu'aux dents et dans des accoutremens terrifiques
faisaient irruption sur le bateau marchand en poussant des cris
sauvages ; les renégats vociféraient dans toutes les langues ; la
scène avait un aspect diabolique ; on dépouillait à nu les pas-
sagers et l'équipage; tout le monde était mis aux fers.
Parmi les nombreux récits où sont racontés les détails de ces
drames maritimes, la relation du sieur Emmanuel d'Aranda est
particulièrement intéressante par son air de sincérité et par l'hu-
mour que ce Flamand savait conserver dans les circonstances
les plus critiques. Le sieur d'Aranda voyageant dans le sud de
l'Espagne en 1G40 et, désirant retourner en Flandre, alla s'em-
barquer à Saint-Sébastien sur un vaisseau anglais, « pour éviter
tant de mer et principalement le danger des Turcs qui tiennent
la côte d'Andalousie et de Portugal. » Mal lui en prit, car à
hauteur de La Rochelle, on rencontra un navire qui arrivait
voiles tendues : « il fut presque sous le canon sans mettre aucun
pavillon, par où il fut aisé à juger que ce navire était quelque
pirate ou corsaire. » C'en était un, en effet, qui fut bientôt rejoint
par deux autres. « Alors en un moment, ils nous gagnèrent le
flanc à pleines voiles, à la portée d'un mousquet. Il y avait sur
la poupe du plus grand navire un Turc qui tenait une bande-
role brouillée entre ses bras avec un esclave chrétien qui cria
en flamand : u Rendez- vous pour Alger. » Après ce cri, celui qui
844 REVUE DES DEUX MONDES.
tenait la banderole l'abandonna au vent. Elle était de couleur
verte, semée de demi-lunes d'argent entrelacées. Il est aisé de
conjecturer combien nous fut agréable cette banderole et de se
voir emmener à Alger. » On parlementa peu et, les corsaires
ayant promis de « faire bon quartier, » le capitaine anglais mit
l'esquif à la mer pour se rendre entre les mains de ses ennemis.
Alors les soldats turcs désireux de piller vinrent à bord du
navire chrétien au nombre de douze ; d'Aranda pris par un
renégat anglais ne fut pas trop maltraité. « Je lui donnai l'ar-
gent que j'avais sur moi, et en même temps un autre Turc mit
sa main dans ma poche, prenant mon étui, mon mouchoir, mon
chapelet et mes Heures, lesquelles il me rendit avec le mouchoir ;
mais il retint le rosaire avec l'étui, à cause de quoi il disait que
j'étais chirurgien. ;> Le pillage des passagers et de l'équipage
constituait la part de prise des hommes d'armes embarqués sur
le corsaire, car la cargaison et les esclaves étaient l'objet de
répartitions ultérieures entre le sultan du Maroc (ou bien le dey
d'Alger), les armateurs et le raïs, répartitions dans lesquelles
ils étaient le plus souvent oubliés. D'Aranda, transporté avec ses
compagnons à bord du corsaire, croyait rêver : « J'étais jusqu'ici
comme dans un sommeil où l'on voit d'étranges fantômes qui
causent de la crainte, de l'admiration et de la curiosité ; pre-
nant garde aux diverses langues (car on parlait turc, arabe,
franco, espagnol, flamand, français et anglais) ; aux habitudes
étranges et aux armes différentes avec les cérémonies ridicules,
quand ils font leurs prières, vous assurant que tout ceci me don-
nait matière pour spéculer. »
De pareils coups de main étaient faciles, comme on le voit,
et se terminaient généralement sans mort d'hommes. Cependant
il arrivait que des navires chrétiens faisaient résistance jusqu'à
la dernière extrémité ; ce fut le cas du capitaine anglais Bellami
qui, allant de Londres à Livourne en 1683, fut rencontré par
Venetia, fameux corsaire de Salé ; Bellami riposta décharge pour
décharge, et lorsqu'il se rendit n'ayant plus de poudre, les Salé-
tins avaient trente hommes tués ou blessés. Par centre, la cap-
ture de certains navires ne coûtait même pas aux corsaires une
démonstration ; il y avait des capitaines qui, spéculant sur les
assurances maritimes et faisant acte de baraterie, livraient leurs
propres navires aux Barbaresques. Il en arriva ainsi à la Royale^
frégate de soixante tonneaux et armée de six pièces de canon ;
LE MAROC d'autrefois. 845
elle fut livrée avec son équipage, ses passagers et sa cargaison à
un corsaire de Salé, le 16 septembre 1670. Son capitaine, Isaac
Beliart, de Dieppe, « avait, raconte Mouette, pris de grandes assu-
rances pour son vaisseau, en sorte qu'il se faisait riche par sa
perte. » Une exception à signaler dans cet écumage des mers
par les pirates barbaresques est celle dont jouissaient les bâti-
mens ayant à bord des religieux, Trinitaires ou Mercédaires,
allaat en rédemption et porteurs de sommes destinées aux ra-
chats de captifs : ordre était donné aux raïs de les respecter, et les
missionnaires recevaient, avant de s'embarquer, des sauf-conduits
envoyés par les divans d'Alger et de Salé, voire par le sultan
du Maroc. La raison de ce privilège ne doit pas être cherchée
dans un sentiment de pitié pour le dévouement héroïque des « ré-
dempteurs, » mais dans la propre cupidité des corsaires qui
avaient intérêt à ne pas tarir la source du principal bénéfice de la
course, celui que procurait la rançon des esclaves chrétiens.
VI
Il est difficile de se faire aujourd'hui une idée même approchée
de la terreur inspirée par les corsaires barbaresques, et surtout
par ceux de Salé, les plus redoutés sur les mers. Tous les autres
périls de la navigation disparaissaient devant « ces épouvantails
qui glaçaient d'effroi les marins les plus intrépides. « La perspec-
tive de l'esclavage, « plus horrible que celle de la mort, » justi-
fiait en partie ces alarmes auxquelles se mêlait une frayeur
superstitieuse, car plus d'un parmi les marins tenait les Barba-
resques pour des êtres diaboliques ou tout au moins pour des
sorciers et des enchanteurs. Les crédules populations de la mer
acceptaient les légendes les plus invraisemblables qui circulaient
sur les artifices et les maléfices de ces Turcs dont les prières
passaient pour des incantations. Le chroniqueur du « Victorial »
raconte qu'il fut témoin sur les côtes d'Espagne de ce fait extra-
ordinaire : « C'est que, lorsque les galères longeaient la côte eu
ramant à deux milles environ de Malaga, la mer étant calme, le
ciel serein, le soleil au Sud-Ouest, le mois de mai en son milieu,
il s'éleva tout à coup un brouillard très épais qui, venant du
côté de la ville, enveloppa les galères d'une obscurité telle que,
de l'une à l'autre, on ne se voyait plus, quoiqu'elles fussent très
rapprochées. Et quelques marins qui avaient été déjà témoins de
846 PEVUE DES DEUX MONDES.
cela d'autres fois, dirent que les Mores produisaient de pareils
effets au moyen de charmes et qu'ils le faisaient pour que les
galères se perdissent ; mais qu'il fallait délier les rameurs pour
le cas où l'on donnerait sur quelque rocher et faire tous ensemble
le signe de la croix en adressant à Dieu des prières pour qu'il
les délivrât de ce sortilège qui ne durerait pas, mais disparaîtrait
tout de suite. De fait, aussitôt que la prière fut dite, le brouillard
disparut tout d'un coup et fut tourné à néant; le ciel redevint
clair (1). » Quand le fameux Dragouth, tenu étroitement bloqué
par Doria, arrive à s'échapper, après avoir fait transporter ses
galères par terre, et reparaît sur la mer, cela passe pour « une
œuvre diabolique et infernale à laquelle les Romains, forceurs
de la nature, n'eussent pu approcher (2). »
La France était, au xviii^ siècle, une des nations les plus éprou-
vées par la piraterie de Salé : les corsaires du Maroc étaient jour-
nellement sur nos côtes, prenant un très grand nombre de vais-
seaux marchands et « gâtant notre trafic. » Lorsque parvenait
dans nos ports la nouvelle de quelque capture importante opérée
par les Salétins, le prix du fret montait aussitôt, le taux des
assurances maritimes s'élevait à des chiffres prohibitifs ; on ne
trouvait plus de matelots pour embarquer. Un marin au patrio-
tisme éclairé et qui était des mieux informés sur le Maroc, le
chevalier de Razilly, signalait au cardinal de Richelieu, superin-
tendant de la marine et du commerce de France, la gravité de
cette situation dans un mémoire qu'il lui adressait le 26 no-
vembre 1626 et que cet homme de mer, rude et modeste, appe-
lait « un grossier discours de matelot. » « Il est constant, écri-
vait-il, que tous les corsaires ne vivent que de ce qu'ils piratent
sur les Français, et les appellent les sardines et les poissons
volans de la mer. C'est pourquoi les habitans de Salé deman-
daient un million de livres et cent pièces de canon pour ne
prendre plus de marchands français, d'autant qu'ils disaient que
c'étaient leurs revenus ordinaires et ne pouvaient vivre sans cela. »
Razilly ajoutait que les corsaires de Salé, qui n'étaient encore
qu'à leurs débuts, avaient pris en huit années « plus de 6 000 chré-
tiens et 15 millions de livres dont la France en a souffert les
deux parts de la perte »
(1) Le Victorial, Chronique de Don Pedro Nino, comte de Buelna, par Gutierre
Diaz de Gamez (1379-1449).
(2) Brantôme, Vie des grands capitaines étrangers
LE MAROC d'autrefois. 847
Richelieu, qui avait à cœur de détruire la piraterie, avait eu
déjà recours à l'intervention de la Porte pour obliger les Barba-
resques à cesser leurs courses contre la France; mais cette inter-
vention, d'ailleurs peu efficace vis-à-vis des corsaires d'Alger,
de Tunis et de Tripoli, ne pouvait être employée contre les pi-
rates salétins sur lesquels le sultan de Constantinople n'avait
aucune autorité. Le cardinal adhéra donc à l'une des propositions
de Razilly qui demandait l'organisation d'une croisière contre les
pirates salétins (1). Le chevalier qui en eut le commandement
partit avec quelques vaisseaux ayant pour mission de bloquer le
port de Salé, de racheter les captifs chrétiens et de signer un
traité avec les habitans de cette ville et avec le roi de Maroc, leur
suzerain. Il ne fut pas donné suite à l'autre partie de son projet
dont les conséquences eussent été de tout autre importance;
Razilly proposait, en effet, au cardinal d'occuper l'île de Mogador
et d'y laisser cent hommes et six pièces de canon; il voulait y
créer à la fois un port de commerce et ce que nous appellerions
aujourd'hui un point d'appui de la flotte : « Ce serait, disait-il,
avoir un pied dans l'Afrique pour aller s'étendre plus loin. »
L'idée de Razilly est d'autant plus digne de remarque que la
ville de Mogador n'existait pas encore à l'époque où il écrivait
son mémoire, cette ville n'ayant été fondée qu'un siècle et demi
plus tard, en 1770, par le sultan Mohammed. La croisière de
Razilly et le blocus de Salé amenèrent la conclusion d'un traité,
mais furent sans résultat pour la cessation de la piraterie.
VII
Il en fut ainsi de toutes les expéditions entreprises et de tous
les traités signés pendant le xvii^ et le xviii° siècle avec l'illusion
de détruire les corsaires de Salé. La France prit le plus souvent
l'initiative de ces répressions et les Archives de la marine comme
celles des Affaires étrangères renferment divers mémoires et
projets relatifs à des armeraens contre les Salétins qui témoignent
que cette question était une des préoccupations constantes de
(1) Le mémoire de Razilly existe à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Ms. 2036;
il a été imprimé dans la Revue de Géographie, 1886, t. XIX. Le Père Joseph du
Tremblay fut l'instigateur de cette expédition à laquelle il adjoignit quatre capu-
cins de la province de Touraine. — Cf. Richard, Histoire du Père Joseph, t. I,
p. 323 etRocco daCesinale, Storia délie Mlssioni dei Cappuccini, t. Ili, Homa, 1873
848 REVUE DES DEUX BIONDES.
notre marine. Mais il faut reconnaître les difficultés que présen-
taient ces expéditions: il était impossible de songer à prendre
les Salétins à la course à cause de leur voilure: « Un vaisseau de
vingt canons en a autant que ceux du Roi de quarante. » Sur
nos frégates les plus légères, les officiers de la marine royale,
habitués à leurs aises, emportaient des vivres et des meubles en
quantité considérable, ce qui était un embarras pour ces vais-
seaux et les plaçait dans une condition d'infériorité par rapport
aux « pinques » de Salé, où toute la place était occupée par des
gens de guerre, où les officiers vivaient de la même vie que leurs
équipages et où l'âpreté au gain était d'autant plus grande que
chacun savait qu'en cas d'insuccès, il ne serait pas payé. Dans
un projet daté de 1683 et intitulé : « Projet pour armer des
barques et tartanes bien armées pour faire la guerre aux corsaires
de Salé (1), » on préconise l'emploi de navires marchands de
faible tonnage portant cinquante soldats et cinquante matelots;
ces navires, qui n'auraient pas éveillé la défiance des corsaires et
pouvaient au besoin mouiller dans leurs rades, devaient se faire
poursuivre par les pinques marocaines et l'on espérait que dans
un combat d'abordage, nous reprendrions nos avantages. Le
« Mémoire sur la guerre contre les corsaires de Salé, » daté de
1687, demande l'envoi de six frégates choisies parmi les meil-
leures voilières ; elles devront avoir des avirons, et emporter des
vivres pour deux mois; les équipages seront nombreux; mais
il y aura peu d'officiers « à cause de la grande quantité de
vivres et de meubles qu'il leur faut, ce qui embarrasse considé-
rablement ces petits vaisseaux : » les capitaines devront être
bons manœuvriers et gens « qui n'aiment point la terre ; » cette
escadre aurait croisé des îles Berlingues à Salé. Notre consul
Estelle, en 1698, revenait à la charge et réclamait l'envoi de huit
frégates sur la côte ouest du Maroc. Pointis, en 1702, proposait
d'occuper Salé et la Mamora; Salé, d'après ses renseignemens,
pourrait tout au plus tirer dix ou douze coups de canon et « l'on
ne saurait faire d'entreprise où il y ait moins à craindre. >) Ce
n'était pas le danger qui arrêtait l'exécution de ces plans, mais
les dépenses considérables qu'eût exigées leur réalisation pour un
résultat aléatoire. C'est pourquoi, en 1732, Nadal, capitaine de
vaisseau marchand, proposait à Louis XV d'affecter le produit
(1) AIT. étr. Maroc. Mémoires et Documens, 2, f- 128.
LE MAROC D AUTREFOIS. 849
d'une loterie à un armement contre les corsaires marocains.
C'était le moment d'une de nos ruptures avec Salé et notre ma-
rine marchande tombée en discrédit ne trouvait plus de fret en
Italie, en Espagne, en Portugal et en Hollande où l'on préférait
les bâtimens anglais qui n'étaient pas exposés aux risques des
corsaires, l'Angleterre se trouvant en paix avec le Maroc.
Les expéditions organisées contre les corsaires de Salé, croi-
sières, blocus, bombardement, furent, au point de vue de la ré-
pression durable de la piraterie, des demi-mesures plus perni-
cieuses qu'utiles, et Ton peut en dire autant de celles entreprises
contre les autres Barbaresques. Quant aux divers traités qui
intervenaient à la suite de ces opérations, ils furent la honte de
l'Europe. Ce que Depping dit des relations des puissances chré-
tiennes avec les souverains musulmans de l'Orient, s'applique très
exactement à leurs rapports avec les Etats Barbaresques. « En
Europe on déclamait, on écrivait contre leur perfidie; mais sur
place on redevenait humble pour obtenir des libertés de com-
merce. » Si sévère qu'eût été le châtiment infligé aux corsaires,
comme on savait trop par expérience qu'il n'empêcherait pas la
course de recommencer, on se préoccupait d'assurer pour l'avenir
le meilleur modus vivendi; on négociait en marchand au lieu
d'agir en vainqueur et au nom des intérêts de l'humanité; on
acceptait même de discuter la rançon des captifs avec des pirates,
ce qui était les encourager à en faire de nouveaux. Quant à la
liberté des mers, chaque puissance, traitant isolément avec le
sultan du Maroc, était jalouse de l'obtenir pour elle seule et il
y eut des nations qui, pour soustraire leurs vaisseaux marchands
à la course des corsaires, consentirent à certains amoindrisse-
mens dans le cérémonial de réception de leurs ambassadeurs,
au maintien de certaines formules employées par les chérifs et
flatteuses pour l'orgueil musulman; elles s'abaissèrent même
jusqu'à donner au sultan une redevance annuelle. Ces conces-
sions servîtes furent de fâcheux précédens qui peu à peu s'intro-
duisirent dans les protocoles et s'y sont maintenus jusqu'à nos
jours; elles sont l'origine de ces remises de présens que font
avec solennité les ambassadeurs chrétiens en mission auprès du
sultan. Pendant le xvii® et le xviii^ siècle, la plupart des Etats
européens achetaient la vaine promesse de la sécurité sur les
mers en payant annuellement au Maroc un tribut en argent, et
les chérifs, parlant des nations chrétiennes, les qualifiaient haute-
TOME iiii. — 1903. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
ment de «. tributaires ; )) c'était, aux yeux de leurs coreligionnaires,
se conformer au précepte musulman qui prescrit d'imposer une
contribution aux peuples juifs et chrétiens. A l'époque où Salé
s'était affranchie de l'autorité chérifienne, il y eut plusieurs
traités qui furent conclus directement avec le divan de cette ville,
de même qu'on avait pris l'habitude en Europe de négocier avec
Alger sans recourir à l'intervention de la Porte ; ces incorrections
diplomatiques justifiées par les circonstances eurent pour con-
séquence de reconnaître aux corsaires pendant deux siècles une
existence légale et quasi officielle.
L'esprit particulariste et étroitement mercantile apporté par
les Etats européens dans leurs négociations avec le Maroc ne
leur réussissait guère, et les promesses d'immunité pour leurs
navires inscrites dans les traités restaient purement illusoires. Il
ne pouvait en être autrement; si de telles clauses eussent été
observées, si une puissance eût obtenu pour sa marine marchande
une immunité complète, elle aurait ipso facto accaparé tout le
trafic européen; la course eût disparu, faute de navires à cap-
turer, et les corsaires n'étaient pas gens à se détruire eux-mêmes.
Nous avons vu d'ailleurs que le subterfuge du faux pavillon leur
permettait de s'attaquer aux vaisseaux d'une nation amie; enfin,
ils avaient toujours la ressource, pour ne pas donner l'éveil, d'en
massacrer l'équipage, de transporter la cargaison à leur bord et
de faire couler le navire. Ce manque de solidarité des Etats eu-
ropéens, divisés par les intérêts politiques et commerciaux, se
manifestait non seulement dans les traités que les puissances se
ménageaient isolément avec le Maroc, mais encore dans certaines
occasions où les marines de ces puissances devenaient la sauve-
garde de ces pirates. Nous avons cité plus haut le fait inouï des
États Généraux de Hollande obligeant les armateurs de Lubeck à
faire les frais d'un vaisseau neuf pour être remis aux pirates de
Salé, en remplacement de celui qui avait été coulé par le Prophète-
Daniel. En 1681, le 15 juillet, Jean Bart, avec deux frégates de
dix-huit canons, donnait la chasse sur les côtes de Portugal
à deux corsaires salétins et il allait s'emparer de l'un d'eux,
lorsque celui-ci, pour se sauver, alla se mêler à une flotte de
vaisseaux anglais, « à cause que cette nation était en paix avec
ceux de Salé (1). » Au milieu de ces tristes exemples de défection,
(1) Gazette de France, 1681.
LE MAROC d'autrefois. 851
Malte seule, fidèle aux statuts de son ordre qui lui interdisaient
de traiter avec les musulmans, donnait sans relâche la chasse
aux Barbaresques ; mais les chevaliers, sur lesquels l'Europe
semblait se reposer de ce soin, ne pouvaient armer de forces
suffisantes pour détruire la piraterie.
Il eût fallu, pour l'anéantir, une action combinée des nations
chrétiennes qui permît l'occupation des villes corsaires d'une
façon solide et durable. Le sieur de Brèves, qui avait longtemps
représenté la France à Gonstantinople, et qui avait été envoyé
en mission dans les Etats Barbaresques, rêvait cette action com-
binée pour la destruction des Ottomans. « Le Turc, exposait-il
dans un mémoire adressé au roi Louis XIII, ne se doit pas atta-
quer avec une petite puissance; mais j'assurerais, si les princes
chrétiens se voulaient résoudre à une union générale, que, dès la
première année ils le bouleverseraient par mer et par terre. »
C'est cette union générale qu'il était téméraire d'espérer entre
« princes tant de l'une que de l'autre créance » et toujours
prêts à entrer en conflit les uns avec les autres « sur la dé-
marche de la précédence. » Une autre difficulté était à prévoir,
et Brèves y songeait. Que ferait-on de la conquête? « Il serait
nécessaire, ajoutait-il, si cela était agréé desdits princes, qu'il
se fît un projet de partage afin que. Dieu permettant la victoire,
l'on évitât les débats qui pourraient, pour cet égard, avoir lieu
entre eux (1). » Dans un langage moins simple et qui sent son
philosophe du xviii® siècle, Raynal, en 1770, préconisait la for-
mation d'une « ligue universelle » pour la destruction des pi-
rates barbaresques. « Aucune nation, écrivait-il, ne peut la tenter
seule et, si elle l'osait, peut-être la jalousie de toutes les autres
y mettrait-elle des obstacles secrets et publics. Ce doit être l'ou-
vrage d'une ligue universelle. Il faut que toutes les puissances
maritimes concourent à l'exécution d'un dessein qui les intéresse
toutes également. » Raynal supposait avec raison, comme le
sieur de Brèves, que la réalisation de son plan entraînerait l'occu-
pation des États Barbaresques et il traçait de la future conquête
un tableau enchanteur qui fera sourire ceux qui se rappelleront
(1) François Savary, marquis de Maulevrier, sieur de Brèves, qui avait quitté
en 1606 l'ambassade de Gonstantinople, dut composer son mémoire à l'époque où
le Père Joseph agitait son projet de croisade contre les Turcs ; il a été imprimé
sous le titre Discours abrégé des asseurez moyens d'anéantir et ruiner la monar-
chie des princes ottomans, s. I. n. d.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les difficultés qu'a rencontrées notre établissement en
Algérie. « Les pays subjugués resteraient aux conquérans, et
chacun des alliés aurait des possessions proportionnées aux
moyens qu'il aurait fournis à la cause commune. Ces peuples de
pirates, ces monstres de la mer seraient changés en hommes par
de bonnes lois et des exemples d'humanité. Elevés insensible-
ment jusqu'à nous par la communication de nos lumières, ils
abjureraient avec le temps un fanatisme que l'ignorance et la
misère ont nourri dans leurs âmes; ils se souviendraient tou-
jours avec attendrissement de l'époque mémorable qui nous
aurait amenés sur leurs rivages (1). »
L'Europe, dont l'unité morale avait été brisée par la Réforme
et que la politique d'intérêts divisait autant que la variété de
« créance, » resta sous le régime honteux de traités qui la fai-
saient vassale et tributaire de la piraterie ; elle se refusa toujours
à une entente pour la destruction des corsaires. La question
soulevée au Congrès de Vienne fut écartée par des diplomates
qui abolirent la traite des noirs, avant d'avoir songé à réprimer
l'esclavage des blancs. Les pirates barbaresques infestaient encore
en 1816 les côtes des Etats de l'Eglise, de la Sardaigne et du
royaume des Deux-Siciles. Lord Exmouth, envoyé pour les châtier
une fois de plus, bombardait Alger et donnait encore l'exemple
de ces négociations égoïstes qui avaient fait la force des corsaires,
en faisant signer au dey un traité dans lequel aucune stipulation
n'était inscrite pour la liberté générale des mers. Il fallut la con-
quête de l'Algérie pour permettre aux nattions chrétiennes de
s'affranchir des tributs qu'elles payaient au Maroc et aux régences
barbaresques. Mais il serait aussi téméraire de compter sur la
reconnaissance de l'Europe pour le service que lui a rendu notre
établissement en Algérie, qu'il serait naïf de prétendre à celle des
populations indigènes se rappelant avec attendrissement, comme
l'aurait voulu l'abbé Raynal, la date de notre débarquement à
Sidi Ferruch.
Comte Henry de Casïries.
(1) Histoire philosophique et politique des élablissemens et du commej'ce des
Européens dans l'Afrique septentrionale. Ouvrage posthume de l'abbé Raynal.
l'u-is, 1820, 2 vol. in-8",
LA
RELIGION COMME SOCIOLOGIE
I
« Une sociologie mythique ou mystique, conçue comme
contenant le secret de toutes choses, tel est, selon nous, le fond
de toutes les religions. Celles-ci ne sont pas seulement de l'an-
thropomorphisme;... elles sont une extension universelle et Ima-
ginative de toutes les relations bonnes ou mauvaises qui peuvent
exister entre des volontés, de tous les rapports sociaux de guerre
ou de paix, de haine ou d'amitié, d'obéissance ou de révolte, de
protection et d'autorité, de soumission, de crainte, de respect,
de dévouement ou d'amour : la religion est U7i sociomorphisme
universel. »
C'est à V Introduction du livre de M. Guyau sur Y Irréligion
de l'Avenir, — ce jeune philosophe aimait les titres à effet, —
que j'emprunte cette définition de la religion, et, quoique Socio-
morphisme soit assurément un peu rude, je la crois non seule-
ment bonne, mais encore la meilleure que l'on puisse donner du
fond commun de toutes les religions.
J'aurais toutefois aimé qu'en le définissant ainsi, M. Guyau se
souvînt qu'Auguste Comte l'avait fait avant lui. J'ai tâché de
montrer, dans une précédente étude, qu'il y avait non seulement
une « métaphysique, » mais une « religion » d'impliquée dans les
données premières du positivisme. Le caractère essentiel de cette
religion est d'être conçue comme sociale ; ou plutôt, il faut dire
davantage, et, dans l'évolution de la pensée d'Auguste Comte,
(( religion » et « sociologie « ne font qu'un. C'est par le chemin
854 REVUE DES DEUX MONDES.
de la sociologie qu'il aboutit à la religion, et c'est sa religion qu'il
a vue devenir à son tour la règle et à la fois le juge de sa socio-
logie. Sa religion, dont il a eu grand soin de n'éliminer ni l'in-
connaissable ni le surnaturel, — et au contraire, personne n'a
qualifié plus sévèrement que lui la « monstrueuse » contradiction
qui se dissimule sous le nom de « religion naturelle, » — est le
fondement mystique de sa sociologie. Sa sociologie n'est qu'un
effort pour réaliser son « royaume de Dieu » sur la terre. « Le
mot même de religion, lisons-nous dans son Catéchisme Positi-
viste, indique l'état de complète unité qui distingue notre exis-
tence, à la fois personnelle et sociale quand toutes ses parties,
tant morales que physiques, convergent habituellement vers une
destination commune... La religion consiste donc à régler chaque
nature individuelle et à rallier toutes les individualités, ce qui
constitue seulement deux cas distincts d'un problème unique. »
Je voudrais montrer aujourd'hui comment cette conception ou
cette idée de la religion s'oppose à de plus superficielles ou
de plus étroites, ce qu'elle a de vraiment, de profondément,
d'éternellement religieux, et qu'il suffît enfin, pour l'utiliser, de
la compléter. Quelque contraste qu'il y ait entre le plaisir et la
peine, disaient les Anciens, ils ne laissent pas d'être conjoints
par un lien de nature : societate quadam naturali. C'est ainsi que
l'erreur et la vérité ne sont pas toujours ni même ordinairement
séparées l'une de l'autre par des abîmes ; on les trouve souvent
plus voisines qu'on ne les croyait; et, pour faire quelquefois
servir la première à la démonstration ou à la glorification de la
seconde, il y faut moins d'adresse ou d'intelligence que de
« bonne volonté. »
II
J'ai déjà cité bien des fois, — et je ne suis pas incapable de
citer plus d'une fois encore, — le mot si caractéristique de Madame,
mère du Régent : « Chacun se fait son petit religion à part soi. »
C'est qu'en efl'et, s'il n'y en a pas de plus allemand, ni peut-être
de plus protestant, je n'en connais guère de moins « religieux : »
je veux dire de moins conforme à tout ce que nous enseigne
l'histoire même des religions. On se fait peut-être « son petit
métaphysique, )> ou « son petit philosophie » à part soi ! Mais
en histoire, dans la réalité de l'histoire, nous ne connaissons
LA RELIGION COJIME SOCIOLOGIE. 85S
pas une seule religion qui ne nous apparaisse avant tout comme
« un motif de rassemblement. » Fétichistes ou polythéistes, re-
ligions de la nature ou religions de « la souffrance humaine, »
religions de haine ou religions d'amour, religions de la famille,
du clan, de la cité, religions nationales, religions universelles,
toutes les religions ne sont que des rassemblemens, des groupe-
mens, des ralliemens d'êtres humains autour de l'idée commune
qu'ils se font de la Divinité; la mise en participation d'une
croyance ; le partage effectif des cérémonies d'un même culte ; et,
comme conséquence, l'engagement que prennent les fidèles de
souscrire au Credo que leurs prêtres promulgueront pour entre-
tenir ce culte, préserver ou développer cette croyance, l'organiser,
la propager, et honorer ce Dieu. Cette société de croyances peut
d'ailleurs être, et se trouve avoir été dans l'histoire, plus ou moins
étroite, plus ou moins durable, plus ou moins étendue. On a vu
des religions locales et on en a vu d'universelles; on en a vu de
familiales et on en a vu de politiques. La religion des Romains
a longtemps été « familiale ; » les religions grecques sont de bonne
heure devenues « politiques. « On en a vu de jalouses et de fer-
mées, comme le brahmanisme et comme le judaïsme; on en a
vu d'ouvertes et d'accueillantes, comme le bouddhisme. D'autres
encore, comme l'islamisme, ont formé des sociétés militaires.
Mais ce que l'on n'a jamais vu, c'est une religion qui fût celle
dun seul homme, et la « religion de Socrate » ou la « religion
de Platon, » — si l'on tient à se servir de ce mot de « religion, » —
n'ont commencé qu'avec les disciples de Platon ou de Socrate. Il
n'y a pas de « religion naturelle, » disions-nous tout à l'heure avec
Auguste Comte : les termes sont contradictoires. Disons pareil-
lement qu'il ne saurait y avoir de « religion individuelle. » On
ne peut pas plus être seul de sa « religion » qu'on ne le pourrait
être de sa» famille » ou desa« patrie. » Famille, patrie, religion,
ce sont des expressions « collectives, » si jamais il y en eut. On
n'en diminue pas seulement la portée, mais on en altère, on en
dénature, on en corrompt le sens quand on les « individualisa. »
Toute religion, dans l'histoire, avant d'être autre chose, et de
quelque manière qu'on essaie d'en définir l'essence, est asso-
ciation, congrégation, communion. Église ! Et pour achever de
nous en convaincre, nous n'avons qu'à considérer dans l'histoire
ce que toutes les religions ont appelé du nom de « schisme » ou
d' « hérésie. »
8 ri 6 REVUE DES DEUX MONDES.
Bossuet l'a dit quelque part, avec sa franchise habituelle :
« L'hérétique est celui qui a une opinion ; » et il ajoute : « C'est
même ce que le mot veut dire. » Ni Calvin avant Bossuet, ni, avant
Bossuet et Calvin, les juges de Socrate n'ont pensé autrement.
Anciennes ou modernes, dans toutes les religions, l'hérétique
est celui qui se détache du groupe, qui s'y oppose lui tout seul,
qui le met donc par là même en danger de se dissocier, et
c'est une chose bien remarquable que, sur quelque paradoxe que
son hérésie se fonde, on lui en veut toujours bien moins de ce
que son paradoxe a de blasphématoire, ou de scandaleux, que
de ce qu'il a d'individuel, ou de solitaire. Vx soli! Malheur à
celui qui est seul! Les hommes aiment à penser en troupe.
C'est pourquoi tout hérétique a toujours succombé dans l'his-
toire qui n'avait pas réussi d'abord à devenir <( plusieurs. » Et
comme, en devenant « plusieurs, » s'il ne cessait pas pour cela
d'être hérétique, son hérésie changeait cependant de nature,
devenait ce qu'on appelle un « schisme, » et qu'un schisme est
une communion, la communion des séparés, la religion se
trouve ainsi ramenée à son caractère principal, en tant qu'il est
d'être une croyance collective. Aucun effort n'a jamais prévalu
contre une religion qui lui-même ne fût collectif. Tout hérétique
est un meneur ou un conducteur d'hommes qui veulent comme
lui se détacher de la collectivité dont ils faisaient partie, et c'est
ce qui explique en tout temps la violence des luttes religieuses :
« Rien, a dit encore Bossuet, n'excite de plus grands tumultes
parmi les hommes; rien ne les remue davantage, et rien en
même temps ne les remue moins. »
« Rien ne les remue moins, » parce qu'en efTet les préoccu-
pations de la vie quotidienne rejettent ordinairement la préoc-
cupation religieuse à l'arrière-plan de notre activité et comme
dans l'ombre de l'inconscience! Mais, « rien en même temps
ne les remue davantage, » parce qu'une religion qui se sent
menacée, c'est une société qui se sent ébranlée jusque dans ses
fondemens; c'est une communauté qui se sent inquiétée dans
le principe de son existence même; c'est une collectivité dont
les élémens se retournent, pour ainsi parler, contre elle-même,
et rompent, en brisant le lien qui formait leur union, celui qui
faisait en même temps le secret de sa force. Aussi les historiens
ont-ils quelquefois hésité sur le vrai caractère des révolutions
religieuses. Ils les ont crues plus d'une fois « politiques, » et
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 857
de ce qu'en effet elles le sont toutes, ou presque toutes, devenues,
ils en ont conclu que la religion n'en avait donc été que le pré-
texte. La conclusion était fausse, mais l'hésitation était permise.
Elle ne l'est plus, si l'on fait attention qu'étant chose collective,
aucune religion ne saurait être « réformée, » que la structure
d'une société tout entière n'en soit nécessairement et profondé-
ment modifiée.
En voici un exemple dans l'analyse qu'Eugène Burnouf a
donnée [Introduction à l'histoire du bouddhisme Indien, \V^ Mé-
moire, 11^ section) des relations du bouddhisme et du brahma-
nisme. En proclamant, — non pas l'égalité des hommes, « peu
comprise, en général, des peuples asiatiques, » — mais la pos-
sibilité pour tout homme « d'échapper à la loi de la transmi-
gration, » ce qui est sans doute éminemment une affirmation
de l'ordre dogmatique, Çakya-Mouni ne « tendait à rien moins
qu'à détruire, dans un temps donné, la subordination des castes, »
ce qui sans doute était une réforme de l'ordre politique ou social.
Un autre exemple de cette solidarité nous est manifesté dans le
procès de Socrate. « On peut l'avouer aujourd'hui, nous dit
expressément Victor Cousin {Œuvres de Platon, t. I, p. 56),
Socrate ne s'élève tant comme philosophe qu'à condition préci-
sément d'être coupable comme citoyen. » Et qu'est-ce encore
que la politique des Empereurs a poursuivi dans le christianisme
naissant, sinon le danger qu'en attaquant « la religion de l'Etat »
et les « dieux de la patrie, » la religion nouvelle faisait courir
à la collectivité dont ces dieux étaient les protecteurs, et cette
religion d'État la garantie de durée? « Les religions se jugent
par les services qu'elles rendent, disait Symmaque dans un dis-
cours célèbre (Cf. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, t. II,
p. 317-323), l'homme ne s'attache aux dieux que quand ils lui
ont été utiles, utilitas quse maxime homini deos asserit. » Quelle
que soit l'origine d'une révolution religieuse, on ne saurait donc
Fempêcher d'être ou de devenir presque toujours une révolution
politique, et surtout « sociale. « C'est ce qui n'aurait proba-
blement pas lieu si la religion n'était qu'une « affaire indivi-
duelle. » Et je n'examine point, pour le [moment, s'il vaudrait
mieux qu'elle le fût, ni s'il faut travailler à ce qu'elle le devienne,
mais je dis qu'aucune religion ne l'a été dans l'histoire, et c'est,
pour le moment, tout ce qu'il s'agissait de montrer, — ou de
constater.
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, c'est précisément ce qu'Auguste Comte, sous l'influence
de Joseph de Maistre, et aussi de Lamennais, a parfaitement vu.
On nous a reproché que, dans ces études sur « l'utilisation du
positivisme, » nous ne faisions pas assez de citations du Cours de
Philosophie positive ou du Système de Politique : j'en ferai donc
ici quelques-unes, dont j'espère que l'on ne méconnaîtra ni l'intérêt
ni surtout la portée. Tel est le passage où Comte déclare que,
l'organisation ou la réorganisation d'un « pouvoir spirituel »
étant à ses yeux le premier besoin des sociétés modernes, « loin
de proposer à cet égard une régénération dépourvue de tous anté-
cédens, » il s'honore au contraire de n'en pas dissimuler « la rela-
tion fondamentale avec l'admirable ébauche qui constitue le
principal caractère du moyen âge, « et d'avoir lui-même, à cet
effet, pour bien montrer cette relation, « rendu au catholicisme
une plus complète justice qu'aucun de ses propres défenseurs,
sans en excepter l'éminent de Maistre. » [Système de Politique
positive, I, 86-87.) En s'exprimant ainsi, il fait allusion à la
S4* leçon de son Cours de Philosophie positive, où il a tant
insisté sur « le génie éminemment social du catholicisme » V, 233 ;
— sur « l'admirable modification de l'organisme social » dont
l'action catholique a été dans l'histoire l'infatigable ouvrière,
V, 2S9; — sur la « grande destination sociale » du pouvoir catho-
lique, V, 243 ; — sur « l'irrécusable nécessité relative, intellec-
tuelle ou sociale, des dogmes les plus amèrement reprochés au
catholicisme, » V, 269. Autant en dit-il des « institutions » du
catholicisme; et, dans les justifications qu'il donne de l'existence
des ordres monastiques, V, 245-246; — de l'infaillibilité ponti-
ficale, V, 249-250; — du célibat des prêtres, V, 252-253; — du
pouvoir temporel de la papauté, V, 255-256; — de la confession,
V, 263-264, c'est toujours de leur fonction ou de leur utilité
sociale qu'il s'autorise. La signification ou la valeur sociale du
catholicisme, telle est la base de l'apologie qu'il en fait. Et,
finalement, le grand grief qu'il oppose au protestantisme, c'est de
n'avoir été, dès ses débuts, « qu'une protestation contre les
bases intellectuelles de V ancien ordre social, ultérieurement
étendue à... toute véritable organisation quelconque, » V, 379.
Au nom même du christianisme, le protestantisme s'est attaché
à ruiner l'admirable système de la hiérarchie catholique, tel
qu'il « en constituait socialement la réalisation fondamentale, »
Y, 381-382. Ce que le protestantisme a profondément altéré,
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 859
s'il ne l'a pas anéantie, c'est la « notion fondamentale du progrès
social, » V,475. Et c'est encore lui, toujours lui, qui en faisant de
la religion « une affaire individuelle, » a sans doute, et comme
il s'en vante, inauguré le règne du « sens propre » en matière
de religion, mais en même temps, et par cela môme, ruiné la
notion de « religion. » (V, 54® et 55® leçons, passim.) Car, s'il est
vrai que l'office propre de toute religion consiste, tant « à régler
chaque existence personnelle, qu'à rallier les diverses indivi-
dualités, » il est encore plus vrai que « régler et rallier exigent
nécessairement les mêmes conditions fondamentales; » que
« les sentimensqui rallient sont aussi les plus propres k régler; »
et qu'une véritable discipline affective ne peut « s'établir et se
développer que sous l'uniforme subordination de tous les senti-
mens personnels aux sentimens sociaux. » {Système de Politique
positive, t. II, p. 9-10.)
Voilà, si je ne me trompe, des textes assez démonstratifs, et
dont l'interprétation ne laisse aucune place à l'arbitraire! Aux
yeux d'Auguste Comte, toute religion, ou, pour parler sa langue,
toute théologie ne vaut qu'en fonction de la sociocratie , et comme
acheminement vers 1' « unification de l'espèce humaine. »
La « théorie générale de la religion » se confond, pour Auguste
Comte, avec la « théorie positive de l'unité humaine. » C'est
sur la base de cette identité qu'il reconstruit successivement
l'édifice du dogme, celui du culte, et de la discipline. Et cette
identité n'est pas déduite, mais induite. C'est l'examen de toutes
les religions qui la lui a enseignée : « religions spontanées » ou
« religions révélées, » religions « transitoires » ou « prélimi-
naires. » Les conclusions où il aboutit, c'est l'histoire qui les lui
a dictées. Et il ne nie pas d'ailleurs que d'autres élémens, d'une
tout autre nature, puissent entrer, pour y concourir et s'y unir,
dans la composition générale de la religion. Toutes les for-
mations historiques sont complexes. Mais, quels que soient ces
autres élémens, il a cru voir qu'ils ne servaient qu'à différen cier
les religions entre elles ; et, au contraire, ce qui les rapproche les
unes des autres, — j'entends pour l'observateur désintéressé, —
c'est d'être des « sociologies, » puisque c'est l'élément comcaun
qu'on retrouve en elles toutes.
Voulons-nous maintenant une confirmation « actuelle » de
ces vues d'Auguste Comte? Nous n'avons nous-mêmes qu'à
ouvrir les yeux, et par exemple, à nous demander quelle est la
860 REVUE DES DEUX MOXDES.
raison de l'impénétrabilité, — je dirais volontiers l'imperméa-
bilité, — de la civilisation chinoise à la propagande chrétienne?
Je sais le zèle de nos missionnaires, et je n'aurais garde ici de
vouloir décourager leur effort! Mais on peut bien dire que les
progrès du christianisme en Chine sont étrangement lents et de
nature à désespérer une religion qui n'aurait pas confiance,
comme la nôtre, en son éternité. La raison en est que la religion
de la Chine, autant ou plus qu'une « religion, » est une « sociolo-
gie. » La part de la métaphysique ou de la spéculation y est nulle,
et le caractère en est éminemment pratique. C'est même ce qui
La fait longtemps considérer comme athée ; et, si l'expression de
« religion athée » ne laissait pas d'être paradoxale et contradic-
toire, on ne se trompait pourtant pas sur le fond. La religion de
la Chine semble consister tout entière en un corps de préceptes
moraux dont l'objet n'est que de réaliser un idéal social. Mais
comme cet idéal social est assez éloigné de celui que le chris-
tianisme propose à ses fidèles, il en résulte que le christianisme
ne saurait faire en Chine de progrès qui ne tende à modifier la
structure de la société; — et là même est l'explication de la rési-
stance qu'il rencontre. Si jamais le christianisme triomphe des
religions de la Chine, cela ne voudra donc pas dire qu'elles
aient reconnu sa supériorité dogmatique ou métaphysique, mais
la civilisation chinoise aura reconnu la supériorité des civilisa-
tions du type occidental. Ou, en d'autres termes encore, ce n'est
pas l'enseignement du christianisme qui aura modifié la men-
talité chinoise, mais c'est la mentalité chinoise préalablement
modifiée, et transformée, qui sera devenue capable de l'ensei-
gnement du christianisme. Et, en attendant, sil n'y est pas per-
sécuté, cet enseignement y sera rendu vain par la résistance
que lui opposera la forme même de la société. La preuve que
toute religion est essentiellement une « sociologie, » c'est
qu'aussi longtemps qu'une société n'est pas modifiée dans sa
structure intime, on ne la verra pas changer de religion, et
quand elle en changera, ce ne sera pas, à proprement parler, de
« religion » qu'elle aura changé, mais de manière d'entendre la
nature, l'objet, et le but de la société.
J'en trouve une autre preuve dans les transformations qui
s'opèrent en ce moment même au sein du protestantisme, et qui
semblent avoir pour objet la « socialisation » d'une formule reli-
gieuse dont le calvinisme avait fait si longtemps une « affaire
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 861
individuelle. » Un jeune écrivain français, M. Henry Bargy, dans
un livre récent sur La Religion dans la société aux États-Unis,
— notons ce titre, — les a très habilement décrites, et sa con-
clusion est intéressante à retenir : « L'évolution qui prépare en
Amérique l'unité du christianisme est un effet du positivisme. »
Espérons avec lui qu'il ne se trompe pas! Mais un livre plus
significatif encore est le recueil qu'on a formé, sous le titre de
Christianisme social, des « discours et conférences, » ou de quel-
ques-uns des discours, et de quelques-unes des conférences, du
pasteur G. D. Herron, professeur de « christianisme appliqué »
au Collège de Grinnell, dans l'Etat d'Iowa. L'origine de cette
chaire et l'objet de sa fondation sont déjà bien caractéristiques :
c'est une femme qui la instituée, « pour qu'on y dégageât des ensei-
gnemens de Jésus une philosophie sociale et économique, en
vue de l'application de ces enseignemens aux problèmes et aux
institutions sociales. » Les titres mêmes de quelques-uns de ces
discours : l'État chrétien, r Avènement politique du Christ, Une
confession de foi sociale, sont encore plus éloquens. Et voici quel-
ques-unes des déclarations qu'ils contiennent : « L'accroissement
de la liberté personnelle et le perfectionnement des armes desti-
nées à lutter contre les concurrens, telles ont été les idées fonda-
mentales de l'économie politique, celles qui ont dominé toute l'ac-
tivité du monde moderne. Nous commençons à nous douter que
l'individu n'atteint son véritable développement que par l'asso-
ciation, et qu'il n'arrive à la liberté que par l'union avec ses
semblables. Au prix de douloureuses expériences, notre race
conquiert peu à peu une science qui dépasse également les déduc-
tions logiques des économistes et des philosophes : c'est à savoir
qu'elle n'est pas un simple agrégat d'individus... L'évolution que
nous voyons poindre sera supérieure à la phase individualiste,
dont nous sortons, autant que l'état d'être raisonnable le fut à
l'animalité primitive. » Si l'on considère que le discours d'où ces
lignes sont extraites est intitulé : V Avènement politique du,
Christ; qu'elles sont d'un professeur de « christianisme appli-
qué ; » que l'Université dans laquelle il enseigne est « congréga-
tionaliste ; » et qu'enfin il est lui-même pasteur dans son église,
on y verra sans doute ce que nous y voyons nous-mêmes, la re-
ligion redevenant, d'une « affaire individuelle, » une « affaire
sociale. » La croyance en Jésus-Christ « comme principe de ré-
novation politique et sociale, » voilà ce que nous offre un pro-
862 REVUE DES DEUX MONDES.
testant d'Amérique. Il dit ailleurs, dans un discours sur V Ap-
proche de la crucifixion : « L'idéal divin de société humaine que
Jésus avait conçu était la croix sur laquelle il a été cloué, car ses
doctrines étaient moins théologiques que sociales. » Il nous assure
que ce qu'il pense et ce qu'il exprime ainsi, des foules, autour
de lui, le pensent comme lui. On traduit ses Discours à Genève,
et on le suit dans la voie qu'il indique. Mais, dans cette même
voie, lui et ses adhérens, Auguste Comte les avait précédés.
Avant eux, — et peut-être pour eux, — il avait montré qu'au
fond de toute religion il y a une « sociologie. » Et, puisqu'il
l'avait montré surtout à l'encontre du protestantisme primitif,
c'est une occasion qui s'ofTre à nous de passer de la preuve à
la contre-épreuve, et de montrer ce que devient une religion
quand elle cesse d'être une « sociologie. »
III
Quelle est, en effet, je ne dis pas la seule cause, mais 1 une
au moins des principales causes de ce phénoûiène de « déchris-
tianisation » lente et continue, dont on pourrait dire qu'il résume,
depuis trois ou quatre cents ans, l'histoire de la pensée reli-
gieuse? Est-ce que par hasard, aux environs du xvi* siècle, des
impossibilités ou des difficultés de croire auraient brusquement
surgi, dont la raison de l'homme ne se serait pas avisée jus-
qu'alors? On le dit; mais on ne s'en douterait guère à lire Luther
ou Calvin 1 Les sciences naturelles, dont on verra sortir les plus
troublantes et les plus redoutables de ces « difficultés, » ne se
sont constituées qu'à la fin du xviii* siècle ou au commencement
du XIX®; on en peut dire, il en faut dire autant de l'exégèse; et,
en réalité, contre l'enseignement du catholicisme ou du protes-
tantisme, qu'il confond indistinctement dans une haine com-
mune, Voltaire n'a fait valoir aucun argument qui ne fût dans
Celse ou dans Porphyre. Oserai-je ajouter qu'aussi bien, en 1903,
sur la question de savoir « si la foi suffit à nous justifier, » ou
si le sacrifice de la messe est une idolâtrie, nous n'avons ni
plus ni moins de lumières, en dépit du progrès de la « science »
que n'en pouvait avoir un chrétien du v® siècle ?
On dit encore, — et j'inclinerais davantage à le croire, — que
la sévérité de la morale chrétienne aurait découragé de la suivre
une humanité « régénérée » dans le paganisme, et rendue par
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 863
lui, dans l'Europe des Médicis et des Borgia, des Valois et des
Tudors, à la brutalité de ses instincts ou à son avidité naturelle
de jouissance. C'a été le grand argument de Bossuet, comme de
Bourdaloue, contre les « libertins » de leur temps ; et on ne sau-
rait nier qu'en leur temps, le libertinage des mœurs n'allât
presque toujours de pair avec celui de la pensée. Les choses
n'ont un peu changé qu'avec Bayle ; et combien peu, c'est ce que
suffit à dire l'histoire des mœurs au temps de la Régence ou de
Louis XV! Joignons-y l'histoire de la littérature, et convenons
que, si l'auteur du Temple de Gnide, si celui de la Princesse de
Babylone, si celui des Bijoux indiscrets tiennent alors école, ce
n'est pas tant de « philosophie » que de « morale facile. » Nous
avons déjà relevé sur ce point le témoignage d'Helvétius. Les
difficultés de croire choquaient bien moins la raison de la plu-
part des Encyclopédistes que la morale de l'Evangile, et même
celle des casuistes, ne condamnait, ne jugeait, et par conséquent
ne gênait la liberté de leurs mœurs.
Mais une autre cause a eu bien plus d'influence encore, et
c'est celle qu'Auguste Comte caractérise admirablement, quand,
après avoir défini la « grande maladie occidentale, » par la ré-
volte qu'elle a été contre « l'ensemble des antécédens humains,
il en trouve le principe dans le triomphe de la « raison indivi-
duelle » graduellement développée par le protestantisme, le
déisme et le scepticisme. Ce sont ses termes mêmes que je
reproduis ici. [VIII^ Circulaire annuelle, 1857, dans Robinet,
Notice sur F œuvre et la vie d'Auguste Comte, p. 529-531.]
Et, en effet, qu'est-ce que l'histoire des variations des églises
protestantes, depuis Luther jusqu'à Socin, si ce n'est l'histoire
des revendications de la « raison individuelle, » opposant son
indépendance et son autonomie natives à tant de Symboles ou de
Confessions, dont l'objet n'était inversement que de contenir, de
limiter et, en quelque manière, de fixer sa liberté? Le déisme, à
son tour, n'est qu'une conséquence de ces variations, s'il n'est
historiquement qu'une tentative désespérée pour essayer de ral-
lier autour d'un minimum de croyances, considérées comme
nécessaires à la vie sociale, une civilisation déjà trop divisée
contre elle-même. Il nous laisse libres en tout le reste, si seule-
ment nous iTii accordons son « Dieu rémunérateur et vengeur, »
afin, comT?:-^ dit Voltaire, que nous ne soyons pas assassinés par
nob domestiques, si toutefois nous en avons; et ainsi sa religion,
864 REVUE DES DEUX MONDES.
gui n'est pas une religion, mais une police ou une gendarmerie,
n'est qu'une limitation provisoire des droits de la « raison indivi-
duelle. » Et le scepticisme, enfin, dans l'impuissance où il se
sent d'assurer ce minimum de croyances, essaie de se faire
illusion en émancipant cette même raison des derniers scrupules
qui l'empêchaient encore de se croire uniquement souveraine.
Tous et chacun, nous voilà désormais devenus « la mesure de
toutes choses ; » nous faisons seuls toute la vérité de ce que nous
croyons, comme la beauté de ce que nous aimons ; personne de
nous n'a le droit d'ériger sa vérité particulière en règle de la
vérité non plus qu'en maxime générale de conduite. Le subjec-
tivisrae triomphe; et la société tout entière se sent à ce coup
menacée de la même dissolution que les doctrines communes
qui lui servaient de fondement, d'armature ou de support. Le
philosophe avait raison : « Graduellement développée par le
protestantisme, le déisme et le scepticisme, la maladie occiden-
tale consiste dans une révolte continue de la raison individuelle
contre l'ensemble des antécédens humains. » Et c'est encore
lui qui ajoute : « qu'elle est résultée de la décadence néces-
saire des croyances propres au moyen âge. » Nous ne différons
d'avis avec lui que sur la « nécessité » de cette décadence.
En tout cas, il n'est pas le seul ni le premier qui se soit
aperçu que tout ce qu'on faisait contre la religion tendait néces-
sairement à l'affaiblissement du lien social, et, sous ce rapport,
rien n'est plus instructif, ni plus démonstratif du caractère « so-
ciologique » de toute religion, que les efforts qu'on a tentés pour
empêcher cet affaiblissement d'aboutir à une rupture. « Il y a,
dit Rousseau [Contrat social, Livre IV, ch. 8], une profession
de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer
les articles, non pas précisément comme dogmes de religion,
mais comme sentime?is de sociabilité sans lesquels il est impos-
sible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Il peut bannir de l'Etat
quiconque ne les croit point, non comme impie, mais comme
insociable. » Et, comment donc? voilà qui est bien différent,
mais on n'en est pas moins toujours banni ! Avec son admi-
rable inconscience, — que l'on nommerait encore mieux son
impudence dans le sophisme, — Rousseau, qui ne croit qu'en
lui-même, incorpore la religion au pouvoir politique, et il en
met les vérités, — qui ne sont pas des vérités, mais des opi-
nions, — sous la protection de la loi pénale de l'Etat. Nous avons
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 865
le droit imprescriptible de penser autrement que l'Etat, mais,
comme il faut une religion, l'Etat se réserve le droit de nous
bannir, ou de nous supprimer, si nous pensons autrement que
lui! Et pourquoi faut-il une religion? Parce que, sans religion,
l'Etat n'est plus l'Etat, une société organisée, un corps dont ses
citoyens ne sont que les membres, mais un agrégat d'élémens
disparates, hétérogènes, hostiles, et en un mot le contraire de
tout ce qu'implique la notion de l'Etat. L'Etat laïque ne peut de-
meurer l'Etat qu'à la condition de se faire une religion de lui-
même, et du système des moyens qu'il estime les plus propres
à lui garantir sa propre durée.
Cette unité « sociale, » que les caprices de la « raison indivi-
duelle » menacent à chaque instant de briser, d'autres, plus libé-
raux que le citoyen de Genève, ont essayé de la refaire par le
sentiment, et ce sont ceux qu'on pourrait appeler les théori-
ciens de la religiosité : Keble en Angleterre, Schleiermacher
en Allemagne, Renan chez nous, en ont été les plus éminens.
Rendons justice à leurs intentions! Mais ils n'ont oublié qu'un
point qui est que la « religiosité » n'étant rien de plus que le
goût des choses religieuses, tout le monde ne l'a pas; et, quand
tout le monde l'aurait, nos goûts à chacun nous sont assuré-
ment plus « individuels » que notre raison même. L'union qu'on
a rompue au nom de la « science positive, » on ne saurait donc
la refaire dans « la catégorie de l'Idéal; » et nos « raisons
d'aimer » ne se fondent point sur notre impuissance à trouver
des « raisons de croire. » Mais la tentative n'en demeure pas
moins caractéristique, et on voit bien quelle en est la nature. Il
s'agit d'obtenir de la sensibilité cette part de sacrifice qu'il est
convenu que l'on ne saurait demander à la raison, et d'opposer
« l'union des cœurs » au danger de dissolution que fait courir à
la société la désunion des intelligences.
Et d'autres enfin, comme Vinet, ont essayé de résoudre la
difficulté par une distinction subtile, plus imaginaire que réelle,
entre 1' « Individualisme et V Individualité. » Il ne faut point con-
fondre, a dit Alexandre Vinet, ces deux ennemis jurés, l'Indivi-
dualisme et l'Individualité : le pre?nie?\ obstacle et négation de
toute société^ la seconde, à qui la société doit tout ce qu'elle a de
saveur, de vie et de réalité. » [Études sur Biaise Pascal, p. 101.) On
ne voit pas très bien ce que cela veut dire. Si l'individualisme est
de tout rapporter à soi, on ne voit pas très bien par quels
TOME XIII, — 1903. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
caractères l'individualité s'en distingue, ni surtout s'y oppose.
Mon opinion ne m'est « personnelle » que de la quantité dont elle
diffère de l'opinion commune, et mon « individualité » ne
s'affirme que dans ce contraste. Individualisme, individualité, s'il
ne faut pas les confondre, Yinet aurait bien dû nous dire de
quelle manière, ou par quel artifice, on réussira jamais à les
distinguer. Mais qu'il reconnaisse dans l'Individualisme, « l'obs-
tacle et la négation de toute société, » voilà, encore ici, ce qui est
intéressant, et j'oserai même dire capital. Cenfitentem habemus
reum. Il n'y a pas moyen de laisser libre cours à 1' « indivi-
dualisme; » l'autonomie du Moi est la « négation de la société; »
et ce n'est pas seulement l'unité religieuse, mais l'unité sociale
qui est menacée par les divisions religieuses.
Ce que manifestent donc toutes ces tentatives, c'est qu'en
quelque point de la chaîne du dogme que se soit opérée la
rupture, et pour quelque motif que ce soit, les causes de la rup-
ture pouvaient bien être « intellectuelles, » ou « métaphysiques, »
ou « théologiques, » mais les conséquences en sont surtout « so-
ciales. » Ce n'est pas seulement une communauté d'opinions qu'on
a brisée, c'est une communauté d'intérêts et d'intérêts majeurs.
On n'avait cru toucher, d'une main généreuse et hardie, qu'à des
« superstitions, » ou à des « survivances » d'un passé condamné
sans retour, et on s'aperçoit, avec un peu d'effroi, qu'on a, sans
le vouloir, ébranlé jusqu'en ses fondemens la structure mênde
d'une société. Mais, comme on ne voudrait pourtant pas retourner
en arrière, ou plutôt, comme on sent que l'on aurait beau le vou-
loir, on ne le pourrait pas, on essaie donc, par des moyens nou-
veaux, de refaire cette cohésion sans laquelle une société n'est
pas une société, mais une poussière d'hommes; et on n'y a pas
jusqu'à présent réussi; mais si l'on n'y a pas plus complètement
échoué, ce n'est, et nous venons de le constater, qu'en « laïci-
sant » les principes d'une religion.
C'est ce que Stuart Mill, et depuis lui tous ceux qui per-
sistent à ne voir dans la religion qu' <( une affaire individuelle, »
ont prétendu sans doute reprocher à Auguste Comte quand ils lui
faisaient un grief « d'avoir tiré de la discipline catholique la plu-
part de ses idées de culture morale. » Et, de fait, nous en avons
nous-mêmes fait plus d'une fois la remarque, le positivisme,
à plus d'un égard, n'est qu'une « laïcisation » du catholicisme.
Mais il ne l'est point consciemment, ou, comme on dit, de dessein
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 867
principal et formé. Auguste Comte n'a point « tiré de la discipline
catholique » ses idées de culture morale. Seulement, et du mo-
ment qu'il posait la « reconstitution sociale » comme objet ca-
pital et dernier de son positivisme, l'impossible était qu'il n'y
eût point quelque part coïncidence ou rencontre de ses « idées
de culture morale » avec « la discipline catholique. » Et je ne
nie pas pour cela qu'il ait subi l'influence de la « discipline
catholique! » Si je le niais, j'oublierais ce qu'il a lui-même dé-
claré qu'il devait à Joseph de Maistre. J'oublierais qu'aucun phi-
losophe ne s'est moins soucié d'être « original, » de penser
comme personne avant lui, et, au contraire, on l'a vu, sa méthode
est essentiellement de rattacher ses doctrines à « l'ensemble des
antécédens humains. » Ses conclusions ne sont que des totalisa-
tions de son expérience. Mais ce qui ne se pouvait pas, c'est que
ses « idées de culture morale, » étant sociales, ne se termi-
nassent pas, en tant que sociales, à une religion. La religion,
une religion quelconque était, non seulement le terme, mais la
sanction de sa « sociologie. » Et, il s'est trouvé que, de toutes les
disciplines religieuses que l'on connaisse, la chrétienne ou la
catholique étant la plus sociale, il a donc dû, comme sociologue,
incliner vers elle, et se l'approprier ou se l'assimiler, se la con-
vertir en sang et en nourriture, avant de la combattre. Mais son
pseudo-catholicisme, qui répugnait si fort à Stuart Mill, se tire
du même fond que ce que l'on pourrait appeler son anticlérica-
lisme; les contradictoires « s'identifient » dans ses conclusions;
et finalement, tout aboutit à une démonstration, ne disons pas
encore de la vérité, mais de la portée sociale du catholicisme,
par l'excellence de sa sociologie, ou réciproquement, et puisque
c'est ici la question qui nous occupe, à une confirmation presque
expérimentale, de la nécessité d'une religion comme terme et
comme couronnement de la sociologie.
Ainsi donc, non seulement dans l'histoire toutes les religions
nous apparaissent comme étant des « sociologies, » — et pour
en faire en passant la remarque, c'est ce que le catholicisme veut
dire quand il dit que 1' « Eglise est une société complète, » —
mais encore on ne peut toucher, à une religion, pour des motifs
purement religieux, qu'il n'en résulte des conséquences sociales ;
et toute hérésie contient le germe d'une révolution. Il nous
reste maintenant à montrer que le cas d'Auguste Comte n'est pas
uniijue, et, — dans l'histoire, — que l'on n'a guère vu de mouve-
868 REVUE DES DEUX MONDES.
ment social qui, en durant ou en s étendant, et, pour s'étendre ou
pour durer, n'ait affecté tôt ou tard l'allure et le caractère d'un
mouvement religieux.
IV
« Comment la révolution française a été une révolution poli-
tique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, et
pourquoi? » C'est la question que s'est proposée Tocqueville, tout
au début [chapitre III] de son livre classique sur l'Ancien Régime
et la Révolution. Et il y répond que « le caractère habituel des
religions étant de considérer l'homme en lui-même, sans s'ar-
rêter à ce que les lois, les coutumes et les traditions d'un pays
ont pu joindre de particulier à ce fond commun, » la Révolution
française, en tant qu'elle n'a pas recherché seulement « quel était
le droit particulier du citoyen français, mais quels étaient les
devoirs et les droits généraux des hommes en matière politique, »
est donc marquée au même signe d'universalité. La réponse est
juste, mais insuffisante, étant trop générale, et la question est
assez mal posée.
La Révolution française a-t-elle été d'abord ou principale-
ment une « révolution politique? » Si l'on pouvait encore le
croire au temps de Tocqueville, on ne le peut plus de nos jours,
et certes, nous savons que, de 1789 à 181S (pour nous contenir
entre ces limites) il s'est agi de tout autre chose que de changer
la forme ou le personnel du gouvernement. Lui aussi, comme
l'Église, l'Ancien régime était « une société complète, » et de la
révolution qui renversait cette société, Goethe a pu dire, avec
raison, au soir de Valmy, qu'elle ouvrait une « ère nouvelle de
l'histoire du monde. » D'un autre côté, cette révolution, quoi
qu'on en puisse dire, et de quelque universalité de principes
qu'elle ait fait montre, a été déterminée dans sa forme, — je dirais
volontiers jusque dans ses excès, — par l'état antérieur de la
France, comme le conséquent par son antécédent, ou l'effet par
sa cause, et pour n'en citer qu'un unique exemple, la Consti-
tuante n'aurait pas dépecé le territoire français en départemens,
s'il ne s'était agi de détruire à fond ce que les anciennes pro-
vinces, malgré nos rois, et en dépit du progrès de la centralisa-
tion administrative, conservaient d'autonomie, d'indépendance,
et d'unité géographique. Et quand enfin, comme Tocqueville, on
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 869
définit les religions par leur tendance à l'universalité, on oublie
que, s'il y a des religions « universelles, » il y en a aussi de
« nationales, « qu'on pourrait nommer, et dont les confins, de
nos jours mêmes, se hérissent, pour ainsi parler, d'autant de
baïonnettes que les frontières de la race avec laquelle elles font
corps. Mais ce qu'il faut dire, plus simplement, c'est que la Ré-
volution française « a procédé à la manière des révolutions reli-
gieuses, » parce qu'elle-même en était une, et sous ce rapport,
je ne vois même pas qu'elle diffère sensiblement de la Révolution
d'Angleterre, — celle de 1648, — et encore bien moins du grand
mouvement de la Réforme.
On peut essayer de dire en quoi consiste le caractère reli-
gieux de certaines révolutions, — j'entends celles qui sont l'œuvre
d'une collectivité, — et à quels signes on les reconnaît donc. C'est
que la grandeur des événemens y déborde ou y dépasse, et en
tout sens, la médiocrité de ceux qui s'en croient ou qu'on en
croit les auteurs, mais qui n'en sont que les artisans. Tel est le
spectacle que nous offre l'histoire de la Révolution française.
La disproportion y est prodigieuse entre l'œuvre et les ouvriers,
Les plus fameux d'entre eux, — un Mirabeau, un Danton, un
Robespierre, Bonaparte lui-même, peut-être, — ne sont les
maîtres du mouvement qu'autant et dans la mesure où ils s'y
abandonnent. Ils sont « agis » plus souvent qu'ils n'agissent. Un
courant plus fort qu'eux les entraîne, les emporte, les roule, les
brise... et continue de couler. Et parce qu'ils s'en rendent compte
confusément, parce qu'ils se sentent les instrumens ou les
jouets d'une force majeure, parce qu'ils ont éprouvé qu'ils ne
sont rien sans elle, ou peu de chose, ils s'en font littéralement
une idole ou un Dieu : •
— Est Deiis in nobis, agitante calescimus illo —
que, littéralement aussi, ils adorent, et dont ils deviennent,
après en avoir été les prophètes, non seulement les apôtres,
mais encore et au besoin les martyrs. C'est ainsi que les mou-
vemens « collectifs » se transforment en mouvemens « reli-
gieux. »
Nous étonnerons-nous, après cela, que le même Tocqueville,
qui avait si bien discerné ce qu'il y a de « religieux » dans la
Révolution française, ait écrit » qu'à mesure que son œuvre
870 REVUE DES DEUX MONDES.
politique s'était consolidée, son œuvre irréligieuse, au con-
traire, s'était ruinée ? » C'est ce qu'il n'écrirait assurément plus
de nos jours! Ou du moins, il voudrait s'expliquer; et, au lieu de
dire que « l'objet fondamental et final de la Révolution n'a pas
été de détruire le pouvoir religieux, » il dirait que l'intention
dernière du mouvement a été de substituer, à l'ancienne religion,
la religion nouvelle qu'il était, avec ses dogmes, ses rites et ses
prêtres. L'équivoque, — et c'est pour cela que je crois y devoir
insister, — ne procède que de ce que, si Tocqueville, avec ses
contemporains, ne voyait pas précisément dans la religion « une
affaire individuelle, » il n'y voyait pas non plus une « affaire
sociale. » La religion n'était à ses yeux qu'une métaphysique
transcendantale, une règle de morale et un culte public. Elle
était une « philosophie; » elle n'était pas une « sociologie. » Il
savait l'importance des idées religieuses ; il ne savait pas à quelle
profondeur les sociétés humaines en sont comme imprégnées, et.
que ce sont ces idées dont on peut vraiment dire qu'on ne les
détruit qu'en les remplaçant. Et, il a bien vu que la Révolution
française était à sa manière une révolution religieuse, mais il ne
s'est pas rendu compte qu'une révolution religieuse ne peut pas
ne pas être une révolution sociale.
Je n'en donnerai que deux raisons, qui sont : la première,
qu'on ne fait pas à Thérésie sa part; et la seconde, que, ce qui
distingue les révolutions sociales ou religieuses des révolutions
politiques, c'est qu'elles ne sauraient réussir sans la complicité
des foules. On ne fait pas à l'hérésie sa part, en ce sens que,
comme le prouve bien l'histoire de la réforme du xvi* siècle, par
exemple, on n'attaque pas en un point l'édifice du dogme qu'il
n'en soit ébranlé tout entier, et dès que l'hérétique n'est plus
seul de son opinion, il faut, comme encore au xvi^ siècle, ou
comme autrefois, au temps de l'arianisme, que ce soit une moitié
de la catholicité qui se détache de l'autre. Des phénomènes ana-
logues se sont produits au sein de l'islamisme. Mais ce qui
semble encore presque plus certain, c'est qu'ils ne sauraient se
produire dans l'ombre, comme les révolutions politiques, dans
le secret d'un sérail ou dans les couloirs d'un palais, et, si j'ose
me servir de cette expression familière, il faut que la foule s'en
mêle. Une révolution sociale ou religieuse n'est l'œuvre ni d'un
homme, ni d'un parti, ni d'un jour.
C'est qu'il ne semble pas qu'elle puisse être, ou qu'elle ait
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 871
jamais été dans l'histoire l'œuvre d'un profond calcul ou d'un
dessein longuement prémédité. Les révolutions sociales ou reli-
gieuses ne savent même jamais exactement ce qu'elles veulent,
et, comme les forces de la nature, elles agissent dans une entière
inconscience de leurs propres résultats. Le principe de leur force
est dans l'incertitude ou dans le vague de leurs intentions. Il y a
toujours quelque chose de mystérieux dans leurs causes, et d'im-
prévu dans leurs effets. « Alexandre ne croyait pas travailler
pour ses capitaines... Quand les Césars flattaient les soldats, ils
n'avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs
et à l'Empire. » A plus forte raison les ouvriers de la Révolution
ou de la Réforme n'ont-ils su ni pour qui ni dans quel dessein
ils travaillaient. Mais ce qu'ils n'ont pas ignoré, c'est qu'à tout
prix, et au hasard de ce qu'il en pourrait advenir, ils voulaient
refaire la société dans laquelle ils vivaient, et ce que l'histoire
nous enseigne, c'est qu'en pareille occurrence, l'ivresse de leur
colère ou de leur enthousiasme a toujours porté avec elle quelque
chose de religieux.
« Quelque chose de religieux! » Si nous disons en effet
qu'une révolution religieuse ne peut pas ne pas être sociale,
nous ne disons pas qu'inversement une révolution sociale ne
puisse pas ne pas être une révolution religieuse, mais seulement
qu'elle affecte toujours un caractère plus ou moins religieux. Il
y a une religion de la Révolution, mais nous ne voulons pas
dire que la Révolution soit elle-même une religion. Nous disons
qu'en un certain sens, — et nous croyons l'avoir montré, —
toute religion est une « sociologie. » Nous ne disons pas que
toute « sociologie » soit une religion. Et encore bien moins
voulons-nous dire qu'au fond de toute religion il n'y ait rien
d'autre ni de plus qu'une « sociologie. » Si nous le disions, ce
ne serait plus « utiliser, » sauf à les « transformer » au besoin,
les données ou les conclusions du positivisme, ce serait les
accepter pleinement, nous y ranger sans plus, et nous-mêmes
nous déclarer « Comtistes. » C'est ce que nous ne faisons pas,
et je suis bien aise d'en avertir ceux qui veulent bien s'intéresser
à cette série d'études. L'identification absolue de la religion et
de la sociologie, l'équation parfaite qu'il établit entre ces deux
termes est la chimère d'Auguste Comte. C'est ainsi que Lamen-
nais, en son temps, a essayé, lui, d'identifier les deux termes de
« christianisme » et de « démocratie. » Nous n'allons pas aussi
872 REVUE DES DEUX MONDES.
loin que Lamennais et nous restons en deçà d'Auguste Comte.
Mais, de l'enseignement de Lamennais nous avons retenu qu'à
tout le moins n'y a-t-il aucune opposition de principes entre le
christianisme et la démocratie ; et, pareillement, nous retenons
de la philosophie d'Auguste Comte, qu'à la manière de ces va-
leurs qu'on appelle « fonctions » l'une de l'autre, la religion et
la sociologie se tiennent et varient ensemble d'une manière
constante. Il ne paraîtra donc pas surprenant que, toute religion
étant une sociologie, on ne connaisse guère de mouvemens
sociaux qui n'aient affecté le caractère religieux; — et c'est tout
ce que nous avons voulu dire.
Quelques théoriciens feraient volontiers un pas de plus.
« Quand la critique moderne parle de la Renaissance religieuse
qui serait en train de s'accomplir de nos jours — écrivait, il y a
quelques années, un jeune et ardent publiciste italien, M. Guil-
laume Ferrero, — on songe au Tolstoïsme, à l'armée du salut, à
la foule des sectes néo-chrétiennes qui pullulent en Europe
autant qu'en Amérique, et personne ne s'avise que la vraie forme,
et la forme vraiment moderne de la religion, est le socialisme
allemand. » [L'Èuropa Giovane, Milan, 1897, p. 90.] Pourquoi
le « socialisme allemand? » C'est le « socialisme » en général
qu'il faut dire, — en France aussi bien qu'en Allemagne, en
Italie comme en Angleterre, — le socialisme sans épithète, le
socialisme des foules : je veux dire le socialisme considéré, non
dans les programmes ou à travers l'éloquence des politiciens
qui s'en font une carrière et une voie d'accès aux jouissances
du pouvoir, mais dans les aspirations de ces masses populaires
qu'agitent, que soulèvent, et qu'entraînent ses prédications.
Moins Français, plus international et plus universel que notre
révolution, ce que le socialisme aspire à réaliser, c'est propre-
ment « le royaume des Cieux » sur la terre; c'est le rêve de
l'universelle fraternité dans l'universel amour. Assurément il
ne faut pas confondre, comme l'a fait Renan, ou affecter de
confondre, le socialisme avec le christianisme, et la prédication
de saint Paul avec celle de Ferdinand Lassalle. Le badinage est
d'un goût douteux, et nous mènerait un peu loin si nous com-
mettions l'imprudence de le prendre au sérieux. Ce n'est point
après la mort, ni dans une autre vie, dont celle-ci ne serait que
la voie douloureuse, mais sur terre, et demain, que le socialisme
promet à ses adeptes la réalisation du royaume des Cieux. Son
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE.
873
idéal n'exige de ceux qui s"y convertiraient qu'un « minimum »
d'abnégation ou de dévouement, et sa loi n'a rien de commun
avec celle de la souffrance pieusement subie, acceptée ou aimée.
Mais on ne se tromperait guère moins si Ton ne voyait d'autre
part en lui que le déchaînement des appétits grossiers ou de
l'avidité de jouir. Antithèse vivante, et ennemi né de l'indivi-
dualisme, c'est par sa lutte contre lui qu'il faut nous représenter
le socialisme. Et ce qu'il y a de certain, c'est que ses espérances
n'étant pas conçues comme immédiatement réalisables, mais
dans un avenir indéterminé, l'enthousiasme qu'elles inspirent à
ceux qui les partagent est lui tout seul une manière de religion.
C'est de cet enthousiasme que dérivent, — ainsi que d'une source
très pure on voit sortir quelquefois sortir un torrent bourbeux,
— ses colères mêlées de convoitise, de violence et de généro-
sité; ses haines auxquelles une certaine conception de la jus-
tice n'est pas tout à fait étrangère; ses revendications, dont
l'âpreté se tempère, s'adoucit, et s'achève parfois en rêveries
presque idylliques; son ardeur infatigable de propagande, de
prosélytisme et de conversion.
Mais où la ressemblance apparaît plus frappante encore, c'est
dans la mentalité qu'il suscite ou qu'il crée chez ses adeptes.
« Dans le socialisme comme dans le christianisme, dit à ce
propos M. G. Ferrero, le sentiment fondamental du disciple est
la foi... Rien ne justifie le socialiste de manquer de foi, ni
les considérations d'utilité pratique, ni même l'avantage de la
propagande immédiate, ni la peur des persécutions. Si les mou-
veraens religieux ne se distinguent en rien tant des autres mou-
vemens sociaux qu'en ce qu'ils ne sont pas actionnés par l'impul-
sion des intérêts matériels, du moins immédiats et tangibles, et
s'ils consistent essentiellement dans le culte passionné d'une
idée, le plus manifeste des mouvemens religieux du temps pré-
sent est celui de ce socialisme qui, dans l'attente de la rédemp-
tion finale, ne travaille uniquement qu'à la propagation de son
principe... » [LEiiropa giovane, p. 93, 94.] On ne saurait, à
notre avis, mieux dire ; et tout ce que nous ajouterons à cette
page du brillant publiciste italien, c'est encore une fois que, dans
les limites qu'il indique lui-même, nous ne connaissons pas de
« mouvemens sociaux « qui n'affectent nécessairement, dès qu'ils
durent et dès qu'ils s'étendent, quelques-uns des caractères qui
sont ceux des « mouvemens religieux. »
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Par tous les chemins, pour ainsi parler, et de quelque ma-
nière que nous posions la question, nous sommes donc ramenés
à notre point de départ, et notre conclusion ne le confirme pas
seulement, mais à vrai dire elle le rejoint. Toute religion est
une « sociologie. » Une religion peut être autr< chose, nous ne
saurions trop le répéter. Une religion peut être une « physique »
ou une « cosmologie, » une interprétation de la nature, l'expres-
sion des rapports que l'homme soutient ou croit soutenir avec
les puissances naturelles, amies ou ennemies, dont il est comme
enveloppé; et ce sont alors les religions helléniques. Une reli-
gion peut être, comme la religion des anciens Romains, une
« discipline » ou une politique, je veux dire une sanction d'en
haut, qui garantisse à ses parti cipans la durée du contrat de
puissance et de gloire qu'ils ont passé avec leurs dieux. Ou bien
encore, et comme le bouddhisme, une religion peut être un
moyen de salut, « la voie de l'affranchissement, » une manière
de se libérer, en en détruisant le principe en soi, des maux
donnés comme inséparables de l'humaine condition. Mais, expli-
cation du monde, discipline pratique, ou préparation au Nirvana,
ce que toute religion est toujours, et ne peut pas ne pas être,
c'est une sociologie. J'ai tâché de le montrer dans l'histoire.
J'ai tâché de faire voir en second lieu que l'individualisme,
« obstacle et négation de toute société » — ce sont les expres-
sions du sage Vinet, — n'était qu'un autre nom de ce que les
théologiens de toutes les religions ont appelé du nom d'hérésie,
et qu'ainsi tout ce qu'il gagnait de terrain, c'était la religion,
mais aussi la sociologie qui le perdait du même coup. Et j'ai
tâché de montrer enfin que, tout mouvement social ayant
quelques traits d'un mouvement religieux, c'était encore une
preuve de la « nécessité » des liens qui joignent l'une à l'autre
la religion et la sociologie. On en trouvera d'autres preuves, et
admirablement développées, dans les premiers chapitres du
livre de M. Benjamin Kidd sur V Évolution sociale. Mais elles
ne rentraient pas dans le plan de mon sujet ni du sujet plus
général dont cette étude n'est qu'un fragment, et, à la vérité, je
n'ai pas cru devoir m'astreindre à ne rien dire que n'eût dit avant
moi, ou indiqué, Auguste Comte, mais je ne me suis proposé
cependant que d'utiliser les données du positivisme, et, en les
prolongeant dans leur propre direction, je n'ai voulu qu'établir
la solidité du principe par la vérité de ses conséquences.
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 87S
Faut-il maintenant essayer de dire l'insuffisance du principe ?
On le pourrait, si l'on le voulait, et il suffirait pour cela de
développer le contenu d'une simple observation. Il ne résulte
pas en effet, de ce que toutes les religions sont des sociologies,
que la valeur propre ou intrinsèque s'en mesure à l'efficacité
de leur action sociale, et on ne doit pas admettre aisément que
l'efficacité de cette action sociale puisse être le juge naturel et
souverain de leur vérité. Elle ne le serait que s'il était préala-
blement démontré que les religions sont d'institution purement
humaine, et c'est une question que nous n'avons pas seulement
abordée. Mais plutôt que de la discuter, ce qui ne servirait guère
aujourd'hui qu'à brouiller les idées, nous aimons mieux nous en
tenir à ce qui nous paraît acquis, et, en terminant, c'est ce que
nous voudrions préciser.
Quand donc les religions ne seraient rien de plus, elles
seraient encore les meilleures des « sociologies, » voilà ce qu'Au-
guste Comte a solidement établi, par son enseignement comme
par son exemple, et voilà d'abord qui est capital. Que cherche-
t-on de tous côtés? et quand ils sont sincères, quelle est aujourd'hui
l'ambition de ceux qui se posent en adversaires de toute religion?
C'est de trouver en dehors, — je ne dis pas de toute « révéla-
tion, » mais de toute idée religieuse, — un principe de conduite
qui puisse être proposé comme obligatoire. Auguste Comte a
montré qu'ils ne le trouveraient pas. Ils ne le trouveront ni dans
les conséquences naturelles des actes humains ; ni dans ce respect
de soi-même qui n'est de son vrai nom que l'idolâtrie supersti-
tieuse du Moi, la philosophie de Marc-Aurèle ou la déclaration
des droits du « Surhomme; » ni dans cette solidarité, qui n'est
que l'expression de la pure nécessité, quand elle n'est pas con-
sentie, et qu'on ne peut consentir qu'au nom d'un principe qui
lui soit supérieur. « Est-ce que l'un de nous, a-t-on dit justement,
se priverait d'un seul seau de charbon pour que nos bassins
houillers durent une génération de plus? » Et l'argument, ai-je
besoin de le faire observer, suffit en même temps à ruiner dans
son principe la « religion de l'humanité. » Mais, encore une fois,
je ne discute pas aujourd'hui la religion de l'humanité, ni gé-
néralement les principes d'Aug-uste Comte, et je n'en retiens que
876 REVUE DES DEUX MONDES.
la conclusion. Point de sociologie sans une religion qui la
fonde en nature, qui la sanctionne en fait, et qui la couronne en
raison.
Il ne m'est pas non plus indifférent, et il ne saurait l'être à
personne, que cette conclusion soit d'Auguste Comte. « Je puis
maintenant espérer, écrivait-il en 18S5, que les âmes vraiment
religieuses, disposées à la synthèse par la sympathie, sauront
bientôt surmonter les discordances dogmatiques pour encourager
le seul effort de notre siècle envers la religion universelle. Dès
mon début, le célèbre écrivain qui défendait alors le catholi-
cisme, — c'est Lamennais, je pense, — témoigna dignement cette
affinité, qui ne cessa que lorsqu'il devint un déplorable auxi-
liaire des doctrines anarchistes. Le développement de ma car-
rière a fait spontanément surgir, au sein du protestantisme,
d'équivalentes manifestations... En même temps, j'ai directement
constaté mon active sympathie envers les cultes utiles et sin-
cères, d'après un engagement solennel d'alimenter , le budget
catholique, quand il sera seulement fondé sur de libres souscrip-
tions. Ainsi, de tous côtés, ont déjà surgi les germes essentiels
de la grande alliance que les principaux besoins du xix® siècle
doivent bientôt développer entre les âmes religieuses contre les
instincts irréligieux. » (F/® Circulaire^ dans Robinet, V Œuvre et
la Vie d'Auguste Comte, p. S15.) Non, il ne saurait être indiffé-
rent à personne que ces lignes soient du fondateur du Positi-
visme; qu'elles forment à ses propres yeux la conclusion d'une
philosophie essentiellement « scientifique ; » et que, de son aveu
même, cette philosophie soit inséparable de cette conclusion. Le
lien qui unit la religion à la sociologie ne nous était donné tout
à l'heure que comme logique, et l'idée que nous nous en for-
mions était encore toute « subjective : » la voici qui « s'objec-
tive » maintenant, et le lien n'est pas seulement logique, mais
réel, — et je serais tenté de dire « expérimental, » puisqu'il est
historique.
Et quelle est enfin la nature de ce lien? Il est « moral » au-
tant que « social, » ou, pour mieux dire encore, il n'est « social »
qu'autant qu'il est « moral. » « La plupart des positivistes qui
se qualifient à' Intellectuels , écrivait Auguste Comte en 1855, n'as-
pirent qu'à perpétuer la situation révolutionnaire ; » et, pour ne
rien dire de cette expression dH Intellectuels qu'il est curieux de
trouver sous sa plume, il indique là, très nettement, avec la vraie
LA RELIGION COMME SOCIOLOGIE. 877
cause de la défection des Littré et des Robin, le point essentiel
qu'il n'a, pour sa part, jamais abandonné. Ce sont en tout les
exigences morales qui doivent passer les premières, parce qu'elles
sont en effet les premières qui puissent assurer la durée de l'or-
ganisation sociale. « Le perfectionnement ne saurait consister
uniquement à dissoudre l'ancienne discipline, » a-t-il encore dit
avec une force et une concision qui ne lui sont pas habituelles ;
et ailleurs : « Pendant les cinq siècles de l'anarchie occidentale,
le désordre de l'esprit a de plus en plus affecté le cœur. C'est
d'après celui-ci qu'il faut définir la maladie révolutionnaire, con-
sistant en une surexcitation continue de l'orgueil et de la vanité,
par suite d'une tendance, éminemment contagieuse, vers l'infail-
libilité personnelle. Ainsi se trouve compromis le principal ré-
sultat de l'ensemble du régime théologique : le développement
de la vénération, seule base de la discipline et garantie néces-
saire des autres instincts sympathiques. » [VI^ Circulaire,
Robinet, p. 513.] C'est encore une déclaration dont on ne mé-
connaîtra pas l'intérêt; — et sur laquelle je n'insisterai pas
aujourd'hui, sauf à la développer dans une dernière étude. Si
toutes les « religions » sont des « sociologies, » et si les « socio-
logies » conditionnent toutes une « morale » et sont à leur tour
conditionnées par elle, c'est ce qu'il me reste à examiner. Je le
ferai prochainement, en essayant d^expliquer, pour cela, ce que
l'on veut dire quand on dit que « les questions sociales sont des
questions morales, » et « les questions morales des questions
religieuses. »
Ferdiinand Brunetière,
EN RUSSIE
INDUSTRIES DE VILLAGE
Pendant mon séjour à Pétersbourg, quelqu'un me montra
mystérieusement une certaine caricature du Tsar qui ne l'aura
nullement offensé si jamais elle est tombée sous ses yeux, car elle
n'exprime rien de plus que les difficultés indiscutables de la si-
tuation. Nicolas II est représenté pliant sous le faix d'une pyra-
mide humaine; il porte sur ses épaules le bon géant Tolstoï,
qui, lui-même, sert de piédestal à un tout petit personnage très
vivant, très remuant, malgré sa taille exiguë et qui certes gran-
dira, qui déjà, quoiqu'il ne fasse que de naître, paraît passa-
blement incommode. C'est le prolétariat des villes. Le pope
cramponné à l'une des jambes du tsar, le soldat qui embrasse son
autre jambe et l'étudiant qui se pousse entre les deux achèvent
d'expliquer la légende que ne manquerait pas de ratifier l'em-
pereur : « Quel lourd métier ! »
Mais on voudrait savoir ce que dit de son côté Tolstoï dont
le socialisme évangélique a peu d'analogie avec celui des Mar-
xistes résolus à n'appuyer le leur que sur des principes purement
économiques. Lui aussi doit être mal à l'aise, ne reconnaissant
plus, dans le peuple qui surgit, ses chers paysans, humblement,
chrétiennement résignés. Ils commencent à se transformer en
ouvriers des villes, aussi peu disposés que partout ailleurs à
tendre la joue gauche quand ils ont été souffletés sur la joue
droite. Un événement considérable à l'égal de celui qui jadis
changea un empire presque asiatique en grande puissance occi-
dentale s'est récemment produit. L'immense pays agricole est en
EN RUSSIE. 879
train de devenir un immense pays industriel ; la Russie se couvre
d'usines; au midi l'exploitation des mines attire de loin une mul-
titude d'ouvriers dont le contact fait faire au peuple des villages
voisins plus de chemin qu'il n'en avait franchi depuis des
siècles; le travail d'hiver des fabriques est remplacé sur beaucoup
de points par un travail permanent à mesure que les grandes
manufactures, favorisées dans leur expansion par un tarif pro-
tecteur, supplantent les petites et ne donnent plus aux hommes
qu'elles emploient le loisir d'aller cultiver leurs champs une
partie de l'année. Le prolétariat dont le parti de la réaction s'est
servi si longtemps comme d'un épouvantail, apparemment chi-
mérique, commence tout de bon à poindre, mieux encore à se
développer, à s'organiser. D'autres plus compétens que moi par-
leront des périls dont l'avènement de cette nouvelle force sociale
menace la Russie. Je voudrais indiquer ici à travers le pêle-mêle
de mes impressions personnelles, pourquoi elle a tant tardé à
naître, quel état de choses a précédé son éclosion, montrer enfin
comment les paysans russes, ayant toujours été depuis des siècles
des artisans, seront prêts, le moment venu, à répondre aux exi-
gences nouvelles de l'industrie.
Dans une précédente étude (1) nous avons noté les ressem-
blances qui existent entre Américains et Russes, encore que les
premiers soient par excellence des organisateurs et que les autres
représentent en général tout le contraire de l'ordre. L'une des
tendances que les deux peuples ont le plus évidemment en com-
mun, c'est l'instinct nomade. Pionniers américains et paysans
russes se portent avec le même entrain vers les terres neuves
à défricher sans se laisser arrêter par les liens de l'habitude qui
ailleurs attachent si étroitement l'individu au coin de terre
natal. C'est cet élan de migration qui a colonisé la steppe; c'est
lui qui annuellement emporte hors de chez eux les campagnards
de la Grande-Russie. Dès le premier pas que je fis dans la Petite,
j'en eus la preuve sur le parcours de la ligne du chemin de fer
ouvert de Kiev à Poltava. Tous les travaux de cette voie du
midi étaient faits par des Russes du Nord. On les reconnaît à la
chapka qui les coiffe, à la chemise de couleur vive retombant
par-dessus les chausses prises dans de hautes bottes, à une sta-
(1) Femmes russes, Revue du 15 octobre 1902.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
ture plus généralement robuste que celle des Petits-Russiens,
à leurs yeux bleus, à leur teint coloré, à leur large visage
qu'encadre d'ordinaire une barbe blonde; d'ailleurs il suffirait
de voir les deux voisins à l'ouvrage pour les distinguer l'un de
l'autre. Ce ne peuvent être que des équipes de Grands-Russes
qui s'escriment ainsi de la pioche et de la pelle vigoureusement,
tous à la fois, en mesure. On dirait une forte machine aux cent
bras et, pour soutenir cette énergique activité, un morceau de
pain noir, une gorgée de vodka suffisent ; moyennant un salaire
minime, le Grand-Russe travaille consciencieusement, infatiga-
blement. Le Petit-Russien se garderait de prendre tant de peine
et n'affecte pas la même sobriété. Quelquefois il émigré, mais
non pas pour chercher au loin un travail temporaire comme
fait le Russe du Nord qui, restât-il vingt ans éloigné des siens,
leur enverrait, sans y manquer, tout ce qu'il gagne, en ne se ré-
servant que le strict nécessaire. Le Petit-Russien, presque exclu-
sivement cultivateur, moins pauvre, moins industrieux, est tout
à la charrue et au bétail. Peut-être, si ses terres prennent de la
valeur, les vendra-t-il pour aller une bonne fois avec toute sa
famille en exploiter d'autres, là où elles sont encore à bas prix,
au bord du fleuve Amour, en Sibérie, du côté d'Orenbourg, aux
portes de l'Asie. Les différences, si frappantes au physique, s'af-
firment entre gens de la Grande et Petite-Russie dans les mœurs,
le gîte, le caractère. Chez les premiers les isbas de bois, souvent
misérables, donnent aux villages un air provisoire et dépenaillé,
— rappelant par parenthèse les défrichemens et le log house
d'Amérique, — ce qui n'empêche pas les habitans de ces cabanes
d'être propres à leur façon, puisque chaque samedi, ils vont
s'entre-frotter à l'étuve du village. Chez les seconds, nous avons
vu qu'il n'y avait de lavées que les chaumières éblouissantes
de blancheur.
Enfin le Grand-Russe est communiste né; Vobtchina, qui
met la propriété en commun, n'existe que chez lui et chacune
des familles, représentée au mir par son chef, vit étroitement
groupée sous le même toit, plusieurs générations ensemble. Les
hommes jeunes et valides s'en vont travailler l'hiver dans les
villes au profit de toute la famille. Ils deviennent charpentiers,
maçons, etc., membres des artèles ou coopératives. Leur gain
s'accumule entre les mains du père. Celui-ci est resté dans la
ferme avec sa femme, ses belles-filles et ses petits-enfans qui
EN RUSSIE. 881
l'aident à cultiver. Chaque famille paysanne est donc une asso-
ciation ouvrière, possédant tout en commun et dont le chef
naturel est aussi l'administrateur. Le bétail, les instrumens ara-
toires, tout ce que renferme la maison, argent compris, appar-
tient à la famille en bloc. Il semblerait au premier aspect que ce
régime fût un premier pas vers le socialisme ; cependant les so-
cialistes modernes n'en veulent pas ; ils y voient un dernier vestige,
au contraire, des mœurs primitives, à supprimer avec le reste.
Malgré les grands avantages qu'offre la vie en commun ainsi
comprise, moins de dépense d'abord et aussi le genre de vertu
physique et morale que laissent à l'artisan des villes de vigou-
reuses racines plantées à la campagne où il revient toujours, où
ses enfans sont élevés, où, s'exilât-il des années de suite, il a
encore son foyer, les inconvéniens sont assez graves : mauvaise
intelligence éventuelle entre les différens membres de la nom-
breuse famille, tyrannie du chef avec les abus qui en découlent.
Il arrive par exemple que ce patriarche, resté maître absolu d'une
armée de brus sans maris, mette Tune d'elles dans une situation
que le roman russe a maintes fois exploitée. Ce n'est pas un vieil-
lard; s'étant marié de bonne heure, il peut avoir de quarante à
quarante-cinq ans, et tout lui obéit. Quelquefois, au retour, le
mari offensé se fâche, brutalise sa femme; il est même allé jus-
qu'à tuer son père; mais la résignation est plus fréquente. Tou-
jours cette même absence de fermes principes, de ce que les
Anglo-Saxons appellent le backbone, l'épine dorsale au figuré;
toujours le doux fatalisme d'un peuple enfant sous beaucoup de
rapports. Et tout cela en somme a des excuses : la promiscuité
des longs hivers, la crainte, l'habitude du despotisme, les an-
tiques souvenirs de la polygamie pesant inconsciemment sur ces
âmes à peine éveillées. Leur christianisme est demeuré païen
malgré la noyade dans le Dnieper, par le grand saint Wladimir,
des idoles qui représentaient le panthéisme slave, et la religion
pour eux ne différant guère au fond de ce qu'elle pouvait être
chez les adorateurs de Peroun, n'a rien ou presque rien à faire
avec la morale.
Le Petit-Russien, beaucoup plus individualiste que le Grand-
Russe,, j'ai eu déjà l'occasion de le dire, revendique son chez soi.
Dans une famille, s'il y a deux femmes, la belle-mère et la bru,
chacune d'elles aura sa cruche, ses ustensiles de cuisine; elles se
disputeront ces objets très aigrement. Le tien et le mien sont net-
TOMS xui, — 1903. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
tement établis ; la gramada, l'assemblée, qui au midi remplace
le mir, n'implique pas que les terres soient propriété obtchi-
nienne, c'est-à-dire commune à tous. La gramada comme le mir
est une institution représentative du village où l'Ancien, le Sta-
roste, occupe à peu près la même place que le père dans la famille.
L'autorité de l'un est limitée par les voix des adultes de son entou-
rage, comme le pouvoir de l'autre peut l'être par celles des chefs
de famille du village tout entier, mais l'obtchina ne s'allie pas à
la gramada comme elle le fait au mir en Grande-Russie. Cepen-
dant tel est l'instinct et le besoin de l'association chez ce peuple
tout entier, qu'au sud, au nord, partout, les artèles s'imposent.
Qu'est-ce que les artèles? — Je renverrai ceux qui me posent
cette question au livre excellent et si documenté de M. Paul
Apostol (4) ; ils y trouveront résumé, sous une forme claire et in-
téressante, tout ce qui concerne la question des coopératives à
base communiste ancienne. L'auteur les distingue absolument
de celles que la Russie a empruntées depuis une trentaine d'an-
nées au reste de l'Europe, groupement conscient de forces indi-
viduelles, tout opposé par l'esprit qui l'inspire à la simple exten-
sion de la communauté domestique, que furent les premières
artèles. Personne n'a su mieux que lui tirer de ce contraste les
conclusions qui permettent de juger du passé, du présent et de
l'avenir agricole ou industriel de la Russie, et je suis redevable
en grande partie à ses recherches du peu que je sais.
Dans le sens primitif, on nomme artèle toute organisation
pour un travail en commun: artèle, dérivé du turc orta, signi-
fiant association. Le mot n'existe dans la langue russe que depuis
le XVII* siècle, mais de tout temps la chose subsista de fait. On
l'appelait alors wataga. Les anciennes chroniques décrivent des
watagas d'oiseleurs, caria chasse au faucon fut toujours le plaisir
favori des tsars et des boyards. Dès les temps les plus reculés,
des watagas de chasseurs et de pêcheurs faisaient la guerre aux
morses, aux loutres, aux phoques, au saumon, aux oiseaux aqua-
tiques; elles exploraient la Mer-Blanche, les grands fleuves, les
marais de la steppe, elles poussaient jusqu'à l'Océan glacial. On
(1) L'artèle et la coopérative en Russie, par Paul Apostol, 1899, traduit par
M. Castelot, avec préface de M. A. Raffalovich, 1 vol., Guillaumin, Paris. Ceux qui
comprennent le russe peuvent lire aussi le livre, ancien déjà, du professeur
Issaiev et l'ouvrage, qui vient de paraître, de M. Proiiopovitch.
EN RUSSIE.
883
sait que le tribut payé aux Mongols l'était souvent en fourrures ;
les forêts russes sont riches en martres, en cerfs, en sangliers,
sans compter les lièvres par milliers, et, aujourd'hui comme
autrefois, les artèles russes trafiquent de tout cela. Ce sont les
watagas du passé devenues indépendantes ; l'outillage que leur
procuraient les princes, les nobles ou les monastères, un entre-
preneur le leur fait payer cher. Comme autrefois, les rivages de
la Mer-Noire et de la mer d'Azov sont exploités par des bandes
organisées de Cosaques. Les quarante-six tribus nomades de Bou-
riates en Sibérie se partagent le gibier en vertu des principes
communistes dont les antiques associations de chasse leur ont
légué l'exemple. Sous leurs yourtes en peau de bêtes, ils mènent
la même vie, et on en pourrait dire autant des chasseurs actuels
de rennes au nord, de renards au sud, — de l'artèle des haleurs
restée si primitive sur le Volga, où les Bourlaks tirent de
l'épaule, en chantant, des bateaux lourdement chargés, — des
artèles de bûcherons (1), de débardeurs, de routiers, etc.
Dès le XI® siècle, un des princes régnans qui voulait bâtir une
église, fait appeler l'ancien des charpentiers; l'artèle des sauniers
remonte au temps où les Finnois enseignèrent aux Russes la
fabrication du sel ; même les artèles de crédit, — le crédit
jouant à toute époque un si grand rôle dans la vie du paysan
russe, — existaient déjà en 1531. Qu'il s'agisse de l'exploita-
tion d'une industrie, d'une émigration, d'une bâtisse, d'une en-
treprise quelconque, les Russes s'organisent toujours en artèles.
Celles-ci sont devenues, avec le temps, des coopératives de pro-
duction qu'administre un conseil élu parmi les sociétaires. Les
grands propriétaires louent des artèles pour la moisson, le fau-
chage des foins, le battage du blé, la construction d'une grange,
la coupe des arbres. La vie du village russe étant régie par le
principe communiste, toutes les entreprises des paysans se font
en commun. La Pomotch (secours), association très répandue
dans la Russie du Sud, n'est autre que le travail successif chez
les propriétaires paysans des autres paysans formant une artèle.
Ils ne sont jamais payés en espèce, mais en nature.
Chaque artèle cosaque a son ataman (nous traduirions het-
man ce titre militaire) qui dirige les travaux.
Les ouvriers demeurent ensemble, se nourrissent et tra-
(1) Lire le roman de Pétchersky : Dans la forêt.
8^i REVUE DES DEUX JIONDES.
Vaillent ensemble, puis, leur tâche accomplie, sq partagent les
profits. C'est toujours le même esprit qui produisit les premières
watagas indépendantes. L'œuvre énorme de la colonisation de
l'Europe orientale avait exigé le groupement des forces. Il con-
tinue pour teair tête à d'autres difficultés : poids excessif des
impôts, rigueur du service militaire, et misère, qui augmente
toujours à mesure que s'accroît la population sur les terres in-
suffisantes accordées jadis au serf émancipé.
Vivre de leur produit est à peine possible sur les riches
terres noires de la Petite-Russie; mais, si l'on pousse vers le
nord, le seul aspect des champs, entrevus du chemin de fer,
vous fait constater que la culture très élémentaire, telle qu'elle
est pratiquée, faute de grands capitaux, ne peut fournir à ceux
qui l'exercent des moyens d'existence. Une fois l'ancienne ligne
des steppes passée, dans le gouvernement d'Orel, les terres enca-
drées de forêts où domine le bouleau n'offrent rien de compa-
••able à la fertilité de l'Ukraine. De plus en plus, en avançant,
on comprend que le climat impitoyable limite à peu de mois la
durée des travaux en plein air et que l'activité humaine doit
chercher un autre courant. De là l'émigration des laboureurs
>^ers les centres industriels. La Russie est le seul pays du monde
où l'on rencontre dans les villes autant de paysans que de cita-
dins. Il est vrai que toutes les villes, sauf Pétersbourg, partici-
pent du village. Situées généralement à distance assez grande
des stations, — car la main de l'autocrate qui traça la plus longue
des lignes de chemin de fer, la fit absolument droite, d'un geste
impérieux, en s'aidant d'une règle et sans aucun souci des loca-
lités desservies, — elles sont disséminées sur d'énormes dis-
kmces. La cabane primitive y apparaît parmi des constructions
ambitieuses. Une multitude rurale fréquente leurs bazars et les
produits qu'elle y vend ne sont pas seulement, nous le verrons
bientôt, ce que les fermiers de chez nous portent d'ordinaire au
marché. Nombre de ces paysans-là hiverneront en ville et y
exerceront un métier.
A Moscou, tous les cochers de fiacre , par exemple , sont
accourus de la campagne, en houppelande fourrée de peau de
mouton; ils font siffler un fouet rustique dont le manche fut
cueilli dans leur bois natal, et conduisent à fond de train par les
rues de petits drojkis où il y a difficilement place pour deux.
Ils nont pas de tarif; la voiture, le cheval leur appartiennent.
EN RUSSIE. 885
Le voyageur fait son prix; on marchande, on discute, on crie;
d'autres drojkis se précipitent; le plus ou moins de concurrence
décide du salaire, généralement modique, bien que les premières
prétentions aient été hautes. Et vous voilà emporté au pas égal
et allongé d'un excellent cheval qui mériterait de traîner un
meilleur véhicule ; vous filez comme le vent au milieu du tumulte
des rues où aucun accident n'arrive, car le paysan russe naît
bon cocher comme il naît beau danseur. A travers l'encombre-
ment des marchés, par les montées rapides, les descentes en
abîme, les chemins défoncés des faubourgs, le drojki vole, son
conducteur n'oubliant jamais néanmoins de se signer devant
chacune des 440 églises qui restent à Moscou sur les 1600
qu'elle possédait du temps de Napoléon. De même il se décou-
vrira dévotement, quelque temps qu'il fasse, pour passer sous
les longues voûtes de la porte Spaskiia, où brûle nuit et jour
une lampe devant le Sauveur. Il faut dire qu'aucun homme,
fût-il juif, n'a encore manqué à l'ordre absolu donné par le tsar
Alexis Mikhaïlowitch qui apporta limage vénérée de Smolensk.
C'est aussi à Moscou, la ville la plus commerçante de toute
la Russie, qu'on peut le mieux se rendre compte de la situation
des paysans ouvriers. Ils affluent par milliers dans les fabriques.
Le gouvernement de Moscou est le seul dont les paysans
n'émigrent pas, tant les métiers y sont prospères. Mais de toutes
les autres provinces les hommes partent au nombre, me dit-on,
de plus d'une million et demi. Tout en restant liés par d'indes-
tructibles chaînes à la commune rurale, ils envahissent au loin
les usines. Longtemps ces pauvres gens eurent le travail de
fabrique en horreur et ne s'y laissaient contraindre que par la
dure nécessité, ce qui se conçoit d'après les nombreux rapports
antérieurs à 1900, exposant la situation lamentable de l'ou-
vrier. Il faut voir, par exemple, le portrait que le professeur
Roussakoff, après une visite dans les ateliers du gouvernement de
Moscou, trace des ouvrières de tout âge à partir de quatorze ans.
Malheureuses créatures qui n'ont jamais eu d'enfance ni de jeu-
nesse, paquet informe de haillons mal attachés sur une épou-
vantable maigreur, rides précoces labourant des visages qui
expriment l'épuisement. Courbées sur leur métier, elles tra-
vaillent dix-huit heures sur vingt-quatre, recevant pour cela
vingt-cinq roubles par an! Et le salaire de l'ouvrier mâle,
quoiqu'un peu supérieur, suffit tout juste à l'empêcher de mou-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
rir de faim. Il ne monte pas au tiers des salaires peu élevés
pourtant qu'on accorde en Angleterre dans les mêmes conditions.
Ouvriers et ouvrières sont parqués comme des animaux dans
d'affreuses baraques en planches dépendantes de la fabrique. De
chaque côté d'un long corridor obscur s'ouvrent les chambres
petites et grandes où le nombre des habitans n'est pas déterminé,
soit qu'une famille s'entasse dans une des petites chambres, soit
que les individus isolés logent en dortoir (1). L'air manque, les
deux sexes sont réunis pêle-mêle, les petits enfans se traînant
pâles et chétifs sur le sol couvert d'immondices.
Détail caractéristique : pour certaines industries plus mal
payées que les autres, le staroste, qui traite avec le fabricant au
nom de l'artèle, promet dans le contrat de s'abstenir d'aller en
ville demander l'aumône! Jusqu'en d882, il n'y avait pas de
règle pour les heures de travail, le patron exigeait parfois quinze
et dix-sept heures, sans considération de l'âge. A partir de cette
date, l'attention du gouvernement ayant été attirée sur un scan-
daleux état de choses, quelques réformes importantes se produi-
sirent. Des inspecteurs entrèrent en fonctions; les heures de tra-
vail des femmes et des enfans furent limitées et le travail de
nuit défendu ensuite à toute cette catégorie d'ouvriers.
La maison de convalescence fondée à côté du grand hôpital
Catherine est une institution à leur usage. Les enfans des deux
sexes y sont admis.
En 1899, une loi borna pour les adultes la durée quotidienne
du travail à onze heures et demie. Le développement de l'in-
dustrie et les premières améliorations apportées au sort de la
classe ouvrière remontent à 1861, l'ère de l'émancipation. Dans
cette période relativement courte de quarante années, il y a eu
certainement des progrès, mais ces progrès semblent de nature
à léser des intérêts nombreux, comme il arrive pour toutes les
révolutions, même iuévitables et salutaires. Leur premier résultat
sera d'imposer la division du travail. En effet, dans les grandes
manufactures nouvellement fondées sur le plan occidental, il
devient de plus en plus difficile de compter avec la saison des
récoltes et avec les cent vingt-sept jours fériés que célèbre scru-
puleusement dans l'année tout bon moujik. C'est un adieu au
village qui s'ensuivra ; la ville retiendra les anciens travailleurs
(1) Très intéressant rapport de M"' Zénéid'» Serghievna d'ivanoff au Congrès
nternational des femmes en 1899.
EN RUSSIE. 887
des champs une fois pour toutes, ils ne pourront plus faire deux
parts de leur vie; les forces du prolétariat proprement dit gran-
diront d'autant, l'agriculture sera de plus en plus abandonnée.
Pour conjurer ce péril, le gouvernement, et aussi beaucoup de
bienfaiteurs, s'efforcent de diminuer autant que possible l'enrô-
lement des paysans dans les fabriques, par une faveur croissante
accordée aux industries de village. Celles-ci sont multiples. Il
ne faudrait pas croire que tous les paysans russes qui exercent
un métier s'en aillent au loin. Il y a six fois plus de travailleurs
domestiques que d'ouvriers d'usine, et le nombre de ces derniers
atteint un million et demi (1). Aussitôt que s'étend, sur l'immense
Russie, l'épais manteau de neige annuel, les cultivateurs d'été se
livrent dans leurs isbas, calfeutrées avec soin, à une étonnante
variété d'industries hivernales. Où les ont-ils apprises? Plusieurs
d'entre elles viennent des ancêtres; aux siècles les plus reculés,
les slaves russes connurent l'art de la poterie, des verroteries
qui se retrouvent encore dans les colliers des femmes; ils sa-
vaient forger en outre des glaives renommés jusque chez les
Arabes, différens objets de métal. Puis chaque association devait
fabriquer tout ce dont elle avait besoin. La tradition du passé
se retrouve dans certains dessins, certaines teintures, certains
procédés de tissage; des symboles ayant un caractère autochtone
ont été relevés jusque dans les broderies.
Par la suite aussi, les seigneurs développèrent chez leurs
serfs l'adresse des doigts en leur faisant apprendre tel ou tel
métier. Beaucoup de maîtres agissaient de même en Amérique
à l'égard des esclaves pour leur donner plus de valeur. Des deux
côtés, l'esclavage se trouva donc être une initiation à l'industrie.
Et à ce propos je mentionnerai la très intéressante lettre d'une
dame russe qui, après la publication dans la Revue d'une étude
sur Booker Washington (2), me pria de la mettre en rapport avec
e promoteur nègre des études industrielles : « Je voudrais lui
dire, m'écrivait-elle, combien me frappent les traits de ressem-
blance entre son peuple et le mien; l'esclavage sans doute en est
la cause; je voudrais lui faire remarquer que l'apparition des
mêmes idées et de la même manière de traiter les mêmes ques-
tions aux deux extrémités du globe est la preuve incontestable
de la conformité de ces idées, de leur justesse, et le garant de
(1) Dans la Russie d'Europe, sans compter la Pologne et la Finlande.
(2) Autobiographie d'un nègre, par Th. Bentzon, 1" octobre 1901.
888 REVUE DES DEUX MONDES,
leur réalisation future. Les idées sont comme des épidémies; elles
gagnent le monde insensiblement et apparaissent tout d'un coup,
sans indices, sans annonces quelconques, dans des lieux diffé-
rens; elles donnent à penser que c'est la marche historique des
choses qui les fait naître et qui nous amène à croire en elles. »
N'est-il pas curieux de voir une propriétaire russe envier
pour son pays l'Institut nègre de Tuskegee (Alabama) et une
correspondance s'établir sur des questions de pédagogie très spé-
ciale entre deux personnes dont la race et l'origine n'ont rien de
commun? Peut-être, si les moujiks savaient lire, n'en seraient-ils
pas très flattés.
Au risque de tomber dans l'aridité des statistiques, il me faut
indiquer le plus sommairement possible la nature de quelques
industries de village et leur produit approximatif (1). Dans
d'autres pays, notamment en Hongrie, en Suède, en Irlande, ces
industries existent encouragées par l'Etat et par des sociétés d'art
national, mais nulle part le travail à domicile n'a autant d'impor-
tance qu'en Russie. On le constatera en parcourant ce qui suit.
Les industries des paysans s'exercent surtout dans six gou-
vernemens, ceux de Moscou, de Wladimir, de Tver, de Kos-
troma, de Nijni-Novgorod, de laroslav, et peuvent être divisées
en cinq groupes principaux : le bois, les métaux, les autres mi-
néraux, le cuir, les filatures.
L'une des plus considérables est certainement celle du bois;
les paysans presque partout fabriquent des charrettes, des véhi-
cules de toute sorte; d'un seul district sortent annuellement deux
mille traîneaux en genévrier.
Le gouvernement de Kalouga a la spécialité de la tonnellerie;
2200 ouvriers y travaillent dans 900 ateliers, dont chacun est
dirigé par un patron, paysan comme eux, et ils produisent,
chaque année, pour 272 000 roubles de marchandises. La fabri-
cation des meubles occupe, dans le gouvernement de Moscou,
87 villages. Des meubles de prix, vieux style russe, que nous
avons admirés à l'Exposition de 1900, en venaient. Placages
de noyer, ouvrages délicats en bambou, les doigts exercés
(1) Les chiffres sont tirés d'une description géographique complète de la Russie
publiée sous la direction de P. P. Sémionoff, vice-président de la Société russe de'
géographie, et du professeur V. G. Lamansky, président de la Section ethnogra-
phique de cette même Société.
EN RUSSIE. 889
des paysans abordent tout cela et s'en tirent à merveille. Le
district de Moscou et Nijni-Novgorod ne possède pas moins
de 2500 menuisiers ébénistes, livrant chaque année pour
460 000 roubles de produits. La tabletterie de Nijni-Novgorod
est renommée : on exporte des jouets et des objets de ménage
jusqu'à Khiva, dans le Ferghana, en Perse, de tous côtés, à
l'étranger, où ils sont vendus parfois comme japonais.
Au marché de Siméonofî figurent plus d'un demi-million de
cuillères de bois; dans toute la Russie les paysans en font
usage. On les expédie sur le Volga par bateau spécial. Le district
de Moscou compte 120 ateliers de jouets rapportant plus de
33 000 roubles. Le seul village de Saint-Serge produit, outre les
jouets, pour 28 000 roubles d'objets divers en bois, cuillères,
écuelles, salières, porte-allumettes, boîtes avec sujets nationaux
russes. Le district de Veresk envoie pour plus de 30 000 roubles,
dans la seule Ukraine, de ces bouliers destinés apparemment à
ceux qui ne savent pas écrire, mais dont on se sert partout dans
les magasins, dans les restaurans, pour compter avec une rapi-
dité extraordinaire.
L'art naïf du paysan crée une immense variété de bagatelles
en bois, souvent très fines, très ingénieuses. Lors de son voyage,
le président de la République, a honoré d'une attention parti-
culière et rapporté avec lui ces amusantes poupées creuses en
bois peint, de la Petite-Russie, qui rentrent l'une dans l'autre
comme des boîtes japonaises. Il y en a dix de différentes tailles
formant une espèce de mère Gigogne et commençant au nou-
veau-né, toutes coiffées du traditionnel mouchoir, vêtues du
casaquin et du tablier, l'une tenant un pain, l'autre une poule, la
troisième un panier, etc. Chacun des visages diffère de l'autre,
tout en restant curieusement fidèle au type du pays. Sous le patro-
nage d'une grande-duchesse, des myriades de jouets minuscules,
d'un réalisme qui n'exclut pas la gentillesse, ont voyagé jusqu'à
Paris 011 les amateurs se les sont disputés, lors de notre Exposi-
tion qui a été pour les petites industries russes un véritable
triomphe. Ces jouets étaient partis du gouvernement de Wla-
dimir d'où viennent aussi les tarantasses en osier exportées an-
nuellement au nombre de 6 ou 7000 à Pétersbourg. Le district de
Zwenigorod (gouvernement de Moscou) produit pour 42000 rou-
bles de vannerie, meubles en osier, corbeilles, etc.
Les nattes proviennent surtout de ce pays de forêts qu'est le
890 REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement de Kostroma. Dans deux districts seulement les
paysans y font 100 000 pouds (le poud équivaut à 40 livres) de
torchons de tille. Pendant quatre mois, mille hommes dans un
district voisin, 2200 dans un autre travaillent sans relâche à ce
produit textile d'une utilité journalière. De même le village de
Siméonofka fabrique pour 100 000 roubles de lapti, sandales de
tilleul que chaussent les paysans. A Nijni-Novgorod, plus de
300 hommes en font, pendant la mauvaise saison, chacun ses
400 paires. Le tissage de la toile à laroslav entraîne avec soi la
fabrication des peignes de fileuses, des quenouilles, des rouets
dans toutes les campagnes de ce gouvernement.
Le goudron tiré des arbres, notamment des bouleaux dans le
gouvernement de Tver, au poids de 300000 pouds représentant
200000 roubles, est exploité dans 976 petits chantiers par près
de 2000 paysans.
Mais surtout le gouvernement de Tver est le pays des bottes.
20000 hommes font sans relâche des bottes dans les villages.
On en cite un, Kimr, où 627 familles, soit 55 pour 100 des habi-
tans, ne s'occupent pas d'autre chose. Kimr est le grand centre de
la cordonnerie. Au marché qui s'y tient, plus de 15 000 bottiers
paysans, qui gagnent chacun par mois de dix à treize roubles,
envoient leur ouvrage, exporté ensuite dans les grandes villes.
Comme tous les autres ouvriers des campagnes, ils sont à la
merci des agens entremetteurs qui payent par exemple les bottes
blanches, réclamées en quantité par les paysans du Nord (1), de
30 à 40 copeks la paire (le copek vaut 2 centimes et demi). 11
faut reconnaître que les ateliers de paysans, qu'il y ait ou non un
patron, sont aussi mal organisés que possible, mais ce n'est ni
l'industrie, ni l'activité qui leur fait défaut. Dans le gouverne-
ment de Wladimir, 500 ouvriers produisent pour 80000 roubles
de bottes par an et il y a plus de 1 000 bottiers parmi les paysans
du gouvernement de Kostroma.
L'industrie du cuir est, on le sait, en Russie l'une des plus
florissantes. Elle prospère spécialement dans le gouvernement
de Moscou où se préparent toutes les différentes sortes de peaux,
jusqu'à la peau de gants. Ces peaux achetées en ville sont ensuite
dispersées dans les villages et fournies aux paysans qui rendent
les objets fabriqués. Moscou à elle seule en prend pour
(1) D'où le nom de Russie blanche.
EN RUSSIE. 891
300000 roubles; mais cela n'assure pas à l'ouvrier un salaire de
plus de 40 oopeks par jour. A ce prix, les paysans travaillent les
cuirs fameux entre tous de Nijni-Novgorod, 500 hommes, dans
trois districts, livrant pour 100000 roubles de marchandises.
A Tver 350 hommes, répartis dans 165 ateliers, qui ne sont
autres que l'isba du patron paysan, produisent de même pour
80000 roubles de cuir travaillé.
La préparation des fourrures est aussi jusqu'à un certain
point entre les mams des paysans. Ceux des gouvernemens de
Wladimir et de Nijni-Novgorod confectionnent des pelisses et des
bonnets de peau de mouton. A faire les chapeaux exportés en
quantité considérable de Nijni et censés venus de Paris, 600 ou-
vriers gagnent environ chacun la somme infime de sept ou huit
roubles par mois. Les bonnets en peau de chat et autres four-
rures occupent 6000 hommes dans un seul district. Les schou-
boks, les pelisses pour paysans, hommes et femmes, sortent du
gouvernement de Wladimir; 440000 peaux de lièvres y sont
apprêtées par 1120 ouvriers. Ceux-ci gagnent de 10 à 27 copeks
par peau de mouton.
Passons aux métaux: les haches, les faux, les charrues, les
faucilles et autres instrumens aratoires qui, du gouvernement
de Wladimir, s'exportent dans toute la Russie et jusqu'en Rou-
manie, sont en grande partie l'ouvrage des paysans.
A Worsm, un grand village de ce gouvernement, 4000 hommes
font exclusivement de la coutellerie. A Pawlov, ce sont des ver-
rous; dès le xvu® siècle, ils étaient renommés. On sait combien la
quincaillerie abonde à la grande foire de Nijni-Novgorod. En
fabriquant des clous, un ouvrier gagne par semaine d'un rouble
50 à 2 roubles, payés d'avance et le fer fourni.
A Tver, sur 3000 hommes, il y en a 1 300 qui ne font que des
clous. On cite un village qui en produisait durant la première
partie du xix^ siècle pour 200000 roubles. Mais devant la con-
currence des machines, cette industrie commencée tomber.
laroslav est renommé pour ses samovars et ses casseroles.
Dans 23 villages de ce département on fabrique des ressorts de
meubles, des chaînes, des étriers, distribués à Pétersbourg dans
les meilleurs magasins et qu'emploie la cavalerie.
Les paysans du gouvernement de Moscou font de la batterie
de cuisine et des serrures, ceux de Kostroma une bijouterie d'ar-
gent vendue relativement cher à Pétersbourg et à Moscou, mais
892 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne rapporte que bien peu à chacun des 100000 ouvriers qui
s'y livrent. La matière première est fournie par des agens acca-
pareurs du profit. Les jolis bijoux d'émail noir incrusté d'argent,
les objets de fantaisie en acier et en métal composé, dit de Toula,
sont fabriqués à domicile. Le pays qui entoure Toula est riche
en minerai, La manufacture d'armes fondée par Pierre le Grand
en 1712 pour l'utiliser, en témoigne; elle emploie de 8000 à
10 000 ouvriers; mais ici nous nous écarterions des petites indus-
tries indépendantes. Parmi ses principaux produits, il faut citer
cette parure des paysannes, les colliers de perles fausses exportés
en quantité considérable du département de Moscou,
La poterie se façonne un peu partout. Il n'existe pas de grande
fabrique. Le paysan reproduit les formes et les dessins tradi-
tionnels en y ajoutant ce que lui suggère son imagination. J'ai
déjà dit que j'avais vu en Petite-Russie des faïences très joli-
ment décorées. Les comités qui entreprennent aujourd'hui de
faire l'éducation de ces potiers naïfs respectent leurs qualités
naturelles, tout en les rompant au métier. Autant que j'ai pu le
voir en visitant les Musées du peuple, ils ne les gâtent pas par
le souci de ce qui est à la mode et réclamé par le commerce,
péril à craindre malheureusement aussitôt qu'une autorité quel-
conque procure des classes techniques et des moyens de vente.
De savans archéologues, de véritables artistes s'efforcent de
maintenir dans son intégrité l'art russe ancien, d'y intéresser le
monde. L'exemple a été donné par une femme, M"^ Polénova,
qui, peintre et céramiste distingué, ancienne élève à Paris de
Chaplin et de Deck, mit ses talens au service de l'enseignement
des humbles. C'est elle aussi qui a fourni des modèles admirables
aux sculpteurs sur bois, voyageant dans toutes les parties de la
Russie où elle pouvait dessiner et collectionner des antiquités,
prenant sur le vif les productions du génie national pour les
donner directement au paysan, qui, disait-elle avec raison, rend
plus facilement ce qu'il conçoit, ce qui lui est proche. L'école
industrielle d'Abramtzovo, fondée dans un village dont les habi-
tans, depuis des générations, s'appliquent à tailler et sculpter le
bois, lui doit en grande partie sa prospérité. Il suffirait de déve-
lopper de même le côté esthétique de plusieurs autres indus-
tries primitives et de leur assurer des débouchés pour qu'elles
devinssent rémunératrices ; par exemple le tissage et la broderie.
Au tissage sont employées beaucoup plus de femmes que
EN RUSSIE. 893
d'hommes. D'un bout de la Russie à l'autre, toutes les femme?
filent, tissent et brodent pendant les mois d'hiver, le plus som
vent sans sortir de chez elles ou bien réunies quelquefois dan^
le petit atelier dont une société coopérative fait les frais. La
meilleure toile est celle des gouvernemens de laroslav, de Kos'
troma et de Tver. Dans le premier, les hommes, pour éviter la
pression des intermédiaires, se font marchands ambulans et trans
portent jusqu'au Caucase l'ouvrage de leurs femmes. Elles-
mêmes exercent quelquefois ce rude métier de colporteur, afin de
gagner un peu plus qu'on ne gagne à Kostroma par exemple où
2 000 tisserands produisent chaque année pour 70 000 roubles de
toile et n'en reçoivent entre eux que 6 000. L'archine (deux tiers
de mètre leur est payé un demi-copek, un copek au maximum
Il n'y a pas moins de 17 000 ateliers ou demeures particulières
renfermant 33 000 métiers à tisser le coton dans le gouvernement
de Moscou. On y tisse de la percale et du madapolam pour
12 millions et demi de roubles, dont 2 millions seulement à
répartir entre les ouvriers.
Les 20 000 tisserands du gouvernement de Wladimir n'ont à
se partager par an que 400 000 roubles, 20 roubles pour chacun l
Les filatures de laine existent plus ou moins dans toutes les
provinces russes, mais surtout dans le gouvernement de Ka -
louga.
Le tissage de la soie dans le gouvernement de Moscou
remonte loin ; il rapporte chaque année par les mains des
paysans 6 millions et demi de roubles; 3 millions et demi dans le
département de Wladimir. Ce chiffre de 10 millions égale presque
celui que donnent les 203 manufactures des deux mêmes gou ■
vernemens. Le canton moscovite de Grebenkov est le Lyon
de la Russie ; on y fait annuellement pour 630 000 roubles
d'affaires. Il n'y a guère de maison qui ne renferme un métier.
Le tissage de la soie et du velours dans le gouvernement de
Wladimir indique par sa perfection que d'anciens ouvriers de
fabrique, rentrés au village, ont instruit à fond les paysans. Beau-
coup de femmes travaillent à la soie, ne fût-ce que pour dévide i-
les cocons ; mais leur industrie spéciale est la broderie et la den-
telle. Presque partout elles font de la dentelle, plutôt en ville,
cependant, ou aux environs des villes, sauf une ou deux excep-
tions dans le gouvernement de Moscou ; par exemple le district de
Podolsk qui est le centre de l'industrie dentellière compte 800 on-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
vrières réparties en 22 villages ; et, dans un seul district du gouver-
nement de Kalouga, 2 000 ouvrières, appartenant à 39 petits vil-
lages, font chaque année pour plus de 20 000 roubles de dentelle
de soie et de fil. Ces dentelles sont remises à des agens qui les
échangent contre les étoffes dont la famille a besoin. Jamais ils
ne payent en argent, mais ils procurent le matériel. En s'épui-
sant à un travail pénible qui lui use les yeux et altère sa santé,
la dentellière gagne l'équivalent de 35 à 50 roubles par an. Les
exploiteurs agissent de même pour les broderies sur toile qui
sont vendues dans toute l'Europe. Les femmes russes les plus
incapables de raccommoder leurs nippes et celles de leurs enfans
brodent en perfection. Dans deux districts du gouvernement de
Wladimir 8 000 brodeuses font pour 23 000 roubles de ces essuie-
mains, de ces tabliers, de ces mouchoirs que l'on retrouve
transformés en ornemens dans plus d'un intérieur luxueux.
Les brocarts, les passementeries, les broderies d'or, les galons
de clinquant qui servent à la décoration des églises occupent
500 ateliers de 3 000 ouvriers et surtout ouvrières dans le grand
village de Saint-Serge où se tiennent trois foires par an et que ne
visitent pas moins de 100 000 pèlerins attirés par le célèbre cou-
vent de Troïtsa. La fabrication des bas, des gants, des mitaines, la
bonneterie en général, regarde presque exclusivement les femmes ;
4 000 dans le gouvernement de Wladimir, 2 000 dans celui de
Nijni-Novgorod, Les tailleurs de caftans et de tchiouikas sont au
nombre de 900 dans cinq gouvernemens. Les seules casquettes
du gouvernement de Wladimir rapportent net 11 000 roubles.
Les chaussures en feutre, les filets pour la pêche sont par
excellence industries de paysans. Dans le gouvernement de
Novgorod, parens et enfans emploient la veillée à faire du filet,
exporté sur la Mer-Noire, la mer Caspienne et le Volga. On gagne
de 75 copeks à 3 roubles pour 40 livres de filets. Un millier de
paysans s'emploie à la même besogne dans le gouvernement de
Tver. Le gouvernement de Kalouga et quelques districts de
Moscou ont la spécialité de la brosserie et produisent pour
245 000 roubles de brosses par an. Dans le gouvernement de
Moscou plus de 8 000 personnes roulent des tubes ou moules à
cigarettes, la cigarette étant aussi nécessaire au Russe que le
pain quotidien. Mille ouvriers s'occupent à tailler des peignes,
des boutons et autres objets en corne.
Près de Tver, 6 000 paysans font des manches de pompes, des
EN RUSSIE. 895
courroies de machines; SOO au moins travaillent au% horloges
dans le gouvernement de Kostroma. D'autres produits encore du
travail d'hiver dans les campagnes sont les instrumens de mu-
sique, qui accompagnent leur danses : guitares et violons dans
le département de Moscou, accordéons dans le gouvernement de
Kostroma, flûtes, cithares et citres, dans le gouvernement de
Kalouga. On paye les cithares de trois jusqu'à 50 roubles, les
flûtes de 15 à 40 roubles chez les marchands de Moscou et de
Pétersbourg. Les paysans du village de Volozoff fabriquent des
instrumens de physique ; on voit jusqu'à quel degré peuvent être
poussées de certaines connaissances techniques chez ces pré-
tendus sauvages.
Arrêtons-nous. J'ai, dans une énumération trop longue et bien
incomplète cependant, lassé la patience de mes lecteurs. Il fau-
drait pouvoir leur montrer ces industries presque innombrables,
comme elles me sont apparues à Moscou dans l'immense Musée
ethnographique de Dachkov, l'un des plus riches qui soient au
monde. Là tous les produits industriels et agricoles des diverses
parties de la Russie sont exposés à côté de figures qui repré-
sentent avec art les types et les costumes nationaux, hommes ou
femmes engagés dans les occupations familières aux habitans
de chaque province, pittoresquement groupés auprès de leurs
demeures respectives, chaumière ou isba, yourte, hutte en pain
de sucre, etc. Quelquefois c'est un intérieur dont les meubles,
les ustensiles ont été rendus avec exactitude. Ils sont tous là,
depuis le Petit-Russien au teint brun, aux sourcils spirituelle-
ment arqués, le bonnet de peau de mouton sur l'oreille, bien
pris dans la svietka qui forme de gros plis autour de sa taille,
jusqu'au pâle Finnois au visage plat, aux pommettes saillantes ;
depuis la Grande-Russienne robuste, en sarafanc attaché sous
les bras, le kakochnik au front, tel un diadème, des bandes
d'étoffe entre-croisées au lieu de bas sous ses chaussures de tille,
jusqu'à la Tatare en caftan et en pantalon, le corsage chamarré
de clinquant, coiff"ée d'une calotte garnie de piécettes d'or, à
demi masquée par un grand voile de soie, — jusqu'à la Gourlan-
daise chaussée de sandales de cuir, portant la couronne ronde
en laiton garnie de perles ; depuis le Tcherkesse en long habit
ajusté de laine rude, vastes manches retroussées, plusieurs
rangs d'étuis à cartouches sur la poitrine, la bourka de feutre
à l'épaule et chargé d'armes de toute sorte, jusqu'au Russe
896 REVUE DES DEUX MONDES.
blanc rongé de maladie et de misère, dans ses vêtemens clairs
souillés et en loques, — jusqu'au Polonais, élégant de taille et
d'allure sous son bonnet carré et son sukman de drap gris à
coutures de toutes couleurs. Et voilà les riverains de la Kama,
Bactikirs, Michtcheriaks, Vozouls, Voliaks, etc., nomades ou
sédentaires, beaux cavaliers, chasseurs de fourrures, pêcheurs
dans les marais, buveurs de koumiss, voilà les fiers visages, les
riches costumes, l'attitude guerrière des Géorgiens, des Mingré-
liens!... C'est un voyage à travers les mœurs, les travaux, la
vie intime des paysans de toutes les Russies, et en outre à tra-
vers les antiquités slaves, que l'on fait d'une extrémité à l'autre
et dans tous les replis de ces immenses galeries dépendantes du
Musée Roumiantzov. Je ne crois pas qu'il existe ailleurs rien de
comparable. Devant ces gens aussi différens les uns des autres
que s'ils appartenaient à différentes parties du monde, différens
de physique, de mœurs, de religion, de langue, les uns proches
parens des Chinois, les autres pareils à des Persans, d'autres
encore à des Grecs ou à des Allemands, que sais-je, une pensée
vous frappe et ne vous quitte plus ; c'est qu'il est vraiment im-
possible que les bureaucrates de Pétersbourg puissent régler
d'une façon satisfaisante le sort de peuples si peu homogènes,
orthodoxes, musulmans, sectaires.
Avant d'en finir avec les petites industries de village, je
voudrais dire encore un mot de celle qui s'est élevée parfois jus-
qu'à l'art, la fabrication des icônes. Les saintes images sont
peintes en grand nombre par les paysans. Dans un seul village
du gouvernement de Wladimir, 600 hommes et 200 femmes y
travaillent; dans un autre village, 800 hommes et 400 femmes.
Les hommes se chargent de la figure et du cadre que les femmes
ornent ensuite de filigrane et de fleurs artificielles. D'un district
du gouvernement de Wladimir sortent assez d'icônes pour rap-
porter net 400 000 roubles ; il y a des icônes à un copek, il y en
a de 100 roubles, selon la distance du manœuvre à l'artiste; les
uns comme les autres sont exploités par les colporteurs et les
commis voyageurs. Parfois, en travaillant aux icônes, le paysan
se découvre des talens plus ambitieux. Il s'en va de côté et
d'autre décorer des iconostases. Ces cloisons qui séparent du
chœur le saint des saints sont par parenthèse une des princi-
pales industries du laborieux gouvernement de Moscou. Mais je
EN RUSSIE. 897
reviens aux peintres ambiilans dont j'ai vu un échantillon dans
certaine église de Petite-Russie.
Nous y étions entrés un matin, les portes grandes ouvertes
laissant apercevoir des échafaudages qui indiquaient quelques
réparations. En effet les panneaux de l'iconostase portaient des
peintures toutes fraîches inspirées de loin par celles de Saint- Wla-
dimir de Kiev: on reconnaissait vaguement la sainte Barbe frêle
et maladive, extatiquement souriante de Nesteroff. A côté d'elle,
le chevaleresque Alexandre Newsky s'appuyait sur son glaive ;
puis venait saint Nicolas, patron favori des paysans, et un autre
saint d'allure plus originale, d'un assez intéressant réalisme qui
échappait tout à fait au type convenu des figures grecques.
— Sans doute un donataire, me dit quelqu'un.
Une bonne femme du village ne se vantait-elle pas d'avoir
mis son mari en pied pour l'éternité, moyennant cinq roubles,
sur la porte de droite d'une iconostase ?
Le peintre était maintenant occupé de la coupole ; au sommet
d'une échelle, il travaillait ferme et, vu d'en bas, rappelait en
perfection le plus lourd des moujiks. Peut-être cependant trou-
vait-il des joies très nobles dans l'exécution de son esquisse im-
parfaite. Il recueillait en outre le tribut d'admiration d'un public
sympathique, car auprès de lui, sur l'échafaudage, était perché
le pope, sa chevelure, retenue derrière la nuque par un ruban
comme celle d'une petite fille, flottant très bas sur un caftan
de toile grise extrêmement sale. Pope et peintre, aussi atten-
tifs l'un que l'autre, n'échangeaient pas un mot, mais leurs im-
pressions intimes étaient probablement celles que peut donner
d'une part la production et de l'autre la contemplation d'un
chef-d'œuvre. Pendant ce temps, le staroste occupé en bas à sur-
veiller les travaux, nous faisait les honneurs de l'église encom-
brée de plâtras, nous montrant avec insistance les dons des per-
sonnes riches de la paroisse, entre autres un tombeau du vendredi
saint, gaîment peint en vert très vif rehaussé d'or. Et le bruit
de nos conversations ne troubla ni le pope ni le peintre. Ils ne
tournèrent même pas la tête. La fresque était trop sommairement
ébauchée pour que j'en pusse rien voir; mais elle devait sûre-
ment posséder à défaut d'autres qualités ce qui manque à tant
de peinture dite religieuse, l'élément principal, la foi.
Il y avait quelque chose de plus dans celle qu'un moine me
fit remarquer à Chersonèse. La cathédrale enferme, comme le
TOi-'E XIII. — 19G3. 57
898 . REVUE DES DEUX MONDES,
ferait un reliquaire, les murs vénérés d'une église plus ancienne
où Wladimir le Grand, après avoir assiégé la ville et y être entré
en vainqueur, se fit baptiser à cette place, puis à cette place encore
épousa la sœur des empereurs grecs en l'honneur de laquelle il
renvoya ses femmes presque aussi nombreuses que celles de
Salomon. Et sur le théâtre de ces événemens mémorables, à
côté des tableaux de Riss et de Korsoukhine, un paysan avait
été admis à peindre, comme il la concevait, une envolée d'anges.
Il y avait mis un sentiment mystique très sincère, très doux, et
l'œuvre, pour naïve qu'elle fût, était intéressante dans sa timidité
de vaporeuse grisaille.
On trouve de la peinture de paysan au Kremlin même. Cer-
tains voyageurs n'ont pas épargné leurs railleries à ce barbouil-
lage qui dépare le palais des tsars sans autre excuse que d'être
l'informe tentative d'un moujik. J'en fus touchée au contraire, j'y
vis comme le symbole de cette familiarité singulière entre l'esclave
et le maître souvent tyrannique, mais qui cependant se laisse
approcher. Je me rappelais le troisième acte d'un beau drame
d'Alexis Tolstoï représenté à Moscou, quand le peuple entre li-
brement dans ces mêmes salles du Kremlin, où un vieux paysan
conte les hauts faits d'Ivan le Terrible à son fils dégénéré.
Certainement toutes ces industries de paysans méritent d'être
encouragées, puisque sans remédier tout à fait à la misère, elles
peuvent du moins l'alléger et puisqu'elles laissent la famille
réunie au foyer, en lui procurant un élément d'intérêt et même
de plaisir. Car c'est l'unique plaisir de l'hiver que ces veillées
de travail pour tous les âges, appelées, selon les régions, beceda
ou vitcherinka. On cause, on rit, à la chaleur du poêle. Les
jolis contes populaires se propagent ainsi. En outre, les indus-
tries de village font partie du trésor des traditions, le plus pré-
cieux de tous pour chaque peuple. D'un si utile exemple que
puissent être les civilisations voisines, le grand empire, hâtive-
ment créé par Pierre le Grand, fera bien de se rappeler, —
d'autres aussi avec lui, — le mot de A'P^ de Staël : « La véritable
force d'un pays est son caractère naturel, et l'imitation des étran-
gers est un défaut de patriotisme, » Or, les hautes sphères de la
société russe ont presque tout emprunté à l'étranger ; les intel-
lectuels veulent, en Russie comme ailleurs, être citoyens du
monde; qu'on laisse donc au peuple cette supériorité de rester
EN RUSSIE.
899
parfaitement lui-même et d'avancer vers la civilisation, si lente-
ment que ce soit, par des moyens qui sont à lui. Il n'en est pas
moins vrai que la marche générale des choses contrarie quelque-
fois ce progrès particulier ou même peut l'arrêter; ainsi l'obser-
vateur le plus superficiel ne manquera pas de discerner qu'il est
devenu impossible d'exercer l'industrie à domicile dans les
mêmes conditions que par le passé, les circonstances écono-
miques s'étant modifiées profondément. Autrefois le paysan
achetait lui-même la matière brute, puis vendait lui-même au
marché l'objet fabriqué. Les manufactures se sont multipliées
depuis, les lignes de chemins de fer se sont ouvertes; sur l'aile
de la vapeur arrivent, avec les néfastes influences des villes, les
marchandises confectionnées à la machine, et le travail manuel
que n'aide pas celle-ci ne peut soutenir la concurrence.
En outre, les intermédiaires entre le producteur et l'acheteur
ont surgi dans les villages russes et se font la part du lion ; ils
procurent au paysan les matériaux indispensables, l'amènent à
s'endetter et se font livrer à un prix déterminé, le plus bas pos-
sible bien entendu, l'objet revendu dans les magasins permanens
qui presque partout nuisent fort aux bazars. Ce que c'est que
le bazar vieux style, on l'apprend à Moscou. Il y en a dans toutes
les parties de la ville et l'étranger qui passe croit à une émeute en
présence de ce tumulte où domine la foule des paysans. Est-on
tout de bon dans une grande ville, presque une capitale? Je
me suis posé cette question devant les bazars qui se tiennent
dans l'interminable rue des Jardins (Sadovaia) enroulée sur
un espace de douze kilomètres autour du centre de la ville, là
où se dressaient autrefois les remparts de terre du Zemlianoï-
gorod. La haute silhouette d'une tour énorme, celle du Château
d'eau, domine une grande place, la place Soukharev. Ce jour-là
y débordait, jusque dans les rues avoisinantes, un amoncelle-
ment invraisemblable de meubles, parmi lesquels les coffres en
bois peint, garnis de fer-blanc, et des montagnes d'étoffes, de vais-
selle, de cuillères de bois, de victuailles, de vêtemens, d'usten-
siles de ménage, avec tant d'autres choses qu'il était difficile de
croire en les regardant que Moscou eût en outre quantité de
marchés spéciaux, y compris celui des fripiers qui doit être aussi
celui de la vermine.
Les mouchoirs à fleurs flottaient de tous côtés, les verroteries
s'accrochaient aux échoppes en longs festons étincelans, les caf-
900 REVUE DES DEUX MONDES.
tans, les peaux de moutons tentaient les amateurs qui, se pous-
sant, marchant les uns sur les autres, essayaient, comme s'Rs
eussent été chez eux, les bonnets, les chemises, les bottes sur-
tout! Il y avait des régimens de bottes neuves et de vieilles, et les
paysans, assis par terre, les passaient sans vergogne à leurs pieds
nus. La circulation des voitures étant empêchée par cette
incroyable cohue, nous avions dû la traverser à pied et je crus
être étouffée avant d'arriver au bout. C'est le diminutif modeste
des grandes foires où se vendent encore beaucoup les produits
de villages. A Nijni-Novgorod, par exemple, dans la galerie des
chaussures de feutre, il se fait pendant le mois que dure la foire
un million d'affaires, le million n'étant pas, cela va sans dire,
pour le producteur. Mais à Moscou même le règne des bazars a
déjà baissé. Les magasins proprement dits se multiplient en
même temps que l'emporte comme partout le règne du commerce
de gros. Les Rangées, ces fastueux passages couverts à trois
étages, qui bornent d'un côté la place Rouge et tranchent par
leur architecture toute moderne sur les fantastiques splendeurs
de Saint-Basile et la bizarrerie barbare des murailles du Kremlin,
montrent assez comment entend être logé le commerce de
l'avenir. Le paysan n'entrera point dans ces palais. Force lui
est bien de travailler à prix fixe pour le commis voyageur. Trop
heureux, quand pour mieux rançonner sa victime, celui-ci ne se
met pas en grève. L'usurier aide aussi de son mieux à ruiner
le paysan. L'unique moyen de défense du pauvre producteur est
l'artèle. Grâce à ces associations on a pu, dans les villages, éta-
blir à frais communs des fours pour la cuisson de la poterie,
des locaux pour le foulage du feutre, des ateliers collectifs où
se poursuit telle ou telle branche d'industrie au grand avantage
de la santé publique. Le tissage lui-même n'est pas sans incon-
vénient par les parcelles de laine qu'il dégage dans la chambre
étroite et close d'une isba. Qu'est-ce donc quand il s'agit de fumée
de charbon, par exemple? Malsain partout, le travail en chambre
peut devenir presque meurtrier en Russie où l'air se renouvelle
à peine, des mois de suite. Les fours collectifs ont rendu plus de
services que tout le reste et, quant à l'atelier, les artèles le
chauffent et le nettoient, tous les frais d'entretien étant communs.
Par ces moyens, les petites entreprises, exigeant peu de capi-
taux, peuvent encore se maintenir, mais dès que les frais de pro-
duction s'élèvent, les paysans sont obligés pour l'achat des ma-
EN RUSSIE.
901
tières premières d'avoir affaire à l'ennemi né de leurs artèles, le
marchand qui les opprime. Ils n'ont pas le moyen d'attendre la
saison favorable à la vente ni de payer les frais de transport; de là
leur triste dépendance. Dans plusieurs provinces les zemstvos,
les assemblées provinciales, dont il faut toujours louer l'inter-
vention pleine de zèle, se sont efforcés de soutenir les artèles
industrielles en facilitant le transport des marchandises jusque
dans les villes et l'ouverture de magasins pour les recevoir, mais
le paysan russe accepte difficilement une règle, des statuts, il
se méfie des « messieurs » et ne se prête guère à des combi-
naisons imposées par une évolution économique qu'il ne com-
prend pas; il aimera mieux avoir affaire à l'usurier qu'à une
union de prêts. D'autre part, il y a contre ces mesures bienfai-
santes la ligue des marchands et des entremetteurs. Les géné-
reux efforts des zemstvos ont été maintes fois déjoués; c'est d'eux
néanmoins que peut venir le secours beaucoup plus que des
sphères officielles du gouvernement, incapable d'apprécier de si
loin les besoins ni les aspirations très complexes du milieu popu-
laire tel qu'il existe dans chaque lointaine province.
L'opinion des économistes, c'est qu'il faudrait avant tout éle-
ver le niveau intellectuel du peuple pour le mettre à même de
concevoir les services que lui rendra la coopérative assise sur
des bases modernes en rapport avec l'expansion d'un mouvement
industriel qui n'a plus aucun rapport avec celui des temps pri-
mitifs où se formèrent les premières artèles.
On parle déjà beaucoup en Petite-Russie des artèles Le-
vitzky (1) ainsi no)nmées du nom de leur organisateur, un « mon-
sieur, » à qui, par exception rare, peut-être unique, un groupe de
paysans a demandé spontanément des statuts. Elles commen-
cèrent dans les gouvernemens de Kherzon et de Perm, leur but
étant d'améliorer la culture, d'obtenir du crédit et de réduire les
arriérés d'impôt, plus une considération morale très touchante
qui devrait être au fond de toutes les entreprises d'un bout du
monde à l'autre : éteindre les haines, enseigner l'amour réci-
proque. Toutes les terres ne forment qu'un bloc, la culture se
fait en commun, le fonds de roulement provient des apports des
sociétaires égalisés par un moyen ingénieux. Le produit des ré-
coltes est réparti entre tous en tenant compte pourtant de l'âge.
(1) Lire la brochure de M. Faressof sur ce mouvement coopératif dans la Russie
du Sud.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Une partie du gain est réservée pour la semence, le remboursement
des prêts et l'acquittement de l'impôt, une partie vendue pour le
compte commun, tout le lait partagé également entre les membres
des familles sociétaires. L'artèle est constituée pour un terme do
cinq ans. En cas de fusion de plusieurs artèles ensemble, un cu-
rateur collectif peut être nommé: ecclésiastique, maître d'école,
fonctionnaire de province quelconque. Jusqu'ici les sociétaires
vivent en paix, s'engagent à ne pas tomber dans l'ivrognerie et
en cas de contestation acceptent, sous peine d'être exclus, l'arrêt
prononcé par la collectivité. Les avantages de la grande culture
sont assurés ainsi au laboureur.
Des guides prudens, de bons bergers dévoués à la conduite
du troupeau, en même temps beaucoup d'écoles, voilà ce qu'il faut
pour faire passer le peuple russe des travaux en commun non
spécialisés, l'ancienne artèle, à l'organisation plus complexe des
sociétés coopératives modernes. Mais ces écoles quelles seront-
elles? C'est ici que s'affirment les différences fondamentales entre
la Russie et l'Amérique. L'admirable système des écoles pu-
bliques, rapprochées à un mille d'intervalle dans les parties les
plus lointaines des Etats-Unis, manque déplorablement ici. Le
petit paysan russe doit franchir souvent d'énormes distances à
pied pour se rendre à l'école paroissiale où peut-être il n'aura
pas d'autres leçons que celles d'un sacristain presque aussi igno-.
rant que lui. Les écoles du zemstvo, — les écoles commu-
nales,— sont bonnes et font du bien, quoique l'on compte encore
70 pour 100 d'illettrés. Elles ne sont pas à beaucoup près assez
nombreuses, et il se trouve, même parmi les bienfaiteurs des
paysans, un certain nombre d'esprits rétrogrades pour critiquer
et contrarier leurs tendances. Dans une brochure intitulée : Suum
cuique, écrite par une personne que paraît préoccuper beaucoup
la destinée future du peuple russe, je lisais dernièrement que
les enfans qui ne savent a m. b deviennent généralement des
hommes plus forts, plus actifs que les autres; que l'école éloigne
trop souvent l'enfant des travaux rustiques et lui donne de
vagues aspirations à l'existence des villes; que des conflits
fâcheux entre pères qui ne savent pas lire et enfans barbouillés
d'un demi-savoir naissent de l'existence des écoles, etc. Ces mêmes
propos ont été tenus chez nous avant l'enseignement obligatoire,
et ils ne suffisent pas à prouver que des millions d'individus
doivent rester dans l'ignorance. Du reste l'auteur de Suum cuique
EN RUSSIE 903
ne le voudrait pas : il demande seulement que les enfans appren-
nent juste ce qu'il faut pour devenir des agriculteurs éclairés.
Avant tout il exigerait la réforme de l'alphabet. Quelle idée de
faire lire au petit paysan des mots tels que chaise longue^ com-
mode, fauteuil et autres choses qu'il n'est pas destiné à connaître,
au lieu des mots plus usuels : charrette, traîneau, hache, etc. (1).
Par l'alphabet, l'auteur de Suum cuique entend naturellement
tout l'enseignement. A cette appréciation il serait amusant d'op-
poser celle de certains éducateurs qui souhaitent que le paysan,
ayant appris à lire, dévore indistinctement tout ce qui lui tom-
bera sous la main. Pourquoi ces perpétuelles lisières? Laissez
l'homme arriver librement au degré de perfection qui permettra
un jour qu'il n'y ait plus de maître, tous étant égaux. D'autres re-
jettent la lenteur du progrès des paysans sur leur religion. Ceux-
là espèrent bien que tôt ou tard le paysan transformé en citoyen
armé de droits publics ne sera plus guidé que par la science.
— Je m'écrie : ;< Lui ôter Dieu, quel péril ! » « Nous lui donne-
rons mieux que cela, « répond l'utopiste avec une effrayante
bonne foi.
Voilà en somme la Russie. Exagération dans l'idéalisme
scientifique chez les intellectuels, obscurantisme déplorable chez
les conservateurs et, dominant ces contradictions, un gouver-
nement qui fait un pas en avant, puis deux en arrière, qui abolit
les verges, puis les remet en vigueur, qui ne veut pas d'un peuple
trop instruit et qui cependant le punit impitoyablement parce
qu'ignorant tout, sauf la soumission aveugle de siècle en siècle
aux ukases impériaux, il accepte les yeux fermés ceux que
les agitateurs malfaisans distribuent au nom du Tsar ! L'ab-
sence de mesure, tel est pour l'étranger le caractère le plus frap-
pant de l'esprit russe, qui dépasse constamment le but à atteindre.
Heureusement il existe entre les chimériques et les réactionnaires
une élite de libéraux patiens et forts. Favoriser l'instruction élé-
mentaire, de quelque côté qu'elle vienne, organiser sur des bases
(1) Il est remarquable que Tolstoï ait attaché, lui aussi, une grande importance
à ces livres primaires, puisque, au milieu de l'immense succès de Guen^e et Paix,
il interrompit des travaux qui devaient personnellement l'intéresser davantage
pour écrire de ces humbles alphabets où il se met, avec la charité dont lui seul,
parmi les hommes de génie, est capable, au niveau des petits enfans. Personne
n'a été plus occupé que lui de la solution de ce problème, l'instruction du peuple ;
il veut l'éclairer et cependant il est d'avis que beaucoup de prétendus progrès ne
sont pas à son usage.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
solides le crédit rural, encourager, stimuler l'esprit d'initiative
au lieu de produire lapathie par de prétendus bienfaits, ap-
prendre aux paysans à compter sur eux-mêmes, à se perfec-
tionner dans des métiers ébauchés déjà et qui peuvent contribuer
à leur indépendance, telle est l'œuvre à longue échéance que se
propose plus d'un propriétaire foncier. Mais ces procédés semblent
un peu lents aux réformateurs trop pressés. Tous les êtres jeunes,
qu'il s'agisse des individus ou des foules, poussent les théories
droit à leurs dernières conclusions. On croit une chose juste en
principe, elle vous paraît scientifiquement prouvée, il faut donc
l'exécuter sans retard, attendre serait une lâcheté. Les inconvé-
niens, les impossibilités, on ne s'y arrête pas, on passe par-dessus.
Il y aurait cependant, pour faire réfléchir, l'exemple récent des
Doukhobors. Chacun connaît, au moins par la sympathie que leur
a témoignée Tolstoï au milieu des persécutions dont ils étaient
l'objet, l'existence de ces sectaires. Pour n'être pas forcés de porter
les armes, d'agir ainsi contre leurs croyances, sept mille d'entre
eux émigrèrent, il y a quatre ans, au Canada, oii on leur fit
l'accueil que reçurent en Amérique les Quakers d'autrefois.
Affranchis de tout service militaire et de certaines obligations
légales qui offensaient leur sentiment du devoir, ils obtinrent
une vaste concession où ils avaient jusqu'ici mené une vie exem-
plaire, faisant l'admiration de tous par leurs habitudes chastes
et laborieuses. Leur prospérité semblait assurée; mais le serpent
pénétra dans ce Paradis terrestre conquis à grand'peine après un
très pénible exode. Il suffit pour chavirer ces honnêtes cervelles
du passage d'un apôtre agitateur, à demi religieux, à demi socia-
liste, comme la Russie en produit trop. Ce n'était pas la première
fois qu'un prophète quelconque les conduisait au précipice.
Celui-ci leur persuada qu'il est contraire à l'idée de liberté et par
conséquent criminel de faire travailler de force les animaux, et,
convaincus, les pauvres Doukhobors, qui déjà se défendaient de
goûter à la chair des bêtes, qui ensuite s'étaient interdit ce qui
sort d'elles, le lait, les œufs, etc., s'attelèrent eux-mêmes docile-
ment à la place des chevaux. On les vit, hommes ou femmes,
traîner la charrue et de lourdes voitures. Affaiblis par le régime
végétarien, vêtus de cotonnade pour ne pas voler sa toison à la
brebis, chaussés de sabots ou de mauvaises sandales pour ne pas
transformer illicitement en bottes ce cuir qu'ils voulaient laisser
désormais à son légitime propriétaire, le bœuf, ils se réduisirent
EN RUSSIE. 90S
volontairement au métier de bêtes de somme. Ne leur avait-on
pas prouvé que dans la Bible l'homme seul, ayant péché, est
condamné au travail ? Ils ont chassé leur bétail dans l'immense
Prairie pour n'être pas tentés de le reprendre autant que pour
éviter qu'il ne devînt la proie des Indiens. L'hiver fond sur eux,
en ce moment, ils ne pourront dans les conditions physiques où
ils se sont mis résister au froid terrible de la contrée qui avait été
un instant pour eux la Terre promise. Pendant ce temps, l'apôtre,
retourné à New- York, se repose, satisfait, de sa prédication.
Je ne veux pas dire que tous les Russes soient fanatiques à
l'égal des Doukhobors, mais tous ne sont peut-être pas aussi ver-
tueux, en revanche ; el il y a des apôtres malfaisans de plus d'une
sorte. Abandonnés à eux-mêmes en masse dans les fabriques
des grandes villes, sans contact avec la terre, à laquelle si long-
temps ils furent attachés, qui sait ce que deviendront les meil-
leurs d'entre les paysans? Il y a donc tout avantage à les retenir
aux champs, qui déjà sur de certains points périclitent faute de
bras. Pour y réussir, il suffira longtemps encore d'améliorer la
situation économique de ces pauvres gens et de relever leur
bien-être. Le gouvernement a raison de favoriser les artèles. Il ne
peut d'ailleurs leur rendre un meilleur service que de ne pas s'y
trop immiscer et de laisser la bride sur le cou aux zemstvos, qui
sont avec elles en contact plus proche et plus naturel. Pierre le
Grand a tranché beaucoup de nœuds gordiens, mais il en est
un qui ne pouvait alors être prévu, la division du travail, la
création d'une classe ouvrière proprement dite en Russie ; et cette
difficulté est peut-être la plus redoutable de toutes celles contre
lesquelles doit encore lutter cet empire destiné à devenir quand
même, — c'est un Anglais qui le proclame (1) — « l'un des grands
facteurs du xx^ siècle dans le mouvement et le développement
de la société humaine. »
Th. Bentzon.
(1) Dans un livre très remarqué, paru à JSew-York, AU Ihe Ruasias, par Henry
Norman, 1902.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
L'ALCOOL, ALIMENT OU POISON
Question scientifique! La question de l'alcool, aliment ou
poison, n'est pas une pure question scientifique. Elle n'est pas
de celles que les physiologistes puissent traiter dans le calme
et avec la liberté qui conviennent à la recherche de la vérité. Et
on le voit bien depuis quelque temps, puisque telle doctrine est
qualifiée couramment de « mauvaise action » et accablée d'ana-
thèmes, tandis que telle autre, contraire, est déclarée conforme
au progrès et à l'intérêt de l'humanité et de la nation. Il y a de
fort honnêtes gens, inspirés par l'amour du bien public, membres
de Ligues et d'Unions diverses, animés d'un zèle apostolique et
intransigeant, qui ne souffrent pas que l'alcool soit autre chose
qu'un poison : ce sont les alcoolophobes, les anti-alcoolistes.
Dans le camp opposé, se trouve la multitude, moins respec-
table, des alcoolâtres, des alcooliques, la clientèle des bars et des
débits, qui se gorge des spiritueux les plus divers ; puis, for-
mant une seconde catégorie, les professionnels qui sans boire
l'alcool en vivent pourtant, les distillateurs, bouilleurs de cru,
et débitans; et, enfin, derrière ceux-là, les personnages qui ont
intérêt à ménager les intéressés, qu'ils soient bouilleurs, débitans
ou buveurs. Dans ce conflit d'intérêts et de passions nobles ou
basses, où trouver le calme et le sang-froid nécessaire pour juger
une question difficile de biologie générale? Ce sont des sujets
l'alcool, aldœnt ou poison. 907
qui ne sont point de la compétence du public, et il n'y a rien à
gagner à les lui soumettre.
Qu'importe, d'ailleurs, que les physiologistes déclarent que
l'alcool est ou n'est pas un aliment? Croit-on que les consom-
mateurs s'en préoccupent et que, dans les cabarets, les cafés, et
les bars, le respect des arrêts de la science empêchera les verres
de s'emplir et de se vider? — Et, d'autre part, la solution de ce
problème académique peut-elle changer quelque chose aux dis-
positions et à la conduite de tous les bons citoyens ? Ne sait-on
pas, de reste, que l'alcoolisme est un fléau redoutable? L'alcoo-
lisme a un dossier écrasant qui s'est constitué pièce à pièce.
Tour à tour, les médecins, les moralistes, les criminalistes et les
économistes ont témoigné de ses méfaits. Les dépositions se
résument dans le jugement formulé par Gladstone : « L'alcool
est un fléau plus dévastateur que les fléaux historiques, la
peste, la guerre et la famine ; plus que ceux-ci, il décime l'hu-
manité ; il fait plus que de tuer, il dégrade. » Ajoutons qu'il
ne se contente pas de tuer et de dégrader l'individu, mais
qu'étendant ses ravages par delà le temps présent, il com-
promet l'avenir de la race en procréant des générations tarées
d'épileptiques, d'idiots et de dégénérés. C'est donc un devoir
social et moral auquel ne saurait se soustraire aucun homme
éclairé, de lutter contre le monstre et d'essayer de lui arracher
sa proie.
Cette obligation est d'autant plus rigoureuse que le mal est
en progrès, qu'il s'étend et s'aggrave d'année en année. Notre
peuple, qui a été le dernier à s'adonner à l'alcool, distance au-
jourd'hui tous les autres par l'abondance de sa consommation.
Le Français de 1850 buvait annuellement i litre 46 d'alcool en
nature. Un rapport célèbre sur l'œuvre humanitaire de Magnus
Huss résumait la situation, en 1852, dans cette phrase : « La
France compte beaucoup d'ivrognes ; on n'y rencontre heureu-
sement pas d'alcooliques. » Aujourd'hui, il faudrait dire qu'elle
compte plus encore d'alcooliques que d'ivrognes. En ajoutant
à l'alcool en nature celui des boissons fermentées, vins, cidres,
bières, la consommation individuelle s'élève par an au chiff're
de 14 litres d'alcool absolu. Et le flot monte toujours. On disait
jadis « boire comme un Suisse, » « boire comme un Polonais; »
nous battons le Suisse, nous battons le Polonais. Nous nous
surpassons entre nous. Le Parisien boit annuellement 27 litres
908 REVUE DES DEUX MONDES.
d'alcool pur ù 100°, ce qui est l'équivalent de 60 litres d'eau-de-
vie. |Le Normand bat, dit-on, le Parisien. Où nous arrêterons
nous dans ce match désastreux? N'est-ce pas, dès maintenant, le
cas de nous appliquer le mot de l'Ecriture : « Malheur à ceux
qui sont des héros pour boire. »
Ajoutons que cette prodigieuse extension de l'alcoolisme est,
pour une très grande part, imputable à deux mesures législatives
que l'on peut qualifier de déplorables. La première est la loi
du 14 décembre 1875, qui a créé le privilège des bouilleurs de
cru; la seconde est la loi du 17 juillet 1880, qui a supprimé
toute entrave à l'établissement des débits de boisson. Le remède
le plus efficace à la situation présente consisterait à abroger ces
lois néfastes et à rétablir le sage décret du 29 décembre 1851,
qui limitait le nombre des débits et soumettait leur ouverture
à l'autorisation préalable. C'est la limitation obligatoire qui a
tiré de l'abîme les pays du Nord, la Suède et la Norvège et les
a régénérés. En Angleterre, ce sont également des mesures limi-
tatives, telles que l'élévation de l'impôt, le haut prix des licences,
le droit d'interdiction conféré aux magistrats, qui ont enrayé le
mal et l'ont fait rétrograder. C'est d'ailleurs un principe d'expé-
rience que l'on ne vient à bout des passions qu'en accumulant
devant elles les obstacles matériels. Sans doute, en ce moment,
la coalition des intérêts enlève toute chance de succès aux
moyens que nous conseillons. Mais il faut éclairer l'opinion; et
il faut la préparer à cette réforme nécessaire de façon que le
sentiment de l'intérêt général triomphe de toutes les résis-
tances.
On peut être parfaitement décidé à remplir ce devoir, en
croyant à la valeur alimentaire de l'alcool, aussi bien qu'en n'y
croyant pas. On peut conserver assez, de liberté d'esprit pour
donner à la controverse soulevée par la publication de M. Du-
claux la solution quelle qu'elle soit que comporte l'examen des
faits.
I
Les problèmes physiologiques, en général, sont infiniment
plus complexes que ne l'imaginent les personnes qui ne sont
point préparées à cet ordre d'études. Cela est vrai, en particulier,
do celle qui est relative au rôle de l'alcool dans l'économie. Et
l'alcool, aliment ou poison. 909
c'est pourquoi il était tout à fait vain d'en appeler au public,
dans la querelle qui vient de se rouvrir, et qui, depuis plus de
cinquante ans, divise les physiologistes. Le public est simpliste
et utilitaire. Il n'a, au fond, qu'une préoccupation, comme les
enfans : Est-ce bon? Est-ce mauvais? Il oublie la fable d'Ésope,
— et que toute chose, comme la langue, peut être bonne ou
mauvaise, suivant l'usage qu'on en fait, suivant la dose, la mesure
et les circonstances de son emploi.
L'alcool est-il bon ou mauvais, utile ou nuisible? Voilà ce
qu'il veut savoir.
Lorsque M. Duclaux, commentant les expériences de l'Amé-
ricain Atwater, déclare que l'alcool est un aliment, le public
pense aux alimens qu'il connaît et il comprend qu'une ration
d'alcool remplit le même office qu'une ration de pain ou de
viande. — Lorsque les médecins le prémunissent contre l'emploi
des spiritueux en lui disant que ce sont des poisons, le public
prend un terme de comparaison dans les poisons qui lui sont
connus, et il conclut que l'alcool doit être quelque chose comme
l'arsenic. Mais comme les deux assertions, ainsi interprétées, sont
manifestement contradictoires, le lecteur ne sait plus auquel
entendre du physiologiste ou du médecin : il les suspecte l'un
et l'autre. En quoi il a tort, car l'un et l'autre méritent confiance.
Leurs affirmations peuvent être également vraies, dans les limites
et sous les conditions qui conviennent. Leur vérité est relative
à des circonstances qui, malheureusement, sont sous-entendues
parce qu'elles sont mal précisées et mal connues. L'alcool, en
fait, est une sorte de Maître Jacques qui peut remplir des offices
très différens : il peut être tour à tour, ou même à la fois mé-
dicament, poison, excitant, aliment. Contrairement à l'opinion
défendue par M. Duclaux, nous pensons que, de ces quatre rôles,
c'est celui d'aliment qui est le moins bien tenu.
Il ne faut pas nous étonner de cette multiplicité de rôles
quelquefois contraires, joués par une même substance. Ce n'est
pas une exception en physiologie; c'est la règle. Claude Bernard
l'a formulée sous le nom un peu spécial et rébarbatif de « loi
de l'excitation préparalytique. » Il avait remarqué que la plupart
des substances ou poisons qui paralysent le système nerveux
commencent par l'exciter. L'organisme est, à cet égard, comme
un feu de coke incandescent qu'une masse d'eau projetée finit
par éteindre, tandis que les premières gouttes l'avivent. Les
910 REVUE DES DEUX MONDES.
anesthésiques agissent de cette façon. Les premières vapeurs de
chloroforme qui arrivent au cerveau l'animent avant d'en éteindre
l'activité. Avec l'éther, la période d'agitation qui précède l'inertie
est extrêmement marquée; elle l'est au point que le chirurgien
est empêché plus ou moins longtemps d'exercer son office. La
même chose se produit dans l'action de la plupart des sub-
stances toxiques et médicamenteuses, sur la plupart des tissus
et des élémens anatomiques. Ces agens sont excitans au début,
à faible dose; ils sont paralysans, destructeurs de l'activité
vitale à dose plus forte.
C'est précisément l'histoire de l'alcool. Il fait éprouver au
début une excitation agréable, accompagnée d'une sensation de
bien-être ; il engendre une disposition de l'esprit vers les images
gaies et riantes, il fait naître le sentiment d'une vitalité plus
intense. C'est cette impression bienfaisante que le buveur
recherche. Mais il poursuit un vain mirage, car cette excitation
ne se mesure pas; elle est bientôt dépassée. Elle se transforme
en exaltation, en incohérence intellectuelle ; et s'accompagne
d'émotions violentes ou tristes, de colère ou de sensiblerie. Tel
est le tableau de l'ivresse. — A cette période d'excitation passa-
gère succède bientôt la prostration, le sommeil de plomb, l'obtu-
sion des sens, l'abaissement de la température, l'alanguissement
des fonctions ; en un mot, la torpeur de l'ivrogne qui « cuve son
vin. » Si le buveur récidive, les traits du tableau changent un
peu. A mesure que l'habitude s'établit, la période initiale s'abrège,
et l'homme arrive presque d'emblée à la prostration alcoolique.
On est donc également en droit de dire de l'alcool qu'il est
un excitant et qu'il est un agent de dépî'ession. Si la dose est
forte, l'ingestion brusque, c'est la dépression qui domine la
scène. On a soulevé la question de savoir si l'alcool peut rem-
plir le premier de ces rôles sans aboutir au second : s'il existe
une excitation bienfaisante qui ne soit point compensée par la
dépression finale. Ce qui est certain, c'est que la profondeur de
l'état comateux est en proportion de la quantité de liqueur eni-
vrante qui a été absorbée. La dose optima, c'est-à-dire telle que
les effets nocifs sont insignifians, tandis que le bienfait d'une
excitation modérée subsisterait, correspond à une faible quantité
de liqueur diluée dans une assez grande masse d'alimens.
l'alcool, aliment ou poison. 911
II
L'alcool n'est pas seulement l'excitant de choix recherché par
une grande partie de l'humanité ; il est aussi un médicament :
pendant des siècles, il n'a été que cela. 11 est né dans quelque
officine arabe où, à l'aide d'une cornue improvisée, la distil-
lation du vin fut pratiquée pour la première fois vers le x® siècle
Il est resté jusqu'au xvi« siècle une préparation pharmaceutique
dont les apothicaires avaient le monopole. Ceux-ci, en 1514, par-
tagèrent leur privilège avec la corporation des vinaigriers d'où
sortit bientôt la corporation des distillateurs. — Arnaud de Vil-
leneuve et les premiers médecins qui en firent usage, lui attri-
buèrent des vertus merveilleuses, parmi lesquelles le pouvoir
« de retarder la vieillesse et de nourrir la jeunesse. » D'où le
surnom d'eau-de-vie qui remplaça le nom arabe d'alcool.
La propriété que possède cette eau-de-vie, employée à dose
convenable, d'exciter le système nerveux, d'activer la circulation,
d'élever la température, explique qu'elle se soit maintenue jusque
dans la pharmacopée moderne. En 1860, un médecin anglais
bien connu, R. B. Todd, essaya d'en systématiser l'emploi dans
le traitement des maladies fébriles et inflammatoires; et, en
même temps, un médecin de Paris, Béhier, en conseillait l'usage
dans les maladies où il se produit une dépression considérable
des forces. La potion de Todd, qui n'est autre chose qu'une dilu-
tion d'alcool, a été fort employée pendant longtemps et elle
subsiste encore dans l'arsenal thérapeutique. Mais l'alcool est
encore employé sous d'autres formes, et par exemple, comme
excipient et dissolvant. Les antialcoolistes et, notamment le doc-
teur Legrain, président de l'Union antialcoolique se sont élevés
contre cet usage abusif qu'ils appellent « l'alcoolâtrie thérapeu-
tique. » M. L. Jacquet a fait ressortir Fénormité des dépenses
qu'il impose chaque année à l'Assistance publique. Récemment
un conseiller municipal, M. Ranson, signalait l'augmentation
inquiétante de la consommation d'alcool dans les hôpitaux de
Paris. Elle a atteint, en 1901, le chiffre excessif de 500 hecto-
litres de rhum et de 620 hectolitres d'alcool.
Après l'alcool-excitant, l'alcool-médicament, il nous faut
examiner l'alcool-poison. Les antialcoolistes prétendent que
l'alcool est toujours un poison et qu'il n'est pas autre chose
912 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un poison. Ils lui refusent de pouvoir être jamais hygiénique,
jamais alimentaire, jamais inofîensif. — Selon la pure doctrine,
on commettrait un abus de mots quand on appelle boissons hygié-
niques et naturelles le vin, la bière et le cidre. Tous ces liquides
sont du poison dilué, comme l'eau-de-vie est du poison concentré.
C'est là une doctrine excessive que les physiologistes ne
sauraient ratifier. La nocivité d'une substance commence à un
certain point, au-delà d'une certaine dose limite. La toxicité est
tout aussi bien relative à la dose qu'à la substance. Et l'on a pu
dire sous une forme un peu paradoxale qu'il n'y avait pas de
substances toxiques, mais seulement des doses toxiques, ou même
des concentrations toxiques. Les exemples abondent : tous les
composés chimiques de l'organisme peuvent devenir nuisibles
s'ils sortent des proportions réglées. Les conditions physiques
donnent lieu à la même remarque. Il faut dans le milieu inté-
rieur, dans le sang, une certaine proportion d'eau, une certaine
proportion de chlorure de sodium, une certaine quantité d'oxy-
gène, un certain degré de chaleur : il n'en faut ni trop ni trop
peu. — Les conditions du milieu vital sont, comme on l'a dit,
des conditions de juste milieu. Si quelque élément s'écarte de la
règle, il agit d'une manière nuisible : il de\ient toxique par une
infraction à la loi de la mesure. — Il en est sans doute ainsi pour
l'alcool : — sa nocivité ne commence certainement qu'au delà
d'une certaine dose. En deçà, il reste une zone maniable où les
perturbations qu'amène sa présence restent contenues dans les
limites de l'oscillation physiologique : et l'on conçoit que l'effet
bienfaisant de l'excitation puisse subsister seul, l'effet nocif ne
commençant que plus loin.
Mais si ces absorptions anodines se répètent, l'effet nocif
pourra devenir sensible. A plus forte raison si la dose isolée est
déjà altérante. En d'autres termes la chronicité de l'alcoolisa-
tion peut produire des désordres; et ces désordres peuvent de-
venir considérables en proportion de ceux qui succèdent à un
excès isolé. En général, l'alcoolisation accidentelle qui ne va
point jusqu'à l'ivresse, et l'ivresse elle-même ne laissent pas de
traces, si elles ne sont point suivies de rechutes. Répétées, elles
conduisent aux désordres de Valcoolisme avéré, puis de Valcoo-
lisme chronique. Alors l'alcool se manifeste dans toute sa per-
versité. Il apparaît comme poison. Les troubles qu'il produit
sont de deux ordres : d'ordre physique et d'ordre moral.
l'alcool, aliment ou polson. 913
L'abus de l'alcool entraîne à un degré plus ou moins marqué
la déchéance morale du buveur. C'est un fait universellement
admis aujourd'hui que la criminalité suit le mouvement de
l'alcoolisme et grandit avec lui. Si la déchéance ne va pas jus-
qu'au crime, elle diminue l'homme dans son intelligence, dans
sa moralité, dans son caractère. Nous n'avons pas à tracer le
tableau de cette chute. Que signifie-t-elle sinon que l'alcoolisme
est une sorte d'empoisonnement moral?
L'alcool est aussi un poison manifeste pour l'organisation phy-
sique. — L'ivresse accidentelle présente bien tous les traits d'un
empoisonnement passager. — Le second échelon, V alcoolisme
avéré est, sans conteste, une intoxication générale et durable
qui ne laisse presque aucun organe parfaitement intact, tout en
portant son effort principal sur le cerveau et sur le foie. — La
troisième étape sur cette pente lamentable que descend le bu-
veur, c'est ['alcoolisme chronique. — Les altérations matérielles
atteignent tous les organes, les uns plus légèrement comme
l'appareil digestif dont la lésion ne se manifeste que par les
dyspepsies et la pituite ; les autres plus profondément comme
le cerveau. C'est parce que le cerveau est frappé que l'on voit
éclater le délire simple des buveurs, le délire avec tremblement
[deliriiim tremens),la. démence, la paralysie générale. Les alté-
rations du système nerveux se traduisent encore par le trem-
blement des extrémités, par les paralysies symétriques et par
la névrite multiple. La lésion caractéristique du foie est la
cirrhose.
Quant aux affections intercurrentes auxquelles l'alcoolique
est plus exposé que tout autre sujet, elles prennent chez lui une
gravité spéciale. Elles revêtent habituellement la forme céré-
brale. La tuberculose y trouve un terrain de choix. Ajoutons
que les fous se recrutent chez les alcooliques dans la proportion
de 20 pour 100 en moyenne. D'autre part, la postérité de ces
malheureux est affecté'e de tares innombrables.
III
Les notions qui précèdent sur le rôle excitant de l'alcool et
surtout sur son action toxique permettent d'aborder maintenant
le problème de l'alcool-aliment. Il fallait savoir auparavant qu'en
tant qu'excitant, l'alcool est extrêmement difficile à manier et à
TOME xin. — 1903. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenir dans les limites de l'innocuité, — Il fallait aussi être
prévenu que cette liqueur produit un empoisonnement plus ou
moins grave pour la santé si l'usage, même modéré, se répète
fréquemment et en dehors des repas (1).
On voit que l'habitude de l'alcool ne peut pas maintenir
l'organisme dans l'état d'intégrité normale et de parfait équilibre
qui constitue la santé, puisque les tissus dégénèrent et subissent
les processus de la stéatose et de la sclérose.
D'autre part, l'observation médicale enseigne quel est le
critérium d'un régime alimentaire normal, d'une ration d'en-
tretien. C'est précisément la permanence de la composition
normale des tissus, le maintien absolu de leur constitution.
L'alcool passé à l'état d'habitude dégrade l'organisme au lieu de
le maintenir. A moins, par conséquent, que toute la pathologie
de l'alcoolisme ne soit une fable, l'alcool ne peut faire partie
en proportion notable et d'une manière durable d'aucun régime
alimentaire d'entretien.
La question de l'alcool-aliment est donc résolue en ce qui
concerne l'alimentation habituelle. Et c'est là le seul point qui
intéresse le public. A moins qu'il ne s'agisse de quantités insi-
gnifiantes, il n'y a pas de place pour l'alcool dans l'alimentation
rationnelle.
Le problème qui intéresse les 'physiologistes est autre. Ils
n'envisagent que de courtes périodes. Ils cherchent à savoir
ce que deviennent de faibles quantités d'alcool dans des expé-
riences qui ne durent que quelques jours, non pour en tirer
un programme d'alimentation populaire, mais simplement pour
saisir le jeu et les secrets de la machine vivante.
S'il nous était permis d'écrire une préface pour une édition
nouvelle de l'article de M. Duclaux et de nous adresser à ses
lecteurs, voici ce que nous leur dirions : « Amis lecteurs, méde-
cins ou simples curieux, buveurs ou abstinens, ennemis ou par-
tisans de l'alcool, ne vous mettez pas en peine de ce qui est dit
dans les pages que vous allez lire. Ce n'est pas à vous qu'elles
s'adressent. Ne cherchez pas une règle de conduite dans ces expé-
riences américaines; il n'y en a pas. Comprenez bien que c'est
un jeu de physiologistes, un jeu savant, sans doute, d'un inté-
(1) Le régime quotidien de beaucoup d'ouvriers et d'employés, un litre et demi
de vin, deux apéritifs et deux petits verres, amène en quelques mois les désordres
organiques de l'alcoolisme. — Il en faut quelquefois beaucoup moins.
L*ALCOOL, ALIMENT OU POISON. 915
rêt doctrinal et théorique, mais qui ne s'adresse qu'à des initiés.
La question replacée sur son véritable terrain, examinons-
la. Une commission a été instituée par le gouvernement amé-
ricain pour éclairer une enquête sur l'alimentation et la nutri-
tion du peuple des Etats-Unis. Cette commission s'est fondue avec
la section physiologique de la Wesleyan University qui poursui-
vait un objet analogue. M. Atwater en a dirigé les travaux; il a
eu pour collaborateurs MM. Woods, Benedict, Rosa, Bryant,
Smith et Snell. Les recherches ont commencé en 1898.
Les expériences d'alimentation de courte durée sont sujettes
à de graves objections. Le critérium idéal d'un régime alimen-
taire normal, d'une ration d'entretien parfaite, c'est de maintenir
le corps du sujet, vivant et fonctionnant sans changemens dans
sa composition et sa constitution. Toutes les fois que l'on fera
l'épreuve d'une ration, c'est ce critérium qui permettra d'en juger
la valeur. Or, comme cette fixité est impossible à constater di-
rectement, on en juge par deux signes conventionnels : la per-
manence du poids du corps, l'invariabilité du poids de l'azote
dans l'organisme. En principe, ni l'un ni l'autre de ces signes
n'a de valeur probante. On pèse le sujet en expérience, on voit
que son poids n'a pas changé; d'autre part, on analyse les ali-
mens qu'il ingère et les déchets qu'il excrète, et on constate que
les uns et les autres contiennent autant d'azote, c'est-à-dire que
le sujet n'en a ni perdu ni gagné, qu'il est, en un mot, en
équilibre azoté. On conclut de ces deux faits que la constitution
de l'animal s'est maintenue au cours de l'expérience et, par
conséquent, que le régime alimentaire qui correspond à cet état
de choses est bien un véritable régime d'entretien.
La plus simple réflexion montre l'insuffisance de ces preuves.
La permanence du poids du corps est compatible avec tous les
changemens chimiques imaginables. C'est la loi fondamentale de
la chimie depuis Lavoisier. L'équilibre azoté est lui-même com-
patible avec un très grand nombre de réactions intéressant ou
non ces substances azotées. Les éléraens, le protoplasma, étant
composés de matière azotée, la perte de cette matière indiquerait
fatalement une destruction : mais la conservation du poids
d'azote n'indique pas l'invariabilité des tissus; elle pose seule-
ment une condition à leurs changemens.
Il y a un moyen d'atténuer l'erreur qui peut résulter de ce
principe vicieux, c'est de prolonger l'expérience. Si des change-
916 REVUE DES DEUX MONDES.
mens profonds avaient lieu, on est en droit de penser qu'à la
longue ils se manifesteraient. La prolongation de l'expérience,
malheureusement, est très difficile ou impossible. On ne fait pas
d'expériences longues. Les recherches américaines n'échappent
pas plus que les expériences antérieures à ce défaut.
Atwater et ses collaborateurs remplacent dans la ration de
l'homme des alimens gras ou féculens, par de l'alcool sous forme
de vin ou d'eau-de-vie. Ils fournissent au sujet de l'expérience
100 grammes d'alcool par jour aux lieu et place d'un certain poids
de beurre et de légumes, par exemple de 46 grammes de beurre
et de 56 grammes de féculens; ils constatent que le sujet se
maintient avec le nouveau régime dans la même condition, dans
le même parfait équilibre qu'auparavant, — et qu'ainsi l'alcool
est un aliment équivalent aux graisses, aux sucres et aux fari-
neux. — En quantité, un gramme d'alcool équivaut à ls'",66 de
sucre, à \^^,ii d'albumine (viande), à 0^'',73 de graisse.
Telle est la conclusion de ces expériences. M. Duclaux les
célèbre trop. Il leur donne trop de louanges. Il va jusqu'à dire :
« Il n'y avait pas de doctrine. La science n'avait pas étudié cette
question. » C'est être injuste pour Voit et toute l'école de Mu-
nich, pour Pfliiger et l'école de Bonn, pour Zuntz à Berlin, pour
Chauveau à Paris, en un mot pour tous les physiologistes qui,
depuis vingt-cinq ans et plus, exécutent et répètent des expé-
riences, exactement instituées de la même manière. Il n y a rien
de nouveau ni d'original dans les recherches de la commission
américaine, sinon l'instrumentation qui est d'une richesse et
d'une complication rare, et le fait que l'épreuve porte sur
l'homme, au lieu de porter sur les animaux. — Le sujet vit dans
un calorimètre meublé, il y mange, il y dort, il y travaille, il y
fait de la bicyclette. La paroi est formée de deux plaques métal-
liques entourées de trois murailles de bois. La température est
maintenue constante : la chaleur est enlevée par un courant
d'eau dont réchauffement est mesuré électriquement au pont de
Wheatstone. Un galvanomètre renseigne sur l'inégalité de tem-
pérature des enceintes : l'expérimentateur y pare au moyen de
fils électriques et de tubes à eau froide qu'il met en jeu sans
quitter sa table. La ventilation est appréciée, réglée électrique-
ment. Il y a des congé leurs. 11 y a des pompes-compteurs. L'ap-
pareil est admirable. C'est un appareil de milliardaire.
L'expérience permet d'établir le bilan de la matière et de
l'alcool, aliment ou poison. 917
l'énergie. On sait tout ce qui entre; on analyse et mesure tout
ce qui sort. L'énergie mesurée en chaleur dans le calorimètre
est confrontée avec celle qui est calculée au moyen du bilan de
la matière. On les compare: l'accord existe au millième. Le bud-
get des États-Unis n'est pas mieux réglé : on trouve 9102 calo-
ries d'un côté, 9 239 de l'autre. Mais, tout de même, lorsque,
avec M. J. Lefèvre, l'on regarde les chiffres de près, on éprouve
certains étonnemens. Tout le carbone retenu est évalué en
graisse et donne le chiffre 623. On peut se demander pourquoi
on ne l'évalue pas en glycogène. Alors le chiffre serait réduit de
moitié. Ce serait le déficit, le hideux déficit.
Il y a deux intéressantes questions de théorie engagées ici :
celle du rôle thermique de l'aliment, et celle des bornes de l'iso-
dynamie. Il est piquant de remarquer qu'un lecteur de la Revice
des Deux Mondes est aussi bien renseigné que personne sur ces
questions s'il a lu avec attention une étude sur la physiologie
de l'alimentation publiée dans le numéro du l®"" novembre 1898.
Il n'ignore pas, non plus, que les expériences antérieures de
von Noorden et de ses élèves, Stammreich et Miura, avaient
abouti à un résultat exactement contraire à celui d'Atwater. Il
en résultait que l'alcool ne peut pas être substitué, dans une
ration d'entretien, à une quantité exactement isodyname d'hy-
drates de carbone. Si l'on opère cette substitution, la ration,
naguère capable de maintenir l'organisme en équilibre, devient
insuffisante. L'animal diminue de poids ; il perd plus d'azote par
ses excrétions qu'il n'en récupère par son régime. Une telle
situation prolongée deviendrait insoutenable. Elle est la condam-
nation de l'opinion que l'alcool équivaut isodynamiquement aux
autres alimens.
Les expériences de Chauveau concluent dans le même sens.
M. Chauveau substitue dans la ration du chien 48 grammes
d'alcool à 84 grammes de sucre, quantité théoriquement capable
de fournir autant d'énergie et de chaleur, et l'animal n'a pu
tenir son équilibre ; il a perdu du poids ; il a fourni moins de
travail.
L'expérience d'Atwater donne un résultat contraire à ceux-
là. La question reste pendante. Qui a tort? Qui a raison? Au
point de vue pratique, le résultat est indifférent.
A. Dastre;.
LE DOCTEUR SCHAEPMAN
Le docteur Schaepman vient de mourir à Rome d'une maladie de
cœur dont il était atteint depuis de longues années déjà. Avec lui dis-
paraît un des types les plus caractéristiques et en lui s'éteint un des
hommes les plus représentatifs de la Hollande contemporaine. Son
nom, peu répandu à l'étranger, même en France où il se plaisait et à
Paris où il fît de fréquens séjours (1), ne dit que très imparfaitement la
place considérable qu'il prit de bonne heure et qu'U tint durant plus
d'un quart de siècle dans l'histoire politique et aussi dans l'histoire
littéraire de son pays. Prêtre cathoUque, professeur au séminaire de
Rijsenburg, député à la Seconde Chambre des États-Généraux, chef
du parti ou d'une fraction importante du parti catholique, le docteur
Schaepman était à la fois un grand théologien, un grand orateur, un
grand tacticien parlementaire ; et, quoique l'on en discutât, comme
c'est le lot de tous ceux qui font preuve de talens très éminens en
des genres très divers, U passait en outre pour être un grand poète,
l'un des plus grands que les Pays-Bas aient eus depuis Vondel.
Il savait bien que la jeune école souriait de cette réputation qu'une
plus vieille lui avait faite, mais U s'en consolait en riant largement
des sourires de la jeune école. Il n'en continuait pas moins de mar-
cher, dans sa force, et l'on eût dit que c'était la Hollande même qui
marchait. Physiquement et moralement, il en symbolisait, U en tra-
duisait, il en exprimait la solidité simple et saine. De haute taille, un
peu pesant; les cheveux rares, de nuance indécise entre le blond et le
roux; les yeux clairs, sous leurs gros sourcils, ni bleus ni verts der-
rière les lunettes à branches d'or, couleur d'eau de mer, si j'ose ainsi
parler ; le nez puissant, charnu, aux ailes ouvertes et mouvantes ; la
(1) Le dernier, pour assister au congrès organisé par M. Etienne Lamy, et y
défendre la liberté d'association.
LE DOCTEUR SCHAEPMAN. 919
bouche hardiment fendue pour la tribune et pour la table ; la lèvre
supérieure épaisse, tendue, creusée, au milieu, d'un pU profond; deux
autres plis aux deux coins de la lèvre inférieure, proéminente, élo-
quente jusque dans le silence et gourmande même au repos ; puis,
terminant et achevant la figure, et comme la marquant du sceau
canonical, la chute douce et molle d'un double ou triple menton : tète
au front osseux, aux joues pleines, posée droit sur les épaules carrées ;
de longs bras, de longues jambes, tout un long corps s'avançant avec
le dandinement, le balancement cliché dans les moelles, imprimé aux
muscles de la race par l'hérédité d'on ne sait combien de générations
de matelots ; tel apparaissait le docteur Schaepman, et tel il se retrouve
dans le beau portrait qu'a fait de lui l'habile dessinateur et graveur
Jan Veth. Ces traits nettement accusés, et comme soulignés d'un
accent si franc, si originaux et si nationaux tout ensemble, étaient
populaires dans les rues de La Haye ou d'Utrecht, non moins que le
chapeau plat de feutre noir souvent cabossé et la redingote ecclé-
siastique du docteur (je ne l'ai vu en soutane qu'une seule fois, au
couronnement de la reine Wilhelmine); chacun le connaissait, le
reconnaissait, et le saluait ; au surplus, quiconque eût eu l'envie de
lui manquer de respect, eût bien fait de ne pas lui en manquer de
trop près. Un jour, quelque anticlérical du trottoir s'amusait à le
suivre, en l'apostrophant : « Hé, petit père I » A la fin, impatienté, le
docteur Schaepman se retourna : « Père, dit-il, oui, sans doute ; mais
pas petit! » Et de sa lourde main il joignit à la leçon un soufflet qui
dut la faire parvenir à destination.
Sa vie pohtique fut très laborieuse et remplie de discours et
d'actes. Un fait, il n'est pas excessif de dire un événement, la domine
toute : l'entente, l'accord entre le théologien, l'orateur, le tacticien
cathohque qu'était le docteur Schaepman et cet autre théologien, ora-
teur et tacticien, cet agitateur et cet organisateur incomparable, —
mais protestant, calviniste, celui-là, — qu'est le docteur Kuijper; l'al-
Hance que leurs adversaires communs ont pu qualifier de » mons-
trueuse, » Mons ter- Ver bond, mais dont il ne serait pas difficile de
dégager les principes et qui, à y regarder mieux, n'est pas si mons-
trueuse, mais, au contraire, la plus naturelle, la plus rationnelle que
l'un et l'autre pussent conclure, s'ils ne s'alliaient pas pour faire de la
théologie, mais pour faire de la pohtique. Préoccupés l'un et l'autre des
questions sociales, hostiles l'un et l'autre au « hbéralisme » entendu
comme peuvent l'entendre des théologiens d'une Éghse quelle qu'elle
soit et considéré, à travers toutes ses transformations ou tous->ses
920 REVUE DES DEUX MONDES.
travestissemens, comme l'esprit de la Révolution française, — c'est-
à-dire, pour des croyans, des traditionalistes et des autoritaires,
comme l'Esprit même du Mal déchaîné dans le monde moderne, —
ce qui les séparait était peu de chose auprès de ce qui les portait à
s'unir; et, puisqu'il s'agit ici de deux théologiens, d'un prêtre et d'un
pasteur, je me garderai d'ajouter que le succès les a justifiés, cette
sorte de justification ne suffisant pas pour eux ; mais pourtant le
succès vint démontrer bien vite qu'au moins au point de vue pure-
ment politique, ils ne s'étaient pas trompés.
Comment ne me rappellerais-je pas l'après-midi du 23 octobre 1890
où, dans son cabinet de Prins-Hendrikskade, à Amsterdam, le docteur
Kuijper me tint un langage assurément nouveau pour un Français de
la troisième République ? Élu député peu auparavant, il s'était aperçu,
dès son entrée au Parlement, que son heure n'était pas encore venue
et n'avait pas tardé à s'en retirer afin de continuer et de redoubler sa
propagande par l'enseignement et par la presse. Il se contentait donc
de soutenir du dehors le premier ministère anti-révolutionnaire, mêlé
de calvinistes et de catholiques, formé par le baron Mackay, et dont
M. de Savornin-Lohman, alors son confident intime, était le membre
le plus influent. Comme je lui demandais, non sans quelque ingénuité,
si le mouvement rehgieux qu'il avait provoqué et qu'U dirigeait était
tout à fait exempt d'une arrière-pensée politique : « Nous sommes,
répondit vivement le docteur Kuijper, comme les huguenots du
XVI® siècle; nous, calvinistes, nous avons toujours été en même temps
des hommes de foi et des hommes politiques. Notre centre d'action
étant dans le peuple et notre force dans les petits, dans les humbles,
nous ne craignons pas de faire route, au besoin, avec les radicaux et
même avec les socialistes; car enfin tous ces ouvriers, tous ces
paysans de Hollande, qui valent mieux que beaucoup de comtes et
de barons, nous ne pouvons pas les laisser croupir éternellement dans
la misère : cela ne se doit ni ne se peut, cela n'est ni juste ni possible.
Cependant nous sommes et nous nous disons anti-révolutionnaires, ce
qui signifie, à la lettre : « opposés à l'esprit de la Révolution. » Non pas
que nous n'acceptions ce qu'il y a de bon dans l'esprit de la Révolu-
tion française, mais nous ne l'acceptons qu'en le faisant dériver d'une
autre source que la source révolutionnaire. En notre qualité de cal-
vinistes, nous sommes des hommes d'ordre et de progrès, et, à cet
égard, vous ne saurez jamais tout ce que la France a perdu par la
révocation de l'Édit de Nantes. Il est de l'essence de notre foi, qui
s'appuie sur le Ubre examen des textes, de développer l'indépen-
LE DOCTEUR SCHAEPMAN. 921
dance personnelle, de donner plus de ressort à l'esprit et plus de
trempe au caractère. Mais si nous sommes des hommes de progrès,
nous sommes aussi des hommes d'ordre. Il y a, au-dessus de toutes
les divisions, des choses sur lesquelles il ne faut pas permettre de
porter la main; et c'est pourquoi nous sommes, ici, alliés avec les
catholiques, qui, d'ailleurs, ne sont pas les mêmes en Hollande qu'en
d'autres pays ; qui, vivant au milieu de nous, se sont pénétrés de
nos mœurs, et ne ressemblent nullement, par exemple, aux catho-
liques belges. » — Ainsi parla le docteur Kuijper, accoudé sur le
grand pupitre, recouvert d'une riche étoffe, où la Sainte Bible était
posée.
Quelques jours après, à La Haye, le D'' Schaepman me tenait, dans
le parloir, dans la Sprechtkamer de la Seconde Chambre, quoique sur
un autre ton, un langage à peu près pareil : « C'est en 1853, me dit-U,
que la hiérarchie catholique a été rétabhe dans le royaume des Pays-
Bas. Les évêques sont alors rentrés et ils sont restés, malgré la véri-
table tempête d'intolérance qui s'est déchaînée contre eux. Les catho-
hques ont recommencé à sentir leurs forces, qu'une circonstance est
venue dv reste les aider à organiser et à discipliner. L'enseignement
des Universités, des anciennes Facultés de théologie protestantes, avait
versé dans le rationalisme allemand, notamment à Groningue, à
Leyde et à Utrecht. On y subissait très docilement l'influence des
écrits du docteur Strauss et des exégètes ses disciples. Néanmoins,
tant que ce rationalisme fut modéré, les calhohques ne récriminèrent
point, et tous les protestans se résignèrent ou se turent. Mais il s'ac-
centua bientôt, et si fort que, d'un côté et de l'autre, on convint
qu'il ne pouvait plus être supporté. Il se forma donc comme une
union spontanée, et toute naturelle, des catholiques et des protestans
non rationalistes. D'un côté et de l'autre, on se dit qu'après tout, on
avait un fonds de croyances commun, et que, ce fonds commun, il le
fallait préserver de toute atteinte. Les choses allèrent donc ainsi, pra*
une sorte d'entente tacite, et comme d'elles-mêmes, jusqu'à la revi-
sion constitutionnelle de 1887. C'est à ce moment-là que l'on ouvrit,
entre cathohques et protestans, des pourparlers. Réduits à leurs
seules forces, les cathohques eussent été battus presque partout, hors
dans les deux provinces catholiques, où ils peuvent, en toute circon-
stance, compter sur seize ou dix-sept sièges. Et quant aux protestans,
à eux seuls, eux non plus- ils n'eussent pas eu de bien grandes chances
de succès. Comme les élections approchaient cependant, il devenait
urgent d'adopter un plan de campagne et de décider sur qui, de ca-
922 REVUE DES DEUX MONDES.
thoiique à protestant anti-révolutionnaire ou de catholique à libéral
imbu de l'esprit Révolutionnaire, et inversement, on reporterait ses
voix en cas de ballottage Chaque parti ayant fait ses déclarations, on
releva les points sur lesquels il n'y avait pas de divergence; on ré-
solut de faire front contre l'ennemi commun de la croyance commune,
cet esprit révolutionnaire en quoi se ré ?umait et se condensait tout le
libéralisme, rose ou rouge; et. à la suite du doctei^ Kuijper et de
M. de Savornin-Lohman, leur théologien et leur juriste, les calvinistes
sous le nom, relevé et renouvelé, de parti protestant anti révolution-
naire, opérèrent leur jonction avec les catholiques démocrates on
sociaux qui voulaient bien me suivre. L'alHance, officieuse à son
origine, ne tarda pas à devenir officielle. Le résultat de cette action
concertée fut, en effet, que nous obtînmes une majorité de dix voix
(sur cent membres) dans la Seconde Chambre, et qu'en conséquence,
sous la direction du baron Mackay, un cabinet prit le pouvoir, dont
on dit que c'est un cabinet anti-révolutionnaire, mais où les catho-
liques ont plusieurs portefeuilles. »
C'est dans ces conditions que fut conclu ce Monster-Verbond qui,
pour la seconde fois, après un interrègne Libéral, rempli pai les mi-
nistères Van Tienhoven-Tak van Poortvliet et Roëll-Van Houten,
vient de ramener au gouvernement les anti-révolutionnaires, avec
leur chef lui-même, et qui dure depuis lors, à travers tant d'épreuves,
sans que sa stabiUté ait été ébranlée. A la prompte conclusion et au
long maintien du traité, a certainement et grandement contribué la
vive estime que s'étaient vouée réciproquement le docteur Schaepman
et le docteur Kuijper. Il se pouvait que la sincérité n'en exclût pas la
clairvoyance et que la chaleur des sentimens s'accompagnât et dût
s'accommoder de la liberté du jugement. Il se pouvait que le docteur
Schaepman, dans l'intimité, reprochât au docteur Kuijper son goût
pour les vastes programmes, et que le docteur Kuijper répliquât non
moins amicalement : « Le docteur Schaepman? c'est un poète! » L'un
et l'autre sentait et savait pourtant combien ils étaient nécessaires l'un
à l'autre, et en quelque façon, étant donnée la situation des partis en
Hollande, complémentaires l'un de l'autre. Au surplus, cette estime
affectueuse et confiante, non seulement les amis poUtiques du docteur
Schaepman la lui avaient vouée, mais ses adversaires mêmes ne la
lui marchandaient pas. Au premier dîner où il m'invita, — un de ses
dîners fameux de chez Van der Pijl, — se' coudoyaient fraternelle-
ment, sous la paternité du bon docteur, M. de Savornin-Lohman,
ministre de l'Intérieur et l'un des chefs des anti-révolutionnaires,
LE DOCTEUR SCHAEPMAN. 923
M. Van Houten, chef de l'un des groupes libéraux; et je ue suis pas
bien sûr que, ce soir-là, le chef des radicaux, M. Kerdijk, ne fût pas des
nôtres; nous eûmes, en tout cas, une autre occasion de nous rencon-
trer. Imaginez, en France, M. Méline, M. Clemenceau, et M. Jaurès,
par exemple, assis à la table de M. l'abbé Lemire, et y devisant des
affaires du jour! — La grande affaire du jour était la maladie du Roi
et la proclamation de la régence.
Je ne revis le docteur Schaepman qu'au mois de février 1894, lors
de la discussion de la réforme électorale. Cette discussion n'était pas
sans lui causer quelques embarras ou même quelques inquiétudes.
Personnellement, il pensait qu'il y avait au moins une raison décisive
d'étendre largement le droit de suffrage : et c'est qu'il est d'une sage
politique de céder avec grâce ce que l'on se ferait arracher de force
en résistant. Il y en avait, ajoutait-U, une autre raison meilleure
encore, et c'est qu'au fond de tout ce débat, et derrière toutes ces
questions, on retrouvait toujours une seule et même question, la
question sociale. Catholique démocrate ou cathoUque social, il ne
pouvait pas hésiter, et, dès lors que le droit de suffrage était suscep-
tible de préparer des solutions justes, légales et pacifiques à la ques-
tion sociale, il devait être pour le droit de suffrage. Mais il s'en fallait
de beaucoup que tous les catholiques le suivissent; et, d'autre part, du
camp libéral, on insinuait, non sans fondement peut-être, que sa
position dans l'Église et devant le clergé était compromise, difficile
depuis la mort de son cousin, l'archevêque d'Utrecht, qui jusque-là
avait couvert, sinon encouragé ou approuvé ses hardiesses. Il en était
de même, disait-on, de sa position politique. « Une circonscription
purement catholique n'élirait jamais le docteur Schaepman, excepté
dans rOver-Yssel, son pays natal, où il passe pour le plus grand
homme qui ait existé depuis deux siècles ; » mais c'était sans doute
quelque chose, d'être prophète en son paysl Pour qu'il le fût davan-
tage, avec plus d'éclat, et incontestablement aux yeux de tous, pour
qu'il eût ailleurs, et au centre même de l'ÉgHse catholique, le point
d'appui qui lui manquait en Hollande, le docteur Kuijper désirait, —
est-ce commettre une indiscrétion que de le révéler maintenant? —
que le docteur Schaepman fût créé cardinal. « Éminence, » il ne le
serait jamais; mais plus tard, du moins, il fut « Monseigneur, » et ce
titre le revêtit, dans la hiérarchie, d'une autorité extérieure égale à
celle d'autres prêtres qui étaient loin d'avoir, dans la politique, son
autorité personnelle.
A ee moment, en 1894, le docteur Schaepman refusait de signer le
924 REVUE DES DEUX MONDES.
manifeste des députés catholiques, et s'expliquait en ces termes dans
une note rédigée à Paris, en français, et qui ne fut peut-être pas
publiée, mais dont il m'avait remis et dont j'ai conservé la minute
originale : « Le docteur Schaepman a refusé de signer ce manifeste
parce que, pendant la revision constitutionnelle de 1887, il avait
reconnu que l'article 80, tout en excluant le suffrage universel propre-
ment dit, permettait une extension du droit électoral qui y confine-
rait. Pendant la discussion sur les lois électorales du ministre Tak, il
avait déclaré à la Chambre à plusieurs reprises, et notamment encore
le 6 mars dernier, que les projets n'étaient pas en désaccord avec la
Constitution. Pendant tout le débat, il a été partisan d'une conciUation.
C'est à cause de cela qu'il a voté un amendement qui levait chez
beaucoup de membres, même parmi les catholiques, leurs scrupules
constitutionnels. Après la dissolution, le temps des conciUations et des
compromis était passé. Il fallait dire pour ou conù^e. Le docteur
Schaepman, ne pouvant dii^e contre, a dit « carrément » pour. Il ne
pouvait faire autrement, s'U ne voulait renier une conviction bien
fondée et sérieuse. »
Le différend, heureusement, s'arrangea; et quand j'allai enfin
revoir le docteur Schaepman, lors du couronnement de la reine Wil-
helmine, dans l'été de 1898, il me parut rasséréné, rajeuni, réchauffé
de toute la ferveur orangiste, rayonnant de toute la joie patriotique. Il
venait d'écrire sa cantate à la « Dame des Pays-Bas» et s'épanouissait
dans sa victoire. Surtout, il avait foi dans le triomphe futur et prochain
de ses idées ; et il ne cessait de me le répéter, pendant nos longues
promenades à travers cette admirable banheue d'Utrecht, toute verte
et toute fleurie en cette admirable saison. Plus favorisé que tant
d'autres, il aura vu ce triomphe avant de mourir; mais il est mort
prématurément de toute manière ; et sa perte pourrait n'être pas sans
conséquences graves pour la fortune de son parti et pour les desti-
nées de son pays.
Charles Benoist.
REVUE LITTÉRAIRE
MADAME DE STAËL ET NAPOLEON
Ce qui expliquerait, s'il en était besoin, la curiosité passionnée qui
nous reporte vers les souvenirs de l'époqiie napoléonienne, c'est que
plus on ramène sur elle notre attention, plus nous nous apercevons
combien elle nous réserve de surprises. Sur presque tous les points,
il faut substituer l'histoire à la légende; tel a été l'objet des curieux
travaux qui se sont multipliés en ces derniers temps, sans lasser
l'intérêt. A son tour, M. Paul Gautier vient de consacrer au différend
de M"'' de Staël et Napoléon (1) une étude qui jette sur cet épisode
un jour tout nouveau. Ce livre, remarquable par l'abondance et la
précision de renseignemens, dont beaucoup étaient inédits, l'est aussi
bien par l'art de l'exposition. M. Paul Gautier sait conter et il sait
peindre. Les portraits qu'il a semés dans le récit, ceux d'un Necker,
d'un Fouclié, d'un Bernadotte, sont d'une touche juste, fine, spiri-
tuelle. La figure de M"'^ de Staël apparaît en plein relief : voilà bien
cet incurable ennui dont elle souffre et qui la jette dans toute sorte
d'agitations, cet orgueil, cette personnalité exubérante, ce besoin de
tout rapporter à soi, et aussi ce courage, cette énergie, cet amour vrai
des idées, cette noblesse d'âme, ce continuel progrès, cette sorte
d'ascension vers un idéal supérieur. Le nouvel historien de ce duel
fameux a su conserver à la question elle-même toute son ampleur ;
en outre, les vues qu'il nous ouvre de plus d'un côté nous aident
(1) Paul Gautier, M"" de Staël et Napoléon, 1 vol. in-8' (Pion). — Cf. Lucie
Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, 2 vol. iii-12 (Paris, Fischba-
cher; Genève, Eggiman).
926 REVUE DES DEUX MONDES.
à mieux comprendre certains aspects du gouvernement de Napoléon.
Si l'on s'en rapportait au témoignage de M""" de Staël, elle aurait été
dès le premier jour l'ennemie de Bonaparte; elle aurait deviné son
ambition, prévu son despotisme; elle aurait aperçu tout de suite
l'attitude qu'il lui convenait de prendre et choisi le rôle qu'elle se
devait à elle-même de jouer en face du tyran; elle aurait jusqu'au
bout persévéré dans son hostilité irréconciliable. Nous, d'autre part,
apercevant à distance Napoléon à travers tout l'appareil de sa gloire,
il nous semble que la lutte dut être prodigieusement inégale entre
une femme qui n'a pour elle que son éloquence, et le souverain que
la France adore, devant qui tremble l'Europe et qui dispose du dé-
vouement aveugle de ses agens et de l'organisation incomparable de
sa poUce!... Ce sont autant d'erreurs. A cette conception simpUste et
qui fige les personnages dans un rôle arrangé après coup, M. Paul
Gautier substitue la réalité complexe, variée, mouvante, vivante et
singulièrement plus curieuse.
Il s'en faut que M""* de Staël ait débuté par haïr Bonaparte, puis-
que au contraire elle commença par faire de lui son idole. Doit-on
croire qu'elle ait éprouvé à son égard un sentiment différent de l'es-
time, plus tendre et plus passionné ? Elle avait écrit au général d'ItaUe,
qu'elle ne connaissait pas encore, des lettres où elle le comparait
à Scipion-'et à Tancrède. « Il semble même, dit M. Gautier, qu'elle
ait dépassé les termes ordinaires de l'admiration. Bonaparte était
très épris de sa femme et M™^ de Staël lui aurait écrit que « c'était
une monstruosité que l'union du génie à une petite insignifiante
créole, indigne de l'apprécier ou de l'entendre. » Plus tard Joseph
disait à son frère : « Si vous montriez pour eUe seulement un peu de
bienveillance, elle vous adorerait. » Ce sont là propos sans consi-
stance et vagues on-dit. Et c'est dans cet ordre de sentimens qu'il
faut se garder de rien affirmer ou même de rien insinuer ! Comparer
un général à Scipion, fût-ce à Tancrède, ce n'est pas tout à fait la
même chose que le prier d'amour. Il est tout naturel que M""® de Staël
ait voulu complimenter dans la phraséologie du temps celui qui avait
si bien mérité les éloges même les plus emphatiques.
Ce qui ne fait pas doute, c'est qu'elle ait ressenti pour le jeune
vainqueur l'enthousiasme le plus vif. EUe était romanesque, elle
aimait la gloire ; ce qu'il y avait d'étrange et d'énigmatique dans la
figure de Bonaparte contribuait encore à la séduire. EUe l'admirait,
après la campagne d'ItaUe; après la campagne d'Egypte, eUe en
raffola : U lui apparut comme un personnage fabuleux, ce fut son
REVUE LITTÉRAIRE. 927
héros. Autant que de gloire, M""* de Staël était éprise de liberté, et
comment ne pas croire que la cause de la liberté eût en Bonaparte son
plus ferme champion? C'est sur lui qu'on pouvait compter pour ter-
miner la Révolution, c'est-à-dire pour mettre un terme au règne de
l'arbitraire, à la série des coups de force, et assurer définitivement le
jeu des institutions républicaines. Aussi M""* de Staël est-elle au pre-
mier rang dans ce parti de l'Institut qui applaudit au 18 brumaire.
Renseignée sur les événemens qui se préparaient, elle accourt de
Coppet. M™* de Staël rentrant à Paris le soir du 18 brumaire et se
croisant sur la route avec Barras qu'une escorte de dragons recon-
duit à sa terre de Grosbois, c'est un de ces spectacles où se complaît
l'ironie de l'histoire. Le 19, Benjamin Constant, qui s'est hâté de courir
à Saint-Cloud, lui envoie des messages d'heure en heure. Elle apprend
que les grenadiers conduits par Murât ont envahi l'Orangerie, que les
représentans se sont enfuis par la fenêtre. Alors «je pleurai, dit-elle,
non la hberté, elle n'exista jamais en France, mais l'espoir de cette
Uberté sans laquelle il n'y a pour le pays que honte et malheur. ^>
Le fait est qu'elle pleura de joie : la liberté triomphait 1 Rien n'égale
désormais l'ivresse, l'enchantement de M""* de Staël : Bonaparte est
premier consul et Benjamin Constant est tribun !
Durant toute cette période, M™" de Staël ne cesse de poursuivre
Bonaparte de ses assiduités. Elle va au-devant de lui, elle l'invite, elle
le provoque, elle s'arrange pour se trouver partout sur son passage.
Le rêve qu'elle avait conçu apparaît avec évidence et dans toute sa
profondeur de naïveté. Hantée du désir de jouer un grand rôle, elle
avait fait choix de Bonaparte pour gouverner d'après ses inspirations :
elle aurait été la tête, il aurait été le bras. Son malheur fut que Bona-
parte perça tout de suite ses intentions et se soucia aussi peu que
possible de les réaliser. Outre qu'il n'aimait pas ce genre de femmes,
il redoutait qu'une telle alliée ne fût pour lui singulièrement compro-
mettante. Tout en la ménageant, il mit à la fuir autant de soin qu'elle
en apportait à le rechercher. N'ayant pas réussi à plaire, M°^® de Staël
essaya de se faire craindre. Ce fut le secret de l'intrigue ourdie avec
Benjamin Constant et qui aboutit au discours que celui-ci prononça au
Tribunat contre Bonaparte. L'effet fut immédiat, mais très différent
de celui qu'avaient escompté les conjurés. Le soir même, M'"^ de Staël
donnait un dîner en l'honneur de Constant : en quelques heures, elle
reçut dix lettres d'excuse. Elle apprit avec étonnement la colère de
Bonaparte, elle s'aperçut avec stupeur que le vide se faisait autour
d'elle. L'intimidation ne lui avait pas réussimieux que la coquetterie :
028 REVUE DES DEUX MONDES.
elle fut atterrée. D'ailleurs les mécomptes allaient se succéder rapides
et cruels. Les desseins de Bonaparte se découvraient : ils tendaient
sûrement au pouvoir personnel. Sa plus grande désillusion, ce fut
de le voir signer le Concordat. Elle ne lui reprochait pas de recon"
naître une religion d'État; mais que cette religion d'État fût le catho-
licisme, c'est le coup auquel elle ne s'attendait ni ne se résignait. EUe
s'était expliquée sur ce point de façon fort nette, quatre ans aupara-
vant, dans le livre : Des circonstances actuelles, que les événemens de
Brumaire l'avaient empêchée de publier. EUe y proclamait la néces-
sité de restaurer en France l'idée religieuse; mais « en bonne cal-
viniste, » disait-elle, elle proposait d'établir comme religion d'État
la religion protestante. Elle exposait longuement les raisons de ce
choix. La religion catholique donne trop d'importance au dogme
qui choque les principes de la raison ; son sort est intimement Hé à
celui de l'ancienne monarchie: elle rappelle des souvenirs détes-
tables comme celui de la Saint-Barthélémy. Au contraire, la reli-
gion protestante assure la plus grande place à la morale; elle est
l'ennemie de la royauté qui l'a persécutée ; par l'organisation même
de son culte et de ses ministres, elle s'inspire des grands principes de
liberté et d'égalité. Le protestantisme devenu rehgion d'État sera la
plus formidable machine de guerre qu'on ait jamais dirigée contre le
cathoUcisme et ses alliés. « Je dis aux républicains, écrivait M"'® de
Staël, qu'U n'existe que ce moyen de détruire l'influence delà religion
catholique. Alors l'État aura dans sa main toute l'influence du culte
entretenu par lui, et cette grande puissance qu'exercent toujours les
interprètes des idées religieuses sera l'appui du gouvernement répu-
blicain. » L'effondrement était complet. M™* de Staël était à la fois
déçue dans ses rêves d'ambitieuse, dans ses croyances de libérale,
dans ses sympathies de protestante. Il lui restait à engager les hosti-
lités contre l'ennemi qui lui avait été si cher. Elle va se jeter dans ce
parti désespéré avec l'impétuosité qui lui est naturelle ; toutefois, dans
son attitude nouvelle on retrouve la trace des sentimens anciens. Si
elle n'est pas Hermione poursuivant Pyrrhus de sa vengeance, elle est
Clorinde harcelant Tancrède de ses coups. Chaque fois que Bonaparte
reconnaît sa main dans les blessures faites à son pouvoir, elle en
éprouve une sorte de satisfaction. EUe consent qu'iï la persécute,
mais non pas qu'il l'ignore. EUe préfère la haine à l'indifférence. EUe
est femme.
Chacun des livres de M""^ de Staël ne sera qu'un épisode de salutte
contre Bonaparte : cela fait l'unité de son œuvre. C'est un des points
REVUE LITTÉRAIRE. 929
que M. Paul Gautier a le mieux vus et mis en lumière. « Toutes les
fois qu'on examine un de ses ouvrages, U faut bien se pénétrer de
cette idée : tout livre de M""* de Staël est un acte. Elle n'écrit pas
pour chanter, mais pour penser et agir. Cette formule convient à ses
romans mêmes, à Delphine, à Corinne; elle s'applique mieux encore
au livre De la littérature. Tel qu'il est et paraissant à son heure, c'est
plus qu'un acte, c'est un véritable manifeste. » M""" de Staël y soutient
cette thèse de la perfectibilité, dans laquelle les philosophes du
xviii^ siècle avaient mis toutes leurs complaisances; elle y appelle la
philosophie et l'éloquence au soin de diriger les États; elle humilie le
prestige de l'esprit militaire devant l'éclat des lumières de la raison ;
elle ralhe le parti des idéologues. C'est le mérite de M""' de Staël
d'avoir fait entrer dans le roman la discussion des questions sociales
et son originalité, d'y avoir, la première, fait entendre certaines récla-
mations ; seulement ces réclamations n'étaient pas du goût de Bona-
parte, et, sur toutes les questions qu'elle soulevait, elle se trouvait en
opposition formelle avec lui. Il voulait rendre à la société un peu de
cet ordre, et de cette régularité que dix années de troubles succédant
à une époque de relâchement lui avaient si bien fait perdre ; c'était le
moment que l'auteur de Delphine choisissait pour proclamer en face
de la société les droits de l'individu et notamment son droit au bon-
heur ! Il constatait les ravages faits par l'extrême fréquence du divorce
et il travaillait à faire disparaître de la législation cette cause d'immo-
ralité : c'est le moment que choisissait M'"* de Staël pour faire l'apo-
logie du divorce ! Ajoutez qu'elle opposait les vertus du protestantisme
aux erreurs du cathohcisme, qu'elle vantait les bienfaits de la liberté,
et enfin qu'elle louait les Anglais! Ce panégyrique de l'Angleterre
recommence de plus belle dans Corinne, où la frivoHté des Français,
personnifiés par le comte d'Erfeuil, est raillée en contraste avec le
sérieux des Anglais représentés par le digne Oswald ; cela, au moment
où la lutte de Napoléon contre l'Angleterre était le plus âpre I M™* de
Staël y montrait encore que sans hberté, sans institutions, il n'y arien
qui exalte les cœurs; qu'une nation languit; que le ressort de l'énergie
s'y énerve : c'est la théorie de l'enthousiasme, celle qu'elle devait re-
prendre ailleurs pour lui donner sa forme définitive. Et à quel instant
s'avise- t-elle de nous peindre une Allemagne rêveuse et tout absorbée
dans la spéculation métaphysique ? C'est celui où, réveillée par le
coup de tonnerre d'iéna, l'âme allemande avait compris la nécessité
de redescendre des nuages sur la terre. Fichte, qui avait commencé
par se dire citoyen du monde, pro<^lamait dans ses leçons à Berhn que
TOME XIII. — 1903. lid
930 REVUE DES DEUX MONDES.
le bon moyen de servir l'humanité est de servir et d'aimer la patrie.
Les poètes comme les philosophes, et les pasteurs comme les poètes,
travaillaient à rallumer l'ardent amour de la patrie. Le livre de V Alle-
magne, s'il avait paru alors, aurait pu, suivant une remarque de
Goethe, aider à se reformer la nationahté allemande. Après cela, et si
rien ne justifie d'ailleurs les brutahtés poUcières et le ton lourde-
ment ironique de la lettre de Savary, est-il bien étonnant que Napo-
léon ne fût pas pressé de voir lancer ce livre pareil à un brûlot dans
une Europe prête à s'enflammer?
La principale querelle que nous ferons à M. Paul Gautier est
d'avoir manqué de mesure dans les chapitres où il apprécie le rôle
européen de M™^ de Staël. Il remarque que l'attitude prise par M™* de
Staël ne pouvait manquer d'entraîner une conséquence résultant en
quelque manière de la logique des faits. Les destinées de la France
s'étant pendant toute la durée de l'Empire confondues avec celles de
l'Empereur, l'ennemie de Napoléon était exposée à ne plus distinguer
nettement que des intérêts généraux étaient liés à la fortune particu-
lière de celui-ci. Elle ne fait pas difficulté d'avouer le chagrin que lui
a causé l'annonce de telle de nos victoires. Marengo la consterne. « Je
souhaitais que Bonaparte fût battu, » écrit-elle, car elle est persuadée
que le bien de la France exigeait qu'elle eût alors des revers. Lors-
qu'on signe à Londres les préUminaires de la paix, elle retarde son
retour à Paris « pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix. »
Lorsqu'elle connaît les conditions de cette paix, elle s'étonne que
l'Angleterre rende tout à une puissance qu'elle a constamment battue
sur mer. Au moment où règne dans le camp de Boulogne une fié-
vreuse activité, elle est de ceux qui ne voient dans l'expédition pro-
jetée que matière à railleries. Elle dirige un feu roulant d'épigrammes
sur « la grande farce de la descente, » sur les bateaux plats et les
péniches que l'on construit au bord des grands chemins, sur les écri-
teaux qui portent : route de Londres ! A Berlin elle s'attache Auguste
Guillaume Schlegel, sans songer que chez celui-ci la haine de la France
allait jusqu'à la rage. A Vienne, elle est accueillie par tous ceux,
Russes, AutricMens, Allemands, qui ne peuvent aimer la France, ayant
été trop souvent vaincus par elle et humiliés : on s'y presse au
cours de Schlegel où, sous couleur de combattre l'influence française
en httérature et en art, il s'agit de hâter le réveil du peuple allemand
exalté par les souvenirs de son histoire. EDe entretient une corres-
pondance active avec Gentz, l'agent de la poUtique anglaise, l'ancien
conseiller privé de Prusse passé au service de l'Autriche. En Russie,
REVUE LITTÉRAIRE. 93 1
elle est fêtée par les vaincus de Zurich, d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, ù ;
Friedland. Elle est écoutée d'Alexandre, qu'elle peut renseigner sur les
avantages qu'il retirerait de l'appui du prince royal de Suède, et à qui
elle a peut-être suggéré l'idée de faire revenir Moreau d'Amérique.
En Suède, elle retrouve Bernadotte, ce cadet de Gascogne qui avait
si parfaitement oublié ce qu'il devait à son ancien compagnon
d'armes. Elle a une part à la rédaction de la brochure Sur le Système
continental, qui paraissait au début de la campagne do 1813 et con-
tenait une invitation à la Suède de se joindre à la Russie et à l'Angle-
terre. Elle arrive enfin à Londres et elle y est acclamée.
M. Paul Gautier a souUgné cet aspect du rôle de M""^ de Staël : il y
a mis trop d'insistance et de lourdeur. Il a, comme on peut le voir par
le résumé que nous venons de donner, chargé le tableau et il l'a poussé
au noir. M""* de Staël a sûrement, et dans toute la sincérité de son âme,
cru que les intérêts de Napoléon ne pouvaient se confondre avec ceux
de la France. Elle ne voyait plus en lui que l'aventurier corse, ne se
recommandant ni de la tradition de l'ancienne royauté, ni des prin-
cipes révolutionnaires. Il est pour elle un intrus dans l'histoire de
France. Ajoutez que M"^ de Staël a une excuse qui lui vient de son
cosmopohtisme même. Elle est née d'un père genevois et d'une mère
vaudoise, eUe a épousé un Suédois. Elle réside à Coppet, à quelques
heues de Genève, et Genève, située à la rencontre des grandes routes
d'Europe, est le confluent de toutes les nationalités, Coppet est le lieu
de rendez-vous de tous les étrangers de marque. Cosmopolite par sa
parenté intellectuelle avec nos philosophes du xviii* siècle, M"*^ de
Staël l'est encore par son genre de vie, par celui que lui impose Napo-
léon en la tenant à distance de Paris et la forçant d'aUer chercher à
l'étranger ce mouvement d'idées, cette société des hommes distingués
qui est un besoin pour sa vive intelligence. Le cosmopoUtisme est la
marque de l'esprit de M""* de Staël, c'est une bonne part de son origi-
nalité et c'est par là qu'elle a rendu un service inappréciable aux lettres
françaises, qu'elle a mises en communication avec les littératures du
Nord : aussi devait-elle se sentir moins dépaysée que d'autres ne
l'eussent été dans la société des hommes d'État et des penseurs de
l'étranger. Ce qui est encore à la décharge de M""* de Staël, c'est qu'elle
a souffert de son cosmopolitisme et qu'elle en a vivement ressenti la
tristesse. EUe erre de la France à l'Allemagne, à la Suède, à la Russie,
à l'Angleterre. « Il lui arrive d'écrire : « Tous ces pays délivrés ne sont
pas le mien et le mal du pays me prend sur ces vents de nuages. »
De quel pays parle-t-elle ? De la France, sans doute? Au fond elle est
932 REVUE DES DEUX MONDES.
une errante, elle n'a pris racine nulle part. Il lui manque ce qui sou-
tient les autres hommes aux heures tristes et troublées : le souvenir de
la terre natale, la tradition des ancêtres, la communauté longtemps
éprouvée des joies, des peines, des espérances. Elle est emportée
parles vents des nuages... » Et enfin rien ne prévaut contre ce fait
lui-même : elle a cruellement souffert d'être éloignée de la France,
vers laquelle la ramenait une invincible nostalgie.
Ce qu'il faut dire surtout à la louange de M""" de Staël, c'est qu'un
moment est venu où ses yeux se sont ouverts; elle a compris
enfin, et, du jour où elle l'a compris, elle a su dire que les ennemis de
Napoléon étaient ceux de la France. Elle a eu pitié de la France souf-
frante, envahie, déchirée par les alliés. Alors elle a changé d'attitude
et son cœur a recommencé de battre à l'unisson du nôtre. Pour
apprécier la dignité de son langage en cette heure de crise, il n'est
que de le mettre en contraste avec celui.de Benjamin Constant. C'est
lui qui est coupable d'impénitence finale : c'est lui qui trouve élégant
de déblatérer contre la France meurtrie et de piétiner les vaincus. Il
écrit dans son Journal intime : « Les Français sont toujours les
mêmes : fous et méchans. » Il ne comprend pas que les Français se
fassent tuer sous la conduite de celui qui défend le sol de leur pays :
« Nous verrons si les Français tiendront à cet enragé qu'ils nomment
Empereur... Je n'aurais pas cru cette nation bêle à ce point. » II
charge M™* de Staël de faire imprimer à Londres sa brochure sur
l'Esprit de Conquête, où il flétrit la nation conquérante. M""^ de
Staël lui répond : « Ne voyez- vous pas le danger de la France?... Je
suis comme Gustave Wasa; j'ai attaqué Christiern, mais on a placé
ma mère sur le rempart. Est-ce le moment de mal parler des
Français quand les flammes de Moscou menacent Paris?... Que Dieu
me bannisse plutôt de France que de m'y faire rentrer par le secours
des étrangers. » Constant est incorrigible, et la beauté d'une âme de
dilettante se fait voir chez lui dans tout son jour. Il écrit, quatre
jours avant l'entrée des alliés dans Paris, que la France doit être mise
« au ban des nations, » et il adresse à M""® de Staël un mémoire de
même encre pour qu'elle le mette sous les yeux des ministres anglais.
Cette fois elle lui envoie cette apostrophe indignée : « J'ai lu votre
mémoire; Dieu me garde de le montrer! Je ne ferai rien contre la
France. Je ne tournerai contre elle dans son malheur ni la réputation
que je lui dois, ni le nom de mon père qu'elle a aimé; ces villages
brûlés sont sur la route où les femmes se jetaient à genoux pour le
voir passer. Vous n'êtes pas Français, Benjamin! » C'est la punition
REVUE LITTÉRAIRE. 933
de Benjamin Constant d'avoir mérité cette flétrissure, mais c'est
l'honneur de M"^ de Staël de la lui avoir infligée.
Si M""" de Staël est incapable d'aucune bassesse, même dans la
haine, la pitié et la générosité sont aussi bien parmi les traits essen-
tiels de sa nature. Cela explique son attitude pendant la dernière
période de l'Empire agonisant et définitivement condamné. Ici encore,
la réahté des faits est en désaccord avec le témoignage de M"** de
Staël. Tandis qu'elle veut, aux yeux de la postérité, passer pour avoir
été irréconcihable, au contraire elle s'est laissé adoucir. EUe avait eu,
pendant le séjour de l'île d'Elbe, l'occasion de rendre service à l'Em-
pereur dans une circonstance singuhère que rappelle M . Gautier. '< Un
jour, elle est avertie par un de ses amis que deux sicaires ont formé
le projet de se rendre à l'île d'Elbe pour assassiner Napoléon. L'imagi-
nation de Corinne s'enflamme ; son cœur s'émeut; elle accourt à
Prangins, hors d'haleine. Ce jour-là, Joseph recevait Talma à sa table.
M"* de Staël leur fait part du complot, et, avec l'impétuosité de son
caractère, s'offre à partir sur-le-champ pour l'île d'Elbe. Talma lui dis-
pute cet honneur. 11 fallut que le prudent Joseph les mît d'accord en
choisissant comme envoyé un personnage obscur, moins capable
d'attirer l'attention que l'illustre tragédien et la femme célèbre. »
Napoléon pouvait donc lui dh-e à son retour en France qu'il savait
combien elle avait été généreuse pour lui pendant ses malheurs. La
glace était rompue. Joseph Bonaparte fut le trait d'union entre eUe et
Napoléon. D'aUleurs Napoléon se donnait pour respectueux de la
Uberté, appelait Benjamin Constant à rédiger l'Acte additionnel.
M"^ de Staël se ralhe à une cause qui lui semble bien être celle de la
France et de la hberté. Et tandis que jadis elle se servait de son
influence pour exciter contre Napoléon les nations étrangères, dans
une lettre adressée à Crawfurd et destinée à être mise sous les yeux
du prince régent d'Angleterre, elle affirmait les intentions hbérales
et pacifiques de Napoléon. Elle plaidait pour lui contre l'Europe.
C'était la situation retournée.
Il reste à montrer quelle fut la portée de l'opposition faite à Napo-
léon par M""^ de Staël, et pourquoi il vit toujours en elle sa plus
redoutable ennemie. Aurait-il pu, avec plus d'adresse, moins d'impa-
tience et de raideur, en faisant des concessions à sa vanité, rallier à
lui M""® de Staël ? On l'a beaucoup dit ; rien d'ailleurs n'est plus incer-
tain, attendu qu'il y avait entre les deux adversaires une profonde
antipathie de nature et, sur tous les points essentiels, une complète
divergence de vues. Ce qui est établi au contraire, c'est qu'il aperçut
934 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une parfaite clairvoyance toute l'étendue du danger que lui créait
l'hostilité de M""* de Staël. Certes il avait en Chateaubriand un adver-
saire passionné et éloquent; mais Chateaubriand, quoiqu'il en eût
bonne envie, ne réussit jamais à lui faire peur. Il n'avait pas eu de
peine à comprendre que la haine de M""^ de Staël était d'une tout
autre conséquence. C'est pourquoi il s'en montre en maintes ren-
contres si préoccupé et si inquiet. Du camp de Boulogne et au mo-
ment où ilj arrêtait le plan de la magnifique campagne de 1805, il ne
croit pas prendre un soin superflu en écrivant à Fouché pour qu'il
interdise à M°"= de Staël le séjour de Paris. Le 31 décembre 1806, il
écrit de Pultusk à Fouché en ce sens. Le 15 mars 1807 : « Vous
devez veiller à l'exécution de mes ordres et ne pas souffrir que
M™* de Staël approche à quarante heues de Paris. » En l'espace de cinq
mois, dix lettres sur le même sujet. A cinq cents lieues de sa capi-
tale, au lendemain d'Eylau, il trouve le temps de s'occuper d'une
femme de lettres et de stimuler contre elle le zèle de sa police. S'il la
laisse encore hbre de voyager dans tel pays qu'il lui convient, et s'il
enjoint même à ses agens de la traiter avec déférence, un moment
vient où il la fait au contraire traquer par sa poHce, devenue celle
de Savary et non plus de Fouché. Il s'enquiert de qui elle reçoit.
Quiconque l'approche est impitoyablement frappé. Il est de toute
évidence qu'en persécutant M""® de Staël, Napoléon l'a singulière-
ment grandie : il l'a signalée à l'admiration de l'Europe; il a aug-
menté son influence. Mais c'est qu'il ne doutait pas qu'en tout cas
elle ne disposât d'une grande influence.
Le fait est que Chateaubriand n'est qu'un poète ; M°^* de Staël a, au
plus haut degré, les facultés qu'exige l'action. Elle a le goût de l'in-
trigue; sil'opimon de Napoléon sur ce point nous était suspecte, nous
pourrions nous en rapporter à celle de Benjamin Constant : le
premier la traitait d'intrigante, mais le second l'appelle intrigail-
leuse. Elle entretient la plus vaste correspondance. Elle est en relations
avec tout ce que l'Europe compte de personnages marquans, depuis
les écrivains jusqu'aux diplomates et depuis les grandes dames jus-
qu'aux souverains. Elle réahse ainsi contre Napoléon une coaHtion
d'autant plus dangereuse qu'elle est insaisissable. Elle est une puis-
sance ; et sa puissance est celle de l'opinion.
On comprend alors l'intérêt supérieur qu'il y avait pour Napoléon à
ne pas permettre à M™° de Staël de séjourner dans Paris. Entre deux
dangers U choisissait le moindre ; et il préférait encore la laisser libre
de communiquer avec ses ennemis du dehors, plutôt que de laisser der
REVUE LITTÉRAIRE. 935
rière lui, dans sa capitale, cette « machine de mouvement, » alors que
lui-même était retenu sur les lointains champs de bataille. C'est que
cette capitale il la savait toujours frémissante, inquiète et près de se
reprendre. De toute l'étude de M. Paul Gautier cette conclusion se
dégage et peut-être en est-ce la partie la plus neuve et la plus saisis-
sante. Aujourd'hui et tout éblouis que nous sommes des gloires de
l'époque impériale, il nous semble qu'aucun pouvoir ne dut être plus
solide que celui de Napoléon : le fait est qu'U n'en fut pas de plus
instable. Ce n'est qu'à coups de victoires qu'il parvient à raffermir,
pour un temps, une autorité sans cesse remise en question. Au.k
premiers jours du Consulat, il a devant lui le parti républicain qui
dispose encore de forces considérables, comptant des généraux
illustres, des écrivains, des orateurs. Son ambition commence à éveil-
ler le soupçon, à provoquer des résistances. Il était perdu s'il n'avait
disposé de moyens qui, à vrai dire, lui étaient particuliers : Marengo
vint consolider sa puissance. L'exécution du duc d'Enghien ravive
contre lui les haines. Le procès du général Moreau est très impopu-
laire et révolte les anciens compagnons d'armes du vainqueur de
Hohenlinden; le public est favorable aux accusés; l'opinion se pro-
nonce nettement contre Bonaparte. Le faubourg Saint-Germain con-
spire. L'Empereur répond, encore une fois, à sa manière, par le bulle-
tin de victoire d'Austerlitz, La situation, après Eylau, est des plus
critiques. On répand des bruits sinistres, que la Garde Impériale a été
détruite, que 500000 Russes s'avancent pour écraser l'armée française.
Les fonds publics sont en baisse, l'industrie souffre, la conscription
soulève des clameurs dans le peuple qui veut la paix. Fouché transmet
à l'Empereur des rapports alarmans. Il était urgent que la nouvelle
de Friedland vint remettre les choses dans l'ordre. En 1808, l'Empe-
reur sent que sa fortune chancelle; les événemens d'Espagne ont
soulevé une réprobation unanime; en France même, on admire le cou-
rage des Espagnols; la capitulation de Dupont à Baylen, celle de Ju-
not à Cintra portent au prestige de l'Empereur un coup fatal. Napo-
léon n'est plus l'invincible : le charme est rompu. C'est bien pis en
1.S09, en 1812. La conspiration de Malet fut à deux doigts de réussir.
D'autres, qui nous semblent des échauffourées, mirent en danger le
trône ou les jours de l'Empereur. S'il a un petit groupe de fidèles,
il est d'ailleurs environné d'ennemis. Les modérés, les idéologues,
le parti de l'Institut, la coterie Staël le détestent. Les jacobins ne
lui pardonnent pas d'avoir étranglé la République. Les royalistes
servent dans ses antichambres, par habitude, et en attendant que le?
936 REVUE DES DEUX MONDES.
circonstances leur ramènent le prince qu'ils n'ont pas su conserver.
Les grands chefs militaires, ses anciens compagnons d'armes, le ja-
lousent et ne lui font cortège qu'en maugréant. Ses ministres, lesagens
directs de son gouvernement, ceux qui sont associés le plus intimement
à sa pensée, comme un Fouché, un Talleyrand et tant d'autres, n'as-
pirent qu'à le trahir, et de longue main préparent leur accommo-
dement avec le régime qui recueillera sa succession. Telle est la fai-
blesse prodigieuse de ce gouvernement : U lui faut à tout prix le
succès, ou plutôt un continuel renouvellement du succès. Après
des moissons de gloire, après le bienfait de l'ordre rétabli, des
ruines réparées, tout est sans cesse à recommencer. Il ne se main-
tient qu'à la condition d'éblouir la nation et de l'étourdir, et la néces-
sité d'aller chercher sur de nouveaux champs de bataille de nouveaux
aUmens à l'enthousiasme, est pour lui en quelque sorte une nécessité
d'existence. Quel jour jeté sur l'histoire d'une époque! Napoléon est
continûment dans la situation du joueur qui engage la partie déci-
sive et qui joue le tout pour le tout. C'est, pour une bonne part, l'ex-
plication de ses colères, de ses imprudences, de ses coups d'autorité.
Dans ces '^conditions, la durée même de son règne est un prodige.
C'est le prodige chaque jour renouvelé du génie et de la volonté,
tendus dans une lutte inégale, et fatalement destinée à une cata-
strophe,-puisqu'elle était engagée contre les lois de l'histoire.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
BEETHOVEN ET SCHUBERT
Franz Schubert, par Richard Henberger, 1 vol. in-S', illustré, Berlin, 1902.
Vers quatre ou cinq heures de l'après-midi, durant l'automne de
l'année 1825, les habitans de la Bognerstrasse, à Vienne, voyaient
souvent passer devant leurs maisons un personnage extraordinaire.
Toute la rue, tout le quartier, le connaissaient; on l'appelait dej' Narr
« le fou; » et en effet il avait l'apparence et les manières d'un fou.
C'était un homme d'une soixantaine d'années, courtaud et trapu,
avec une épaisse crinière de cheveux d'un gris sale, que surmontait,
toujours rejeté jusque sur la nuque de la façon la plus comique du
monde, un chapeau haut de forme à bords très étroits : à moins
cependant que le personnage n'allât nu-téte, car parfois, — de préfé-
rence les jours de pluie, disait-on, — U avait négligé d'emporter son
chapeau. Vêtu d'une redingote crasseuse et d'un pantalon tout effilo-
ché, il allait, d'un pas décidé et rapide, le nez au vent, les mains
jointes derrière le dos, sans paraître entendre les cris des gamins qui
le poursuivaient. Puis, tout à coup, on le voyait s'arrêter au milieu
du trottoir. Il tapait du pied, hochait la tête, semblait battre la mesure
avec ses deux mains; après quoi, il tirait de sa poche un gros carnet
auquel était attaché un crayon, et, très vite, il y inscrivait quelque
chose qui ressemblait à des notes de musique. Mais ces notes, elles
aussi, étaient folles, semées au hasard, de droite et de gauche, sur le
papier blanc, sans la moindre trace d'une portée, ni d'une clef, ni de
rien qui pût leur donner une signification définie. Et puis le « fou, »
reprenant sa course, se dirigeait vers un petit restaurant, Au Chameau,
938 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ une table lui était réservée dans un coin de la salle. Là, il s'asseyait,
commandait son souper, et aussitôt recommençait à battre la mesure,
de la tête et des mains, tout en fredonnant entre ses lèvres une sorte
de grognement informe et monotone, comme un chant d'idiot; ou
bien encore U se parlait à mi-voix, éclatait de rire, et promenait en-
suite autour de lui un regard effaré.
Aux étrangers qui les questionnaient sur cet extravagant, les gar-
çons du Chameau répondaient que c'était un vieux musicien, demeu-
rant dans une rue voisine. « Il y demeurait, en tout cas, récemment,
ajoutaient-Us; mais peut-être a-t-il déménagé une fois de plus, caries
propriétaires des maisons où il se loge lui donnent tous congé, les uns
après les autres. Non pas qu'U soit aussi absolument fou qu'on le sup-
poserait : mais le pauvre homme est sourd comme une borne, ce qui
doit avoir un peu contribué à lui troubler la raison. Et avare ! un vrai
grippe-sou! Quand nous lui apportons sa demi-livre de café, — c'est
chez nous qu'U s'approvisionne de café et de sucre, — figurez-vous
qu'U renverse le paquet sur la table et compte les grains, tant U a
peur d'être volé par sa femme de ménage ! Et ivrogne I Vous allez le
voir se soûler, tout à l'heure, avec M. Holtz, le seul homme qui con-
sente à lui tenir compagnie ! Qui pourrait croire, monsieur, qu'un
maniaque tel que celui-là ait été reçu, autrefois, dans les meUleures
maisons de la ville ? Il a même donné des leçons à Son Altesse
l'archiduc Rodolphe I Et on dit que, pendant le Congrès, toute la cour
l'a complimenté, pour un certain morceau qu'U a fait jouer quelque
part. Il s'appeUe Beethoven. Peut-être le] connaissez-vous de nom ? »
Beethoven? Oui, quelques-uns des étrangers se souvenaient de ce
nom. Et, en effet, U évoquait surtout dans leur mémoire l'image des
fêtes de toute sorte qu'on avait naguère organisées à Vienne, à l'occa-
sion du Congrès. Dans la grande salle de la Redoute, Us se rappe-
laient avoir entendu deux morceaux composés expressément pour la
circonstance par l'homme qu'Us voyaient à présent devant eux : une
cantate. Le Moment glorieux, et cette inoubliable Bataille de Vittoria,
une symphonie où l'orchestre imitait tour à tour le galop des che-
vaux, le choc des armées, les coups de canon.
Le succès avait été immense : toute la ville avait cru à la révélation
d'un second Joseph Haydn. Mais on s'était trompé. Ni un ancien
opéra de Beethoven, Fidelio, qu'un théâtre avait repris à la suite de
ces fameux concerts, ni une nouveUe symphonie, énorme et incom-
préhensible, avec un grand chœur en guise de finale, — une sympho-
nie, hélas I bien différente de la Bataille de Vitto7'ia, — rien de tout
REVUES ÉTRANGÈRES. 939
cela n'avait réalisé les belles espérances de 18U. Sans compter que,
depuis lors, on avait eu la révélation d'un véritable génie musical : Le
Barbier de Séville, Tancrède, Otello avaient été accueillis à Vienne
avec plus d'enthousiasme, peut-être, que dans le reste de l'Europe; et
d'année en année, à la lumière de ces chefs-d'œuvre, le public vien-
nois s'était mieux rendu compte de ce qu'il y avait de contraint, de
pédantesque, de démodé à jamais, non seulement dans l'art obscur et
mal venu de ce Beethoven, mais jusque dans celui du « père » Haydn,
ou de Mozart lui-même.
Pourtant, le nom de l'auteur de la Bataille de Vittoria ne laissait
pas de garder encore un certain prestige : et sa figure, telle qu'on la
voyait à cette table de restaurant, offrait un spectacle à la fois
si drôle et si pitoyable qu'on ne pouvait s'empêcher d'en être frappé.
Il était maintenant en train de manger son dîner; tantôt dévorant à la
hâte de grosses bouchées, tantôt s'interrompant au milieu du repas,
étalant son carnet sur la table toute tachée de graisse, inscrivant
fiévreusement quelques notes, et, coup sur coup, vidant deux ou trois
verres de son vin du Rhin. Mais parfois aussi une rêverie soudaine
l'envahissait. Il se renversait sur sa chaise, relevait la tête, et, immo-
bile, regardait longtemps le vide devant lui : de telle sorte que les
étrangers assis aux tables voisines pouvaient avoir tout le loisir
d'examiner son visage. Et ils découvraient alors, avec surprise, que
c'était un visage d'une admirable beauté. Ceux d'entre eux surtout qui
avaient connu Beethoven dix ans auparavant, au temps de son élé-
gance mondaine et de ses succès, s'émerveillaient du changement que
l'âge, ou peut-être la souffrance, avait produit en lui. L'ovale de la
face, naguère un peu boursouflé et d'une vigueur un peu commune,
s'était aminci, affiné, en quelque sorte ennobli. Tous les traits, plus
nettement accusés, avaient pris une harmonie plus douce et plus
pure : le vaste front bombé, le nez droit et ferme, le pli impérituix
des lèvres, la saillie du menton, où s'était désormais creusée une
large ravine. Et, sous de terribles sourcils en broussailles, les deux
grands yeux noirs trop ouverts s'étaient chargés d'une tristesse si
profonde, si tragique, si désespérée, qu'on se sentait tout à coup
frémir d'angoisse à les voir, comme si toute la douleur humaine s'y
fût trouvée reflétée.
Mais bientôt l'arrivée d'un compagnon tirait le malheureux de sa
rêverie. Ce compagnon, le violoniste Charles Holtz, était un jeune
homme à figure de coquin, sournois et plat, avec l'air à moitié d'un
artiste, à moitié d'un commis de boutique. Évidemment ivre déjà, il
940 REVUE DES DEUX MONDES.
s'installait près de Beethoven, se commandait une bouteille de vin :
et entre les deux hommes s'engageait un étrange et navrant dialogue.
Holtz écrivait sur le carnet ce qu'Q avait à dire; Beethoven, seul, par-
lait, — d'une voix rude, sauvage, à peine distincte; et, par instans, lui-
même, oubliant qu'il avait une voix, s'emparait du crayon et écrivait
ses réponses au-dessous des demandes. Puis venaient des intervalles
de silence, sans cesse plus fréquens, sans cesse plus longs. Assis l'un
près de l'autre comme des étrangers, les deux amis ne pensaient plus
qu'à vider leurs verres; jusqu'à ce qu'enfin le « fou, » stimulé par
l'ivresse, momentanément distrait par elle de la souffrance qui tout à
l'heure l'avait accablé, transporté par elle, de nouveau, dans le monde
bienheureux de la création artistique, se remît, plus bruyamment
encore qu'avant son repas, à taper des pieds en fredonnant sa lugubre
chanson, et à faire trembler la table sous la violence soudaine de ses
coups de poing.
Or, pendant que Beethoven s'occupait ainsi à terminer son Quatuor
en la mineur, — la plus puissante, peut-être, et certainement la plus
pathétique de toutes ses œuvres, — un autre musicien, habitant le
même quartier, passait souvent par les mêmes rues, où il n'était pas
sans piquer, lui aussi, la curiosité des badauds. C'était le petit homme
le plus amusant qu'on pût voir; un ventre rond sur des jambes
torses, un dos rond, de petits bras ronds avec des doigts trop courts,
et une tête ronde d'une grosseur disproportionnée, une tête qui, plan-
tée sur ce corps de nain, faisait l'effet d'une boule sur une autre
boule. Pareillement le visage, tout bouffl, avec ses lèvres charnues,
son nez épaté, ses yeux de myope cachés derrière d'épaisses lunettes,
avec son front bas et ses favoris en buisson, ce bon visage de maître
d'école d'opérette exprimait un mélange tout à fait comique d'inno-
cence puérile et de solennité. Le personnage à qui il appartenait
avait-il vingt ans? En avait-il quarante? Il était de ces hommes qui,
nés vieux, gardent toute leur vie la même figure. Et, indolemment, il
se promenait par les rues de Vienne, toujours vêtu à la dernière
mode, beau linge, chapeau de feutre gris, redingote oHve à col de
velours. Puis, lorsqu'il avait pris sa provision d'air, il entrait dans son
café, oii aussitôt dix voix joyeuses acclamaient sa venue. « Hourrah!
criait-on, voici Canevas ! » ou encore : « Voici TÉponge ! » On l'avait
surnommé « Canevas » parce qu'il avait l'habitude de demander
invariablement, à propos de tout homme dont on lui parlait : Kann er
zvas? — « A-t-il quelque valeur? » Et quant à son autre surnom,
REVUES ÉTRANGÈRES. 941
« l'Éponge, » c'était an hommage rendu à ses remarquables qualités
de buveur. Le vrai nom du petit musicien était François Schubert.
Les jeunes gens qui l'avaient appelé se serraient pour lui faire
place à leur table. L'un d'eux était le peintre Maurice Schwind, qui
allait devenir plus tard le plus délicieux poète de la peinture alle-
mande; d'autres rêvaient d'écrire des drames ou des symphonies; et
parmi eux se détachait la svelte et élégante figure du Suédois Schober,
qui, peintre, poète, musicien, avait encore à leurs yeux le mérite
supplémentaire d'être un « homme du monde. » Depuis plusieurs
années déjà, ils formaient une sorte d'association fraternelle ; et c'était
Schubert qui en était l'âme. Ils s'intitulaient volontiers les « Schuber-
tiens; » ils donnaient le nom de « Schubertiades » à leurs grosses
et bruyantes parties de plaisir. Et ce n'était pas que leur petit compa-
gnon eût rien d'un brillant causeur, ni d'un boute-en-train. Timide,
taciturne, et d'intelligence médiocre, il faisait même assez pauvre
figure, toutes les fois que la musique n'était pas en jeu. Mais la mu-
sique jouait un rôle énorme dans les plaisirs de ces jeunes Allemands :
et Schubert était en vérité la musique faite homme; la musique
jailhssait de lui spontanément, sans arrêt, comme l'eau d'une source,
s'écoulant autour de lui en danses et chansons.
Aussi s'empressait-on à fêter sa venue. Les jeunes amis causaient
gaiement, à la table du café ; après quoi, ils allaient boire de la bière
dans des brasseries, en attendant le souper. Et, lorsqu'ils avaient
achevé de souper, ils montaient dans la chambre de l'un d'eux, de
Schober, par exemple, ou bien ils allaient passer la soirée chez les
Sonnleithner, une famille de riches bourgeois passionnés de mu-
sique.
Là, dès son entrée, Schubert s'installait au piano, pour n'en plus
bouger. Il jouait la grande symphonie (aujourd'hui perdue) qu'il avait
composée en quelques jours à Gastein, le mois précédent, ou encore
une sonate de piano, qu'il venait d'écrire dans la matinée. Et tout le
monde, respectueusement, orgueilleusement, l'écoutait, en regardant
sautiller sur les touches ses doigts trop courts, de petites boules de
chair. Le morceau qu'il jouait était, le plus souvent, fort long : car, de-
puis quelques années surtout, Schubert avait renoncé à écrire d'abord
des brouillons de ses œuvres ; symphonies, messes, sonates et qua-
tuors, ils les improvisait d'emblée, en une ou deux séances ; et, — je
ne connais pas d'homme à qui cette locution ingénieuse puisse s'ap-
pliquer plus exactement, — il avait de moins en moins « le temps de
faire court. » On l'écoutait respectueusement, orgueilleusement, pa-
942 REVUE DES DEUX MONDES.
tiemment. Mais, quand il avait fini, et qu'on avait fini de le compli-
menter, lui-même et son auditoire avaient l'impression d'avoir suffi-
samment sacriâé au « grand art. » Et alors Schubert, ou l'une des
demoiselles Frœlich, se mettait à chanter les derniers lieds du jeune
maître, les Cinq Chants su?' des Poèmes de Walte?' Scott, où le piano,
avec ses arpèges, rappelait la harpe des bardes écossais, et la Jeune
Religieuse, dont la plainte se mêlait, tour à tour, au fracas du tonnerre
st au son lointain des cloches d'une église. Tous les yeux brillaient
sous les larmes. Et soudain Schubert attaquait une danse, une alle-
mande, une scottisch, un Isendler, — choisissant à dessein des tona-
lités à nombreux dièses ou bémols, fa dièse majen"- '7 bémol mineur,
pour que, sur les touches noires, ses gros doigts pussent courir avec
plus d'aisance. Ah! l'excellent petit Schubert 1 personne ne s'entendait
comme lui à rendre la vie aimable ! On écartait les chaises, les mains
se Joignaient, et bientôt tous les cœurs s'étaient consolés de la plainte
tragique de la religieuse.
A minuit, les Schubertiens se retrouvaient dans la rue. Marchant
l'un derrière l'autre, au milieu de la chaussée, ils chantaient en canon
un air formé des notes do, la^ fa, fa, mi, mi, ce qui, traduit en lettres,
signiûaitm/fee. Malheureusement les cafés étaient fermés : on allait
donc dans les brasseries, oii l'on buvait encore quelques chopes de
bière pour bien finir la journée. Et parfois Schubert s'apercevait, tout
à coup, qu'n avait oublié de composer un quatuor vocal, promis à des
camarades pour le lendemain. Aussitôt ses amis tiraient de leurs
poches un livre, un journal, contenant des vers : des vers de Gœthé
ou d'un rimailleur anonyme, une ode romantique ou une chanson à
boire. Ils savaient que, pour Canevas, tout était égalementbon à mettre
en musique ; ne l'avaient-Us pas vu, certain dimanche, improviser un
lied sur le texte, en simple prose, de l'évangile du jour? Et, en effet,
Schubert se mettait aussitôt en devoir de composer son quatuor : de
sa belle écriture de maître d'école, il inscrivait le titre, notait le chant
et les paroles des quatre parties, copiait, au-dessous, le reste des cou-
plets. Puis on déchiffrait l'œuvre nouvelle, séance tenante, on buvait
une dernière chope, et l'on montait se coucher, après s'être donné
rendez-vous pour le soir suivant.
Ainsi vivaient ces deux hommes, Beethoven'et Schubert, les deux
plus grands musiciens de leur temps. Ils habitaient la même ville, le
même quartier. Ils publiaient leurs œuvres chez les mêmes éditeurs,
Steiner, Harhnger, Diabelli. Ils faisaient exécuter leurs compositions
REVUES ÉTRANGÈRES. 9i3
de musique de chambre par le même quatuor, le fameux quatuor
Schuppanzigh, dont le violoniste Charles Hollz, précisément, était
l'un des membres. Ils avaient des amis communs : Schindler, l'élève
et confident de Beethoven, se mêlait volontiers au groupe des
« Schubertiens, » et ce fut un des plus intimes compagnons de Schubert,
Anselme Huttenbrenner, qui assista Beethoven à son ht de mort.
J'ajoute que, sans aucun doute possible, chacun des deux maîtres
connaissait, au moins en partie, les œuvres de l'autre : car Schubert,
surtout depuis qu'il avait secoué l'influence de Salieri, ne cessait pas
de prendre pour modèles les symphonies, les quatuors, les sonates de
Beethoven ; et celui-ci ne pouvait manquer d'avoir lu non seulement
les recueils de lieds de Schubert, mais aussi quelques-unes de ses
œu\Tes de musique de chan^bre, ne fût-ce que ses pièces pour le piano
(dont l'une lui était dédiée) et son grand Odette en fa majeur, dont
l'exécution, sous la conduite de Schuppanzigh, avait eu à Vienne toute
l'importance d'un événement musical. Et sans cesse, dans le cercle res-
treint où se passait leur vie, Beethoven et Schubert avaient l'occasion
de se rencontrer : plus d'une fois pendant ce même automne de 1825,
les garçons du Chameau durent les voir assis à des tables voisines.
Mais, avec tout cela, on est aujourd'hui à peu près certain que, jusqu'à
la mort de Beethoven, en 1827, jamais les deux hommes n'ont échangé
une seule parole. Vivant côte à côte, se connaissant de nom et de
\dsage, Us sont restés jusqu'au bout étrangers l'un à l'autre. Pour-
quoi ? Il y a là un petit problème que, depuis trois quarts de siècle,
les musicographes allemands débattent sans pouvoir le résoudre.
Une chose, du moins, paraît évidente : si un obstacle s'est dressé
entre Beethoven et Schubert pour les empêcher d'entrer en rapports,
cet obstacle n'a pas pu venir du côté de Schubert. Celui-ci, à vraidh-e,
n'a pas toujours admiré Beethoven autant qu'on l'imagine. A propos
du jubilé de son maître Salieri, dans un fragment de journal de
l'année 1816, il écrivait : v Quel plaisir et quel réconfort doit éprouver
un artiste à voir réunis autour de soi tous ses élèves, dont chacun
s'efforce de produire en son honneur ce qu'il peut de plus parfait, et à
trouver dans toutes ces compositions la vraie nature directement
exprimée, sans aucune de ces bizarreries qui dominent aujourd'hui
chez la plupart des musiciens, et qui ont eu pour unique initiateur un
des plus grands de nos artistes allemands ! » Cet « initiateur des bizar-
reries, » dans la musique allemande de 1816, c'était, incontestable-
ment, l'auteur de la Symphonie héroïque qui, l'année précédente, avec
sa sonate de piano en la majeur (op. 101) et ses deux sonates pour
944 REVUE DES DEUX MONDES.
piano et violoncelle (op. 10!2), venait précisément d'inaugurer ce
qu'on appelle « sa dernière manière. »
Mais Schubert avait alors dix-neuf ans : et, peu de temps après, il
a dû pardonner à Beethoven ses « bizarreries, » car le fait est que,
depuis l'année 1822 surtout, comme je l'ai dit, et jusqu'à sa mort,
en 1828, il n'a plus cessé de vouloir l'imiter. Chacune de ses composi-
tions, depuis lors, a été, en quelque sorte, directement inspirée d'une
œuvre de Beethoven; et je supposerais volontiers que, si sa Symphonie
en si mineur (qu'on nomme, bien à tort, la « symphonie inachevée, »)
n'est faite que d'un allegro et d'un andante, c'est qu'il l'a écrite sous
l'influence d'une sonate de Beethoven en mi mineur (op. 90), faite,
pareillement, d'un pathétique allegro en mineur que suit une façon de
canzone en majeur. Au reste, tous ses amis sont unanimes à affirmer
que, dans les dernières années de sa vie, il « tenait Beethoven pour un
dieu. » La façon dont U l'imitait prouve, malheureusement, qu'il con-
tinuait à ne pas le comprendre : mais, à coup sûr, il l'adorait, et nous
n'avons pas de peine à croire son ami Spaun quand il nous dit que
« Schubert se serait estimé infiniment heureux s'il lui avait été pos-
sible d'approcher Beethoven. »
L'obstacle est donc venu entièrement du côté de ce dernier. Spaun,
— le plus autorisé des biographes de Schubert, — nous le dit encore
expressément : c Mais Beethoven, vers la fin de sa vie, s'était assombri
au point d'être inaccessible. » Et cependant il n'avait pas été « inacces-
sible » pour les amis de Schubert, — pour Schwind, pour GrUlparzer,
pour Hûttenbrenner, — dont aucun n'avait autant de droits à attirer
son attention que le jeune auteur de VOctetle et de la Belle Meunière.
De telle façon qu'on se trouve forcément conduit à penser que
Beethoven a dû avoir contre Schubert une prévention spéciale, qui
toujours l'a empêché non seulement de se lier avec lui, mais même de
faire sa connaissance et d'accueillir son hommage.
Et, en effet, pour peu que l'on considère la personne et l'œuvre
des deux musiciens, les motifs de cette prévention se devinent aisé-
ment. L'avouerai-je? Je ne serais pas surpris que, en premier lieu,
Beethoven ait été jaloux de son jeune confrère. Avec tout son génie, ce
grand homme n'était toujours qu'un homme; et la souffrance avait
encore avivé en lui la fièvre d'une âme naturellement passionnée.
Pauvre, malade, délaissé, condamné par sa surdité à une solitude
éternelle, comment n'aurait-il pas envié un heureux garçon qui ne lui
apparaissait jamais qu'entouré d'une troupe enthousiaste d'admira-
teurs et d'amis ? Comment n'aurait-il pas envié le talent de Schubert,
REVUES ÉTRANGÈRES. 94S
sa prodigieuse facilité à trouver des rythmes et des mélodies, tandis
que lui-même, d'année en année, se désolait davantage delà faiblesse
de son invention musicale?
Toute sa vie, du reste, il avait eu à lutter contre ce défaut naturel :
et je ne crois pas qu'aucun musicien, si ce n'est peut-être Hsendel, ait
aussi souvent « plagié » autour de lui les motifs de ses œuvres, —
sauf ensuite, pour Hsendel comme pour Beethoven, à soulever des
mondes à l'aide des misérables outils ainsi empruntés. Et maintenant,
aux dernières années de sa vie, la moindre ligne à écrire lui valait des
semaines d'hésitations, de fatigues, d'angoisses; comment n'aurait-il
pas éprouvé quelque jalousie à l'endroit d'un musicien qui, spontané-
ment, sans l'ombre d'efforts, et du matin au soir, improvisait des
sonates, des symphonies, des quatuors, plus riches en mélodie et
plus longs que les siens?
Mais ce grand homme avait le cœur si noble qu'un sentiment
comme celui-là aurait eu de quoi, plutôt, lui faire rechercher l'amitié
de Schubert. Si réellement il s'est refusé de parti pris à cette amitié,
c'est qu'il aura eu contre son jeune rival d'autres griefs encore qu'une
jalousie toute personnelle. Et, en efîet, il n'a pu manquer de sentir
que, avec tout son talent, Schubert achevait de gâter, de désorganiser,
de corrompre et de tuer la musique, telle que lui-même, Beethoven,
la comprenait et l'aimait, telle que l'avaient patiemment constituée,
avant lui, quatre ou cinq générations de maîtres de génie. Avec
l'ensemble séculaire de ses règles et de ses traditions, cette musique
était devenue un puissant appareil de beauté artistique, capable
tout à la fois, — l'exemple de Mozart l'avait bien montré, — d'expri-
mer dans leurs nuances les plus fines tous les sentimens humains, et
de les revêtir d'une grâce, d'une pureté, d'une harmonie merveil-
leuses. Depuis la statuaire antique, aucun art n'était parvenu à une
perfection aussi riche, ni aussi profonde. Sans compter que, sous les
règles et les traditions extérieures, cette musique en avait d'autres,
plus intimes, qui prêtaient à ses moindres détails une signiûcation
propre. Les diverses parties d'une sonate ou d'une symphonie étaient
réunies entre elles par un lien secret : chaque tonalité, chaque rythme
avait pris un caractère spécial, qui comportait un mode spécial d'ex-
pression et de Jjeauté. Tout était simple, clair, organisé, vivant. Et
sans doute, aux dernières années du xviu® siècle, un vent de révolu-
tion avait soufflé sur ce délicat édifice de la musique de Bach et de
Hœndel, de Gliick et de Mozart. Beethoven lui-même, alors, avait eu
des aspirations « romantiques : » il avait essayé de rompre l'entrave
TOME XIII. — 1903. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
des vieilles règles; il avait sacrifié au goût nouveau d'un art moins
savant, plus brillant, plus pathétique et moins recueilli.
Mais bientôt, sous l'heureuse influence de la solitude, il s'était ar-
rêté dans la fausse voie où il s'était engagé : il s'épuisait désormais à
redevenir un « classique, » de toute son âme, il luttait contre la mode
de son temps; et ses dernières œuvres ne sont qu'un prodigieux effort
pour créer, — pour ressusciter, — une musique savante et vivante,
traduisant, dans la langue et suivant l'esprit des maîtres anciens,
l'océan infini de passions qui coulait en lui. La sobriété, la simplicité,
la vie intime et profonde, c'est tout cela qui, toujours plus impé-
rieusement, lui apparaissait comme l'idéal de son art. Et voici que,
dans les compositions du jeune Schubert, il voyait se manifester un
esprit nouveau. Sous l'apparence trompeuse des formes classiques de
la symphonie et de la sonate, U découvrait un art tout d'éclat exté-
rieur et de sensiblerie, un art oii des motifs et des rythmes, souvent
très beaux, ne produisaient plus l'émotion que par eux-mêmes, et
non par le vivant travail de leur mise en œuvre. Le jeune confrère
que lui vantaient Schindler et Schuppanzigh pouvait avoir de quoi
mouiller les yeux des « belles Viennoises : « mais Beethoven sentait
bien qu'avec tout son génie d'invention, il ne savait ni varier, ni dé-
velopper, ni transformer en « art » les idées musicales dont il était
rempli. En vain ]1 tentait d'employer les formes anciennes : il était
l'homme de son temps, d'un temps que le vieux Beethoven haïssait et
méprisait sans cesse davantage. Jusque dans ses lieds, H introduisait
l'esprit de ce temps : il imitait le son de la harpe et le fracas du ton-
nerre, n décrivait les sauts d'une truite dans l'eau, U sacrifiait au mur-
mure d'un rouet la plainte amoureuse de Marguerite délaissée. Et,
certes, ses liedn étaient des chefs-d'œuvre de grâce pittoresque : mais
comment Beethoven les aurait-il aimés, lui qui, toute sa vie, s'était in-
génié à resserrer, à simplifier, à rendre plus concise et plus péné-
trante la traduction musicale de ces quatre vers de Gœlhe : « Celui-
là seul qui connaît la mélancolie sait combien je souffre. Sans amis,
et privé de toute joie, en vain je regarde l'horizon! » Comment ce
iernier « classique » n'aurait-il pas détesté, en Schubert, l'homme qui
allait achever de détruire le glorieux et vénérable édiflce que, lui-
•nême, de toutes ses forces, vingt ans, H s'était épuisé à vouloir
sauver?
T. DE Wyzewa.
■1 'I--' -ilU'
CIlHONIOlIi: DE LA OIIINZATNE
14 février
Il y a en trop, beaucoup troi> d'incidens militaires depuis quelque?
jours : quelle (jue soil l'explication qu'on donne à chacun d'entre
eux, leur multiplicité est un grand mal. Nous n'en signalerons que
deux : l'un s'est produit à Poitiers, l'autre à Clermont-Ferrand. Le
seconda eu, dans la disgrâce infligée au général Tournier.une consé-
quence imprévue sur laquelle le dernier mol n'est pas dit, puisqu'une
interpellation a été déposée à la Chambre des députés, mais n'a pas
encore été développée.
L'incident de Poitiers n'est pas le plus important : nous n'en
parlerions même pas s'il s'agissait seulement du fait qui lui a donné
naissance. Les canon niers d'une batterie du 33" d'artillerie se sont
rendus la nuit, sans autorisation, à un bal public aux environs de la
ville, et sont rentrés par groupes au quartier. Ils méritaient une
punition ; mais, a déclaré le colonel Laffon de Ladébat dans un ordre
qui a été lu devant chaque batterie du régiment, il leur a été tenu
compte de leur bonne conduite habituelle, et l'affaire a été considérée,
en ce qui les concernait, comme une simple peccadille. Le colonel, il
est vrai, a ajouté que, si pareil fait venait à se reproduire, il sévirait
avec la dernière rigueur : on punira demain. Mais ce n'est pas à ce pas-
sage de l'ordre du jour que s'adressent nos critiques. Pour justifier,
ou du moins pour excuser leur conduite, les canonniers du 33^ d'ar-
tillerie se sont plaints d'un de leurs officiers qui montre à leur tiré
trop de zèle, passe toute sa journée à la caserne, et leur a refusé la
permission dont ils se sont si bien passés. Qu'ils aient tort ou raison,
ce n'est pas ici la question. Nous ignorons si les griefs des canonniers
du 33" étaient fondés contre l'officier en cause ; nous ne voulons même
948 REVUE DES DEUX MONDES.
pas le savoir. S'ils l'étaient, le colonel pouvait appeler l'officier par
devers lui et lui donner des conseils qui auraient certainement été en-
tendus. Le commandement sert à cela. Mais qu'a fait le colonel Lafifon
de Ladébat? Il a fait l'ordre du jour public dont nous avons déjà
parlé, et qui se termine par la phrase suivante : « En même temps,
les officiers et les gradés, chacun dans leur sphère, s'attacheront plus
que jamais à commander avec fermeté, mais sans vexations et tra-
casseries inutiles. » En d'autres termes, il a dit tout haut ce qu'il fal-
lait peut-être dire directement et discrètement. En d'autres termes
encore, il a donné tort à un officier devant ses hommes, au moment
même ou ceux-ci, après s'être rendus coupables d'un acte d'indis-
cipline, étaient traités avec une indulgence qui aurait gagné à se pas-
ser de ces commentaires. Le colonel LafTon de Ladébat a parlé comme
aurait pu le faire un journal, et peut-être parlait-il, en effet, pour les
journaux : mais alors il s'est trompé en le faisant devant les troupes.
Il est à désirer que de pareils faits ne se produisent plus.
L'affaire du général Tournier est plus grave. Tout le monde poU-
tique connaît le général Tournier, à cause des fonctions délicates qu'il
a remplies pendant quelque temps à l'ÉIysée avec beaucoup de con-
venance et de tact. Mais, avant tout, U est un soldat, et c'est par
l'ensemble de sa carrière militaire qu'U faut le juger. Laborieux, con-
sciencieux, ponctuel, exigeant pour les autres et encore plus pour lui-
même, il commandait, à Clermont-Ferrand, le 13^ corps d'armée avec
distinction et autorité. Aussi quelle n'a pas été la surprise générale,
lorsqu'on a appris que, nommé à la tête d'une simple division, il
avait été mis en disponibiUté sur sa demande? Nous ne savons pas
s'il y a des exemples d'une pareille mesure. Qu'avait donc fait le
général Tournier de si coupable? Rien : il s'était conduit en homme
de cœur et d'honneur. C'est du moins ce qui résulte des récits qui
ont paru dans tous les journaux, et qui n'ont pas été démentis. Nous
répétons qu'une interpellation est pendante devant la Chambre. Si elle
modifie les données de l'incident, nous ne manquerons pas de le dire.
En attendant, voici les faits : nous les reproduisons sans citer aucun
nom propre.
Il y a à Clermont un cercle militaire dont, paraît-il, la porte est
mal gardée; tout le monde peut y entrer ou en sortir. Il y a aussi à
Clermont des sociétés pohtiques très ardentes, qui cherchent à péné-
trer partout, ce qu'on ne saurait en somme leur reprocher, car elles
sont faites pour cela. Comment un affilié d'une de ces sociétés a-t-il
déposé sur les tables du Cercle mihtaire des papiers ou des prospectus
REVUE. — CIlROiNlQUE. 949
politiques, peu importe : il suilil de savoir que le fait s'est produit
et qu'un officier s'en est plaint. IH'a fait par écrit, sur le registre des
réclamations, et dans des termes peu mesurés ; lui-même l'a reconnu
depuis. Cependant, si on avait été dans des circonstances normales,
personne ne s'en serait ému, ni peut-être même aperçu. Les officiers
sont chez eux au Cercle militaire, et, vivant les uns avec les autres
dans une grande familiarité, il leur arrive quelquefois d'écrire sur le
registre ad hoc des observations dont ils surveillent mal la rédaction.
Généralement, cela ne tire pas à conséquence. Mais nous vivons en
un temps où l'on prend tout au sérieux, et avec un ministre de la
Guerre qui ne plaisante pas. L'officier imprudent avait mérité sans
doute qu'on le rappelât à plus de circonspection ; mais, enfin, son cas
n'était pas pendable. Par malheur, l'affaire s'est ébruitée, comme tout
s'ébruite aujourd'hui, et il en est résulté une grande effervescence
dans le Cercle militaire et au dehors. Un autre officier s'est exprimé
publiquement en termes extrêmement vifs contre le premier : U a
annoncé que l'affaire ne s'arrêterait pas là, qu'elle serait portée devant
des groupes ou des hommes politiques, que le Cercle mihtaire serait
au besoin fermé. Et, bientôt après, une campagne commençait dans les
journaux radicaux-socialistes autour de l'incident de Clermont. Qu'a
fait, en tout cela, le général Tournier? Ce qu'un autre, également
soucieux de ses devoirs, aurait fait à sa place. U n'a pas méconnu que
le premier officier avait, peut-être par légèreté, commis une faute :
à notre avis, l'acte du second mérite une qualification beaucoup plus
sévère. Pourtant, le général Tournier, dans l'espoir de clore l'incident
et de ramener la paix, a infligé un blâme à tous les deux : c'est le
plus qu'il pouvait faire pour le premier, et le moins pour le second.
11 est probable que l'apaisement se serait produit, si M. le ministre
de la Guerre navait pas jugé à propos d'intervenir. Le général André
a donné au général Tourner l'ordre de retirer le blâme qu'il avait infligé
au second officier : quant au premier, il a été déplacé et envoyé en
disgrâce. Le général Tournier a exécuté les ordres qui lui avaient été
transmis, puis il a demandé à être relevé de ses fonctions. Nous avons
dit ce qui est arrivé : avant de le mettre en disponibilité, M. le mi-
nistre de la Guerre a tenu à nommer le général Tournier à la tête
d'une simple division, de manière qu'il prît dans quelques années
sa retraite à ce dernier titre. Il y a là, de la part de M. le ministre de
la Guerre, un acharnement daus la persécution qui ne lui fait à coup
sûr aucun honneur. Quel peut en être le motif? Depuis quelque temps,
la popularité du général André a subi des éclipses auprès de l'extrême
950 REVUE DES DEUX MONDES.
gauche : a-t-il pensé qu'il relèverait ses affaires en donnant à l'esprit
anti-militariste une satisfaction sans précédens? C'est possible; nous
doutons cependant qu'il y ait réussi. Certes, les journaux socialistes
sont enchantés de voir arraclxer les plumes blanches du chapeau d'un
général; ils en éprouvent quelque plaisir; mais ils n'oublient pas pour
cela les tentatives d'indépendance, bien vite réprimées pourtant,
auxquelles le général André s'est laissé entraîner quelquefois.
Au surplus, qu'il se réconcilie ou non avec l'extrême gauche-
cela n'intéresse que lui. La question posée par les incidens de Cler,
mont a une portée beaucoup plus haute. L'armée était autrefois une
famille dont tous les membres vivaient les uns avec les autres dans
une camaraderie pleine de confiance. Depuis quelque temps, il
n'en est plus ainsi. On a prononcé un très gros mot, celui de délation.
Nos officiers ne vivent plus, ne peuvent plus vivre à côté les uns
des autres dans le même abandon que permettait la famiUarité d'au-
trefois. On les menace de les dénoncer tantôt en haut, tantôt en bas
lieu, ce qui revient au même. Il semble bien que l'incident de Cler-
mont soit une manifestation de ce nouvel état d'esprit : si nous nous
trompons, l'interpellation le montrera. Mais, jusqu'ici, que voyons-
nous? Une cause infime et misérable ayant pour conséquence la dis-
grâce d'un officier général estimé de tous : et, certes, un pareil fait
a besoin d'être expliqué.
La récente publication d'un Livre Jaune par notre ministre des
Affaires étrangères n'est pas le premier fait qui ait attiré l'attention
sur les affaires de Macédoine : depuis assez longtemps déjà, on enten-
dait dire partout, et on Usait dans tous les journaux européens, que le
retour du printemps ne manquerait pas d'amener des événemens très
graves dans la péninsule balkanique. A coup sûr, le danger est grand.
11 l'est plus que jamais. Ce n'est pas la première fois qu'il apparaît
comme inquiétant à cette période de l'année, et, sans remonter plus
haut, il se présentait déjà l'année dernière avec des symptômes assez
analogues à ceux d'aujourd'hui : cependant, ces symptômes s'accen-
tuent à mesure que le temps passe et que les griefs s'accumulent
contre l'administration ottomane. La périodicité de ces crises orien-
tales est d'ailleurs un phénomène bien connu, et constaté par une
observation à la vérité plus empirique que scientifique. Dans le
dernier grand discours qu'il a prononcé devant le Reichstag, le 6 fé-
vrier 1888, discours où il a résumé un certain nombre de faits se rat-
tachant à sa longue expérience politique, le prince de Bismarck s'ex-
REVUE. — CHRONIQUE. 951
primait ainsi : « Quand peut survenir une crise orientale? Nous n avons
à ce sujet aucune certitude. Il y a eu, selon moi, quatre crises en ce
siècle, si je ne fais pas entrer en compte les crises moindres et qui ne
sont pas arrivées à leur complet développement : l'une en 1809, ter-
minée par la conclusion de la paix qui donna à la Russie la frontière
du Prulh; puis en 1828; puis, en 1854,1a guerre de Crimée; puis
en 1877; elles se sont succédé ainsi par étapes distantes l'une de l'autre
d'environ vingt années et un peu plus. Pourquoi donc la prochaine
crise devrait-elle se produire plus tôt qu'après la même période de
temps, c'est-à-dire vers 1899? » La crise, on le voit, a été retardée
de quelques années encore : mais, si elle éclate en ce moment on
pourra dire que le prince de Bismarck ne s'est pas trompé de beaucoup.
Ce sont là, sans doute, des jeux d'esprit. Toutefois, Jusqu'à ce que la
question d'Orient soit résolue, — et il y en a encore pour longtemps
— il faut s'attendre au renouvellement périodique de ces crises. La sa-
gesse de la diplomatie peut plus facilement les prévoir qu'y échapper.
Celle qui se prépare actuellement aurait tout aussi bien pu
éclater l'année dernière. On voit dans le Livre Jaune qu'elle a été
presque constamment sur le point de le faire, et même qu'elle l'a fait
dans une certaine mesure, mais trop tard : l'Iiiver est venu y mettre
un terme, et tout a été renvoyé au printemps prochain. Les dépêches
de nos agens sont, à ce point de vue, parfaitement concordantes. Toutes
déclarent qu'il faut s'attendre à une insurrection sérieuse, et le seul
point sur lequel elles diffèrent est relatif à l'efficacité des réformes
qui pourraient peut-être en empêcher l'éclosion. Nous parlerons de
ces réformes dans un moment.
Pour revenir aux incidens de l'automne dernier, s'ils n'ont pas
pris plus de gravité, il faut l'attribuer sans doute à la brusque appa^
rition de l'hiver, mais aussi aux divergences qui se sont produites dans
les comités révolutionnaires bulgares. Ou se rappelle qu'à la suite de
concihabules ou de congrès qui ont eu alors quelque retentissement;
ces comités ne sont pas parvenus à s'entendre et se sont coupés en
deux. Il y a eu, dès lors, le comité Michaïlowski ou Zontchef et le
comité Sarafof. Le premier passîdl pour plus modéré, parce' qu'il
voulait le rattachement de la Macédoine à la Bulgarie ; le second pour
plus révolutionnaire, parce qu'il voulait une Macédoine indépendante.
Mais, en somme, une de ces solutions pouvait amener à l'autre, et il ne<;
semblait pas impossible que les deux comités fissent provisoirement'
cause commune. L'accord, toutefois, ne s'est pas opéré l'année der-'
nière, et, par un renversement de rôles qui a pu passer pour singulier,
952 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est le comité le plus modéré eu apparence qui s'est jeté tout de suite
dans l'action révolutionnaire, tandis que l'autre se réservait et désap-
prouvait le mouvement. Si elle a pu surprendre, cette résolution im-
médiate du comité Michaïlowski s'explique cependant. Ce comité est
le moins nombreux et le moins bien organisé des deux, mais le
mieux soutenu à Sofia. Il a pensé, sans doute, qu'il y avait intérêt
pour lui à brusquer le mouvement afin d'en prendre la direction et de
le conduire vers la solution qu'il préférait : mais il a compté sans la
résistance des troupes ottomanes et sans l'hiver. La résistance des
troupes ottomanes a été plus prompte et plus énergique que ne l'avait
cru le général Zontchef, qui est revenu de son expédition personnel-
lement fort éclopé. Enfin l'hiver, qui a été très rigoureux dans les
Balkans, a jeté son manteau de neige sur toutes les passions en effer-
vescence. Il a été convenu que cette première tentative n'était qu'une
escarmouche, et que le combat sérieux serait livré au printemps. Le
comité Sarafof marcherait alors, et les choses prendraient aussitôt
une autre allure.
Il aurait fallu fermer les yeux et les oreilles pour ne pas voir et ne
pas entendre ce qui se préparait. La diplomatie européenne les a, au
contraire, très ouverts : on peut lui reprocher de manquer de résolu-
tion, mais non pas de perspicacité. Il est vrai que celle-ci sans celle-là
ne sert pas à grand'chose. Le Livre Jaune est rempli des démarches
faites par les diverses puissances en vue d'un péril qui semblait à toutes
imminent et redoutable. Notre gouvernement a émis des suggestions
parfaitement sages. Celles des autres apparaissent plus confuses; mais
c'est peut-être parce que, dans un Livre Jaune, nous parlons prin-
cipalement de nous, ce qui est d'autant plus naturel, que nous ne
pouvons parler des autres qu'avec leur consentement, et qu'ils ne le
donnent pas toujours. Quoi qu'il en soit, le Livre Jaune présente, à
cet égard, des lacunes. Nous y voyons bien qu'à Saint-Pétersbourg,
on pense la même chose que nous, et qu'à Vienne, on pense la même
chose qu'à Saint-Pétersbourg : mais rien ne vaut les impressions di-
rectes, et nous serions bien aises de savoir, dune manière fermé et
concrète, ce que le gouvernement russe et le gouvernement austro-
hongrois se proposent de faire.
On parle dans les journaux des vues communes qu'ils sont sur le
point de faire connaître à Constantinople. Il s'agit certainement des
réformes à opérer en Macédoine, et vraisemblablement ces réformes
&e rapprochent beaucoup de celles que nous avons suggérées nous-
mêmes, sans les avoir inventées. « Les idées de M. Steeg, écrit le
REVUE. — CHROJNIQUE. 953
30 décembre dernier M. [Edmond Bapst, notre chargé d'affaires à
Constantinople, sont, à quelques nuances près, celles de tout le monde
ici. » M. Steeg est notre consul à Salonique : il parait être un agent
distingué, observateur attentif, jugeant bien ce qui se passe autour
de lui, et proposant les remèdes les mieux appropriés au mal. Il a
contribué, dans une assez large mesure, à préciser, sur ce qu'il y
avait à faire, les idées de notre gouvernement. Au reste, les sugges-
tions de M. Steeg sont très simples. Pour faire cesser les principaux
abus qui ont créé en Macédoine une situation intolérable, il faut avant
tout payer régulièrement les fonctionnaires et les gendarmes, con-
trôler au moyen d'inspecteurs européens la perception des impôts,
enfin assurer au gouverneur de la province une autorité effective, qui
lui fait complètement défaut aujourd'hui, en le nommant pour un
nombre d'années fixé d'avance. Si ces réformes étaient sérieusement
faites et appliquées, la situation de la Macédoine ne tarderait pas à
se modifier. Les fonctionnaires ottomans sont bien obhgés de se payer
eux-mêmes et de vivre sur le contribuable, puisqu'ils ne sont pas
payés par leur gouvernement. Il en est de même des gendarmes.
On trouve une observation parfaitement juste dans le Livre Jaune, à
savoir que les Ottomans, et en particulier les Turcs employés dans
les administrations dirigées par des Européens, sont le plus souvent
honnêtes : ils ne cessent de l'être que lorsqu'ils sont employés par le
gouvernement, et la raison en est celle que nous avons dite. Quant aux
gouverneurs de province, il y en a quelques-uns déjà dans l'Empirt
ottoman auxquels des arrangemens internationaux ont garanti une
certaine indépendance; ce régime a produit d'heureux résultats. Mais
les gouverneurs qui dépendent d'un caprice du Sultan, soit pour leur
nomination, soit pour leur révocation, sont les premiers à sentir leur
fragilité, et ils occupent, sans la remplir, une place qu'ils s'efforcent
surtout de rendre rapidement lucrative. L'autorité dii-ecte du Sultan
s'exerce par-dessus leur tête. C'est là un des vices principaux d'une
organisation qui suscite inévitablement autour d'elle le mépris et la
haine, et ne peut se soutenir que par la terreur. Si le mot de décen-
traUsation n'avait pas en Occident une signification qui ne saurait
s'appliquer exactement ailleurs, nous dirions que c'est une décentrah-
sation véritable qu'U faudrait introduire dans l'Empire ottoman, en
assurant à chaque province la disposition da la partie de ses res-
sources correspondant à ses besoins constatés, et en mettant à sa tête
des gouverneurs qui disposeraient d'une autorité sérieuse. Mais ce
serait toute une révolution.
95i REVUE DES DEUX MONDES.
Supposons qu'on la fasse, — et nous sentons bien tout ce qu'il y a
là d'hypothétique, — croit-on que la Macédoine, heureuse et paisible
sous la souveraineté ottomane, n'aura plus rien à désirer ? Quand
même n en serait ainsi, on continuerait de demander pour elle autre
chose encore. Ce ne sont pas des réformes que réclament les comités
révolutionnaires formés en Bulgarie : ils seraient même désolés de les
voir faire et réussir. Le but qu'ils poursuivent est très différent. Aussi
faut-U faire des réformes; mais il y aurait quelque naïveté à croire
que la paix renaîtra le lendemain du jour où on les aura faites.
Derrière cette question des réformes, est une question politique qu'on
ne prend même pas la peine de dissimuler. Les comités bulgares s'en
sont emparés, et se sont chargés de la résoudre. Lorsque le général
Zontchef a passé la frontière et qu'il a essayé de soulever la Macé-
doine, il voulait incorporer cette province à la Bulgarie ; et demain,
lorsque Sarafof fera à son tour une tentative analogue, ce sera pour
rendre la Macédoine indépendante, solution provisoire, probablement
destinée à faire place à une autre à travers des aventures qui mettront
en cause plusieurs grandes puissances, sinon toutes. Voilà ce qu'il
ne faut pas oublier, si on veut se rendre vraiment compte des intérêts
qui s'agitent dans la péninsule des Balkans.
Certes, le paysan macédonien est très malheureux. Il n'y a rien
d'exagéré dans tout ce qu'on a dit des exactions dont il est l'objet de
la part des percepteurs d'impôt, des gendarmes, de toutes les auto -
rites civiles et militaires de la province. Nous avons signalé la princi-
pale cause de ses souffrances et le principal remède qu'on pourrait y
apporter. En attendant ce remède, le paysan macédonien est digne
d'une profonde pitié, et les révolutionnaires venus du dehors trouvent
des élémens très inflammables dans une population qu'on a réduite
au désespoir. Tout cela est vrai, mais ne l'est pas seulement d'aujour-
d'hui. Il y a longtemps que les choses sont ainsi, et qu'elles conti-
nuent démarcher, très mal sans doute, mais enfin sans provoquer de
ces secousses et de ces heurts violens qu'on appelle des révolutions.
On dira peut-être qu'il n'est patience si grande qui enfin ne se lasse :
cependant, la lassitude des Macédoniens n'est pas la cause la plus
active du péril dont est menacé l'empire ottoman.
La vérité est que, si la Macédoine est un terrain admirablement pré-
paré pour la révolution, c'est en Bulgarie que ceUe-ci fermente et
s'élabore. On ne fera croire à personne que le gouvernement prin-
cier ne viendrait pas facilement et rapidement à bout des comités, s'il
le voulait; mais il ne le veut pas ; il se contente de désavouer officiel-
REVUE. — CHRONIQUE. 955
lement Zontchef et Sarafof et les soutient en réalité. Qui pourrait s'en
étonner? L'élément bulgare est aujourd'hui le plus nombreux, le plus
remuant, peut-être le plus intelligent du monde balkanique. La Bulgarie
se regarde volontiers comme le Piémont montagneux destiné à exercer
un jour son hégémonie sur la péninsule tout entière et à en assurer
l'unité poUtique. EUe ne dissimule pas son ambition. Malheureuse-
ment, cette ambition est partagée, on peut dhe par tout le monde au-
tour d'elle. Le statu quo territorial peut être maintenu pendant long-
temps encore en Orient ; mais ce qui est hors de doute, c'est qu'il ne
peut pas être changé au profit d'une petite puissance quelconque,
sans que toutes les autres se présentent pour prendre leur part du
gâteau. On a pu croire qu'il n'en serait pas ainsi pour la Crète, parce
que c'est une île, et qu'il paraît être dans l'ordre évident des destinées
qu'elle appartienne un jour à la Grèce : mais la Macédoine, province
continentale et qui contient en nombre appréciable des représentans de
toutes les races orientales, ne saurait devenir le lot d'un seul. Elle ne
le deviendrait du moins qu'au prix d'une guerre. 11 y a bien la solu-
tion du comité Sarafof, la Macédoine indépendante : mais pourrait-
elle se maintenir longtemps ? Les races qui voisinent en Macédoine se
détestent cordialement les unes les autres ; le Turc seul les empêche
de tomber dans l'anarchie et dans la guerre civile, qui seraient la
rançon immédiate de leur indépendance commune, et la préparation
de la conquête ou de l'absorption par les nationalités environnantes,
ou par l'une d'elles. La principale, nous l'avons dit, est la nationahté
bulgare. Le prince Ferdinand est à la fois prudent et ambitieux. Depuis
quelque temps, il a donné des signes assez manifestes que son ambi-
tion est sur le point de l'emporter sur sa prudence. C'est là, et non pas
ailleurs, qu'il faut chercher l'exphcation de ce qui se passe en Orient.
Le prince Ferdinand joue son rôle ; on ne saurait le lui reprocher. Il
le joue même bien. Tout autre, à sa place, ferait sans doute comme
lui. Il s'agit seulement de savoir si l'Europe le laissera faire. L'Europe
a d'autres intérêts que ceux de la Bulgarie; elle a les siens propres,
qui ne peuvent trouver quelque sécurité que dans le maintien du
statu quo politique et territorial. C'est pourquoi nous serions désireux
de savoir ce qu'on pense réellement à Saint-Pétersbourg et à Vienne,
non pas des réformes, sur lesquelles tout le monde est du même avis,
mais de l'action révolutionnaire qui se prépare à Sofia et des mesures
à prendre, pour en régler ou même pour en arrêter les développemens.
Le Livre Jaune ne nous renseigne pas à ce sujet, et ce n'est pas
un reproche, c'est un regret, que nous exprimons. A. peine parle-t-il
956 REVUE DES DEUX MONDES.
du voyage que le comte Lamsdorf a fait récemment à Vienne, en
passant par Belgrade et par Sofia. On ne saurait pourtant se méprendre
sur l'importance de ce voyage; elle est considérable. Une dépêche
de notre ambassadeur à Vienne dit bien que le comte Lamsdorf s'est
mis d'accord avec le comte Goluchowski et avec l'empereur François-
Joseph ; mais les conditions de cette entente restent dans le vague, et
ce vague se répand sur toute la situation. Il s'agit de savoir ce que,
à Saint-Pétersbourg et à Vienne, on compte faire, à Constantinople
d'abord, cela va de soi, pour y imposer les réformes nécessaires, mais
aussi à Sofia pour empêcher qu'on ne passe outre à ces réformes et
qu'on ne déchaîne dans la Macédoine la révolution avec toutes ses
suites.
Le bruit a couru, ces jours derniers, que la Porte mobilisait, c'est-
à-dii"e qu'elle complétait par l'appel des réserves asiatiques les deux
corps d'armée qu'elle a à Monastir et à Andrinople. On s'en est ému,
et la Porte a cru devoir faire démentir la nouvelle. Peut-être cette
nouvelle était-elle inexacte dans les termes où on la présentait ; mais
il y a lieu de croire qu'elle n'est pas tout à fait fausse, et que, si la
mobihsation n'a pas été ordonnée, elle a été préparée. Y a-t-il un
gouvernement au monde qui, menacé d'une insurrection qu'on lui
annonce tous les jours comme sur le point d'éclater, ne prendrait
aucune précaution pour la réprimer? Ce serait une surprenante négh-
gence, de la part de la Porte, de ne rien faire contre un danger qu'il
lui est vraiment difficile d'ignorer. Tout ce qu'on peut lui demander,
— et c'est peut-être plus qu'on ne peut obtenir d'elle, — est d'agir à
la manière d'un gouvernement civiUsé, qui se défend quand on l'at-
taque, mais par d'autres moyens que ceux de la barbarie. Le fantôme
sanglant des massacres arméniens se présente à toutes les imagina-
tions, avec le cortège d'horreurs qui l'accompagne. Si le Sultan jetait
de nouveau un pareil défi à l'Europe, ou plutôt à l'humanité, l'indi-
gnation générale prendrait contre lui une forme moins platonique
qu'autrefois. Tant de sang versé retomberait enfin sur sa tête. Mais qui
pourrait refuser au gouvernement ottoman le droit de se défendre
contre l'insurrection fomentée au dedans, et surtout contre la révolu-
tion venue tout armée du dehors? Lui aussi seia dans son rôle en le
faisant; et on ne pourra lui adresser aucun reproche si, après avoir
consenti sincèrement à des réformes, il prend des mesures pour en
protéger l'exécution. A coup sûr, la situation est grave : elle le de-
viendra bien plus encore, si on ne sent pas, soit du côté de l'Europe,
soit du côté de la Porte elle-même, une force capable de se faire res-
REVUE. — CHRONIQUE. 957
pecter. Quant à la Fiance, elle a fait ce qu'elle pouvait et devait faire
jusqu'ici, en donnant à tous des conseils de modération et de pru-
dence. Notre situation politique, et même territoriale, nous permet de
parler avec d'autant plus de francliise et de netteté que, n'ayant pas
de prétention personnelle à faire valoir, on ne saurait douter de notre
désintéressement. Aussi notre intérêt est-il celui de tous. Il peut se
résumer en deux mots : la civilisation et la paix.
Nous nous bercions, il y a quinze jours, de l'espoir que les
affaires de Venezuela touchaient enfin à leur dénouement . Depuis, le
kaléidoscope s'est remis à tourner, et nous ne savons plus très bien
où nous en sommes. Les alliés, — puisqu'il faut les appeler de ce
nom, — ont émis une prétention qui parait difficile à soutenir, à savoir
que, parce qu'ils ont fait un blocus, brûlé de la poudre et bom-
bardé quelque peu, leurs créances doivent prendre un rang privilégié
et être acquittées avant les autres, c'est-à-dire au détriment de celles-
ci. M. Bowen a protesté, en quoi il a eu bien raison. Le fait, de la
part d'un créancier, d'aller faire du bruit chez un débiteur récalcitrant,
et même d'y casser quelques meubles, peut avoir des conséquences
utiles, mais ne donne aucun droit particulier à celui qui en a pris
l'initiative. Il en est ainsi dans le domaine du droit privé, et nous ne
voyons, dans celui du droit public, rien qui soit en contradiction avec
ce principe. Les alliés ont pourtant demandé à être payés les premiers :
les autres le seraient ensuite, s'il y avait encore des fonds.
Les autres sont assez nombreux ; et, parmi eux, il y a au moins
deux puissances qu'on ne saurait traiter par prétention : les États-Unis
et la France. M. Bowen, parlant au nom du Venezuela, proposait
d'affecter 30 pour 100 du revenu des douanes au paiement des
créances nouvelles. Il y a lieu de rappeler que le Venezuela a déjà
affecté 40pour 100 des mêmes douanes au service des dettes anciennes,
reconnues légitimes et réglées par des arrangemens internationaux.
II s'est donc dessaisi de 70 pour 100 du revenu de ses douanes, ce qui
rend difficile de lui demander davantage, mais rend aussi plus né-
cessaire la participation de tous les créanciers aux 30 pour 100 concé-
dés par M. Bowen. C'est là-dessus qu'on s'est disputé et presque
brouillé. Les alliés ont proposé une fois de plus de s'en remettre à
l'arbitrage du président Roosevelt. Il n'y avait certainement aucune
chance de voir celui-ci revenir sur la décision qu'il avait déjà prise de
s'abstenir, et de renvoyer les parties devant la Cour de La Haye. Que
ne va-t-on devant cette Cour? Elle est faite évidemment pour dénouer
958 REVUE DES DEUX MONDES.
les contestations de la nature de celle dont il s'agit. On l'accuse, ou
plutôt on la soupçonne de lenteur; mais on vient de voir que la
diplomatie est tout aussi lente, et elle a par surcroît l'inconvénient
d'aigrir terriblement les esprits et de faire naître entre des nations,
qui hier encore étaient amies, des germes de division et même de
haine. L'état de l'opinion, aux États-lfnis contre l'Allemagne et l'An-
gleterre, en Angleterre contre l'Allemagne, en Allemagne contre tout
le monde, est arrivé à une exaspération sans précédens. Telle est
l'œuvre de la diplomatie, et le point de départ en est en somme des
créances peu importantes. A un moment, tout le monde a dit de
guerre lasse : Allons à La Haye 1 Et nous souhaitons qu'on y aille,
sans être encore bien sûrs qu'on s'y résigne. La question à soumettre
à la Cour arbitrale serait de savoir si les créances des alliés ont
droit, sous une forme quelconque, à une situation qu'on appelait liier
privilégiée, et que, plus modestement, on appelle aujourd'hui dis-
tincte. Nous avouons ne pas discerner l'origine de ce droit. Viendrait-
il du danger auquel les alliés se sont exposés ? Ils ont couru un grand
danger, nous l'avouons; mais ce n'est pas de la part du Venezuela.
Si leur action commune continuait quelque temps de plus, ils fini-
raient par tirer les uns sur les autres. Et qui sait si ce n'est pas seu-
lement partie remise?
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
CINQUIÈME PÉRIODE — LXXIII« ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
TREIZIÈME VOLUME
JANVIER — FÉVRIER 1903
Livraison du 1" Janvier.
Pagei.
Dans l'Inde affamée. — I. Hyderabad. — Golconde. — Odeypoure, par
Pierre LOTI, de l'Académie française 2
La Seconde abdication. — l. Le Retour de l'Empereur a Paris, par M. Henry
HOUSSAYE, de l'Académie française 3g
Dante et la Musique, par M. Camille BELLAIGUE g-y
Cavaliers et Dragons, dernière partie, par *** g-j
La fin de Donatienne, dernière partie, par M. René BAZIN ]lg
Une Vie d'ambassadrice au siècle dernier. — I. A la cour de Russie par
M. Ernest DAUDET ] jg^
Corneille et le Théâtre espagnol, par M. Ferdinand BRUNETIÈRE, de
l'Académie française ^gg
Revue scientifique. — La Mutilation spontanée chez les animaux par
M. A. DASTRE '. . . 217
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique. —Les affaires du Venezuela
par M. Charles BENOIST '_ ' 229
Livraison du 15 Janvier.
Dans l'Inde affamée. — II. Jeypoke. — Gvi^ALiOR. — La montagne des rois,
par PiERRo LOTI, de l'Académie française '. 241
Auguste Cochin. — Son action sociale et religieuse, par M. Léon LEFÉBURE. 274
L'Inutile effort, première partie, par M. Edouard ROD 31 i
9G0 REVUE DES DEUX MONDES,
Pages.
La Seconde abdication. — II. Le Départ de l'Empereur pour la Malmaison,
par M. Henry IIOUSSAYE, de l'Académie française 349
Poésies, par *** 382
La Navigation aérienne. — Catastrophes et progrès, par M. W. DE
FONVIELLE 389
En Arménie, — Journal de la femme d'un consul de France, par M™" Emilie
CARLIEP 40&
Revue littéraire. — Une Découverte récente : l'Humanisme, par M. René
DOUMIC 434
Revue musicale. — La Carmélite; a l'Opéka-Comique; — Paillasse, a l'Opéra,
par M Camille BELLAIGUE 444
Revue dramatique. — Vautre danqer, a la Comédie-Française 450
Revues étrangères. — Deux problèmes d'histoire littéraire, par M. T. DE
WYZEWA 457
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. , 469
Livraison du 1*' Février.
Vers Bénarès. — I. Chez les Théosophes de Madras. — Ïaggarnauth. —
La Maison des Sages, par Pierre LOTI, de l'Académie française 481
L'Inutile effort, deuxième partie, par M. Edouard ROD .515
La Tripolitaine, par M. René PINON ,557
Le Mécanisme de la Vie moderne. — Les Moyens de transports urbains. —
I. Fiacres et omnibus, par M. le vicomte Georges D'AVENEL 580
Les Volcans sous-marins, par M. J. THOULET. 611
Une Vie d'ambassadrice au siècle dernier. — U. A la cour d'.Angleterre,
par M. Ernest DAUDET 625
La Poésie provençale au moyen âge. — III. La Chanson, par M. A. JEANROY. 661
Questions scientifiques. — La Sénescence et la mort, par M. A. DASTRE. 692
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. .. 709
Livraison du 15 Février.
Vers Bénarès, dernière partie, par Pierre LOTI, de l'Académie française. . 721
Les Prussiens en 1813. — L'Armée de Silésie, Blijcher et la Katzbach, par
M. GoDEFROY CAVAIGNAG. . ; 743
LInutile effort, troisième partie, par M. Edouard ROD 780
Le Maroc d'autrefois. — Les Corsaires de Salé, par M. le comte Henry DE
CASTRIES ■ 8-23
La Religion comme sociologie, par M. Ferdinand BRUNETIÈRE, de l'Aca-
mic française.
853
En Russie. — Industries de village, par Th. BENTZON 878
Questions scientifiques. — L'Alcool, aliment ou poison, par M. A. DASTRE. 906
Le docteur Schaepman, par M. Charles BENOIST 918
Revue littéraire. — Madame de Staèl et Napoléon, par M. René DOUMIC. 925
Revues étrangères. — Beethoven et Schubert, a propos d'une nouvelle
biographie de Schubert, par M. T. DE WYZEWA 937
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. 947
Paris. — Typ. Puilute RENOUiRn, 10, rue des Saints-Pèi
3 9090 007 525 724